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Kitabı oku: «Le Blé qui lève», sayfa 3

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II
LA VIE MORALE D'UN PAUVRE

Gilbert Cloquet avait été à l'école chez l'instituteur public de Fonteneilles vers 1860, – oh! que cela était loin! – il avait appris à lire, à écrire, à compter, et, à cinquante ans passés, aujourd'hui, s'il ne savait plus guère écrire, faute d'usage, il comptait fort bien, lisait les journaux, les affiches et même «l'écriture moulée» sans difficulté, ce qui prouve que l'instruction avait été bonne et solide. Il avait aussi récité le catéchisme, tantôt bien, tantôt mal, à l'instituteur qui se montrait exigeant, pour cette leçon comme pour les autres, et qui aimait qu'on les récitât mot pour mot. Quelques inspections paternelles du curé de ce temps-là, qui interrogeait un peu, encourageait, racontait une histoire, et se retirait en félicitant le maître; un examen et une courte révision du catéchisme avant la première communion, et Gilbert Cloquet avait été jugé, par les plus hautes autorités qu'il connût, les seules qui se fussent occupées de son âme, suffisamment armé pour vivre honnêtement, résister à tout mal du dehors et du dedans, et conseiller plus tard les enfants qui naîtraient de lui.

– Te voilà grand, mon Gilbert, lui dit un jour la mère Cloquet, tes onze ans sont sonnés, et il faut commencer à gagner ta vie. Nous irons donc à la louée de Bazolles, bien que j'aie le cœur tout en peine de me séparer de toi.

Le dimanche suivant, qui était celui d'avant la Saint-Jean, la louée se tint à Bazolles, selon la coutume, comme elle se tient à Corbigny le jeudi de la Fête-Dieu. La place en pente, la route qui la traverse comme une rivière traverse un lac, étaient pleines de fermiers qui venaient chercher des domestiques, et de jeunesses qui cherchaient à «se louer». Les jeunes gens en quête d'une place de charretier avaient leur fouet pendu au cou; ceux qui voulaient s'engager comme laboureurs mordaient une feuille verte ou la portaient à leur chapeau; les filles tenaient une rose à la main, et elles étaient pauvrement vêtues, de leur plus mauvaise robe, oui, pour qu'on ne les crût point dépensières: mais elles avaient toutes, enveloppés dans une serviette et serrés dans un coin de l'auberge voisine, une robe pour danser et un bout de ruban pour mettre à leur corsage. Chacun avait amené un parent, la mère, une tante, ou un ami. Et Gilbert avait près de lui, bien inquiète, bien enveloppée dans sa «canette» de deuil, et les yeux rouges, la vieille mère Cloquet qui était connue dans tout Bazolles et Fonteneilles, et même au delà, pour une femme pauvre mais laborieuse, économe et proprette. Il était assurément l'un des plus jeunes de l'assemblée; la plupart des domestiques avaient de quinze à vingt ans; plusieurs même étaient des hommes faits, qui changeaient de ferme pour des raisons d'humeur ou d'argent, et le petit, immobile au bas du perron du débit de tabac, – une bonne place qu'avait choisie la mère Cloquet, – se demandait s'il y aurait maître qui voulût de lui: onze ans, des sabots, une blouse bleue à boutons blancs, une figure de fille blonde et rousselée, mais des yeux vifs, maraudeurs et d'un bleu limpide, sous l'ombre du grand chapeau. Qui viendrait le louer? Et la mère, chétive, ridée, ratatinée, plus petite que son gars et tremblante pour un geste qui le désignait, qui donc l'aborderait le premier pour discuter avec elle les conditions de la louée?

Ce fut un des plus gros fermiers de Fonteneilles, M. Honoré Fortier, homme de vingt-six ans, qui venait d'hériter de son père, et qui gouvernait les cent hectares de la Vigie.

– A-t-il déjà gardé les vaches? demanda-t-il.

– Souventes fois, monsieur Fortier, répondit avec une révérence la mère Cloquet. Il n'a pas peur d'elles, et même son goût serait de charruer bientôt.

