Kitabı oku: «Un mauvais pressentiment», sayfa 10

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CHAPITRE 20

Mardi, aux petites heures du jour

Keri remonta West Venice Boulevard au volant de sa Prius, bataillant contre son envie de dormir. Elle avait entendu dire qu’une veillée était en cours au lycée d’Ashley, et en effet, il aurait été difficile de la rater. Environ quarante lycéens et enseignants se tenaient debout sur la pelouse devant le lycée, portant des bougies allumées ou se tenant la main.

Certains parlaient d’Ashley, d’autres discutaient d’une voix basse. D’autres s’adressaient d’un ton emphatique aux caméras des chaînes d’information locales qui étaient venues. Quelques agents de police se tenaient à l’écart, appuyés contre leurs voitures, observant la scène.

Keri se faufila entre les participants de la veillée le plus discrètement possible. Ils seraient peut-être disposés à lui parler, puisqu’ils n’étaient pas dans le périmètre intimidant d’un commissariat. Peut-être que des conversations spontanées lui apprendraient des choses qu’un interrogatoire de police aurait manquées.

Le professeur de mathématiques d’Ashley, Lex Hartley, accepta de parler à Keri. C’était un quinquagénaire ventripotent, au crâne dégarni. Il dit qu’Ashley était une bonne élève, une fille normale, bien qu’il doive admettre que ses notes avaient baissé récemment.

« Parlez-moi d’Artie North », lui demanda Keri. Hartley parut surpris.

« Pourquoi ? Il est impliqué là-dedans ?

– Je ne fais que vérifier certaines rumeurs. Auriez-vous entendu dire qu’il aurait fait chanter Ashley en vue de coucher avec elle ?

– Absolument pas ! Je connais Artie depuis cinq ans, il est sympa. Un peu seul, peut-être. Mais il prend sa tâche au sérieux : il veut protéger les enfants.

– Est-ce qu’il aurait été passé à tabac, il y a un mois de ça ?

– Oui, en effet. Il a un second emploi de garde de sécurité dans un dépôt de rames de métro. Des sans-abri l’ont agressé quand il a voulu les expulser de l’aire de dépôt.

– C’est ce qu’il vous a raconté ?

– Oui.

– Il était très amoché ?

– Je ne sais pas… Il avait un cocard, une lèvre explosée. »

Keri se demanda si elle découvrirait un jour la vérité dans cette myriade de versions divergentes d’Artie North et Walker Lee. Elle parcourut la foule, récoltant des bribes d’informations des quelques lycéens prêts à parler.

Une adolescente nommée Clarice Brown lui apprit qu’Ashley s’était entraînée à tirer au pistolet. Elle dit que c’était pour se protéger, sans savoir si Ashley voulait se protéger elle-même ou quelqu’un d’autre. Elle chuchota qu’Ashley consommait beaucoup de drogue ces derniers temps. Pour se la payer, elle sortait des bijoux du coffre-fort de sa mère et les mettait en gage.

Miranda Sanchez, la copine qui avait vu Ashley monter dans le fourgon, était également présente. Elle dit que de nombreuses filles, au lycée, étaient des pestes qui détestaient Ashley. Elles auraient répandu toutes sortes de rumeurs à son sujet. Miranda ajouta que, de toutes ces rumeurs, il était impossible de savoir ce qui était vrai et ce qui était complètement inventé par les détracteurs d’Ashley. Personnellement, elle aimait beaucoup Ashley.

Un garçon nommé Sean Ringer déclara que quelques semaines plus tôt, Ashley lui avait dit que son père, le sénateur, avait des ennuis. Ashley n’était pas entrée dans le détail, mais elle semblait sincère lorsqu’elle le lui avait raconté, et peut-être même un peu effrayée.

Pendant qu’il lui disait ça, Keri perçut un mouvement brusque du coin de l’œil. Un reporter d’une chaîne locale l’avait repérée et se ruait vers elle, suivi de son équipe de prise de vue. Elle se retourna, mit la casquette qu’elle avait prévue pour ce type de situation, et se dépêcha de regagner sa voiture. Elle entendit le journaliste lui crier une question, plusieurs mètres derrière elle : « Agent Locke, pouvez-vous confirmer que le FBI a repris l’enquête sur Ashley Penn ? »

Elle continua d’avancer, sans répondre, marchant aussi vite que possible sans se mettre à courir.

