Kitabı oku: «Nord-Sud: Amérique; Angleterre; Corse; Spitzberg»
NORD-SUD
PAYSAGES D'AMÉRIQUE
23 avril.– Promptement, la mer a été mauvaise. Toute la nuit, le vent a poussé contre nous, droit sur l'avant, les longues barres de la houle. J'entendais comme des cloches qui appelaient. Étaient-ce les lames faisant sonner les tôles? Je disais: «Pas tout de suite, cloches de l'office dernier! Vous ne détruirez ni nous, ni cette France magnifique à son premier voyage et que toutes les nations regardent.» Je crois bien que chacun a pensé à la mort, chacun selon son âge, son éducation et l'habitude de son cœur. Non qu'il y eût danger: mais nous nous sommes embarqués au lendemain du désastre du Titanic, et le plus durable écho de ces pauvres appels, il est là, chez nous, qui succédons aux victimes sur la route1.
Cependant, aux flancs du bateau, ce matin, dans la poussière qui vole au-dessus des collines d'eau éventrées, un arc-en-ciel nous suit. Des nuages passent et l'effacent. Il renaît avec le soleil, et je regarde ce petit arc, où vivent et voyagent les couleurs des jardins, dans l'immensité bleue, d'un bleu de métal, bleu terni par le vent. Le chef télégraphiste frappe à la porte de ma cabine. Il me tend une enveloppe que je déchire. Je retire un papier plié en carré, je l'ouvre, je lis d'abord les mots qui sont là pour moi seul, et, avant de remercier, afin de cacher peut-être mon émotion, je continue de lire, je parcours les lignes imprimées en tête de la feuille. Il y a ceci: «Radiotélégramme en provenance de Paris, reçu du poste extra-puissant de Poldhu (Angleterre), le 22 avril 1912, à 11 heures du soir, France étant à 1.000 milles de ce poste.» Je venais d'apprendre, par les deux mots qui suivaient, que tout allait bien dans ma maison de Paris. O merveille! Visite de la pensée maîtresse de sa route! On l'a jetée en l'air, cette pensée; elle a pris son chemin, non le long d'un fil, mais comme elle a voulu, libre à travers les espaces, et, comme elle passait, les antennes du bateau l'ont saisie au vol, et on me l'amène, vivante. Je vois, dans les mains de l'employé, un paquet d'enveloppes grises, pareilles. J'étudie ce travailleur d'un nouveau métier. Il est Anglais, long, mélancolique, de visage creusé, de regard planant. Écouteur d'océan! Il a si bien l'habitude d'écouter, là-haut, près de la passerelle, coiffé du casque et toute l'attention tournée en dedans, qu'il a l'air d'un contemplatif. Je lui demande:
– Vous avez des navires en vue?
– En vue, non, mais dans le voisinage: à moins de cent milles, dans le nord-ouest, un pêcheur qui se rend sur les bancs. Nous causons.
Il «avait», au delà de l'horizon désert, dans le champ d'action de son appareil, un petit vapeur terre-neuvas, et, invisibles l'un pour l'autre, les deux bateaux s'étaient dit leur nom, et ils causaient.
Quelques heures plus tard, je rencontre ce même chef télégraphiste auquel j'avais remis le texte d'une réponse. Avec sa gravité et sa déférence coutumières, il s'approche. Je comprends qu'il a une communication d'ordre professionnel à me faire. Nous nous retirons à l'écart, et nous échangeons ces phrases:
– Monsieur, j'ai préféré, à cause de la distance, ne pas expédier à terre votre radiotélégramme.
– Ah! tant pis!
– Mais je l'ai confié à un bateau qui est derrière nous.
– Et qui le transmettra?
– Qui l'a déjà transmis.
– Comment le savez-vous?
– Monsieur, j'ai entendu le bateau qui relançait vos mots.
