Kitabı oku: «Sans Laisser de Traces», sayfa 2
Chapitre 2
— Elle a souffert un peu plus chaque jour, dit Sam Flores en faisait apparaître une image terrifiante sur l’écran qui surmontait la table de conférence. Avant de l’achever.
Bill avait vu juste. Il ne s’en réjouissait pas.
Le Bureau avait envoyé le corps à l’Unité d’Analyse Comportementale de Quantico. La police scientifique avait pris des photos et le labo avait lancé une série de tests. Flores, un technicien de laboratoire aux lunettes cerclées de fil noir, faisait défiler les images sinistres. L’écran géant paraissait menaçant au bout de la salle de conférence plongée dans le noir.
— Est-elle morte longtemps avant la découverte du corps ? demanda Bill.
— Non, répondit-il. Peut-être la veille au soir.
Spelbren était assis à côté de Bill. Ils avaient pris le même vol pour revenir de Yarnell. L’agent spécial Brent Meredith, le chef d’équipe, se tenait au bout de la table. Sa carrure large, ses traits noirs et anguleux, son visage impassible faisaient de lui une présence intimidante. Non pas que Bill était impressionné, loin de là. Au contraire, Bill aimait à penser qu’ils avaient beaucoup en commun. Tous deux étaient des vétérans expérimentés. Ils avaient tout vu.
Flores fit défiler une série de photos en gros plan des blessures sur le corps de la victime.
— Les blessures à gauche ont été infligées rapidement, dit-il. Celles de droite sont plus récentes. Certaines lui ont été infligées quelques heures, voire quelques minutes avant la mort. Il lui a cassé le bras, c’est la dernière chose qu’il lui a fait alors qu’elle était encore en vie.
— On dirait plutôt l’œuvre d’une seule personne, observa Meredith. Vu la violence des faits, probablement un homme. Quoi d’autre ?
— Ses cheveux étaient en train de repousser. On lui a probablement rasé la tête deux jours avant sa mort, poursuivit Flores. La perruque est composée de plusieurs morceaux cousus ensemble, tous de mauvaise facture. Les lentilles de couleurs ont sans doute été commandées sur Internet. Autre chose…, dit-il en les regardant l’un après l’autre d’un air hésitant. Il l’a recouverte de Vaseline.
Bill sentit la tension dans la pièce s’épaissir.
— De Vaseline ? répéta-il.
Flores hocha la tête.
— Pourquoi ? demanda Spelbren.
Flores haussa les épaules.
— Ça, c’est votre boulot, répondit-il.
Bill pensa aux deux touristes qu’il avait interrogés la veille. Ils n’avaient été d’aucune aide, partagés entre une curiosité morbide et un profond sentiment de détresse après leur découverte. Ils étaient pressés de rentrer chez eux, à Arlington, et Bill n’avait vu aucune raison de s’y opposer. Tous les policiers du secteur les avaient interviewés et on les avait prévenus de ne rien dévoiler à la presse.
Meredith poussa un long soupir et posa les mains sur la table.
— Beau travail, Flores, dit-il.
Le technicien eut l’air reconnaissant, et peut-être même un peu surpris. Brent Meredith n’était pas du genre à faire des compliments.
— Maintenant, Jeffreys, dit Meredith en se tournant vers lui. Expliquez-nous en quoi ce crime se rapporte à votre ancienne affaire.
Bill prit une grande inspiration et se renversa sur sa chaise.
— Il y a un peu plus de six mois, commença-t-il, vers le seize décembre, le corps de Eileen Rogers a été retrouvé sur le terrain d’une ferme près de Daggett. J’ai été envoyé pour mener l’enquête, avec mon partenaire Riley Paige. Il faisait très froid et le corps était gelé. Difficile de savoir combien de temps il était resté là. Nous n’avons jamais pu déterminer l’heure de la mort. Flores, montrez-leur.
Une nouvelle série d’images apparut sur le grand écran, à côté des photos du corps. Les deux victimes se trouvaient côté à côté et Bill resta bouche bée. C’était extraordinaire. Les cadavres étaient dans le même état, leurs blessures presque identiques. Les deux femmes avaient les yeux cousus de la même horrible manière. L’une d’elles était couverte de givre, mais c’était bien la seule différence.
Bill soupira. Ces images lui rappelaient de mauvais souvenirs. Peu importaient les années d’expérience, regarder les victimes lui faisait mal.
