Kitabı oku: «Alfred de Musset», sayfa 6
Il est incontestable qu'après les Contes d'Espagne et d'Italie, il n'a guère profité des nouvelles formules romantiques pour varier ses alexandrins. Le Musset seconde manière, celui qui se disait réformé, et que Sainte-Beuve appelait un relâché, admet encore de loin en loin la coupe ternaire, qui substitue deux césures mobiles au grand repos de l'hémistiche, et dont il existait quelques exemples chez nos anciens poètes. Il écrit dans Suzon:
L'autre, tout au contraire,
…
Toujours rose, toujours charmant, continua
D'épanouir à l'air sa desinvoltura.
Dans l'épître Sur la Paresse, en s'adressant à Régnier:
Et quel plaisir de voir, sans masque ni lisières,
A travers le chaos de nos folles misères,
Courir en souriant tes beaux vers ingénus,
Tantôt légers, tantôt boiteux, toujours pieds nus!
Le dernier vers est délicieux de légèreté et de vivacité, mais la coupe ternaire a peu d'importance chez Musset, à cause de sa rareté. C'est à des éléments rythmiques plus délicats, moins facilement saisissables, qu'il a recours pour nuancer et varier la phrase musicale de son vers. Il est un maître pour la distribution, à l'intérieur des hémistiches, des syllabes accentuées des mots, et des mots qui portent l'accent oratoire. A quel point l'accent oratoire bien placé peut allonger un vers, en voici un exemple:
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste?
Il n'a ignoré aucun des effets infiniment divers produits par l'entrelacement des syllabes sourdes et des syllabes éclatantes, des syllabes pleines et des syllabes muettes. Il avait, en particulier, très bien observé de quel prix sont ces dernières, l'un des trésors de notre langue poétique, pour ralentir la marche du vers en prolongeant la syllabe qui les précède, comme dans les deux vers souvent cités de Phèdre:
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.
De Musset:
Si ce n'est pas ta mère, ô pâle jeune fille!
…
Quels mystères profonds dans l'humaine misère!
…
Lentement, doucement, à côté de Marie.
L'instinct lui révélait les relations mystérieuses qui existent entre la sonorité des mots employés et l'image qu'on veut évoquer, puissance indépendante de la valeur de l'idée exprimée et à laquelle le large mouvement de l'alexandrin est au plus haut degré favorable. Bien habile qui pourrait expliquer pourquoi les vers suivants sont agiles et dansants:
Cependant du plaisir la frileuse saison
Sous ses grelots légers rit et voltige encore.
…
Et, ratissant gaiement l'or qui scintille aux yeux,
Ils jardinent ainsi sur un rhythme joyeux.
Enfin, les scrupules, justes ou faux, qui empêchaient Musset de disloquer ses alexandrins, ne s'opposaient nullement au mélange des mètres, et il en a tiré à maintes reprises le plus heureux parti, en particulier dans la Nuit d'octobre. La pièce est à relire tout entière, une fois de plus, à ce point de vue spécial.
La plupart des procédés techniques peuvent s'imiter et se transmettre. Théodore de Banville donne dans son traité de versification des recettes grâce auxquelles, assure-t-il, le premier imbécile venu peut faire de très bons vers. Mais le choix des mots, et la valeur inattendue, la résonance particulière qu'ils prennent sous la plume de tel ou tel poète, tout cela ne s'imite ni ne s'enseigne, car ce ne sont pas des choses dont le poète décide librement: elles lui sont imposées; elles sont déterminées d'avance par le caractère même de sa vision poétique. Ainsi, chez Théophile Gautier, l'épithète est presque toujours purement matérielle, n'exprimant que la forme ou la couleur. Il en est souvent de même chez Victor Hugo; mais souvent aussi l'épithète y est symbolique, traduisant beaucoup moins l'aspect réel des choses que ce qu'elles évoquent en nous d'idées, d'impressions, d'images étrangères et lointaines. L'épithète de Musset peint à la fois l'apparence extérieure de l'objet et sa signification poétique. Il semble que pour lui, il y ait concordance nécessaire entre l'essence des choses et leur forme sensible. C'est peut-être une erreur métaphysique, mais que deviendrait la poésie sans cette illusion? On peut juger de ce qu'elle vaut par les vers où Musset a rendu avec grandeur, au moyen de deux adjectifs, les splendeurs des nuits d'été et les émotions qu'elles éveillent au plus profond des âmes:
Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques
Sortaient autour de nous du calice des fleurs.