*

Sur le chemin de sa péniche, Keri essaya de trier toutes les informations dont elle avait été bombardée dans la dernière demi-heure.

Le FBI avait-il repris l’enquête ? Elle voulait appeler Hillman pour le lui demander, mais se ravisa en voyant l’heure : 03h30.

Elle se concentra pour essayer de démêler le vrai du faux : Ashley avait-elle acheté un pistolet ? Artie North avait-il été tabassé par quelqu’un ? Ashley vendait-elle les bijoux de sa mère ? Le sénateur Penn avait-il des ennuis ?

Au lieu de se retrouver avec des pistes solides, elle n’avait que des questions en suspens, sans réponse. Elle se rendit compte qu’elle avait fait le mauvais choix en allant à la veillée. Si elle était rentrée directement chez elle, elle serait paisiblement endormie dans son lit à cet instant.

Au lieu de ça, elle parcourait au milieu de la nuit les rues de Venice, peuplées à cette heure de dealers de drogue, de prostituées et de leurs maquereaux. Elle était trop éreintée pour se soucier d’eux, sans compter que son crâne était toujours douloureux, suite à sa rencontre avec Auggie.

Elle approchait de Windward Street, qui se trouvait à quelques rues du lieu d’enlèvement d’Ashley, quand ses pensées se tournèrent de nouveau vers Evie. Comment pouvait-elle espérer retrouver une adolescente inconnue alors qu’elle était incapable de retrouver sa propre fille ?

C’est alors qu’elle réalisa : Evie était une adolescente, à présent. Si elle était en vie.

Tais-toi ! Ne pense pas ce genre de choses. Comment oses-tu ? Elle compte sur toi pour la retrouver, la sauver. Si tu baisses les bras, comment est-ce qu’elle pourrait garder espoir ? Je vais te retrouver, Evie, je le jure. Ne pers pas espoir, mon bébé. Maman n’a pas baissé les bras. Je t’aime tellement.

Elle se força à faire taire sa voix intérieure. Ça ne servait à rien de divaguer ainsi. Elle devait rester concentrée. Quand cette enquête serait terminée, elle irait trouver Jackson Cave, et trouverait un moyen de l’obliger à lui livrer le Collectionneur. Elle n’était plus une simple prof de fac. Elle avait toute la machine du LAPD derrière elle, et comptait bien s’en servir. Elle trouverait le Collectionneur, ou bien elle mourrait dans sa tentative.

C’est alors qu’elle vit Evie, à l’intersection de Windward et Main Street. C’était Evie ! Elle avait examiné suffisamment de modélisations informatiques de sa fille, montrant son apparence actuelle, vieillie, pour la reconnaître. La jeune fille blonde, au coin de la rue, dans sa minijupe noire, avait exactement les mêmes pommettes que sa fille, et la même couleur de cheveux. Elle était fardée de façon outrancière et portait un haut moulant qui choquait, sur une fille de son âge. Mais il ne faisait aucun doute que c’était Evie !

Keri faillit vomir en voyant l’homme bedonnant et blafard qui la flanquait, la main posée sur le bas de son dos. Il avait la quarantaine entamée et devait mesurer 1,80 mètres pour plus de 110 kilos, et de toute évidence, il s’agissait de son maquereau.

Keri enfonça la pédale des freins. La Prius dérapa et finit par s’arrêter dans un crissement de pneus au niveau des deux personnages. Elle sauta de sa voiture et en fit le tour. « Evie ! » cria-t-elle.

L’homme s’avança pour l’arrêter. Elle voulut le pousser de côté, mais il lui agrippa le poignet droit. « Qu’est ce que tu fous ? » grogna-t-il.

Keri ne le regardait même pas, les yeux fixés sur Evie. « Enlève tes sales pattes, Jabba » gronda Keri. Il serra son poignet encore plus fort. « Même les femmes quadragénaires n’ont pas le droit de toucher la marchandise avant d’avoir discuté du prix », dit-il. Keri réalisa qu’elle ne pouvait attraper son arme s’il bloquait son bras droit. Il avait de la chance – sans ça, elle l’aurait déjà canardé.