– Il n'est pas l'heure, ma bonne femme, mais le gars ne me déplaît pas.

Il regarda Gilbert, comme il eût fait pour un poulain, lui mesura de l'œil la poitrine, lui tâta le bras, lui prit l'épaule et la secoua pour voir si cette jeunesse avait de la défense, puis, brusquement:

– Une pistole par mois, pour commencer, la mère?

– Ça me va, monsieur Fortier. Ote donc ton chapeau, voyons, mon gars Gilbert, puisque monsieur Fortier te fait de l'honneur…

Le fermier tira de son gousset une pièce de cent sous, et la mit dans la main de la mère Cloquet, puis, les yeux dans les yeux du blondin qui avait levé son chapeau:

– Écoute bien, berger: deux ans, dix ans, vingt ans chez moi, si tu veux; tu feras ton chemin; je n'y mets qu'une condition, c'est que tu obéisses.

Gilbert serra la main de M. Fortier, et quitta Bazolles pour aller quérir ses hardes, car il devait, le soir même, monter à la Vigie.

– Es-tu content? demanda la mère.

– Assez.

– Tu n'as pas dit mot?

– Il n'y avait pas besoin, répondit le garçon.

Pourquoi s'étonner? Il était Nivernais, du pays où les volontés sont fortes, violentes même, mais où le visage est froid et la langue souvent muette.

Depuis lors, la patrie de Gilbert, ce fut la Vigie, ferme posée princièrement à trois cent vingt mètres d'altitude, au sommet d'une colline ronde et sans bois; ferme autour de laquelle cent hectares de bonne terre coulaient sur des pentes égales; ferme enveloppée dans le vent comme un phare et d'où la vue est en cercle: au nord on voit Beaulieu, tout blond sur une croupe bleuissante; à l'ouest et au sud, une vallée d'abord, des herbages et des champs, puis, au delà de Crux-la-Ville, une forêt qui monte, une vague énorme et longue, et prête à déferler, et qui porte à sa crête les sapins ébréchés d'un vieux parc seigneurial; du côté de l'orient, un paysage si grand que les yeux mêmes de ses enfants ne l'ont jamais tout connu, des forêts encore, celle de Fonteneilles, celle de Vaux avec son village de Vorroux éclatant comme un coquelicot dans les feuilles, la courbe des grands étangs cachés par les futaies et, au delà, une conque verte et prodigieuse, une succession de houles qui semblent n'être que des bois, et qui s'élèvent d'étage en étage et de douceur verte en douceur bleue, jusqu'aux monts du Morvan, arrondis, transparents, changeant de reflets tout le jour au bord du ciel.

Cette beauté du pays ravissait mystérieusement le pâtour de la Vigie, le petit Cloquet dont la dent poussait, dont l'œil s'aiguisait au plein air et découvrait un tiercelet planant à mi-chemin de la Collancelle. Il eut vite fait d'apprendre son état et d'en souhaiter un autre, le métier que font les jeune gens: conduire les chevaux, fouailler en chantant à la tête du harnais de labour, quand les bœufs blancs, Griveau, Chaveau, Montagne et Rossigneau, mollissent sur la chaîne; herser, couper les fourrages verts et faire sa partie dans la moisson d'été. Il monta en grade et fut payé plus cher. Il fallait travailler dur, pour que M. Honoré Fortier pût s'acquitter de son fermage, qui était de dix mille francs. Et nul n'y manquait. Le patron était rude et toujours présent. Il gouvernait, avec madame Fortier qui lui ressemblait pour le sérieux et l'exactitude de l'humeur, un personnel nombreux: le ménage des bassecouriers, dont le mari était une sorte de contremaître et présidait la table des serviteurs, quatre domestiques de ferme, un berger, une servante, sans parler des journaliers qu'on embauchait au temps des grands travaux. Pendant dix heures, douze heures, quatorze heures même, la terre buvait la vie du corps et la pensée des hommes. Comment n'aurait-elle pas donné de moisson? Aux repas, qui se prenaient dans la cuisine attenante à la chambre du patron, Gilbert écoutait en silence les serviteurs. Ils parlaient du travail, du prix du foin et des cours des foires, des histoires scandaleuses ou seulement grossières, ou même drôles, qui couraient le pays, et rarement, en ce temps-là, de la politique. Les plus âgés, anciens soldats, ne se gênaient guère dans leurs propos. Jamais un mot ne venait relever, guider, rafraîchir l'esprit de ces hommes ou apaiser les jalousies qui les divisaient: rien que des ordres, une discipline, une surveillance tout extérieure et l'intérêt que chacun croyait avoir à ne pas quitter la Vigie. Le dimanche, ceux qui descendaient à Fonteneilles ne le faisaient guère que dans l'après-midi.