— Le corps de Rogers a été découvert assis contre un arbre, poursuivit Bill d’une voix sombre. Pas exactement dans la même position que celui de Mosby Park. Pas de lentilles de contact, ni de Vaseline, mais les autres caractéristiques reviennent. Les cheveux de Rogers sont coupés courts, pas rasés, mais elle porte une perruque raccommodée de façon similaire. Elle a été étranglée à l’aide d’un ruban rose et une fleur artificielle était posée à ses pieds.
Bill s’interrompit. Ce qu’il s’apprêtait à dire le répugnait :
— Paige et moi n’avons pas pu résoudre l’affaire.
Spelbren se tourna vers lui.
— Quel était le problème ? demanda-t-il.
— La question serait plus : qu’est-ce qui n’était pas un problème ? rétorqua Bill, soudain sur la défensive. Nous n’avons trouvé aucune piste. Pas de témoins. La famille de la victime n’avait aucune information utile à nous communiquer. Rogers n’avait pas d’ennemi, pas d’ex-mari, pas de copain jaloux. Personne n’avait la moindre raison de s’attaquer à elle et de la tuer. L’affaire a été classée.
Bill se tut, envahi par de sombres pensées.
— Arrêtez, dit Meredith d’un ton anormalement doux. Ce n’est pas de votre faute. Vous n’auriez pas pu empêcher ce nouveau meurtre.
La compassion de Meredith toucha Bill mais ne l’empêcha pas de se sentir terriblement coupable. Pourquoi n’avait-il pas pu résoudre l’enquête plus tôt ? Et Riley ? Il s’était rarement senti aussi démuni au cours de sa carrière.
Le téléphone de Meredith se mit à vibrer et le chef d’équipe prit l’appel.
Le premier mot qui sortit de sa bouche fut :
— Merde.
Il le répéta plusieurs fois, avant de demander :
— Vous êtes sûr que c’est elle ? La famille a-t-elle reçu une demande de rançon ?
Il se leva et quitta la salle de conférence, abandonnant derrière lui les trois hommes au milieu d’un silence perplexe. Au bout de quelques minutes, il revint. Il semblait avoir pris dix ans de plus.
— Messieurs, nous sommes maintenant en situation de crise, annonça-t-il. La victime d’hier a été identifiée. Elle s’appelle Reba Frye.
Bill eut un hoquet de surprise, comme s’il venait de recevoir un coup de poing dans l’estomac. Il lut également le choc sur le visage de Spelbren. En revanche, Flores eut l’air perdu.
— Je suis censé la connaître ? demanda-t-il.
— Son nom de jeune fille, c’est Newbrough, expliqua Meredith. La fille du sénateur Mitch Newbrough, probablement le prochain gouverneur de Virginie.
Flores poussa un soupir.
— Je n’ai pas entendu dire qu’elle avait disparu, dit Spelbren.
— Cela n’a pas été officiellement signalé, dit Meredith. Son père a déjà été contacté. Et, bien sûr, il pense que les raisons sont politiques, ou personnelles, ou les deux. Il se fiche de savoir que la même chose est arrivée à une autre victime il y a six mois.
Meredith secoua la tête.
— Le sénateur pèse lourd, ajouta-t-il. La presse va s’en mêler. Il va s’en assurer, pour nous mettre le feu aux fesses.
Le cœur de Bill se serra. Il commençait à sentir que cette affaire le dépassait. Il n’aimait pas cette impression.
Un silence grave tomba sur l’assemblée.
Enfin, Bill s’éclaircit la gorge.
— Nous allons avoir besoin d’aide, dit-il.
Meredith se tourna vers lui et Bill croisa son regard dur. Soudain, le visage du chef d’équipe était empreint d’inquiétude et de désapprobation. Il avait sans doute deviné ce qui passait par la tête de Bill.
— Elle n’est pas prête, répondit-il.
Bill soupira.
— Monsieur, elle connaît l’affaire mieux que quiconque. Et je ne connais personne qui soit plus intelligent.
Bill marqua une pause, avant de dire le fond de sa pensée :
— Je ne pense pas que nous pourrons nous passer d’elle.
Meredith frappa son calepin du bout de son stylo plusieurs fois, visiblement mal à l’aise.
