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Kitabı oku: «L'ensorcelée», sayfa 15

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Chapitre 15

Ce ne fut que quarante jours après cet effroyable drame, dont le récit, même dans la bouche du paysan qui me le fit me sembla aussi pathétique que celui du meurtre de ce Médicis frappé dans l’église de Florence lors de la conjuration des Pazzi, laquelle a fourni aux historiens italiens l’occasion d’une si terrible page, que l’évêque de Coutances, accompagné d’un clergé nombreux, vint rouvrir et reconsacrer l’église de Blanchelande ; cérémonie imposante, dont la solennité devait rendre plus profond encore dans tous les esprits le souvenir de cette fameuse fête de Pâques interrompue par un meurtre.

Quant au meurtrier, tout le monde crut que c’était maître Thomas Le Hardouey ; mais de preuve certaine et matérielle que cela fût, on n’en eut jamais. Les bergers racontèrent ce qui s’était passé, la nuit, dans la lande ; mais ils haïssaient Le Hardouey, et peut-être se vengeaient-ils de lui jusque sur sa mémoire. Disaient-ils vrai ? C’étaient des païens auxquels il ne fallait pas trop rajouter foi.

Le Hardouey, assurément, avait plus que personne un intérêt de vengeance à tuer l’abbé de La Croix-Jugan. Le lingot de plomb qui avait traversé de part en part la tête de l’abbé, et qui était allé frapper la base d’un grand chandelier d’argent placé à gauche du tabernacle, fut reconnu pour être un morceau de plomb arraché d’une des fenêtres du chœur avec la pointe d’un couteau ; et cette circonstance parut confirmer le récit des pâtres.

Ainsi Le Hardouey avait fait ce qu’il avait dit ; car on reconnut encore que le plomb avait été mâché avec les dents, soit pour le forcer à entrer dans le canon du fusil, soit pour en rendre la blessure mortelle. Excepté cette notion incertaine, tous les renseignements manquèrent à la justice. Interrogées par elle, les personnes qui entendaient la messe au portail (et c’étaient des femmes pour la plupart) répondirent n’avoir entendu que l’arme à feu par-dessus leurs têtes, agenouillées qu’elles étaient et le front baissé au moment de l’Élévation.

Leur surprise, leur effroi avaient été si grands, que l’homme qui avait tiré le coup de fusil avait eu le temps de courir jusqu’à l’échalier du cimetière et de le franchir avant d’être reconnu. Seule, une vieille mendiante, qui ne pouvait s’agenouiller à cause de l’état de ses pauvres jambes, et qui était restée debout, les mains à son bâton et les reins contre le tronc noir de l’if, vit tout à coup au portail un large dos d’homme, et au-dessus de ce dos un bout de fusil couché en joue et qui brillait au soleil. Quand le coup fut parti, l’homme se retourna, mais il avait, dit-elle, un crêpe noir sur la figure, et il s’ensauvait comme un cat poursuivi par un quien. Tout cela, ajouta-t-elle, eut lieu si vite, et elle avait été si saisie, qu’elle n’avait pas même pu crier.

Si c’était Le Hardouey, du reste, on ne le découvrit ni à Blanchelande, ni à Lessay, ni dans aucune des paroisses voisines, et sa disparition, qui a toujours duré depuis ce temps, demeura aussi mystérieuse qu’elle l’avait été après la mort de sa femme. Seulement, s’il était resté dans l’esprit du monde, disait Tainnebouy, que l’abbé de la Croix-jugan avait maléficié Jeanne-Madelaine, il resta aussi acquis à l’opinion de toute la contrée que Le Hardouey avait été l’assassin, par vengeance, de l’ancien moine.

Telle avait été l’histoire de maître Louis Tainnebouy sur cet abbé de La Croix-Jugan, dont le nom était resté dans le pays l’objet d’une tradition sinistre. Je l’ai dit déjà, mais il me paraît nécessaire d’insister. le fermier du Mont-de-Rauville omit dans son récit bien des traits que je dus plus tard à la comtesse Jacqueline de Montsurvent ; seulement, ces détails, qui tenaient tous à la manière de voir et de sentir de la comtesse et à sa hauteur de situation sociale, ne portaient nullement sur le fond et les circonstances dramatiques de l’histoire que mon Cotentinais m’avait racontée. À cet égard l’identité était complète ; seule, la manière d’envisager ces circonstances était différente.