Mercredi 24 avril.– Je suis réveillé par la sirène, mais non celle des anciens qui chantait. La nôtre meugle. Nous sommes dans la brume. Il fait chaud et blanc. Je cherche et ne trouve plus la douceur de respirer, la bouche ouverte au vent du matin. Car le vent, dans ces fourrures mouillées, perd sa force et son goût. Je fais tout le tour du navire, par le pont couvert. Quelques passagères, étendues sur leurs fauteuils de toile, enveloppées dans des manteaux et des châles, lèvent la tête, et cherchent à voir si le jour a grandi. Mais le jour n'a pas grandi. Il n'est aucune heure. Une toute jeune femme, malade, énervée par ce crépuscule, et par le meuglement de la sirène, murmure:
– Ce Christophe Colomb! Quel besoin avait-il d'aller découvrir l'Amérique?
Je me penche au-dessus de la mer. Quelle redoutable puissance, cette poussière d'eau à qui le ciel appartient en ce moment! Comme elle pèse! Comme elle nous enserre et comme elle change toute chose! L'énorme voix de la vapeur est prisonnière, elle aussi, elle ne va pas loin, on le devine, elle reste autour du bateau. Je me rappelle des brumes pareilles, sur les côtes de Norvège. Mais des voix nombreuses répondaient à notre appel. Nous étions entre les îles. On apercevait tout à coup, dans les déchirures que les grandes meules de brouillard ont entre elles, des profils d'îles, la cime d'une forêt, le sommet d'une roche plate et un chien courant dessus. Ici, nous sommes dans le désert, ou à peu près; rien ne répond, pas même la petite corne, manœuvrée au pied, d'une goélette de pêche, partie de Perros ou de Saint-Servan. La mer, – l'étroite mer visible, sur qui le brouillard s'appuie et glisse, – n'a plus de crête, ni d'aigrette d'écume; elle est d'un vert pâle, et sans cesse traversée, à toutes les profondeurs, par de longs rubans d'eau jaunâtre, qui vont plus vite que les houles, et qui sont pareilles à des algues fuyant le long du navire, et pareilles à des bêtes. Je suis le manège inquiétant de ces lames-chattes, si longues, si souples. Souvent elles montrent la tête, leurs yeux s'épanouissent, leurs yeux qui sont tout, elles rient et elles plongent aussitôt. Je les ai vues aussi dans les nuits calmes, mais en nombre moins grand. Ce sont les mêmes. L'abîme en est plein. Nul ne peut dessiner la forme de ces yeux, mais leur regard va au cœur, parce qu'il est chargé de vie, et cruel affreusement. Comme tout cela nous guette, nous cherche, nous menace et nous revient après avoir fait un tour dans les grands fonds! Ces formes enlacées montent de l'abîme, éclairent la mer de ce regard qui ne s'est pas trompé, et qui nous a tous vus, et elles s'enfoncent un peu au delà, comme si elles se perdaient dans l'ombre blanche qui arrête tout, la lumière et le son, tout ce qui nous ferait communiquer avec le monde.
Vers neuf heures, je fais une seconde ronde. Toute la mer est dépolie, et l'air aussi, le blanc jaune de la brume, d'où filtrent un peu plus de rayons non brisés. Quand apercevrai-je la première moucheture de soleil? A force de guetter, j'ai vu mon gibier d'or. Ç'a été d'abord à la pointe d'un mât. Vous n'étiez donc pas hautes, brumes qui nous teniez en prison! Peu à peu, l'or du ciel, par des chemins secrets, a glissé dans le brouillard. J'ai vu des sentiers de joie descendre dans le gris. Ah! printemps de la mer, vous aussi, vous avez votre heure. Sur les labours de l'océan mes yeux ont retrouvé le vert des jeunes blés. Et je n'ai plus peur d'apercevoir, devant l'étrave, là, porté sur nous, flottant, perdu, le long corps vêtu de noir et la tête coiffée de blanc d'une goélette bretonne.