Dans la strophe qu'on va lire, les deux épithètes des deux derniers vers ne nous aident pas seulement à voir la petite vierge adorable; elles nous ouvrent son âme innocente:
S'il venait à passer, sous ces grands marronniers,
Quelque alerte beauté de l'école flamande,
Une ronde fillette échappée à Téniers,
Ou quelque ange pensif de candeur allemande:
Une vierge en or fin d'un livre de légende,
Dans un flot de velours traînant ses petits pieds.
Les curieux de sensations rares apprendront peut-être avec intérêt que Musset possédait l'audition colorée, dont personne ne parlait alors et dont la psychologie contemporaine s'occupe tant. Il raconte à Mme Jaubert dans une de ses lettres (inédite) qu'il a été très fâché, dînant avec sa famille, d'être obligé de soutenir une discussion pour prouver que le fa était jaune, le sol rouge, une voix de soprano blonde, une voix de contralto brune. Il croyait que ces choses-là allaient sans dire.
Continuons à remonter vers la source même de l'inspiration chez Musset. Elle n'est pas cachée, et nous n'avions pas besoin, pour la découvrir, qu'il fît dire à sa Muse:
De ton cœur ou de toi lequel est le poète?
C'est ton cœur.....
Une sensibilité redoutable lui fournissait l'étincelle sacrée. Il lui devait une sincérité qu'il n'aurait pas pu contenir, s'il l'avait voulu, et une éloquence frémissante qui savait plaindre d'autres souffrances que les siennes; souvenez-vous de l'Espoir en Dieu:
Ta pitié dut être profonde
Lorsque avec ses biens et ses maux
Cet admirable et pauvre monde
Sortit en pleurant du chaos!
Mais il lui a payé une terrible rançon. Parce qu'il sentait avec une violence douloureuse, il a tout rapporté à la sensation, et donné le plaisir pour but à la vie. Chaque fois qu'une âme noble, pure de vulgarité et de bassesse, est tombée dans cette erreur, elle est arrivée à une incurable mélancolie, si ce n'est à une désespérance complète. Musset n'a pas échappé à cette fatalité. Avec un esprit très gai, il avait l'âme saignante et désolée; association moins rare qu'on ne pense. Ses poésies divinisent la sensation, mais il avait senti dès le premier jour la «saveur amère» du plaisir:
Surgit amari aliquid medio de fonte leporum.
C'est pourquoi la lecture de son œuvre poétique laisse triste. La saveur amère finit par dominer toutes les autres.
CHAPITRE VI
ŒUVRES EN PROSE. – LE THÉÂTRE
Musset a débuté au théâtre par une chute éclatante. Après le tapage de ses premiers vers, l'Odéon lui demanda une pièce, «la plus neuve et la plus hardie possible». Il fit la bluette appelée la Nuit vénitienne, qui aurait passé inaperçue dans un temps de paix littéraire, et qui tomba sous les sifflets, le 1er décembre 1830. Cet échec eut les plus heureuses conséquences.
L'auteur piqué déclara qu'il n'écrirait plus pour la scène et tint parole. Il se trouva ainsi dégagé du souci de suivre la mode, qui donne aux pièces de théâtre un éclat factice et passager, et le leur fait payer par des rides précoces. Il n'eut plus à se préoccuper que des éléments supérieurs et immuables de l'art, les âmes et leurs passions, les lois de la vie et leurs fatalités. Négligeant les changeantes conventions théâtrales, dédaigneux des inconstantes formules, filles de l'heure et du caprice, il écrivit les pièces les moins périssables de ce siècle. Ayant renoncé à faire du théâtre pour son temps, Musset a fait du théâtre pour tous les temps.
Qu'on ne s'imagine pas que ses œuvres dramatiques auraient été à peu près les mêmes, s'il avait eu l'espoir de les voir jouer. Il n'est pas douteux que s'il avait continué à écrire pour la scène, après sa rupture avec le Cénacle, son théâtre aurait accompli la même évolution que sa poésie, dans le même sens classique. Musset «déhugotisé» avait eu les yeux très ouverts sur les défauts du drame romantique. Tout en croyant à sa vitalité, il pensait qu'il y avait place à côté pour une forme d'art plus sévère: «Ne serait-ce pas une belle chose, écrivait-il en 1838, que d'essayer si, de nos jours, la vraie tragédie pourrait réussir? J'appelle vraie tragédie, non celle de Racine, mais celle de Sophocle, dans toute sa simplicité, avec la stricte observation des règles.»
