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Kitabı oku: «L'amour impossible», sayfa 3

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Chapitre 4.
Le portrait

Quoiqu’elle ne donnât plus de fêtes officielles et que, dans le langage absolu des salons, la marquise ne vît plus personne, elle recevait pourtant tous les soirs. C’étaient quelques femmes restées du monde plus qu’elle, et qui venaient voir, dans le Sainte-Hélène de son boudoir de satin jonquille, cette beauté napoléonne qu’elles avaient peur d’en voir sortir, et qui n’avait pas eu de Waterloo. C’étaient encore les hommes les plus élégants de Paris, héroïques chevaliers de la fidélité à la beauté des femmes, que l’éclat jeté par celle de Mme de Gesvres attirait toujours. – Dans ces réunions de hasard, les uns s’en allaient, après un bonsoir bien vite dit entre deux actes des Italiens, et les autres restaient à causer, s’ils pouvaient, car Mme de Gesvres courait les vivres aux sots ; on ne jouait pas chez elle, et il n’y avait point de piano, deux grandes ressources de moins pour les gens nuls. Comme elle riait un peu du talent d’artiste qu’étalent à présent la plupart des femmes, elle aimait à prendre au trébuchet d’un salon sans piano toutes les Grisi aristocratiques qui ont besoin d’un morceau des Puritains pour dire quelque chose. C’étaient ordinairement les hommes qui restaient. Quoiqu’elle fût irrégulière, et que tantôt elle fût vive et tantôt triste, séparant toujours ce que Mme de Staël unissait, les hommes estimaient, sans bien s’en rendre compte, cette droiture de sens, cette supériorité vraie qui éclatait souvent à travers les mines de l’enfant gâté, de la despote dépravée par les flatteries, de la chatte câline qui faisait gros dos avec des épaules d’une incomparable volupté. Ils causaient là librement et de tout. Un détail, du reste, qui peindra ces soirées, c’est qu’au lieu du thé, on prenait du punch. Quand on avait bien causé, on s’en allait pour revenir le lendemain ; cour assidue, mais sans favoris, et qu’après bien des espérances trompées, bien des fatuités en défaut, on avait pris le parti de faire à la marquise sans ambition, sans arrière-pensée, sans prétendre à rien qu’à la faveur de baiser une main splendide de contour et de blancheur, qu’elle tendait à tous avec une grâce royale, et qu’elle appelait religieusement sa patène.

Un soir, le dernier des habitués du salon de la marquise venait de partir ; les mots par lesquels elle l’avait congédié s’étaient perdus dans un de ces éclats de rire comme il en vibrait parfois sur ses lèvres capricieuses ; elle restait seule avec M. de Maulévrier. Elle était assise ou plutôt couchée sur sa causeuse. Lui était assis sur le divan en face, de l’autre côté de la cheminée, à la place où il l’avait regardée tout le soir se livrer aux diverses impressions d’une femme mobile que la conversation entraîne. Parfois, de la sultane plongée dans les coussins de sa causeuse, étalant richement l’ampleur d’une beauté à réveiller le Turc le plus engourdi, il levait les yeux jusqu’à un portrait placé au-dessus de la causeuse, un portrait de Bérangère de Gesvres à une époque déjà éloignée. Elle avait dix-huit ans dans ce portrait, des bras rosés et puissants de santé et de jeunesse, un voile rejeté bizarrement autour de la tête, et un regard perdu et contrastant par sa mélancolie avec l’étincellement de la vie dans le reste de sa personne. Le fond du portrait représentait un ciel orageux. Rien n’était idéal comme tout cela. Maulévrier cherchait comment cette tête de jeune fille, que les Italiens auraient caractérisée par le mot charmant de vaghezza, avait pu devenir cette autre tête, d’un sourire si net, d’un regard si spirituel, d’un caractère si positif, même quand elle cherchait le plus à l’adoucir, – habile comédienne, mais heureusement impuissante.

– Vous regardez ce portrait ? – dit-elle, lisant dans sa pensée ; – vous ne trouvez donc pas qu’il ressemble ?

– Non, – répondit-il, regardant toujours.

– Eh bien ! cela a été frappant, – reprit-elle. – Mais alors je n’avais pas souffert ; j’étais jeune encore plus de cœur que d’années. Tous ceux qui m’ont connue à cette époque, MM, de Montluc, par exemple, vous diront que ce portrait était frappant.