— C’est une erreur, dit-il. Si elle craque, ce sera de votre faute.
Il poussa un soupir.
— Appelez-la.
Chapitre 3
L’adolescente qui répondit à son coup de sonnette eut l’air de vouloir refermer la porte en claquant sur le nez de Bill. Cependant, elle tourna les talons sans un mot, en laissant le battant ouvert.
Bill entra dans le vestibule.
— Salut, April, dit-il sans réfléchir.
La fille de Riley, une adolescente dégingandée et maussade de quatorze ans, qui avait hérité des cheveux noirs et des yeux noisette de sa mère, ne répondit pas. Vêtue d’un T-shirt trop grand pour elle, les cheveux en bataille, elle se laissa tomber sur le canapé, préoccupée seulement par son téléphone et ses écouteurs.
Bill resta un instant dans le vestibule, gêné. Quand il avait appelé Riley, elle avait accepté qu’il vienne, mais de mauvaise grâce. Avait-elle changé d’avis ?
Bill balaya du regard la petite maison. Il marcha jusqu’au salon. Tout était en ordre, ce qui était habituel venant de Riley. Cependant, les stores étaient tirés et une pellicule de poussière recouvrait les meubles. Cela, en revanche, ne lui ressemblait pas du tout. Bill aperçut sur l’étagère les couvertures neuves et brillantes des thrillers qu’il lui avait offerts pendant son congé, dans l’espoir qu’elle se change les idées. Aucune reluire ne semblait abîmée.
Le sentiment d’angoisse de Bill ne fit que croître. Ce n’était pas la Riley qu’il connaissait. Meredith avait-il raison ? Avait-elle besoin de plus de vacances ? Bill avait-il le droit de la solliciter avant qu’elle ne soit prête ?
Bill se prépara psychologiquement et s’enfonça plus avant dans la maison plongée dans les ténèbres. Au détour d’un couloir, il trouva Riley, seule dans la cuisine, assise à la table en Formica en robe de chambre et pantoufles, une tasse de café posée entre les coudes. Elle leva les yeux et il vit passer une lueur de gêne dans son regard, comme si elle avait oublié qu’il devait venir. Elle lui adressa vivement un faible sourire et se leva.
Il la prit dans ses bras et elle répondit mollement à son étreinte. Les pieds glissés dans des pantoufles, elle était plus petite que lui. Elle avait minci, beaucoup, et son inquiétude ne fit que croître.
Il s’assit en face d’elle et la détailla du regard. Elle avait les cheveux propres, mais échevelés, et il semblait qu’elle portait ces pantoufles depuis des jours. Son visage était émacié, trop pâle, et surtout plus vieux, bien plus vieux que la dernière fois qu’il l’avait vue, cinq semaines plus tôt. Elle avait l’air d’avoir traversé l’enfer. C’était le cas. Bill tâcha de ne pas penser à ce que leur dernier tueur lui avait fait subir.
Elle évita son regard et tous deux restèrent assis en chiens de faïence au milieu d’un silence tendu. Bill avait été certain de trouver les mots justes, le moment venu, pour lui changer les idées et la motiver. À présent, assis devant elle, il était submergé par la tristesse, sans voix. Il aurait voulu qu’elle se redresse, qu’elle soit plus robuste, qu’elle ressemble un peu plus à ce qu’elle avait été.
Il cacha furtivement par terre l’enveloppe contenant les informations sur l’affaire, à côté de sa chaise. Il n’était même pas sûr de vouloir la lui montrer. Il commençait à penser que tout ceci était une erreur. Il était clair qu’elle avait besoin de plus de temps. En fait, pour la première fois, il n’était pas sûr que sa partenaire reviendrait un jour.
— Café ? demanda-t-elle.
Il sentit sa gêne et secoua la tête. Elle avait l’air si fragile. Quand il lui avait rendu visite à l’hôpital et même quand elle était rentrée chez elle, il avait été terrifié pour elle. Il s’était demandé si elle reviendrait jamais de la douleur et de la terreur qu’elle avait endurées, si elle reviendrait jamais des ténèbres où elle avait été plongée pendant si longtemps. Cela ne lui ressemblait pas. Elle lui avait toujours eu l’air invincible mais, au cours de leur dernière affaire, quelque chose, ce dernier tueur, avait tout changé. Bill pouvait le comprendre : l’homme était certainement le psychopathe le plus tordu qu’il ait jamais rencontré – ce qui n’était pas peu dire.