Et cependant, dans les idées de la centenaire féodale, de cette décrépite à qui la vieillesse avait arraché les dernières exaltations, s’il y en avait jamais eu dans ce caractère, auquel les guerres civiles avaient donné le fil et le froid de l’acier, l’abbé de La Croix-Jugan était, autant que dans les appréciations de l’honnête fermier, un de ces personnages énigmatiques et redoutables qui, une fois vus, ne peuvent s’oublier.

Maître Tainnebouy en pariait beaucoup par ouï-dire, et pour l’avoir entr’aperçu une ou deux fois du bout de l’église de Blanchelande à l’autre bout, mais la vieille comtesse l’avait connu… Elle ne l’avait pas seulement vu à cette distance qui transforme les bâtons flottants ; elle l’avait coudoyé dans cet implacable plain-pied de la vie qui renverse les piédestaux et rapetisse les plus grands hommes :

« Voyez-vous cette place ? – me disait-elle le jour que je lui en parlai, et elle me désignait de son doigt, blanc comme la cire et chargé de bagues jusqu’à la première phalange, une espèce de chaire en ébène, de forme séculaire, placée en face de son dais ; – c’était là qu’il s’asseyait quand il venait à Montsurvent. Personne ne s’y mettra plus désormais. Il a passé là bien des heures ! Lorsqu’il arrivait dans la cour, moi qui suis toujours seule dans cette salle vide, avec les portraits des Montsurvent et des Toustain (c’était une Toustain que la vieille comtesse Jacqueline), je reconnaissais le bruit du sabot de son cheval, et je tressaillais dans mes vieux os sans moelle et dans mes dentelles rousses, comme une fiancée qui eût attendu son fiancé. N’étions-nous pas fiancés aux mêmes choses mortes ? Le vieux Soutyras, car tout est vieux autour de moi, l’annonçait, en soulevant devant lui, d’un bras tremblant de la terreur qu’il inspirait à tous, la portière que voilà là-bas, et alors il entrait, le front sous sa cape, et il s’en venait me baiser de ses lèvres mutilées cette main solitaire, à laquelle les baisers du respect ont manqué depuis que la vieillesse et la Révolution sont tombées sur ma tête chenue. Puis il s’asseyait… , et, après quelques mots, il s’abîmait dans son silence et moi dans le mien ! Car, depuis que la Chouannerie était finie et qu’il n’y avait plus d’espoir de soulèvement dans cette misérable contrée où les paysans ne se battent que pour leur fumier, il n’avait plus rien à m’apprendre, et nous n’avions plus besoin de parler.

– Quoi ! comtesse, – m’écriai-je, croyant qu’au moins cette intimité grandiosement sévère entre cet homme si viril, vaincu, et cette femme dépossédée de tout, excepté de la vie, laissait échapper dans cette solitude de fiers cris de rage et de regret, – vous ne parliez même pas ! Et vous avez ainsi vécu pendant des années !

– Seulement deux ans, – fit-elle, – le temps qu’il demeura à Blanchelande, quand toute espérance fut perdue, jusqu’à sa mort… Qu’avions-nous à nous dire ? Sans parler, nous nous entendions… Si, pourtant ! il me parla encore une fois, – fit-elle en se ravisant et en baissant un chef qui branlait, comme si elle eût cherché un objet perdu entre son busc et sa poitrine, par un dernier mouvement de femme qui cherche ses souvenirs là où elle mettait ses lettres d’amour dans sa jeunesse, – ce fut quand ce malheureux et fatal duc d’Enghien… »

Elle hésitait, et cette hésitation me parut si sublime que je lui épargnai la peine d’achever.

« Oui, – lui dis-je, – je comprends…

– Ah ! oui, vous comprenez, – dit-elle avec un vague éclair au fond de son regard d’un bleu froid et effacé, nageant dans un blanc presque sépulcral, – vous comprenez ; mais je puis bien le dire : cent ans de douleur pavent la bouche pour tout prononcer. »

Elle s’arrêta, puis elle reprit :