«… Ne serait-ce pas une entreprise hardie, mais louable, que de purger la scène de ces vains discours, de ces madrigaux philosophiques, de ces lamentations amoureuses, de ces étalages de fadaises qui encombrent nos planches?..
«Ne serait-ce pas une grande nouveauté que de réveiller la muse grecque, d'oser la présenter aux Français dans sa féroce grandeur, dans son atrocité sublime?..
«Ne serait-il pas curieux de voir aux prises avec le drame moderne, qui se croit souvent terrible quand il n'est que ridicule, cette muse farouche, inexorable, telle qu'elle était aux beaux jours d'Athènes, quand les vases d'airain tremblaient à sa voix?»
Ce n'était point là propos en l'air. Musset a travaillé une fois pour la scène depuis la chute de la Nuit vénitienne. Rachel lui avait demandé une pièce. Il entreprit sans balancer une tragédie classique, et songea d'abord à refaire l'Alceste d'Euripide. Ce projet ayant été remis à plus tard, il se rabattit sur un sujet mérovingien. Une brouille avec Rachel interrompit pour toujours la Servante du roi (1839), mais il en subsiste quelques scènes, qui ne font pas regretter bien vivement la perte des autres; elles n'annonçaient qu'une tragédie distinguée, et il est de bien peu d'importance pour la littérature française que nous ayons une tragédie distinguée de plus ou de moins, tandis qu'il est très important que nous ayons Lorenzaccio et On ne badine pas avec l'amour.
Je dois ajouter que Musset fut au nombre des chauds admirateurs de la Lucrèce de Ponsard. Il écrivait à son frère, le 22 mai 1843: «M. Ponsard, jeune auteur arrivé de province, a fait jouer à l'Odéon une tragédie de Lucrèce, très belle – malgré les acteurs. – C'est le lion du jour; on ne parle que de lui, et c'est justice.»
Bénis soient donc les sifflets qui accueillirent si brutalement la Nuit vénitienne. Ne s'inquiétant plus désormais d'être jouable, Musset ne s'est plus mis en peine que de saisir ses rêves au vol et de les fixer tels quels sur le papier. Nous devons à cet affranchissement de toute règle un rêve historique qui est la seule pièce shakespearienne de notre théâtre, et une demi-douzaine d'adorables songeries sur l'amour dans lesquelles «la mélancolie, disait Théophile Gautier, cause avec la gaieté».
L'idée de Lorenzaccio germa dans l'esprit de Musset durant les heures rapides passées à Florence avec George Sand, tout à la fin de 1833. La noble cité avait encore la farouche ceinture de murailles crénelées dont l'avait entourée au XIVe siècle le gouvernement républicain, et qu'on a démolie de nos jours pour élargir la capitale éphémère du jeune royaume italien. Elle avait conservé dans toute son âpreté cet aspect sombre et dur qui contraste si étrangement avec les lignes pures et souples de ses riantes collines, et qui en fait le plus étonnant exemple de ce que peut le génie de l'homme pour s'affranchir de la tyrannie de la nature. Les quartiers populaires, que de larges percées n'avaient pas encore ouverts à la lumière, enchevêtraient leurs rues étroites et tortueuses, favorables à l'émeute et aux guets-apens, autour des palais-forteresses des Strozzi et des Riccardi. La ville tout entière, pour qui sait comprendre ce que racontent les pierres, servait d'illustration et de commentaire aux vieilles chroniques florentines. Musset profita de la leçon, et trouva en feuilletant ces chroniques le sujet de son drame: le meurtre d'Alexandre de Médicis, tyran de Florence, par son cousin Lorenzo, et l'inutilité de ce meurtre pour les libertés de la ville. Quelques flâneries dans Florence donnèrent le cadre. Un singulier mélange d'intuitions historiques et de souvenirs personnels fit le reste. Paul de Musset dit, dans Lui et Elle, que la pièce fut écrite en Italie. Il faut donc que ce soit à Venise, en janvier 1834, dans les trois ou quatre semaines qui s'écoulèrent entre l'arrivée d'Alfred de Musset et sa maladie.