– Pourquoi, – dit Maulévrier avec une curiosité intéressée, voilée sous un de ces airs à sentiment que les hommes d’esprit les plus moqueurs peuvent se permettre quand on n’est que deux dans une chambre, – pourquoi ne m’avez-vous jamais confié que vous avez souffert ?

En effet, elle ne le lui avait pas dit depuis les quelques semaines qu’ils se connaissaient. C’était étonnant, mais l’occasion ne s’était pas présentée d’improviser une de ces sonates de musique allemande qu’elle ne manquait jamais d’exécuter sur les peines du cœur et les ravages de la jeunesse. J’ai averti que c’était là une de ses coquetteries sérieuses. Elle avait souffert, il est vrai, puisqu’elle avait aimé un homme indigne d’elle, mais elle avait souffert dans les conditions de sa nature, avec la froideur des sens, la mobilité de l’imagination et l’intelligence qui pousse au mépris. C’était beaucoup moins souffrir qu’elle ne l’affectait.

M. de Maulévrier se leva et vint s’asseoir à côté d’elle, comme s’il eût voulu constater, en s’approchant, par quel endroit de la cuirasse avait pénétré la blessure dont elle se plaignait. Il pensait que les cœurs qui ont aimé sont incorrigibles, et il se sentait un grand espoir.

– Vous croyez donc – reprit-elle avec un accent de reproche dont il fut complètement la dupe – que j’ai toujours été ce que je suis ? Le monde dit de moi que je suis une coquette, et il y a du vrai dans ce jugement ; mais si je le suis devenue, à qui la faute ? si ce n’est à ceux qui m’ont flétri le cœur ? Les hommes valent-ils l’amour qu’on a pour eux ? si vous m’aviez connue dans ma jeunesse, avant que j’eusse aimé et souffert, vous ne croiriez plus que ce portrait est une fantaisie d’artiste, une exagération, un mensonge. Je vivais à Grenoble alors, et j’étais une jeune fille rêveuse, passionnée, romanesque, mais si timide qu’on m’avait donné le nom de la Sauvage du Dauphiné.

Le mot de sauvage, sur des lèvres si parfaitement apprivoisées, fit sourire M. de Maulévrier.

– Vous êtes comme les autres, – continua-t-elle en remarquant son sourire, – vous ne me croyez qu’à moitié. Je vous le pardonne, du reste, car le changement a été si profond qu’il est bien permis de ne pas comprendre que la physionomie de mon portrait m’ait appartenu autrefois.

– Et croyez-vous donc avoir perdu à ce changement, Madame ? – fit Maulévrier avec une galanterie pleine de vérité, car malgré les trente ans terribles et la perte de cette vague et ravissante physionomie qui est la curiosité de l’avenir dans les jeunes filles, il la trouvait plus belle que dans son portrait. M. de Maulévrier n’était, Dieu merci ! ni un poète ni un peintre, et, d’ailleurs, nous vivons à une époque où l’air idéal est la visée commune, et où les plus intrépides valseuses jouent à la madone avec leurs cheveux en bandeaux. M. de Maulévrier était un peu blasé sur ce genre de figures mises à la mode par une certaine rénovation littéraire et de beaux-arts. Il aimait mieux que toutes ces langueurs hypocrites ou passionnées la physionomie de Mme de Gesvres, physionomie toujours nette et perçante quand elle ne faisait pas la chatte-mitte, ce qui, du reste, le cas échéant, n’était pas de l’idéalité davantage.

– Si je le crois ! – répondit-elle. – Oui, très certainement, je le crois. Quand je compare ce que j’étais à ce que je suis, je me déplais maintenant.

– Mais, pour moi, c’est tout le contraire, – reprit vivement M. de Maulévrier. – Vous me plairiez bien moins si vous vous plaisiez davantage, si vous ressembliez davantage à votre portrait.

– Et qu’en savez-vous ? – interrompit-elle. – Vous me dites là des galanteries indignes d’un homme comme vous, monsieur de Maulévrier ; je ne dois point vous plaire, puisque vous êtes amoureux.

– Mais ceci est terriblement absolu, – fit Maulévrier. – En fait de femmes, je n’ai jamais été ultramontain, et je ne crois point à la suprématie du pape.

– Raillez, Monsieur, tant qu’il vous plaira, – dit Mme de Gesvres ; – la suprématie de la femme aimée doit être si grande qu’elle rende impossible toute appréciation des autres femmes. Nulle ne doit vous plaire. Avoir du goût pour une femme est pour cette femme une insolence ; mais pour celle que vous aimez, c’est une horrible infidélité.