« Ce jour-là, il vint plus tôt qu’à l’ordinaire. Il ne m’embrassa pas la main, et il me dit : « Le duc d’Enghien est mort, fusillé dans les fossés de Vincennes… Les royalistes n’auront pas le cœur de le venger ! » Moi, je poussai un cri, mon dernier cri ! Il me donna les détails de cette mort terrible, et il marchait de long en large en me les donnant. Quand ce fut fini, il s’assit et reprit son silence qu’il n’a pas rompu désormais. Aussi, – ajouta-t-elle encore après une pause, – il n’y a pas grande différence pour moi qu’il soit vivant ou qu’il soit mort, comme il l’est maintenant. Les vieillards vivent dans leur pensée. Je le vois toujours !… Demandez à la Vasselin, si je ne lui ai pas dit bien souvent, le soir, à l’heure où elle vient m’apporter mon sirop d’oranges amères : « Dis donc, Vasselin, n’y a-t-il personne, là… , sur la chaise noire ? Je crois toujours que l’abbé de La Croix-Jugan y est assis !… »

En vérité, ce silence de trappiste étendu entre ces deux solitaires restés les derniers d’une société qui n’était plus, cette amitié ou cette habitude d’un homme de venir s’assoit régulièrement à la même place, et qui frappait de la contagion de son silence une femme assez hautaine pour que rien jamais pût beaucoup influer sur elle, oui, en vérité, tout cela fut comme le dernier coup d’ongle du peintre qui m’acheva et me fit tourner cette figure de l’abbé de La Croix-Jugan, de cet être taillé pour terrasser l’imagination des autres et compter parmi ces individualités exceptionnelles qui peuvent ne pas trouver leur cadre dans l’histoire écrite, mais qui le retrouvent dans l’histoire qui ne s’écrit pas, car l’Histoire a ses rapsodes comme la Poésie, Homères cachés et collectifs, qui s’en vont semant leur légende dans l’esprit des foules ! Les générations qui se succèdent viennent pendant longtemps brouter ce cytise merveilleux d’une lèvre naïve et ravie, jusqu’à l’heure où la dernière feuille est emportée par la dernière mémoire, et où l’oubli s’empare à jamais de tout ce qui fut poétique et grand parmi les hommes.

Chapitre 16

Pour l’abbé de La Croix-Jugan, la légende vint après l’histoire.

« J’avoue, – dis-je à l’herbager cotentinais quand il eut fini son récit tragique, – j’avoue que voilà d’étranges et d’horribles choses ; mais quel rapport, maître Louis Tainnebouy, cette messe de Pâques a-t-elle avec celle que nous avons entendue sonner il y a deux heures, et que vous avez nommée la messe de l’abbé de La Croix-Jugan ?

– Quel rapport il y a, Monsieur ? – fit maître Tainnebouy, – il n’est pas bien difficile de l’apercevoir après ce que j’ai tant ouï raconter…

– Et qu’avez-vous donc entendu, maître Louis ? – repartis-je, – car je veux, puisque vous m’en avez tant dit, tout savoir de ce qui tient à l’histoire de l’abbé de La Croix-Jugan.

– Vous êtes dans votre droit, Monsieur, – fit le Cotentinais, dont la parole n’avait pas le même degré de vivacité qu’elle avait quand il me racontait son histoire. – D’ailleurs, vous avez entendu les neuf coups de Blanchelande, il faut bien que vous sachiez pourquoi ils ont sonné. Puisque je vous ai dit tout ceci, il faut bien que j’achève, quoique p’t-être il aurait mieux valu ne pas commencer. »

Il était évident que le fermier du Mont-de-Rauville, cette bonne tête si raisonnable, si calme et d’un sens si affermi par la pratique de la vie, était la proie d’une terreur secrète, qui venait sans doute de l’enfant qu’il avait perdu au berceau après avoir entendu sonner les neuf coups de Blanchelande, et que, dans tous les cas, pour une raison ou pour une autre, il se repentait d’avoir comméré sur les morts.

Il surmonta pourtant sa répugnance, et il reprit : « Il y avait un an, jour pour jour, que l’abbé de La Croix-Jugan était décédé : on était donc au jour de Pâques de l’année ensuivant. L’année s’était passée à beaucoup causer de lui et à la veillée dans les fermes, et en revenant, sur le tard, des foires et des marchés, et Partout…

« C’était une dierie qui ne finissait pas, et dont j’ai eu moi-même les oreilles diantrement battues et rebattues dans ma jeunesse. Que oui, cette dierie a duré longtemps !