L'action de Lorenzaccio met sous nos yeux une révolution manquée, avec tout ce qu'elle comporte d'intrigues et de violences, dans l'Italie brillante et pourrie du XVIe siècle. Au travers de ces agitations, que Musset a peintes avec beaucoup de couleur, une sombre tragédie se déroule dans une âme éperdue, qu'elle remplit d'horreur et de désespoir. C'est encore une fois l'histoire de l'irréparable dégradation de l'homme touché par la débauche:
La mer y passerait sans laver la souillure.
Lorenzo de Médicis est un républicain de 1830, idéaliste et utopiste. Il croit à la vertu, au progrès, à la grandeur humaine, au pouvoir magique des mots. Il avait vingt ans quand il vit passer le démon tentateur des rêveurs de sa sorte: «C'est un démon plus beau que Gabriel: la liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d'une lyre, c'est le bruit des écailles d'argent de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent la terre, et il tient à la main la palme des martyrs. Ses paroles épurent l'air autour de ses lèvres; son vol est si rapide que nul ne peut dire où il va. Prends-y garde! une fois, dans ma vie, je l'ai vu traverser les cieux. J'étais courbé sur mes livres; le toucher de sa main a fait frémir mes cheveux comme une plume légère.» Depuis que cette radieuse apparition a traversé le cabinet d'études où Lorenzo s'occupait paisiblement d'art et de science, le jeune étudiant a renoncé à son lâche repos. Il s'est juré de tuer les tyrans par philanthropie, un peu aussi par orgueil, et il a commencé à vivre avec cette idée: «Il faut que je sois un Brutus».
Un débauché cruel, Alexandre de Médicis, règne sur Florence accablée. Lorenzo contrefait ses vices pour gagner sa confiance, s'insinuer auprès de lui et l'assassiner. Il se ravale à être le directeur de ses honteux plaisirs, le complice de ses forfaits, un objet de honte et d'opprobre auquel sa mère ne peut penser sans larmes et que le peuple appelle par mépris Lorenzaccio. L'heure sonne enfin de jeter le masque. Le duc Alexandre va périr et Florence être libre. Près de frapper, le nouveau Brutus s'aperçoit avec épouvante que nul ne souille impunément son âme. C'est le crime irrémissible pour lequel il n'est pas d'expiation et qui suit l'homme jusqu'à la tombe. Lorenzo avait revêtu un déguisement qu'il croyait pouvoir rejeter à son gré; la débauche l'a saisi et gangrené jusqu'aux moelles, et il ne lui échappera plus: «Je me suis fait à mon métier, dit-il amèrement. Le vice a été pour moi un vêtement; maintenant, il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la mort au milieu de ma gaieté.»
Il a perdu la foi avec la vertu. Son séjour dans la grande confrérie du vice en a fait un mépriseur d'hommes, qui ne croit même plus à la cause pour laquelle il a donné plus que sa vie. Il va affranchir sa patrie, offrir aux républicains l'occasion de rétablir la liberté, et il sait que leur égoïste indifférence n'en profitera pas, il sait que le peuple délivré d'Alexandre se jettera dans les bras d'un autre tyran. Cependant il tuera le duc, parce que le dessein de ce meurtre est le dernier reste du temps où il était «pur comme un lis», et que le sang du tyran lavera son ignominie. La scène où il explique à Philippe Strozzi qu'il faut, pour son honneur, qu'il commette un crime inutile, est d'une rare grandeur.
PHILIPPE
«Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles?
LORENZO
«Pourquoi? tu le demandes?
PHILIPPE
«Si tu crois que c'est un meurtre inutile à ta patrie, comment le commets-tu?
LORENZO
«Tu me demandes cela en face? Regarde-moi un peu. J'ai été beau, tranquille et vertueux.
PHILIPPE
«Quel abîme! quel abîme tu m'ouvres!
LORENZO
«Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette (il frappe sa poitrine), il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je m'arrache le seul fil qui rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d'autrefois! Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte? et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage de vice pouvait s'évanouir, j'épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs. Mais j'aime le vin, le jeu et les filles; comprends-tu cela? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d'infamie; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l'exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche; j'en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m'accablent d'injures pour se dispenser de m'assommer comme ils le devraient. J'en ai assez d'entendre brailler en plein vent le bavardage humain; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci, c'est peut-être demain que je tue Alexandre…»
Le meurtre accompli, il goûte quelques minutes d'un bonheur ineffable.