Jeudi 25 avril.– Voici la terre d'Amérique. Le beau bateau tout neuf a bien marché. A midi et demi, en avant et à tribord, une terre s'élève au-dessus des eaux limoneuses. Elle est plate et pareille à un banc de sable où des enfants auraient bâti des tours carrées, une ici, l'autre là, toutes sans toit. C'est Long Island. Nous suivons un chenal que des dragues à vapeur ne cessent de dégager, rejetant en dehors la boue de l'Hudson. Une caille, effarée, rasant l'eau, file vers la terre où je suis sûr, maintenant, que toute la moisson est drue et le nid des pies en échafaudage. Au loin déjà, très loin, dans la brume fine, j'aperçois le dessin de la baie de New-York et les bateaux nombreux, qui viennent de toute la terre et vont à toute la terre. Ils sont presque tous dans la demi-lumière, gris sur l'eau jaune; leurs fumées, toutes ensemble, allongées dans le ciel, forment un nuage pas plus gros qu'un trait de crayon. Un rayon de soleil tombe sur une voile petite, qui devient comme un phare. L'étendue magnifique est mesurée par des points colorés. Devant nous la côte grandit. La couleur des rives commence à nous venir, traversant le brouillard; je vois le vert des pentes gazonnées, des bois dont la ramille est encore mal vêtue, des villas en ligne sur les falaises. La France incline enfin pour entrer dans l'Hudson; nous doublons une pointe qui nous cachait la ville, et, à grande distance dans la brume, mais de face, nous voyons New-York. J'avais redouté ce moment. Eh bien! non: je suis séduit; la brume nous favorise. A travers ce voile lumineux, les maisons à vingt et trente étages, coupées ras au sommet, les campaniles, les clochers et les toits ordinaires de la pointe de Brooklyn semblent plus étroitement soudés les uns aux autres; la base est presque cachée; les plans s'effacent; il reste une dentelure irrégulière, une bâtisse très haute, d'une richesse inusitée de mouvement, hérissée de minarets et d'aiguilles, et toute cette industrie a l'air d'une cathédrale maigre et qu'on n'aurait pas faite exprès. Le voile de brume se déchire, et ce ne sont plus que des maisons de rapport, bâties sur le modèle des piles de planches, auxquelles il faut laisser des jours, afin que l'air circule et que le bois ne pourrisse pas. Mais tout le charme ne s'en va pas, parce qu'il y a la couleur variée de ces façades, et leurs diverses lumières. Quelques-unes sont d'un grenat foncé, d'autres jaunes. J'observe à gauche la fusée magnifique d'un toit vert d'eau. La plus haute bâtisse est blanche, d'un blanc de nacre avec campanile rose; elle mène le regard jusqu'aux nuages étendus sur la ville. Nous nous arrêtons, que «la santé» monte à bord. Des journalistes croisent à tribord, sur un remorqueur, attendant l'autorisation d'embarquer sur la France. Le fort qui commande la rade a le pavillon à mi-mât, en signe de deuil, car les journaux, – déjà nous les lisons, – annoncent que plus de deux cents cadavres de passagers du Titanic viennent d'être retrouvés, flottant sur la mer. «La santé» apportait aussi les lettres. Parmi celles que je n'attendais pas, et qui m'émeuvent par leur âme vivante, l'une dit: «Cher monsieur René Bazin, nous avons appris que vous étiez à bord de la France, et cette nouvelle nous a comblées de joie. Nous sommes des religieuses chassées de France par la persécution, nous aimons par devoir notre patrie d'adoption, mais nous ne pouvons oublier l'autre! Tout ce qui nous vient d'elle nous fait l'effet d'un rayon de soleil. Vous nous trouverez peut-être indiscrètes, d'oser vous écrire; cependant, si vous deviniez le plaisir que nous y trouvons, vous nous pardonneriez tout de suite. Nous n'osons pas vous demander de nous faire une petite visite, bien que nous ne soyons qu'à quelques heures de New-York. Acceptez du moins nos souhaits de bienvenue en Amérique… Vos compatriotes et vos bien respectueusement dévouées in Xto.» Hélas! j'ai reçu plusieurs invitations de cette sorte, toutes signées de noms français, en diverses villes des États-Unis ou du Canada. Et je n'ai pas osé compter, de peur d'être trop triste.