« J’ai vu, dans ces époques-là, et à Lessay, un tauret blanc qui avait des cornes noires entrelacées et recourbées sur son mufle comme l’ancien capuchon du moine, et qu’on appelait pour cette raison le moine de Blanchelande, tant on était imbu de l’histoire de l’abbé de La Croix-Jugan ! Le surnom, du reste, avait porté malheur à la bête, car elle s’était éventrée sur le pieu ferré d’une barrière dans un accès de fureur, et d’aucuns disaient qu’on avait eu tort et grand tort, et qu’on en avait été puni, d’avoir donné à un animal un surnom qui avait été le nom d’un prêtre.

« On était donc au jour de Pâques, et M. le curé Caillemer avait recommandé au prône du matin cet abbé de La Croix-Jugan, dont la mort avant tant épanté Blanchelande. Les esprits étaient plus pleins de lui que jamais.

« Pierre Cloud, ce compagnon à Dussaucey le forgeron, qui avait tant versé de taupettes à Le Hardouey le soir qu’il rentra au Clos pour n’y pas retrouver sa femme, s’en revenait de Lessay, où il avait passé la journée et où il s’était attardé un peu trop à pinter avec de bons garçons… Mais il n’en avait pas pris assez pour ne pas voir sa route ; et d’ailleurs ceux qui l’ont accusé d’avoir un coup de soleil dans les yeux sont depuis convenus qu’il avait dit la pure et sainte vérité, et que ses yeux n’avaient pas été égalués.

« Il faisait une nuitée noire comme suie, mais beau temps tout de même, et Pierre Cloud marchait bien tranquille et p’t-être de tous les gens de Blanchelande celui qui pensait le moins à l’abbé de La Croix-Jugan. Il était parti de la veille au soir et n’avait, par conséquent, pas assisté au prône du curé Caillemer, ni entendu parler dans les cabarets de Blanchelande, comme on en parlait ce jour-là, de l’ancien moine, assassiné il y avait juste un an… Or, comme il n’était pas loin du cimetière, qu’il était obligé de traverser pour arriver au bourg, et qu’il longeait la haie d’épines plantée sur le mur du jardin d’Amant Hébert, le gros liquoriste du bourg, qui fournissait à tous les prêtres du canton, il entendit sonner ces neuf coups de cloche que j’avons, c’te nuit, entendus sonner dans la lande, et il s’arrêta, comme vous itou vous avez fait, Monsieur.

« J’ai entendu dire à lui-même que ces neuf coups lui figèrent sa sueur au dos et qu’il se laissa choir par terre, faites excuse, Monsieur, comme si le battant de la cloche lui était tombé sur la tête, dru comme sur l’enclume le marteau !

« Mais comme la cloche se tut et ne rebougea plus, et qu’il ne pouvait rester là jusqu’au jour pendant que sa femme l’espérait au logis, il crut avoir trop levé le coude avec les amis de Lessay, et il se remit en route pour Blanchelande, quand, arrivé à l’échalier du cimetière, il sentit un diable de tremblement dans ses mollets et r’marqua une grande lumière qui éclairait les trois fenêtres du chœur de l’église.

« Il pensa d’abord que c’était la lampe qui envoyait c’te lueur aux vitres ; mais la lampe ne pouvait pas donner une clarté si rouge « qu’elle ressemblait au feu de ma forge », me dit-il quand j’en devisâmes tous les deux. Ces vitraux qui flamboyaient lui firent croire qu’il n’avait pas rêvé quand il avait entendu la cloche :

« Je ne suis pas pus aveugle que jodu, – pensa-t-il. – Qué qu’il y a donc dans l’église, à pareille heure, pour qu’il y brille une telle lumière, d’autant qu’elle est silencieuse, la vieille église, comme après complies, et que les autres fenêtres de ses bas-côtés ne laissent passer brin de clarté ? J’ sommes entre le dimanche et le lundi de Pâques, mais i’ se commence à être tard pour le Salut. Qué qu’il y a donc ? »

« Et il restait effarouché sur son échalier, guettant, sur les herbes des tombes qu’elle rougissait, c’te lueur violente qui allait p’t-être casser en mille pièces les vitraux tout contre lesquels elle paraissait allumée…

« Mais, tiens ! – dit-il, – les prêtres ont des idées à eux, qui ne sont pas comme les autres. Qu’est-ce qui sait ce qu’ils forgent dans l’église à c’te heure où l’on dort partout ? Je veux vais à cha ! »

« Et i’ dévala de l’échalier et s’avança résolument tout près du portail.