LORENZO, s'asseyant sur la fenêtre
«Que la nuit est belle! que l'air du ciel est pur! Respire, respire, cœur navré de joie!
SCORONCONCOLO
«Viens, maître, nous en avons trop fait; sauvons-nous.
LORENZO
«Que le vent du soir est doux et embaumé! comme les fleurs des prairies s'entr'ouvrent! O nature magnifique! ô éternel repos!
SCORONCONCOLO
«Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. Venez, seigneur.
LORENZO
«Ah! Dieu de bonté! quel moment!»
C'est l'hosanna de la créature délivrée du mal. Courte est l'illusion, courte la joie. Tandis que Florence se donne à un autre Médicis, Lorenzo sent que, décidément, le vice ne le lâchera plus, et il va s'offrir aux coups des assassins à gages qui le cherchent.
Nous avions déjà vu l'ébauche de ce personnage si dramatique dans la Coupe et les Lèvres; mais les causes de la misère de Frank étaient restées à demi voilées, tandis que cette fois, l'avertissement est aussi clair qu'il est grave et douloureux. Musset avait descendu de quelques pas, dans sa jeunesse imprudente et libertine, les bords de l'abîme où a roulé Lorenzaccio, et il tenait à dire à ses contemporains qu'on ne peut plus remonter cette pente-là.
Il y a dans son drame deux autres personnages pour lesquels il n'a eu aussi qu'à faire appel à des souvenirs, moins intimes toutefois. Son orfèvre et son marchand de soieries sont des boutiquiers parisiens du temps de Louis-Philippe. L'orfèvre devait être abonné au National et avoir le portrait d'Armand Carrel dans son arrière-boutique. Le marchand de soieries est monarchiste par raison d'inventaire, parce que les cours font marcher les commerces de luxe. L'un critique tout ce que fait le gouvernement et le rend responsable des clients qui ne paient pas; l'autre se frotte les mains quand il y a bal aux Tuileries.
LE MARCHAND, en ouvrant sa boutique
«J'avoue que ces fêtes-là me font plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé; on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le palais; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit: Hé, hé, ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs.
L'ORFÈVRE, ouvrant aussi sa boutique
«Il en danse plus d'une qui n'est pas payée, voisin; ce sont celles-là qu'on arrose de vin et qu'on frotte aux murailles avec le moins de regret…»
Ils continuent à discuter en enlevant leurs volets.
«Que Dieu conserve Son Altesse! conclut le marchand à l'instant de rentrer. La cour est une belle chose.
– La cour! riposte l'orfèvre du seuil de sa boutique; le peuple la porte sur le dos, voyez-vous!»
Ces bonnes gens-là n'avaient vu de leur vie l'Arno ni le Ponte-Vecchio. Ils habitaient rue du Bac, au coin du quai, et ils ont été les fournisseurs de nos grand'mères.
Le reste du théâtre de Musset a pour sujet presque unique, mais infiniment divers, l'amour. L'amour chez la jeune fille, chez la femme, chez la coquette, chez l'épouse chrétienne; l'amour chez Alfred de Musset à différents âges: adolescent candide ou homme blasé, et dans toutes ses humeurs: joyeux ou mélancolique, ironique ou passionné. Car il s'est mis dans tous ses amoureux, n'étant jamais las de dire sa pensée sur la chose du monde qu'il estimait la plus divine. «Les idées de Musset sur l'amour, a dit M. Jules Lemaître, rejoignent, à travers les siècles, celles des poètes primitifs. L'amour est le premier-né des dieux. Il est la Force qui meut l'Univers. Ce n'est point, dit Valentin à Cécile, l'éternelle pensée qui fait graviter les sphères, mais l'éternel amour. Ces mondes vivent parce qu'ils se cherchent, et les soleils tomberaient en poussière, si l'un d'eux cessait d'aimer. «Ah! dit Cécile, toute la vie est là! – Oui, répondit Valentin, toute la vie…» L'amour ainsi compris s'élève au rang de mystère sacré. Paganisme si l'on veut, mais grand et poétique.