Seules, les deux femmes qui commandaient à la ferme, celle du patron et celle du bassecourier, descendaient le matin, pour assister à la messe. Les communions étaient finies, n'est-ce-pas, et les hommes, à Fonteneilles, s'ils n'étaient pas antireligieux, ne se montraient plus guère aux offices après cette date-là, sauf à Pâques, à la Toussaint, aux jours d'enterrement, et quelquefois le 3 mai, jour de l'Invention de la Sainte-Croix, où le curé bénit les «croisettes» qui protègent les «héritages». M. Fortier, lui, le dimanche, inspectait ses terres, fumait des pipes et faisait ses comptes, ou bien il attelait sa jument à la carriole jaune, et allait rendre visite à quelque fermier ou marchand de bœufs des environs. Gilbert, dans les commencements, prenait assez souvent ses beaux habits, au premier son de la grand'messe, et courait rejoindre la mère Cloquet dans les derniers rangs, près du bénitier; il aimait même à la prévenir quand passait le sacristain, et à payer les deux chaises, en garçon qui gagne sa vie et qui a du cœur. La mère Cloquet le trouvait dévot, à cause de cela. Elle craignait bien pour l'avenir, sachant que les jeunes gars ne sont guère sages; qu'ils échappent aux mères qui veillent de près sur eux, et qu'ils peuvent donc tromper les mères qui sont au loin. Mais elle ne montrait son inquiétude que par de petits mots, dits bien bas à Gilbert, et par ses yeux ridés qui se troublaient, quand elle avait fini de lui sourire. Sa manière était l'Ave Maria, qu'elle récitait ici et là, éveillée ou demi-sommeillante, et toujours avec la même vision de l'enfant grandissant et aventuré. «Heureusement qu'il m'aime!» pensait-elle. Son mari aussi l'avait aimée. Cela lui donnait un peu de confiance dans les hommes de chez elle.

A la Vigie, les saisons passaient vite et repassaient, mêlant tour à tour, sur les flancs de la colline, au vert des pâturages, le violet des guérets nouveaux, le blond pâle des avoines, et l'or roux du froment. A l'aube, M. Fortier, debout dans la cour, parmi les domestiques et les attelages, disait quelquefois:

– Eh bien! enfants, une forte journée devant nous! Si l'héritage est tout labouré ce soir, je paye une tournée de vin rouge!.. Qui va me rentrer mes foins avant l'orage?.. Qui portera le plus de sacs au grenier?.. Qui est assez brave pour monter à la fine pointe du châtaignier et gauler les châtaignes?

En pareil cas, Gilbert était le premier à partir, à revenir, à se proposer, l'un des plus adroits et des plus résistants. Le blondin était devenu un grand jeune homme blond, grave, un peu distrait de regard à l'habitude, mais dont les yeux s'éveillaient dès que l'émotion, une plaisanterie, un défi, un ordre, rapprochait les sourcils et relevait aux deux coins la lèvre toute dorée par la barbe nouvelle. Quand il se couchait le soir, sur la paille, dans «sa bauge», dans l'ancien coffre de carriole placé à gauche de la porte de l'étable, il ne rêvassait guère. La fatigue l'empêchait de causer avec le compagnon plus âgé qui couchait de l'autre côté de l'entrée; elle le terrassait, et ni le bruit des chaînes, que les vaches tiraient ou laissaient retomber sur les planches des auges, ni leurs meuglements, ni les coups de pied des chevaux dans l'écurie voisine, ne rompaient le sommeil de ce jeune gars de la Vigie. Il était sobre, un peu par économie, un peu parce qu'il avait de l'ambition, et qu'on remarque vite, dans les villages, les hommes que le vin ne fait jamais déraisonner. Faute d'occasion, et grâce aussi au dur métier qu'il faisait, il était chaste. Il grandissait, en somme, à peu près droit, sans que personne pût dire: «C'est par moi qu'il est meilleur que d'autres.»