Et quand elle fut sur ce chapitre, elle ne le quitta plus. Elle alla jusqu’au bout et fut sublime. Elle développa une thèse d’amour transcendental. Elle le fit prodigieux, africain, chimérique ; en dehors de tout ce qu’on sait et de tout ce qu’on fait à Paris ; maintenant hardiment que tout ce qui n’était pas cet amour exclusif, absorbant, immense, ne méritait pas le nom d’amour. Elle insulta les pauvres jeunes gens qui se ruinent en chevaux, en équipages, en mémoires de tailleurs, pour se faire distinguer des anges qu’ils adorent ; elle fut impitoyable envers ses cavaliers servants, à elle, ces patiti exercés à plier ses châles, à lui apporter les brochures nouvelles, des coupons de loges, et qui, discrètement soupirants, se morfondaient dans la pratique de l’amour pur. Elle fut magnifique de dédain ; elle eut le génie de l’absurdité. Bref, en langage de journaliste, elle improvisa le plus beau puff que l’on eût vu depuis longtemps.

– Si c’est un défi qu’elle me donne – pensa Maulévrier – je ne ramasserai pas le gant. C’est du roman que tout ce qu’elle chante là, du roman moderne, comme la bonne compagnie n’en fait pas. – Si j’éprouvais – dit-il tout haut – un amour semblable à celui que vous venez de peindre, avouez, Madame, que vous vous moqueriez un peu de moi.

Et c’était vrai. Mme de Gesvres ne pouvait pas en convenir ; elle n’en convenait jamais ; mais c’était vrai pourtant. Le bon sens, qui se trouvait nativement en elle et qui se trouvait fort à son insu le côté supérieur de son genre d’esprit ; l’instinct du ridicule, prodigieusement développé chez toutes les femmes du monde comme elle ; tout l’eût fait cruellement accueillir un amour comme celui dont elle avait bâti la théorie. S’il y avait des Desdemona au dix-neuvième siècle, n’auraient-elles pas la moquerie parisienne pour se défendre d’Othello ? Mon Dieu, la marquise de Gesvres le savait de reste ! On disait qu’elle avait un jour voulu connaître ce que devait être la passion d’un artiste, d’un de ces hommes dont l’âme est profonde, et qui ont un rayon de feu sur le front et la barbe en pointes. Si les mauvaises langues disaient vrai, sans doute elle avait mis toutes ses avances sur le compte de cette grande chose toute moderne, inventée pour sauver de l’hypocrite honte de bien des chutes, le magnétisme du regard. Avait-elle joué pendant quelques mois – tout en se livrant – à la Lélia avec cet homme, mi-partie de duperie et de charlatanisme, mais dans lequel, comme dans tous les autres artistes ses confrères, la duperie ne manquait pas de dominer ? M. de Maulévrier ne pouvait pas continuer un pareil rôle près de Mme de Gesvres. L’eût-il pu, il n’aurait pas, aux yeux de cette femme qui avait trempé ses lèvres à toutes les coupes, et qui les en avait retirées purifiées par un dégoût sublime, échappé au ridicule qui l’attendait.

Chapitre 5.
L’aveu

Quoique M. de Maulévrier n’acceptât pas le programme de Mme de Gesvres sur la manière dont elle prétendait être aimée, il sentait pourtant, à de certains frémissements qui passaient en lui près de cette femme, et au poids de préoccupations qui le suivaient quand il n’y était plus, qu’il aurait pu remplir quelques conditions de ce terrible programme, l’utopie des imaginations du siècle. Rien ne ressemblant plus à l’amour dans les hommes que les désirs que l’on fait attendre, M. de Maulévrier croyait à la grandeur de son amour par la grandeur de ses impatiences. Seulement, ce soi-disant amour n’avait ni rêveries, ni larmes, ni désespoir, ni tous les mouvements des âmes jeunes et tendres. C’était un amour d’homme de vingt-six ans, d’homme d’esprit, d’homme du monde qui a beaucoup vu, beaucoup senti, et qui s’est aussi beaucoup moqué. C’était un amour qui ne jetait pas la vie hors du droit commun et qui n’en était pas moins très réel, très impérieux, et pouvait devenir très amer.