La comédie du Chandelier doit venir la première dans une biographie de Musset, bien qu'elle n'ait été écrite qu'en 1835. Elle le met en scène à l'heure charmante et périlleuse où le collégien devenait homme et se réveillait poète. L'aventure de Fortunio, moins le dénouement, lui est arrivée en 1828, pendant l'été passé à Auteuil. Jacqueline habitait aux environs de Paris. Pour le bonheur de la contempler, de jouer avec son éventail ou de lui apporter un coussin, Musset traversait sans cesse la plaine Saint-Denis, et il n'existait alors ni chemins de fer ni tramways. Mais il avait dix-sept ans, l'âge héroïque de l'amour, et il était romantique.
Il a donné à Fortunio sa figure et sa tournure. «Un petit blond, dit la servante de Jacqueline. – Oui-da, réplique sa maîtresse, je le vois maintenant. Il n'est pas mal tourné, ma foi, avec ses cheveux sur l'oreille et son petit air innocent… Et il fait la cour aux grisettes, ce monsieur-là avec ses yeux bleus?24»
Il est permis de croire qu'il avait aussi, à cet âge-là, le cœur timide et passionné de son héros, qu'il était comme lui – plus ou moins – un ange de candeur et un petit monstre d'effronterie; et s'il s'exhale du rôle un délicieux parfum de poésie, cela encore ne va point contre une certaine ressemblance. Quoi qu'il en soit, le personnage est bien joli. C'est un Chérubin attendri et touché de mélancolie. Combien il est différent du petit polisson de Beaumarchais, qui court après toutes les jupes avec des airs délurés! Quel contraste avec nos Chérubins de la fin du XIXe siècle, à l'âme sèche et prudente! La déclaration de Fortunio, troisième clerc de notaire, à sa jolie patronne n'a pas pu vieillir de forme, étant irréprochablement simple. Par le fond, elle appartient à une race disparue d'adolescents au cœur jeune, qui ne craignaient pas de laisser trembler une larme au bord de leur paupière. Nos rhétoriciens se moqueraient de son éloquence naïve; ils sont mieux instruits des arguments qui touchent une petite bourgeoise scélérate.
JACQUELINE
«Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson, tout à l'heure. Pour qui est-ce donc qu'elle était faite? Me la voulez-vous donner par écrit?
FORTUNIO
«Elle est faite pour vous, madame; je meurs d'amour, et ma vie est à vous. (Il se jette à genoux.)
JACQUELINE
«Vraiment! Je croyais que votre refrain défendait de dire qui on aime.
FORTUNIO
«Ah! Jacqueline, ayez pitié de moi; ce n'est pas d'hier que je souffre. Depuis deux ans, à travers ces charmilles, je suis la trace de vos pas. Depuis deux ans, sans que jamais peut-être vous ayez su mon existence, vous n'êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante et légère n'a pas paru derrière vos rideaux, vous n'avez pas ouvert votre fenêtre, vous n'avez pas remué dans l'air, que je ne fusse là, que je ne vous aie vue; je ne pouvais approcher de vous, mais votre beauté, grâce à Dieu, m'appartenait comme le soleil à tous; je la cherchais, je la respirais, je vivais de l'ombre de votre vie. Vous passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit j'y revenais pleurer. Quelques mots, tombés de vos lèvres, avaient pu venir jusqu'à moi, je les répétais tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma chambre en était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais par cœur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je l'aimais; je m'enivrais de ce qui avait passé sur votre bouche et dans votre cœur. Hélas! je vois que vous souriez. Dieu sait que ma douleur est vraie, et que je vous aime à en mourir.»
La Jacqueline de la réalité demeura insensible à ce doux langage et aux reproches dont Fortunio l'accabla en découvrant qu'il avait servi de paravent au capitaine Clavaroche. Elle ne se repentit pas du crime qu'elle avait commis contre l'amour en trompant le cœur novice et confiant où sa science perverse avait fait éclore la passion; en y insinuant ce venin du soupçon dont il ne guérit jamais; en jouant «avec tout ce qu'il y a de sacré sous le ciel, comme un voleur avec des dés pipés»; et elle sourit du mal qu'elle avait fait.