Jusqu'à l'époque de sa majorité, Gilbert salua souvent le curé de Fonteneilles, mais il ne le vit qu'une seule fois monter à la Vigie et parler aux hommes rassemblés. Ce fut pendant la guerre. L'abbé apportait aux habitants de la ferme la lettre d'un ancien domestique, mobilisé de la Nièvre, qui écrivait, en quelques lignes, des nouvelles tristes. Il arrivait à la ferme un des soirs de ce dur hiver où les soleils couchants avaient tant de rouge que les mères en prenaient peur, et il rencontra, dans le petit chemin qui conduit de la route au domaine, Gilbert Cloquet, qui ramenait le harnais de labour.

– Eh! te voilà, Gilbert, ça va bien, à ce que je vois? Comme tu es grand! Dommage qu'on te rencontre si rarement à Fonteneilles!

Si le curé avait ajouté: «Viens donc causer avec moi? Je suis un ami, je t'assure, et toi tu es une âme, un cher enfant qui m'est confié, et qui n'aura bientôt plus de religion que la semence de son baptême: viens me voir!» peut-être le jeune homme serait-il allé au presbytère de Fonteneilles. Gilbert ne descendait guère au village, et quand il y faisait une apparition, c'était au cabaret, pour y boire un seul verre, avec les camarades, ou, quelquefois, les jours d'«apport» qui sont les fêtes du pays, dans les salles de danse ou sur les parquets dressés devant les maisons, et où les filles de Fonteneilles, de Bazolles, de Vitry-Laché venaient danser.

On aurait aisément compté, de même, les circonstances où il s'était trouvé en présence des gros propriétaires de la région. Une fois, étant tout jeune encore, il avait été livrer une taure au château de la Vaucreuse. La date, il se la rappelait bien: un 3 mai, jour de l'Invention de la Sainte-Croix. Madame Fortier, sitôt la soupe du matin mangée, avait fait venir le nouveau bouvier. «Tu vas partir pour la Vaucreuse, Gilbert. Passe donc, en descendant, par la chaume des Troches; façonne-moi une douzaine de croisettes, bien solides, dont une plus belle pour la chenevière, et tu me les rapporteras au retour. Pendant que tu les feras bénir, tu trouveras bien un gamin pour garder la taure. Mais ne te fie pas à tout le monde. – Il n'y a pas de danger, madame Fortier,» avait répondu le bouvier. Et il était parti, vêtu de sa meilleure blouse, conduisant la taure blanche, et frottant avec une pierre, pour l'aiguiser, la lame de son couteau. Dans «la chaume», il avait cueilli douze brins de noisetier, – le noisetier est sacré, depuis qu'il servit de bâton à saint Joseph en voyage, – il avait fait onze croix petites, et une grande qui portait encore un plumet de feuilles au sommet. Et il était entré dans l'église, comme avait dit madame Fortier, puis, tenant ses croisettes bénites par le curé, attachées en faisceau et légères sur l'épaule, il avait continué la route vers la vallée de l'Aron où le château de la Vaucreuse se voit de loin, tout blanc parmi les prés. La châtelaine n'était jamais absente quand on avait besoin de lui parler. C'était la vieille madame Jacquemin, marchant doux, parlant doux, et plus volontaire que dix hommes ensemble. Quand Gilbert longea les murs des étables, avant même qu'il l'eût vue venir, elle était là, examinant la bête qu'on lui livrait et la figure du bouvier. Quand elle eut bien regardé et palpé la taure, immobile dans la cour pavée, en vue du château, elle leva sa petite tête de chef, gloussa un moment, ce qui était sa façon de rire et dit:

– Mais, te voilà fleuri comme un genêt, Gilbert Cloquet! Seize ans! C'est l'âge où vous commencez à être des petits hommes, c'est-à-dire pas grand'chose de bon. Heureusement tu ressembles à ta mère, toi, mon garçon. Tâche de lui ressembler complètement, car c'est une honnête créature, bien près de Dieu, travailleuse et délicate pour tous ceux qui ne le sont pas.

Elle avait ensuite tapé sur la croupe de la taure:

– Mène-la à l'étable, à présent. Au revoir! Gilbert était resté sans répondre, car les paroles lui remuaient trop le cœur, et il regardait s'en aller la dame fluette, tout en noir, et qui avait la figure aussi nette et aussi blanche qu'un osselet.

A quelques années de là, – il allait prendre ses vingt ans, – s'étant rendu à la grande foire du 11 novembre à Saint-Saulge, la foire aux veaux, celle dont les marchands de bestiaux ont coutume de dire: «Il n'y a en France qu'une Saint-Martin», il avait rencontré, au détour d'une rue, le marquis de Meximieu qui arrivait en voiture. Le marquis, alors lieutenant de dragons, élégant, taille fine, épaules d'athlète, lui avait jeté les guides et dit, avec ce sourire qui ajoute tant aux paroles, et qu'ils ont tous chez les Meximieu:

– Garde ma jument, Gilbert, veux-tu? Je n'ai confiance qu'en des hommes comme toi, qui sont de chez nous. Je te retrouverai en face de l'hôtel Touchevier.

En face de l'hôtel Touchevier, près de la vieille église gothique tout incrustée de boutiques borgnes, Gilbert avait attendu, tenant la bride de la jument. Et après une heure, «Monsieur Philippe», comme on disait à Fonteneilles, était revenu et avait donné cent sous au gars de la Vigie, cent sous avec une poignée de main et un regard de bonne humeur qui valaient bien cent autres sous. Malheureusement, le marquis n'habitait pas le pays, et ne s'occupait que de toucher les fermages et le prix des coupes de bois: il était officier, en garnison, loin, très loin.

Et ç'avait été toute la part que Gilbert avait prise à la vie des «autorités» de la paroisse, et toute la lumière directe qui lui permettait de les juger. Heureusement pour lui, il n'avait pas eu le temps de lire, car n'ayant aucun guide, ni aucun moyen de choisir, il aurait eu toute chance de gâter sa raison, qu'il avait saine et point fumeuse.

A cette époque et depuis un an déjà, il était premier domestique de la ferme de M. Honoré Fortier, sous les ordres du bassecourier. Sa moustache blonde et relevée en croc; ses yeux bleus dans lesquels il n'y avait point de peur, ni des hommes, ni des choses; son visage aux joues plates et rousselées comme un pampre mûr; sa haute taille; sa jeunesse peu causante, qui s'exprimait en force, dans la hardiesse de la marche, dans le port de la tête bien droite sur les épaules, dans le geste sûr des deux mains saisissant les bras de la charrue, ou levant, à bout de fourche, une double gerbe de blé comme un paquet de jonc creux, sa gaieté calme, quand, au repos, il observait l'herbe drue dans les héritages de la Vigie; sa réputation de garçon rangé, bien payé, et qui avait su faire de grosses économies; son habileté de braconnier, peu soucieux des gardes et qui offrait un lièvre aux plus jolies danseuses, au lendemain des apports; tout cet ensemble d'énergie, de santé et de succès plaisait aux filles de Fonteneilles et des villages voisins.

Plus d'une déjà l'avait laissé voir, et souvent, quand il s'en allait, à la brune, le corps penché en avant, les pieds raidis par le charruage, suivant le harnais qui rentrait et longeait les «traces»: «Bonsoir, disaient-elles, monsieur Gilbert! Viendrez-vous dimanche à Fonteneilles? – Ça dépend», disait-il. De quoi? Il ne le disait pas. Et par-dessus les épines, les coiffes blanches suivaient le harnais qui s'en allait, le gars songeant comme ses bœufs.