Or, un pareil amour se prenant à une femme comme la marquise de Gesvres, âme sauvée par la froideur des sens et la mobilité de l’esprit de l’éclat funeste des passions, un pareil amour avait bien des difficultés à vaincre. Sur ce point, malgré sa fatuité, M. de Maulévrier ne s’illusionnait pas. Tous les jours il faisait des découvertes dans le caractère de la marquise, et ces découvertes l’accablaient. Ce qui le soutenait, c’est qu’elle était ennuyée, et que l’ennui est peut-être chez les femmes le besoin d’avoir de l’amour. Mais cette femme ennuyée, qui n’avait pas comme lui de ces ardents désirs qu’il ne faut pas calomnier, avait comme lui l’esprit qui juge et qui trouve je ne sais quelle affection secrète dans l’expression de tous les sentiments un peu vifs. Il était donc presque impossible d’agir sur cette tête trop saine pour ne pas être rebelle à l’enthousiasme, et certainement il aurait désespéré d’un tel résultat si ce qui se brise le dernier chez un homme, la vanité, ne l’avait pas induit à persévérer.

Ce qu’il savait de la marquise fut la cause du silence qu’il continua longtemps encore de garder sur les sentiments qu’il avait pour elle. Il s’imaginait qu’avec une femme qui, à toutes les époques de sa vie, avait vu la terre à ses genoux, rester debout serait d’un effet favorable et paraîtrait du moins distingué. Sachant combien la contradiction exaspère les natures féminines, il alla quelquefois jusqu’à nier à la fierté persane de cette Bérangère, dont la beauté ne rencontrait pas plus d’indifférents que de rivales, qu’il pût jamais l’aimer d’amour. Elle, à qui l’on n’avait jamais dit de telles impertinences, n’y croyait pas et lui soutenait, au contraire, qu’il était déjà amoureux d’elle aux trois quarts. Alors il s’engageait entre eux de ces débats, gracieux et légers dans la forme, qui plaisaient à l’un et à l’autre parce qu’ils appartenaient l’un et l’autre à une société où la grâce consiste à jouer avec ce qu’il y a de plus sérieux dans les sentiments et dans la pensée.

Mais ce manège, sur le succès duquel M. de Maulévrier avait trop compté, et qui aurait réussi avec la plupart des femmes que le monde traite en souveraines, échoua contre Mme de Gesvres. Échoua-t-il contre son indolence ou contre sa sagacité ? Vit-elle clair sous ces déclarations mensongères et peu aimables que lui jetait incessamment Maulévrier ? On ne sait, mais toujours est-il qu’elle le laissa fort tranquillement se fatiguer des petites faussetés qu’il avait d’abord cru habiles. D’honneur, elle aurait mérité de porter dans ses armes la devise des Ravenswood. Elle attendit le moment de la revanche avec une patience orgueilleuse, et il ne manqua pas d’arriver. Ce pauvre Maulévrier se sentait pris par la famine, faute de demander ce que peut-être on ne lui refuserait pas. Aussi, après avoir caracolé, pour l’honneur des armes, sur les limites d’une galanterie que sa vanité d’homme gâté par l’amour aveugle d’une maîtresse esclave ne devait pas franchir d’un bond, il s’attacha enfin au courageux parti de sortir d’un sigisbéisme chevaleresque qui, avec cette damnée marquise, aurait pu durer sans profit jusqu’à la consommation des siècles. Il saisit l’occasion qu’elle lui offrait tous les soirs, dans leurs longs tête-à-tête sur la même causeuse, pour lui dire très positivement ce qu’elle n’aurait peut-être pas voulu comprendre s’il s’en fût tenu à la lettre morte des cajoleries innocentes. Comme, depuis quelques jours, Bérangère, très contente au fond du trouble qu’elle causait à un homme de l’aplomb de M. de Maulévrier, redoublait de beauté par l’intérêt qu’avaient pour elle, si ennuyée d’ordinaire, des relations qui pourraient plus tard passionner sa vie, Maulévrier n’eut pas de peine à oublier ses idées un peu sultanesques sur les femmes, et à parler avec beaucoup de facilité et d’entraînement un langage bien plus suppliant qu’orgueilleux. Le désir contenu depuis longtemps et stimulé ce soir-là par tout ce que la supériorité en coquetterie de Mme de Gesvres put inventer de plus décevant et de plus traître, le désir enflamma et acéra sa parole. Il fut pressant et éloquent. Avec la joie qu’inspirait à Mme de Gesvres cette volte-face de langage, une autre qu’elle eût trahi ce qu’elle éprouvait. Mais elle, chez qui les sens demeuraient toujours harmonieusement et imperturbablement tranquilles, écouta avec une grâce très peu émue la rhétorique de Maulévrier, comme si c’eût été un conte arabe.