Les Caprices de Marianne ont paru le 15 mai 1833. Musset y a mis une part de lui-même dans deux de ses personnages. Octave, le précoce libertin dont les dehors brillants recouvrent un sépulcre blanchi où dort la poussière des illusions généreuses de la jeunesse, c'est Musset, c'est son mauvais moi à l'inspiration sensuelle et blasphématoire, le meurtrier de son génie. «Je ne sais point aimer, dit Octave. Je ne suis qu'un débauché sans cœur; je n'estime point les femmes; l'amour que j'inspire est comme celui que je ressens, l'ivresse passagère d'un songe… Ma gaieté est comme le masque d'un histrion; mon cœur est plus vieux qu'elle; mes sens blasés n'en veulent plus.»
L'amoureux Cœlio, c'est encore Musset, le Musset des bonnes heures, timide et sensible, un peu triste de l'immoralité d'Octave, auquel il fait d'inutiles représentations. J'ai déjà dit combien cette dualité était marquée chez l'auteur. «Tous ceux qui ont connu Alfred de Musset, écrit son frère Paul, savent combien il ressemblait à la fois aux deux personnages d'Octave et de Cœlio, quoique ces deux figures semblent aux antipodes l'une de l'autre.» Les étrangers eux-mêmes le savaient. L'une des premières fois que George Sand vit Musset, elle lui conta qu'on lui avait demandé s'il était Octave ou Cœlio, et qu'elle avait répondu: «Tous les deux, je crois». Quelques jours après, il lui écrivit une lettre où il lui rappelait cette anecdote, s'accusant de ne lui avoir montré qu'Octave et sollicitant la permission de laisser parler Cœlio. Et ce fut sa déclaration, le début de leur roman. Il disait aussi de lui-même, connaissant bien son manque d'équilibre: «Je pleure ou j'éclate de rire».
Cette espèce de dédoublement donnait lieu à des dialogues intérieurs dont nous possédons un échantillon authentique. La conversation de l'oncle Van Buck avec son vaurien de neveu, au début d'Il ne faut jurer de rien, est historique. C'est un entretien que Musset avait eu avec lui-même, un matin, dans sa chambre, après quelques folies. Son bon moi lui avait mis une robe de chambre, symbole de vertu, l'avait assis dans un honnête fauteuil de famille, et avait adressé une verte semonce à l'autre, qui lui répondait par les impertinences de Valentin. Quelques jours après, le dialogue était écrit et toute la pièce en sortait. Celui que voici, qui se trouve à la première scène des Caprices de Marianne, a tout l'air d'avoir eu lieu dans la même chambre, devant la glace, au retour d'un bal masqué.
CŒLIO
«… Quelle est cette mascarade? N'est-ce pas Octave que j'aperçois?
(Entre Octave.)
OCTAVE
«Comment se porte, mon bon monsieur, cette gracieuse mélancolie?
CŒLIO
«Octave! ô fou que tu es! tu as un pied de rouge sur les joues! D'où te vient cet accoutrement? N'as-tu pas de honte, en plein jour?
OCTAVE
«O Cœlio! fou que tu es! tu as un pied de blanc sur les joues! – D'où te vient ce large habit noir? N'as-tu pas de honte, en plein carnaval?
CŒLIO
«Quelle vie que la tienne! Ou tu es gris, ou je le suis moi-même.
OCTAVE
«Ou tu es amoureux, ou je le suis moi-même.»
Morale du sermon: Octave va s'employer à faire recevoir son ami chez la belle Marianne.
C'est pour compléter la ressemblance entre ses deux héros et ses deux moi, que Musset a condamné le débauché des Caprices de Marianne à être le bourreau involontaire du personnage noble. Le Cœlio de la vie réelle était continuellement assassiné par Octave, qui exhalait aussi ses remords en lamentations poétiques, comme il le fait dans la pièce: «Moi seul au monde je l'ai connu… Pour moi seul, cette vie silencieuse n'a point été un mystère. Les longues soirées que nous avons passées ensemble sont comme de fraîches oasis dans un désert aride; elles ont versé sur mon cœur les seules gouttes de rosée qui y soient tombées. Cœlio était la bonne partie de moi-même; elle est remontée au ciel avec lui… Ce tombeau m'appartient: c'est moi qu'ils ont étendu sous cette froide pierre; c'est pour moi qu'ils avaient aiguisé leurs épées, c'est moi qu'ils ont tué.» S'étant dit ces choses sur le mal qu'il se faisait à lui-même, Musset prenait son chapeau et retournait aux «bruyants repas», aux «longs soupers à l'ombre des forêts». Cœlio ne ressuscitait que pour être tué de nouveau, et il avait chaque fois la vie un peu plus fragile.