Gilbert, quand les hommes causaient autour de lui, continuait de se taire, à moins que la conversation ne portât sur les choses du métier, car on le voyait alors âpre et bien parlant. Mais ce qu'il entendait dire de la religion, de la morale, ou des riches, ou de la politique, le gênait dans son honnêteté ignorante. Il abandonnait peu à peu des habitudes ou des idées qu'il avait eues, sans éclat, et sans se vanter comme d'autres du changement, car il n'était pas sûr de bien faire en changeant de la sorte. Sa bonne foi était grande. Il cédait à de petites raisons et à l'universel entraînement, parce que son esprit n'avait que peu d'amour, et que sa force était sans direction. C'est ainsi qu'il avait d'abord espacé ses visites, puis tout à fait quitté son ancienne coutume de descendre à Fonteneilles le dimanche matin, pour la messe. La petite mère Cloquet, debout sur la haute marche de l'escalier de l'église, tournée vers la place, attendait vainement, chaque dimanche, jusqu'au dernier son mourant de la cloche. Elle priait, elle vieillissait, et Dieu sans doute pourvoirait. Gilbert ne craignait pas les gardes-chasse, mais il redoutait tout l'appareil de l'État inconnu, invisible, présent par les affiches, la conscription, les gendarmes, le percepteur qui s'arrêtait une fois par mois à l'auberge de Fonteneilles, et par les nouvelles qui venaient jusqu'à la Vigie. Les journaux, achetés irrégulièrement, les jours de foire, ou à des colporteurs, ou au bureau de tabac, étaient lus d'abord par M. Fortier, par madame Fortier, par la servante, puis par le ménage des bassecouriers auxquels on les passait; enfin, réduits à l'état de chiffons et les lettres toutes estompées par le frottement des mains, des tables, ils étaient emportés, le soir, dans les bauges, et lus à la lueur des lanternes rondes, par les domestiques, qui lisaient surtout le feuilleton, à cause des histoires de femmes, et les faits divers de la région. Le reste n'était que parcouru, et il n'en demeurait, dans l'esprit des hommes, qu'une espèce de brume ardente, un sentiment de mécompte, et l'envie du changement. Une seule notion subsistait dans l'esprit anémié de Gilbert: l'idée de justice. Il ne l'étendait qu'au monde bien borné que ses yeux pouvaient voir; mais, dans ses relations d'homme à homme, dans sa conduite quotidienne, et dans sa manière de juger les autres, il montrait une sorte de passion pour elle. Plusieurs morts de sa race l'avaient sans doute aimée: il l'avait dans le sang, cette soif de l'équité qui s'exaltait parfois jusqu'à la révolte. S'il voyait un de ses camarades faire un mauvais labour, il devenait rouge de colère, et remettait lui-même les bœufs dans le sillon. S'il entendait les journaliers de la Vigie, ou les hommes de Fonteneilles, tous bûcherons aux mois d'hiver, se vanter d'avoir triché dans le façonnage du bois, – les fraudes étaient nombreuses, mauvais empilage de la moulée, baliveaux réservés dont l'ouvrier efface la marque rouge, bois qu'on n'«énote» pas, cordes bourrées d'éclats de bois, bottes d'écorces garnies à l'intérieur de pelures d'arbres coupées à la serpe; – il disait tout haut: «Celui qui a fait cela est un mauvais ouvrier.» Et ni les ricanements, ni les grognements, ni les injures ne le faisaient se déjuger. Quant aux menaces, il ne les entendait jamais, tant elles étaient dites à voix basse, car il avait des poings dont on avait peur, et une manière de regarder en face qui promettait une suite à toute provocation.