Pendant qu’il parlait, elle plissait sur son genou son mouchoir brodé. Quand il eut fini sa tirade, elle en secoua tous les plis avec un geste de l’impertinence la plus dégagée, et se retournant de trois quarts vers M. de Maulévrier, dont les lèvres touchaient presque cette belle épaule, brisée autrefois par la colère d’un homme :

– Ah ! vous m’aimez ? – fit-elle. – Mais ma pauvre amie, Mme d’Anglure, que deviendrait-elle si elle savait cela ?

Voilà comme elle le paya de ses frais d’éloquence. Ce simple mot fit reculer de six pouces au moins les lèvres qui allaient se poser sur la belle épaule qu’on ne leur tendait pas. Le nom de Mme d’Anglure, de cette femme aimée si longtemps et qui, depuis quelques jours, n’avait pas plus préoccupé M. de Maulévrier que si elle n’eût jamais existé, lui causa un douloureux étonnement. Pour être un homme et un homme amoureux, on n’est pas un monstre, et le premier mouvement de Maulévrier fut fort bon. Le second fut aussi ce qu’il dut être. N’était-ce pas de surmonter une impression de nature à affaiblir l’effet de l’aveu qu’il venait de risquer ? Il n’y avait point à reculer. Il est des moments dans la vie où, pour baiser le bas d’une jupe, on passerait sur le corps des femmes qu’on adorait hier avec le plus d’idolâtrie. Maulévrier marcha donc hardiment dans le sens de la pente qui l’entraînait. Il jura à Mme de Gesvres qu’il n’aimait plus Mme d’Anglure ; et c’était vrai. Mais ce qu’il jura bientôt aussi, sans se soucier de l’inconséquence de ce second serment après le premier, c’est qu’il ne l’avait jamais aimée, c’est que les circonstances avaient fait seules une liaison qu’il eût rompue cent fois sans l’affection dévouée de Mme d’Anglure, et que, malgré cette affection dont il avait été reconnaissant, Mme d’Anglure l’avait toujours épouvantablement ennuyé. Ceci était faux et effroyable. Mais, hélas ! c’était un homme d’esprit qui parlait à une femme spirituelle d’une liaison de trois ans avec une femme jugée médiocre ; mais c’était un homme amoureux qui parlait à la femme qu’il aimait ; et quoi de plus dépravant que la femme qu’on aime ? Du reste, en insultant si menteusement son passé, M. de Maulévrier ne fut pas le seul coupable. Mme de Gesvres le poussa à cela avec une adresse et une volupté infinies. Elle prit les airs d’une inconsolable pitié en parlant de cette pauvre petite Mme d’Anglure, qui était bien la meilleure des créatures humaines, mais qui ne devait pas être fort amusante dans l’intimité. Elle entraîna Maulévrier à lui fournir des détails qui pussent justifier cette opinion. Séduit par les câlineries soudaines de la voix qui le questionnait, Maulévrier n’eut pas honte de soulever les voiles qui devraient toujours rester baissé quand on n’aime plus, par respect pour ce qu’on aima. Il se rapprocha de la belle épaule que, dans l’électricité de ces confidences, il sentit frémir plus d’une fois contre la sienne. Ce fut de la part de cet homme, enivré du contact de celle à qui il sacrifiait jusqu’à la mémoire d’un amour éteint, une complète apostasie. Elle savourait, en souriant suavement, tous les reniements qu’elle lui dictait. Elle lui désignait tous ses souvenirs un à un pour qu’il marchât et crachât dessus, et pour qu’il s’en vantât après comme ce matelot dansCandide, qui se vante fièrement d’avoir marché trois fois sur le crucifix au Japon. Elle éprouvait la plus délicieuse sensation que pût éprouver une femme, et surtout une femme comme elle. Elle se moquait gaiement, finement, mais implacablement, avec un langage hypocrite et léger qui ne lui donnait aucun tort extérieur vis-à-vis de cette chère amie, qu’on allait délaisser pour elle. En vérité, ce fut une charmante soirée ; aussi se laissa-t-elle plus d’une fois baiser l’épaule avec tout l’abandon de l’amour.