« Je vous l’ai dit, Monsieur ; c’était l’ancien portail arraché aux décombres de l’abbaye. Les Bleus l’avaient percé de plus d’une balle, il était criblé de trous par lesquels on pouvait ajuster son œil. Pierre Cloud y guetta donc, comme il avait guetté tant de fois, en rôdant par là, le dimanche, quand il voulait savoir où l’on en était de la messe, et alors il vit une chose qui lui dressa le poil sur le corps, comme à un hérisson saisi par une couleuvre. Il vit, nettement, par le dos, l’abbé de La Croix-Jugan debout au pied du maître-autel. Il n’y avait personne dans l’église, noire comme un bois, avec ses colonnes. Mais l’autel était éclairé, et c’était la lueur des flambeaux qui faisait ce rouge des fenêtres que Pierre Cloud avait aperçu de l’échalier. L’abbé de La Croix-Jugan était, comme il y avait un an à pareil jour, sans capuchon et la tête nue ; mais cette tête, dont Pierre Cloud ne voyait en ce moment que la nuque, avait du sang à la tonsure, et ce sang, qui plaquait aussi la chasuble, n’était pas frais et coulant, comme il était, il y avait un an, lorsque les prêtres l’avaient emporté dans leurs bras.

« Je ne me souviens pas – disait Pierre Cloud – d’avoir eu jamais bien grand-peur dans ma vie, mais cette fois j’étais épanté. J’entendais une voix qui me disait tout bas : – En v’là assez, garçon ! et qui m’ conseillait de m’en aller. Mais j’étais fiché comme un poteau en terre, à ce damné portail, et j’étais ardé du désir de voir… Il n’y avait que lui à l’autel… Ni répondant, ni diacre, ni chœuret. Il était seul. Il sonna lui-même la clochette d’argent qui était sur les marches quand il commença l’Introïbo. Il se répondait à lui-même comme s’il avait été deux personnages ! Au Kyrie eleison, il ne chanta pas… C’était une messe basse qu’il disait… et il allait vite. Moi, je ne pensais rien qu’à regarder. Toute ma vie se ramassait dans ce trou de portail… Tout à coup, au premier Dominus vobiscum qui l’obligea à se retourner, je fus forcé de me fourrer les doigts dans les trous qui vironnaient celui par lequel je guettais, pour ne pas tomber à la renverse… Je vis que sa face était encore plus horrible qu’elle n’avait été de son vivant, car elle était toute semblable à celles qui roulent dans les cimetières quand on creuse les vieilles fosses et qu’on y déterre d’anciens os. Seulement les blessures qui avaient foui la face de l’abbé étaient engravées dans ses os. Les yeux seuls y étaient vivants, comme dans une tête de chair, et ils brûlaient comme deux chandelles. Ah ! je crus qu’ils voyaient mon œil à travers le trou du portail, et que leur feu allait m’éborgner en me brûlant… Mais j’étais endiablé de voir jusqu’au bout… et je regardais ! Il continua de marmotter sa prière, se répondant toujours et sonnant aux endroits où il fallait sonner ; mais pus il s’avançait, pus il se troublait… Il s’embarrassait, il s’arrêtait… On eût gagé qu’il avait oublié sa science… Vère ! i’ n’ savait pus ! Néanmoins il allait encore, buttant à tout mot comme un bègue, et reprenant… , quand, arrivé à la préface, il s’arrêta court… Il prit sa tête de mort dans ses mains d’esquelette, comme un homme perdu qui cherche à se rappeler une chose qui peut le sauver et qui ne se la rappelle pas ! Une espèce de courroux lui creva la poitrine… Il voulut consacrer, mais il laissa choir le calice sur l’autel… Il le touchait comme s’il lui eût dévoré les mains. Il avait l’air de devenir fou. Vère ! un mort fou ! Est-ce que les morts peuvent devenir fous jamais ? Ch’était pus qu’horrible ! J’m’attendais à voir le démon sortir de dessous l’autel, se jeter sur lui et le remporter ! Les dernières fois qu’il se retourna, il avait des larmes, de grosses larmes qui ressemblaient à du plomb fondu, le long de son visage. Il pleurait, ah ! mais il pleurait comme s’il avait été vivant ! C’est Dieu qui le punit, – me dis-je, – et quelle punition !… Et les mauvaises pensées me revinrent : vous savez, toutes ces affreusetés qu’on avait traînées sur la renommée de ce prêtre et de Jeanne Le Hardouey. Sans doute qu’il était damné, mais il souffrait à faire pitié au démon lui-même. Vère ! par saint Paterne, évêque d’Avranches, c’était pis pour lui que l’enfer, c’te messe qu’il s’entêtait à achever et qui lui tournait dans la mémoire et sur les lèvres ! Il en avait comme une manière de sueur de sang mêlée à ses larmes qui ruisselaient, éclairées par les cierges, sur sa face et presque sur sa poitrine, comme du plomb dans la rigole d’un moule à balles ou du vitriol. Quand je vous dirais qu’il recommença pus de vingt fois c’te messe impossible, j’ ne vous mentirais pas. Il s’y épuisait. Il en avait la broue à la bouche comme un homme qui tombe de haut mal ; mais il ne tombait pas, il restait droit. Il priait toujours, mais il brouillait toujours sa messe, et, de temps en temps, il tordait ses bras au-dessus de sa tête et les dressait vers le tabernacle comme deux tenailles, comme s’il eût demandé grâce à un Dieu irrité qui n’écoutait pas !