Alors qu’il étudiait Riley du regard, quelque chose finit par le frapper. Elle faisait son âge. Riley avait quarante ans, comme Bill, mais elle s’était montrée si vive et passionnée par son travail qu’elle lui avait toujours paru plus jeune. Des fils gris se laissaient entrevoir au milieu de ses cheveux noirs. Bien sûr, les cheveux de Bill grisonnaient également…
Riley appela sa fille :
— April !
Pas de réponse. Riley répéta son nom plusieurs fois, plus fort, jusqu’à ce qu’elle répondre.
— Quoi ? demanda April depuis le salon, visiblement irritée.
— À quelle heure tu as classe aujourd’hui ?
— Tu le sais très bien.
— Dis-moi, c’est tout.
— Huit heures trente.
Riley fronça les sourcils, irritée à son tour. Elle croisa le regard de Bill.
— Elle a séché l’anglais. Elle sèche trop de cours. J’essaye de l’aider.
Bill secoua la tête : il ne comprenait que trop bien. Le travail au sein de l’agence prenait beaucoup de place et les membres de la famille étaient les premières victimes collatérales.
— Je suis désolé, dit-il.
Riley haussa les épaules.
— Elle a quatorze ans. Elle me déteste.
— Ce n’est pas bien.
— Je détestais tout le monde quand j’avais quatorze ans, répondit-elle. Pas toi ?
Bill ne répondit pas. Il était difficile d’imaginer Riley si vindicative.
— Attends un peu que tes gamins grandissent, dit Riley. Ils ont quel âge maintenant ? J’oublie tout le temps.
— Huit et dix, répondit Bill avant d’esquisser un sourire. Mais, au train où ça va avec Maggie, je ne sais pas si je les verrai toujours quand ils auront l’age de April.
Riley lui jeta un regard inquiet, la tête inclinée sur le côté. Une expression bien à elle qui avait manqué à Bill.
— Ça va si mal que ça ? demanda-t-elle.
Il détourna les yeux, pour qu’elle change de sujet. Tous deux se turent un long moment.
— Qu’est-ce que tu as caché par terre ? demanda-t-elle.
Bill releva aussitôt la tête et sourit. Même dans cet état, elle ne ratait rien.
— Je ne cache rien, dit Bill en ramassant l’enveloppe et en la posant sur la table. Quelque chose dont j’aimerais te parler.
Riley lui adressa un sourire denté. Bien sûr, elle savait parfaitement ce qui l’amenait chez elle.
— Montre-moi, dit-elle avant de jeter un coup d’œil nerveux en direction de April. Viens, on va dehors. Je ne veux pas qu’elle voie ça.
Riley quitta ses pantoufles et sortit pieds nus dans le jardin, suivie de Bill. Ils s’assirent à la vieille table de pique-nique en bois, qui était là depuis que Riley avait emménagé. Bill embrassa du regard le petit jardin dans lequel se dressait un arbre solitaire. Ils étaient entourés par les bois, à en oublier presque que la ville était si proche.
— Trop isolé, pensa-t-il.
Il n’avait jamais pensé que cette maison convenait à Riley. On aurait dit un petit ranch, délabré, très ordinaire, à quinze miles de la ville. On y accédait par une route secondaire qui traversait les champs et les forêts. Cela dit, il ne pensait pas non plus que la vie en banlieue lui aurait beaucoup plus convenu… Il ne l’imaginait pas faire la tournée des cocktails. Au moins, elle pouvait se rendre en voiture à Fredericksburg et prendre l’Amtrak jusqu’à Quantico quand elle venait travailler. Quand elle pouvait travailler.
— Montre-moi, dit-elle.
Il étala les photographies et les comptes-rendus sur la table.
— Tu te souviens de l’affaire Daggett ? demanda-t-il. Tu avais raison. Le tueur n’en avait pas terminé.
Les yeux de Riley s’agrandirent à mesure qu’elle examina les images. Elle étudia le dossier avec attention, en silence, et Bill se demanda si ce n’était pas justement ce qu’il lui fallait pour revenir – ou bien si cela ne ferait que la repousser.
— Eh bien, qu’en penses-tu ? demanda-t-il enfin.
Pour toute réponse, le silence. Elle n’avait pas encore tout regardé.