Que cette apparition est loin de répondre aux descriptions qu'on m'avait faites des «gratte-ciel», et mon émotion de ressembler à tous les rires que j'ai entendus! J'ai voulu renouveler l'expérience, et étudier, non plus de la mer, mais du milieu de ses rues, le paysage de la grande ville. Avant le coucher du soleil, j'ai ouvert la fenêtre de ma chambre, située au 11e étage de l'hôtel Vanderbilt. Me suis-je trompé? Mais non. Je domine toutes les terrasses de l'autre côté de l'avenue, toutes les maisons qui s'élèvent au delà jusqu'à l'East River. Et je vois une étonnante, une superbe mosaïque décorative. Évidemment, chacun des éléments disparates dont elle est formée peut être discuté. Mais ce champ de couleurs a une beauté grande. Je suis sûr que New-York est affreux sous la pluie. Mais le soleil du soir, celui des rayons plus dorés et des ombres plus longues, peintre, sculpteur et grand costumier du monde, rajeunit les lignes des toitures, les arêtes des balustrades et des cheminées, et met en magnificence tout ce qui a un éclat, toute pierre et toute poussière. Les premiers plans, jusqu'au bras de mer qui coupe en deux le paysage, ont une violence de ton méridionale. Le grenat des briques et des enduits domine. Au delà de l'immense berge bâtie que j'aperçois de ma fenêtre, l'East River flambe d'un feu gris d'argent; elle est large, moirée, couturée de rides brillantes par le passage des bateaux de toute espèce. Au delà encore, la plaine bâtie s'enfonce dans d'incroyables douceurs de mauve et d'or. Deux ponts géants limitent à droite et à gauche ce vaste fragment de New-York qui appartient à nos yeux. Et tout cela n'est pas remarquable par le dessin. Il y a peu de formes belles, mais il y a une beauté singulière de couleur, dans ces zones successives de lumière, éclatantes d'abord, et peu à peu atténuées par les brumes du couchant.
La nuit est venue. Un autre décor succède à celui du jour. Toutes les rues, des milliers de rues que je ne soupçonnais pas, divisent en se croisant le double espace des ombres d'avant la rivière et des ombres d'après. Ni la tristesse, ni avec elle la grande paix des ténèbres n'ont pu s'emparer de la ville. La joie des grands feux de bois, l'étincelle, est partout. Les deux ponts mirent leurs puissantes lanternes dans les eaux, sur lesquelles mille fanaux de barques et de navires tremblent et s'avancent. A l'extrême horizon, sur la terre, dans la nuit, je découvre des lueurs minuscules qui sont des groupes de lampes électriques, comme dans le ciel des étoiles toutes menues. Et le nombre est si prodigieux de ces lumières, l'illumination est si puissante que le grand voile, toujours flottant sur les villes, est clair au-dessus de l'East River, clair au-dessus des quartiers qui sont au delà, mais non d'une seule teinte, comme est la vapeur rouge au-dessus de notre Paris. Par endroits, en beaucoup de ces avenues, de ces rues et de ces carrefours étendus devant moi, les lampes sont bleues, ou orangées, ou d'un or très pâle, et je ne puis dire la douceur de ces îlots d'une clarté de jour, d'une clarté matinale, dans la nappe couleur de nacre étendue entre la ville et la nuit.
Mais que d'hommes doivent souffrir et mourir pour que New-York soit ainsi parée!