Cette humeur rude et combattive le mit aux prises, plus d'une fois, avec le patron, qui commandait brièvement et n'admettait pas de discussion. Les domestiques plus jeunes que lui, dans ces occasions, ne manquaient pas d'insinuer: «Pars donc, Gilbert, fais régler ton compte et va-t'en!» Et trois fois au moins il avait dit: «Je partirai.» Mais, à chaque fois, l'amour obscur et profond qu'il avait pour la Vigie, et aussi la pensée que ce maître autoritaire était juste habituellement, l'avaient fait rester. M. Honoré Fortier, s'il ne l'exprimait pas, prouvait cependant, en toute occasion, la confiance qu'il avait dans l'expérience et dans la probité de son premier domestique. Quand il devait expédier des bœufs à Paris, il les faisait accompagner par le toucheur bien connu dans la contrée, le père Toutpetit qui, deux fois par semaine, de juin à fin novembre, conduisait à la Villette des wagons de bestiaux, et rapportait le prix aux éleveurs dans de petits sacs de toile cachetés avec de la cire rouge. Mais, quand l'acheteur demandait la livraison sur un autre point de la France, et qu'on n'avait pas de toucheur disponible, M. Fortier disait, sachant qu'il plaisait à Gilbert: «J'ai quelqu'un.» Et Gilbert Cloquet fit le voyage de Lyon deux fois, celui de Belfort, celui de Nancy et d'autres encore. Le jeune homme acquérait ainsi plus d'initiative que ses compagnons, plus d'autorité, et quelque notion de la variété du monde.

A vingt-quatre ans, – comme fils de veuve, il avait été dispensé du service militaire, – Gilbert passait déjà pour un homme riche. Touchant de gros gages, cinq cents francs depuis l'âge de dix-sept ans, ne dépensant rien, ayant hérité, en outre, d'une petite somme, à la mort d'un oncle, ancien domestique de ferme et journalier à Crux-la-Ville, il avait le droit de choisir parmi les meilleures filles du pays. L'étonnement fut grand, lorsqu'on apprit que Gilbert «causait» avec la fille d'un petit boutiquier de Fonteneilles, marchand de sucre d'orge et de quincaillerie, de drap et de vaisselle blanche. Elle n'était pas riche; elle avait pour père un alcoolique; on savait qu'elle avait plus de goût pour la toilette que pour le travail; mais, quand elle avait passé sur la place, le dimanche, habillée comme une dame, les cheveux relevés, les yeux brillants tout cerclés d'ombre et les lèvres ouvertes, laissant voir ses dents blanches, tous les jeunes gens du bourg disaient en riant: «Est-ce toi, Baptiste? Est-ce toi, Jean? Est-ce toi, François?» Un jour, Gilbert, qui ne plaisantait pas souvent et se contentait de rire en mordant ses moustaches blondes, se leva au milieu du cabaret où buvaient trente compagnons, et dit: «C'est moi!» Et aussitôt il traversa la route, et salua la jolie fille. Et on les vit, tous deux, descendre en «causant». La mère Cloquet eut de la peine quand elle apprit que son Gilbert avait choisi «une moindre que lui». Elle essaya de lutter; mais elle était devenue si vieille qu'elle n'avait plus que la force de dire non une fois, pour dire oui ensuite et pleurer en se cachant.

Elle aurait voulu que le mariage eût lieu dans le mois de mai, car elle était dévote à la Vierge. Mais des parents de la fiancée intervinrent: «Les filles qui se marient en mai, disaient-ils, ont trop d'enfants.» Et ce fut au commencement de juin, par une journée éclatante et bonne pour la moisson, que Gilbert Cloquet mena à l'église la belle Adèle Mirette, la fille de l'épicier de Fonteneilles. Tout le village était sur les portes, pour voir ces deux mariés, les plus beaux de l'année, et le cortège qui s'allongeait sur les bosses du chemin montant. On avait mis en tête un couple d'enfants tout petits, qui chassent le mauvais sort et préservent les époux, puis venait le violoneux, puis Gilbert, superbe, donnant le bras à la mère Cloquet qui essayait de rire et n'y réussissait guère. Les pauvres, selon l'usage, avaient disposé, sur le passage des gens de la noce, des chaises couvertes d'un linge blanc et ornées d'un bouquet. Et tout le monde remarqua que la mère Cloquet, la pauvre vieille qui avait tout juste de quoi vivre, déposait une pièce blanche sur chacune des chaises des pauvres. Elle avait, sous son rire forcé, le cœur plein de chagrin.