Enfin, elle leva la tête et il fut stupéfait de voir des larmes briller dans ses yeux. Il ne l’avait jamais vu pleurer auparavant, pas même devant les pires crimes, pas même devant un cadavre. Ce n’était pas la Riley qu’il connaissait. Le tueur lui avait fait quelque chose, plus encore qu’il ne l’avait cru.
Elle ravala un sanglot.
— J’ai peur, Bill, dit-elle. J’ai tellement peur. Tout le temps. De tout.
Bill sentit son cœur se serrer. Il se demanda si la vieille Riley était partie, celle qui se montrait toujours plus solide que lui, le roc sur lequel il pouvait s’appuyer en cas de pépin. Elle lui manquait plus qu’il n’aurait su le dire.
— Il est mort, Riley, dit-il le plus fermement que possible. Il ne peut plus rien te faire.
Elle secoua la tête.
— Tu n’en sais rien.
— Bien sûr que si, répondit-il. Ils ont retrouvé son corps après l’explosion.
— Ils n’ont pas pu l’identifier, dit-elle.
— Tu sais que c’était lui.
En pleurs, elle laissa tomber sa tête dans sa main. Il saisit l’autre qui reposait sur la table.
— C’est une nouvelle affaire, dit-il. Ça n’a rien à voir avec ce qui t’est arrivé.
Elle secoua la tête.
— Ça ne change rien.
Lentement, sans cesser de pleurer, elle repoussa le dossier, en évitant son regard.
— Je suis désolée, dit-elle en lui rendant l’enveloppe d’une main tremblante. Je crois que tu devrais t’en aller.
Choqué et triste, Bill reprit le dossier. Jamais il n’aurait pu imaginer ça.
Il resta assis un instant, en luttant pour ne pas verser de larmes à son tour. Enfin, il lui tapota doucement la main, se leva et traversa la maison. Pendant tout ce temps, April était restée assise dans le salon : les yeux clos, elle dodelinait de la tête au rythme de la musique.
*
Riley demeura seule, en pleurs, assise devant sa table de pique-nique, après le départ de Bill.
Je pensais que ça allait mieux, pensa-t-elle.
Elle aurait vraiment voulu que ce soit le cas, pour Bill. Elle avait été certaine de s’en sortir. Échanger des banalités dans la cuisine n’avait pas été difficile. Quand ils étaient sortis, quand elle avait consulté le dossier, elle avait cru que tout irait bien. Mieux que bien, vraiment. L’affaire l’avait attirée. Sa passion pour son travail s’était rallumée. Elle avait voulu repartir sur le terrain. Bien sûr, elle s’était imaginée dans sa tête ces meurtres quasi identiques comme un puzzle à résoudre, un jeu abstrait qui sollicitait son intellect. Elle avait réussi, au début. Son thérapeute lui avait dit qu’elle serait obligée de déconstruire les affaires de cette manière pour espérer reprendre son travail.
Mais alors, pour une raison ou pour une autre, le puzzle était redevenu ce qu’il était vraiment : une monstrueuse tragédie humaine, qui avait causé la mort de deux femmes innocentes dans les affres de l’agonie et de la terreur. Soudain, elle s’était posé la question : est-ce qu’elles ont autant souffert que moi ?
Son corps avait été submergé par la panique et la peur. Et l’embarras, la honte. Bill était son partenaire et son meilleur ami. Elle lui devait tant. Il était resté à ses côtés ces dernières semaines, alors que tous les autres l’abandonnaient. Elle n’aurait pas survécu à l’hôpital sans lui. La dernière chose qu’elle voulait, c’était qu’il la voit ainsi, dans un tel état d’impuissance.
Elle entendit April crier à travers la porte du jardin.
— Maman, on doit manger tout de suite ou je vais être en retard.
Elle eut envie de crier à son tour : « Prépare ton petit déjeuner toute seule ! »
Mais elle se retint. Ses disputes avec April l’épuisaient. Elle avait depuis longtemps abandonné la lutte.
Elle se leva et retourna dans la cuisine. Elle détacha une feuille d’essuie-tout, sécha ses larmes et moucha son nez, puis se prépara à cuisiner. Elle tâcha de se souvenir des mots de son thérapeute : Même les activités de routine vont demander beaucoup d’efforts, du moins pendant quelques temps. Il fallait qu’elle accepte de faire les choses petit à petit.