Washington, 29 avril.– Un de ces hommes qui excellent à tout mettre en formules, et qui se donnent à bon compte une réputation d'originalité, m'avait dit: «Ils gâchent tout, la campagne d'abord; elle est cultivée quelquefois.» J'allais avoir l'occasion de juger ce jugement. Nous partions, hier, de New-York pour Washington, où la Délégation doit être reçue par le Président. Le pays est d'abord marécageux. La ligne des rails passe au milieu de bois inondés, futaies abandonnées, où la gelée et le vent bûcheronnent seuls, cassant par la moitié des baliveaux de chêne qui tendent leur perchoir mort aux aigles de passage. Beaucoup de bouleaux, signes d'un sol médiocre, quelques hêtres, et des pâturages sauvages, où les plantes à larges feuilles, les roseaux et des buissons crépus font des îles nombreuses et d'un sombre vert parmi l'herbe nouvelle. Le vent était brutal, le vent de fin d'hiver qui secoue et déroule les bourgeons. Çà et là, des essais, non pas de culture, mais de villégiature: deux, quatre, dix villas posées dans une clairière sèche, et qui ne diminuaient point l'impression de solitude, et n'éveillaient pas même dans l'esprit le désir prompt à s'échapper, prompt à revenir: «Si j'habitais ici!» Non, pas même un dimanche. J'étais las de regarder ces étendues sans mouvement, qui n'ont ni passé, ni avenir, semble-t-il, et qui ne sont que des déserts, et des filtres pour l'air et pour l'eau. Mais, à une heure environ de New-York, voici que la terre se met à onduler, d'un beau mouvement de houle atlantique, régulier et large d'épaule. Les forêts s'éloignent jusqu'à ressembler à de l'herbe au sommet des dernières collines. Partout des pentes labourées, des froments jeunes, des avoines, champs que rien ne sépare l'un de l'autre, ni haie, ni barricade, et que dessinent seulement la couleur et l'humeur des épis. Au milieu, bien situées, de grandes maisons de ferme, bâties en planches, peintes en clair, et, tout près, des granges goudronnées comme une coque de navire. Autant qu'il est possible de juger, quand on passe à quatre-vingts kilomètres à l'heure, les paysans ou plus exactement les entrepreneurs de ces vastes cultures sont des gens entendus. Puis la forêt reparaît, le train traverse un pont au-dessus d'une rivière; une ville toute en usines, en fumée, en tapage, enlaidit la rive droite d'un estuaire vaseux. Elle est déjà oubliée. Toutes les fenêtres du wagon reçoivent une lumière plus ardente: à gauche, aussi loin que les yeux peuvent voir, il y a des eaux qui emplissent l'horizon.
Ce n'est pas la mer, et, si je ne le savais pas, je le devinerais aux rides du courant, aux sables qu'il entraîne et aux moires épanouies. Le vent non plus n'est pas marin. Il n'a pas le goût du sel, ni la jeunesse de ce qui n'a pas touché la terre. Mais ces larges eaux ne ressemblent point à celles d'Europe, à celles du moins qui me sont familières. Elles me rappellent seulement les fleuves débordés. On ne les voit point dominées par des caps, ou des collines, et les courbes des terres qui limitent leur cours, et les pointes de forêts qui s'y enfoncent, n'étant point d'un sol élevé au-dessus des eaux, semblent nager sur elles, et y mirer leurs arbres sans racine et sans herbe à leurs pieds. Ces grands fleuves enflés de lacs sont répandus encore sur des terres qu'ils abandonneront un jour, ils vivent leur période d'inondation permanente. Si vite que passe le train, j'ai le temps d'éprouver l'impression de solitude magnifique de celui qui s'avancerait ici, dans un canot, dans la pleine lumière. Aucun bateau visible. Ces eaux inhabitées, immenses, venues à travers toutes les Amériques, les terres à blé et les bois, font des clairières de soleil, et les nuages au-dessus luisent. Déjà la terre monotone des fermes, des bois, des herbages, a repris sa course aux deux vitres du wagon.