La mère Cloquet ne put porter longtemps une peine qui s'ajoutait à tant d'autres. Moins de deux mois après le mariage, elle mourut, persuadée que son fils serait malheureux en ménage. Elle se trompait à moitié. La jeune fille coquette fut une femme de bonnes mœurs, et dont on ne parla pas. Elle avait aimé la toilette, comme un moyen surtout de se faire aimer. Son mari n'eût pas supporté les galanteries d'un rival. Peut-être, d'ailleurs, fut-ce par esprit de précaution autant que d'économie, qu'ayant à louer un logement, il choisit le hameau du Pas-du-Loup, situé en plein bois, à huit cents mètres du bourg. Il resta domestique à la Vigie, mais il quitta la bauge où, pendant treize ans, il avait dormi dans la paille, et vint habiter la dernière des maisons du hameau, la plus enfoncée dans la forêt, à gauche. Chaque matin, dès l'aube, il partait et montait à la Vigie; à la brune, il descendait. Personne n'aurait pu dire s'il était heureux ou malheureux. On remarqua seulement qu'il rentrait souvent très tard, puis, après un peu de temps, qu'il avait acheté, ou reçu en cadeau, on ne sut jamais lequel, un chien nommé Labri, chien de berger, poil de limaille, yeux de charbon ardent, qui ne le quittait plus. «C'est à lui qu'il dit ses secrets», murmuraient les voisines.

La vérité, c'est que la Cloquette n'avait rien d'une ménagère. Elle était de santé délicate, et cela lui servit longtemps d'excuse quand la soupe n'était pas prête, quand le mari trouvait la maison en désordre, le linge, le «butin» mal rangé dans l'armoire, et les hardes de travail non réparées après deux ou trois jours. Il l'aimait, de toute la force de sa jeunesse intacte, et elle aussi l'aimait à sa façon, fière de se montrer, le dimanche, près du plus bel homme du pays, d'aller avec lui aux noces, aux apports, aux foires quelquefois, lorsque M. Fortier y envoyait son domestique. Elle avait les goûts de sa petite enfance, qui s'était passée dans une boutique de village, à vendre et à bavarder. Ni l'habitation dans la forêt, ni les travaux de la maison ne lui plaisaient, et les poules de son poulailler n'avaient pas, il s'en fallait, la crête nourrie, la plume luisante et le jabot renflé de celles de la voisine, la Justamonde.

– Que veux-tu, finit-elle par dire à Gilbert qui se plaignait, je n'ai l'esprit à rien, parce que tu n'es jamais là. Encore si tu allais à la journée, comme font presque tous les hommes mariés de ton âge, j'aurais plaisir à travailler avec toi au jardin, les jours de chômage, et à tenir la maison en ordre; mais monsieur Honoré Fortier ne te laisse pas une heure; il te prend même souvent le dimanche, parce qu'il dit qu'il a confiance en toi pour garder la Vigie. Tu crois que c'est drôle pour moi! A quoi te sert-il, ton argent?

Gilbert n'avait pas l'air d'entendre la Cloquette; il remontait à la Vigie, avec son chien aux yeux de braise. Adèle Mirette n'était pas méchante. Elle était ce qu'on l'avait faite: une fille qui ne savait rien de son état. En revanche, elle croyait tous les contes superstitieux des campagnes voisines. Pour toute la fortune de M. le marquis, on ne l'aurait pas vue coudre entre Noël et le premier de l'an, ni contrainte de laver «un jour de bonne Dame», elle qui travaillait souvent le dimanche. Les sorts et les sorciers lui faisaient peur, et, quand elle rencontrait le Grollier, elle lui souriait, en se signant secrètement, pour combattre, de deux manières, le mauvais œil du chemineau.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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