D’abord, retirer les ingrédients du réfrigérateur : la boîte d’œufs, le paquet de bacon, le beurre, le pot de confiture, parce que April aimait la confiture, même si Riley n’en raffolait pas. Elle suivit les étapes, jusqu’à déposer six tranches de bacon dans la poêle et allumer le gaz.
Elle chancela et recula à la vue de la flamme bleu-jaune Elle ferma les yeux, envahie par les souvenirs.
Riley gisait dans un espace exigu sous le plancher d’une maison, enfermée dans une cage artisanale. La seule lumière venait du chalumeau au propane. Le reste du temps, elle restait dans les ténèbres. Le plancher était couvert de poussière. Les planches au-dessus de sa tête étaient si basses qu’elle pouvait à peine s’accroupir.
L’obscurité était totale, même quand il ouvrait une petite porte et la rejoignait dans cet espace confiné. Elle ne pouvait pas le voir, mais elle l’entendait respirer et grogner. Il ouvrait la cage et montait à côté d’elle.
Alors, il allumait la torche. Elle apercevait son visage laid et cruel dans la lumière. Il la narguait avec une assiette de nourriture avariée. Quand elle tendait la main, il la menaçait avec sa flamme. Elle ne pouvait pas manger sans se faire brûler.
Elle ouvrit les yeux. Les images lui parurent aussitôt moins agressives, mais elle ne put chasser le défilé des souvenirs. Elle se remit à préparer le petit déjeuner, avec des gestes de robot, le corps enflammé par l’adrénaline. Elle était en train de mettre la table quand la voix de sa fille retentit à nouveau.
— Maman, y en a encore pour combien de temps ?
Elle sursauta. L’assiette lui glissa des mains et tomba avec fracas sur le sol.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? cria April en surgissant près d’elle.
— Rien, dit Riley.
Elle nettoya le désordre et se mit à table avec April. Un silence hostile s’établit entre elles, comme d’habitude. Riley aurait voulu briser le cercle vicieux, atteindre April et lui dire : April, c’est moi, ta maman, je t’aime. Elle avait déjà essayé de nombreuses fois, mais cela ne faisait qu’empirer les choses. Sa fille la haïssait et Riley ne savait pas pourquoi, ni comment faire pour que ça s’arrête.
— Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui ? demanda-t-elle à April.
— À ton avis ? grommela April. Je vais en cours.
— Je voulais dire après, dit Riley en tâchant de parler d’une voix calme et compatissante. Je suis ta mère. Je veux savoir. C’est normal.
— Rien n’est normal dans notre famille.
Elles mangèrent en silence pendant quelques minutes.
— Tu ne me dis jamais rien, dit Riley.
— Toi non plus.
Cette réplique anéantissait tout espoir d’avoir une conversation.
Ce n’est que justice, pensa Riley avec amertume. C’était même plus vrai que April ne l’aurait cru. Riley ne lui avait jamais parlé de son travail ou de ses affaires. Elle ne lui avait jamais parlé de sa capture, de son séjour à l’hôpital, de la raison pour laquelle elle était « en vacances » maintenant. Tout ce que April savait, c’était qu’elle avait été obligée de vivre avec son père pendant tout ce temps et elle le détestait encore plus qu’elle ne détestait Riley. Même si Riley brûlait d’envie de lui en parler, il valait mieux que April ne sache pas ce que sa mère avait enduré.
Riley s’habilla et conduisit April à l’école. Elles n’échangèrent pas un mot pendant le trajet. Quand elle laissa April descendre de la voiture, elle lança :
— Je te vois à dix heures.
April lui adressa un vague salut en s’éloignant.
Riley roula jusqu’à un café non loin. C’était devenu sa routine. Il lui était difficile de passer du temps dans un endroit public et c’était justement la raison pour laquelle il était important qu’elle le fasse. Le café était petit, jamais encombré, même le matin, et elle parvenait à s’y sentir plus ou moins en sécurité.
Assise là, en train de siroter un cappuccino, elle se rappela les suppliques de Bill. Ça faisait maintenant six semaines, putain. Il fallait que ça change. Il fallait qu’elle change, mais elle n’avait aucune idée de la marche à suivre pour y parvenir.
Cependant, une idée commençait à prendre forme. Elle savait ce qu’elle devait faire en premier.