Cette impression des eaux jaunes, prodigieuses, à la mesure de ces continents nouveaux, je l'ai éprouvée ce matin comme hier. A onze heures, la «Délégation Champlain» était réunie sur le quai du Potomac. Nous avions avec nous le ministre de la Guerre, le chef de l'État-major général de l'armée américaine, l'ambassadeur de France, plusieurs autres personnages officiels. Un piquet de soldats rendait les honneurs; dix-neuf coups de canon saluaient les couleurs françaises que venait de hisser la canonnière Dolfin, et la musique du bord jouait la Marseillaise. Nous allions visiter Mount-Vernon, l'ancienne demeure de Washington. En peu de temps nous perdons de vue les quelques usines à haute cheminée que cette ville des avenues, des jardins et des parcs a laissé bâtir sur la rive du fleuve, et nous nous avançons, toutes les fumées et les maisons étant restées en arrière, au milieu de ces grands espaces d'eau qui, n'ayant pas de montagnes pour les contenir, n'ont pas d'ombre sur eux et ne reflètent que du ciel. Le Dolfin suit un chenal à distance à peu près égale des deux rives. Celle de droite est relevée en talus. Tout est boisé, cette pente, l'autre bord qui est plat, les anses qui s'ouvrent et éclatent tout à coup, comme des bulles de lumière, et les petits caps de lagunes, très lointains, qui n'ont point de relief, et qui portent sans se montrer, aussi avant qu'ils peuvent dans le courant, la découpure nette d'une ligne d'arbres. Lorsque nous nous approchons un peu plus des rives, les différentes et jeunes frondaisons apparaissent, et, parmi elles, des fleurs blanches. Je crois d'abord que ce sont des aubépines. J'ai vu de si beaux aubépins, à Regent's park, et qui feraient, dans une futaie, des taches pareilles à celles-ci. Mais non, pas pareilles, car l'aubépine est un buisson, un fouillis de bouquets d'étoiles, et fleuri jusqu'en dedans: ce que j'aperçois, sous les futaies, parmi les hampes jeunes, les baliveaux et les végétations protégées, c'est un arbuste dont les branches en éventail, comme celles d'un hêtre, portent de larges fleurs, d'un blanc soyeux, un arbre qui a ses fleurs avant ses feuilles, ce qui est une permission donnée à quelques-uns, pour notre joie. Je demande à une Américaine. «Nous l'appelons dogwood», me dit-elle. Et je crois voir que les dogwoods se multiplient, à mesure que nous avançons vers Mount-Vernon. Ils blanchissent l'ombre bleue, quand la futaie se creuse, s'enfonce dans une faille, et fait un pli comme un livre entr'ouvert. Des mains se tendent vers cette pente forestière interrompue, fuyante, et désignent un point blanc, tout en haut. La canonnière ralentit sa marche, des fusiliers de marine, en armes, se rangent sur le pont, face à la terre. Les conversations cessent. Nous allons passer devant le tombeau de Washington, qui est là-bas, entre les arbres du parc. L'officier qui commande le piquet d'honneur tient son sabre levé. Tous les invités du Président et les marins de l'équipage sont debout et découverts. La musique, à l'avant du bateau, joue l'hymne américain. A peine la dernière phrase musicale a-t-elle commencé de courir sur les eaux, qu'un clairon, du milieu du bateau, derrière le piquet des fusiliers, salue à son tour le héros. Il l'appelle. Il jette aux collines d'en face, par deux fois, une plainte déchirante, et ces notes prolongées, d'une tristesse inattendue, m'émeuvent. J'admire ce peuple où se fait passionnément, en toute occasion, l'éducation du patriotisme. Je sais qu'il a une marine redoutable, dont les équipages, autrefois très mêlés d'étrangers, sont aujourd'hui presque entièrement américains. Je pense que ce salut au fondateur des États-Unis, il n'y a pas un grand ou un petit bateau passant en vue de Mount-Vernon, qui ne l'adresse à sa manière, chacun ayant à bord une sirène, un sifflet, un drapeau étoilé, ou un marin levant son bonnet. C'est une chose émouvante de voir grandir un pays. Et nous qui avons tant d'ancêtres, tant de héros tombés pour la patrie! Chaque colline et chaque plaine de France abrite un mort glorieux ou plusieurs inconnus qui ont peiné et mérité. Nous pourrions aller tête nue par nos chemins, et le clairon pourrait tourner dans tous les sens son pavillon. Tant d'amour qui servirait encore! Passé précieux et gaspillé! L'Amérique ne laisse pas perdre une parcelle du sien.