« J’étais si appréhendé par un tel spectacle que je ne m’en allai point. J’oubliai tout, ma femme qui attendait, l’heure qu’il était, et je restai collé à ce portail jusqu’au jour… Car il n’y eut qu’au jour que ce terrible diseur de messe rentra dans la sacristie, toujours pleurant, et sans avoir jamais pu aller plus loin que la Consécration… Les portes de la sacristie s’ouvrirent d’elles-mêmes devant lui, en tournant lentement sur leurs gonds comme s’ils avaient été de laine huilée… Les cierges s’éteignirent, comme les portes de la sacristie s’étaient ouvertes, sans personne ! La nef commençait de blanchir. Tout était, dans l’église, tranquille et comme à l’ordinaire. Je m’en allai de delà, moulu de corps et d’esprit… et de tout cha je ne dis mot à ma femme. C’est pus tard que j’en causai pour ma part, parce qu’on en causait dans la paroisse. Un matin, le sacristain Grouard avait, à l’ouverture, trouvé dans les bénitiers des portes l’eau bénite qui bouillait, en fumant, comme du goudron. Ce ne fut que peu à peu qu’elle s’apaisa et se refroidit ; mais il paraît que pendant la messe de ce prêtre maudit, elle bouillait toujours ! »

« Tel fut le dire de Pierre Cloud lui-même, – ajouta maître Louis Tainnebouy, dont la voix avait subi, en me les répétant, les mêmes altérations que quand il avait commencé de me parler de cette messe nocturne, – et voilà, Monsieur, ce qu’on appelle la messe de l’abbé de La Croix-Jugan ! »

J’avoue que cette dernière partie de l’histoire, cette expiation surnaturelle, me sembla plus tragique que l’histoire elle-même. Était-ce l’heure à laquelle un croyant à cette épouvantable vision me la racontait ? Était-ce le théâtre de cette dramatique histoire, que nous foulions alors sous nos pieds ? Étaient-ce les neuf coups entendus et dont les ondes sonores frappaient encore à nos oreilles et versaient par là le froid à nos cœurs ? Était-ce enfin tout cela combiné et confondu en moi qui m’associait à l’impression vraie de cet homme si robuste de corps et d’esprit ? Mais je conviens que je cessai d’être un instant du XIXe siècle, et que je crus à tout ce que m’avait dit Tainnebouy, comme il y croyait.

Plus tard, j’ai voulu me justifier ma croyance, par une suite des habitudes et des manies de ce triste temps, et je revins vivre quelques mois dans les environs de Blanchelande. J’étais déterminé à passer une nuit aux trous du portail, comme Pierre Cloud, le forgeron, et à voir de mes yeux ce qu’il avait vu. Mais comme les époques étaient fort irrégulières et distantes auxquelles sonnaient les neuf coups de la messe de l’abbé de La Croix-Jugan, quoiqu’on les entendît retentir parfois encore, me dirent les anciens du pays, mes affaires m’ayant obligé à quitter la contrée, je ne pus jamais réaliser mon projet.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
270 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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