Nous descendons dans des canots automobiles qui nous mènent à terre. Les groupes s'engagent dans les allées d'un parc en pente rapide, les unes décrivant des lacets à travers les bouquets d'arbres, et la plus grande, carrossable, montant presque droit, avec sa large banquette de briques posées sur champ. J'imagine les attelages et les lourdes berlines du seigneur qui habitait là-haut. A présent, cette avenue ne connaît plus le poids des roues, à moins que ce ne soit d'une charrette de feuilles mortes ou de foin; le tombeau du maître est à mi-colline, chapelle rouge dans la verdure; il ne vient plus que des visiteurs, par la voie du fleuve, et la maison est à jamais inhabitée. La maison, longue, plate et blanche, posée à la crête du plateau, regarde, par-dessus les pelouses, tout un pays, les eaux coudées du Potomac, et les forêts qu'en s'écartant elles enveloppent et limitent de leur lumière. En arrière, elle a son accompagnement obligé de dépendances et de communs, son village, ainsi qu'on peut le voir, aujourd'hui encore, dans les domaines seigneuriaux d'Angleterre, cuisines, maisons du jardinier, boulangerie, et dix autres pavillons, y compris celui qui servait à fumer les jambons. Devant la demeure du jardinier, – quel poste enviable! – des bordures de buis d'une authenticité certaine, des buis taillés en murets, en corbeilles, en pétales de lis, des buis dont on aperçoit la membrure tordue et dégarnie à moitié, vestiges encore somptueux, abritent des fleurs dont un curé de village ne voudrait plus, primevères, oreilles d'ours et pensées. Je n'ai pas vu le jardinier. Il n'est pas fonctionnaire. Il dépend de la «Mount-Vernon ladies association», qui conserve à l'admiration de l'Amérique le domaine du grand homme; et je le crois assuré de ne point déplaire, s'il remplit bien son rôle de retardeur de la mort et de défenseur des bosquets. Quels beaux moments il doit connaître! Lorsque la nuit d'été va commencer, – tous les visiteurs partis, et le petit pavillon d'accostage n'étant visé par aucune proue, – quelle splendeur pour lui! La ville, au loin, mijote dans la chaleur humide de l'été. Les habitants riches ont tous quitté la capitale politique; les mouches à feu traversent les avenues. Le jardinier de Mount-Vernon, debout au-dessus d'une contrée assoupie, regarde d'en haut les bateaux qui passent, et le premier souffle de vent est pour lui, que la brise se lève du fleuve, ou de l'océan invisible, ou des forêts qui l'ont gardée fraîche tout le jour, parmi les mousses, et capable seulement d'un vol court.
Washington, après une soirée.– Parmi les gloires américaines, il faut célébrer l'œillet rose et la rose qui a nom, équitablement, «american beauty». Ce sont des fleurs de grande santé, d'une richesse de ton qui ne heurte pas et ne fatigue pas; elles ont le parfum non pas subtil, mais d'une fraîcheur vive et durable; elles coûtent cher; elles meurent à profusion sur les tables et dans les salons; on m'a dit qu'elles vivaient en serre, – du moins les premières de la saison, – et si j'en préfère d'autres, je ne veux pas le savoir, mais elles ont le droit d'être aimées.
A la fin d'un de ces dîners d'apparat qui ont groupé, chaque soir, les membres de la délégation Champlain, j'ai posé cette question à mes voisins américains:
– Ne pensez-vous pas que l'Amérique, qui a eu un bel éveil littéraire, avec Longfellow, Edgar Poe, Thoreau, Hawthorn, aura un jour sa grande période de littérature et d'art?
Un citoyen considérable des États-Unis a répondu fermement:
– Non.
– Parce que?
– Nous ne faisons rien pour cela. Nous ne le désirons pas.
– Les Barbares ont dû dire comme vous.
– Pas tout à fait. Ils brisaient les œuvres d'art: nous les achetons.
– Comment pouvez-vous admettre que votre patrie pourra manquer, toujours, de génies créateurs? Vous acceptez qu'elle n'ait qu'une civilisation moindre? Toute matérielle?
– Oui, surtout matérielle, nos profits nous permettant de jouir, comme d'un luxe, des arts qui n'auront pas fleuri chez nous. Nous buvons votre champagne: c'est la même chose. J'accepte très bien l'idée d'une Amérique tributaire de quelques nations anciennes, pour les jeux de l'esprit.
– Ce que vous appelez jeu, c'est la vie même. Je vais vous dire le rêve que j'ai fait. Je suis, pour vous, plus ambitieux que vous.
Ma voisine, Américaine, écoutait de ses deux yeux où il y avait une mine d'or et une forêt mêlées, tandis que mon interlocuteur, comme un taureau qui va charger, baissant un peu sa face carrée, coiffée d'une lamelle de cheveux noirs, fixait sur moi des prunelles non habituées aux nuances, et qui ne cessaient de dire: «Non, non, non.»
– Pourquoi pas? Vous dites que l'éducation, l'exemple, la lecture des journaux, le besoin de luxe, développent jusqu'à la folie l'ambition de la richesse, et que toute la puissance des esprits américains est captée par les affaires. Vous faites de l'hyperbole, tout simplement, comme les poètes. Vous oubliez de quels éléments votre peuple est fabriqué. C'est un alliage où il entre de tout. Il n'est pas possible que, de tant de races qui se rencontrent ici, et se fondent, quelques hommes ne naissent pas, doués du génie qui fait les grands poètes ou les grands peintres. Je suppose qu'ils naissent. Que leur faut-il pour devenir illustres? L'admiration? Ils auront celle des femmes américaines qui ont cent fois plus de culture que leurs maris. Elles proclameront que ce livre est très beau et que ce panneau décoratif est une merveille. Elles y mettront la passion de la découverte, et la ténacité de l'amour-propre. Et les hommes ne tarderont pas à les croire, et à répéter: «Nous avons de grands artistes», non parce qu'ils goûteront le livre ou la peinture, mais par patriotisme, et parce que les Américaines l'auront dit. Alors, le monde sera averti et sommé de ne pas marchander son admiration à l'Amérique pensante, versifiante, romanisante, à l'Amérique décoratrice ou musicienne. Vous élèverez un palais à l'art américain; vous ferez faire, en or, la statue de vos poètes vivants, et vous mettrez un droit ad valorem, prohibitif, sur tout exemplaire importé d'Homère, de Dante, de Racine ou de Shakespeare. Vous pouvez rire de mon rêve. Il est pour le bel honneur de l'Amérique.
Ma voisine approuvait, et disait:
– Oui, les femmes inventeront les génies.
L'homme politique riposta, rudement:
– Qu'elles les fassent donc: c'est beaucoup mieux leur rôle.
Une grande dame, anglaise, resta droite, et dit:
– Parce qu'ils commencent, ils s'imaginent que les autres finissent. La vérité est qu'ils commencent, et que les autres ne finissent pas.
Je me souvenais de ce fragment de conversation, en recevant, à l'hôtel, et au moment où j'allais quitter Washington, la visite d'un Français. C'était un religieux, jeune encore, et que j'avais connu en France. Nous avions, à nous retrouver, cette joie et cette peine qu'on imaginera. La joie cependant dominait. Nous ne pouvions nous faire qu'un petit nombre de questions, car le temps pressait. Les premières furent: «Vous souvenez-vous?» La seconde: «Parlez-moi de la France.» Et, en finissant, mon ami me racontait sa vie en exil. Il professe à l'Université catholique de Washington. Je demandai:
– Vos étudiants ont-ils le goût de la philosophie et de la théologie?
– Remarquablement, me répondit-il. J'avais été l'objet de grandes commisérations, le jour où l'on avait appris que je devais enseigner en Amérique. «Les Américains, me disait-on, ne vous suivront pas; ils ne sont pas doués pour d'autres sciences que les mécaniques et les mathématiques.» Or, cela n'est pas vrai. Vous pouvez le dire hardiment. L'esprit philosophique est répandu en Amérique; je suis frappé du progrès rapide, de l'aptitude, de la vigueur et de la bonne volonté intellectuelle que je rencontre parmi mes auditeurs. Vous ne sauriez croire, au surplus, l'admiration de l'Américain, en général, pour toute intellectualité.