Elle cessa de tirailler et la poigne du type se relâcha. Elle ne pouvait se libérer, mais elle lui avait fait baisser la garde. Elle s’avança vers lui et écrasa son pied avec son talon. Il grogna, sans la lâcher. Elle prit son élan et lui asséna un coup de coude sur sa tête baissée. Il lâcha prise et trébucha en arrière.

Elle se serait emparée de son arme si son poignet n’était pas douloureux et engourdi. Elle n’était pas sûre de pouvoir tenir son pistolet, sans parler de tirer. À la place, elle choisit de lui donner un coup de pied, espérant qu’il tomberait en arrière. Son coup de pied était bien placé, mais il parvint à saisir sa cheville en tombant et il l’entraîna avec lui dans sa chute.

À présent, il ne la sous-estimait plus. Une fois à terre, il se roula sur elle pour la plaquer au sol de tout son poids. Il enfonça ses genoux dans sa cage thoracique. Elle gémit de douleur. Il enroula ses bras autour du cou de Keri. Ses yeux lançaient des éclairs de fureur et des postillons s’échappaient de sa bouche, atterrissant dans les cheveux de Keri.

Elle sentit qu’elle allait s’évanouir sous le poids de l’homme. Elle jeta un regard à Evie, qui se tenait non loin, tétanisée. Sa vision se brouilla.

Je ne partirai pas comme ça.

Elle se força à ramener son attention sur le gros homme au-dessus d’elle. Il était fort, mais trop sûr de lui.

Sers-toi de ça.

D’un geste sûr, elle leva les deux mains et enfonça ses deux pouces dans les yeux ouverts du maquereau. Il poussa un cri et lâcha son emprise. Elle ne perdit pas une seconde pour lui donner un coup de poing dans le cou. Il eut un haut-le-cœur et toussa, incapable de respirer. Alors qu’il s’efforçait d’aspirer de l’air, elle referma la mâchoire de l’homme d’un coup sec de la main. Il hurla, et elle sut que ses dents s’étaient refermées sur sa langue.

Elle se dégagea et bondit sur ses pieds. Avant qu’il ne se reprenne, elle lui donna un autre coup de pied dans le dos et il s’effondra de nouveau, cette fois sur le ventre. Elle se mit à califourchon sur lui, le genou enfoncé dans le bas de son dos.

« Ne bouge pas, connard, ou tu passeras le reste de ta vie avec une poche de colostomie. »

Le corps de l’homme se détendit brusquement et Keri comprit qu’il s’était évanoui. Elle poussa un profond soupir avant de sortir sa radio et d’appeler des renforts. Finalement, elle se tourna pour faire face à Evie, qui se tenait toujours sous un lampadaire, pétrifiée.

Alors seulement, dans la lumière crue, Keri réalisa que ce n’était pas Evie. En dehors de leur âge, et de leur couleur de peau et de cheveux, elles n’avaient rien en commun.

Un sanglot monta dans sa gorge, et elle se força à le réprimer. Elle baissa les yeux sur sa radio et fit mine de manipuler les boutons, pour que la jeune fille en face d’elle ne voie pas la désolation dans son regard.

Lorsqu’elle fut certaine de pouvoir parler sans que sa voix tremble, elle demanda à la fille : « Comment tu t’appelles, ma puce ?

– Sky.

– Non, ton vrai nom ?

– Je ne suis pas censée…

– Dis-moi ton vrai nom. »

La jeune fille jaugea l’homme à terre, comme si elle s’attendait à ce qu’il se relève d’un bond et l’agrippe par le cou, puis répondit : « Susan.

– Quel est ton nom de famille, Susan ?

– Granger.

– Susan Granger ?

– Oui.

– Tu as quel âge ?

– Quatorze ans.

– Quatorze ? Tu as fugué ? »

Les yeux de la gamine s’embuèrent. « Oui.

– Écoute, mes collègues et moi allons t’aider, fit Keri. Tu veux bien ?

– Oui, dit-elle après un moment d’hésitation.

– Tu n’as plus à te soucier de cet homme. Il ne te fera plus de mal. Est-ce qu’il t’a forcée à coucher avec d’autres hommes ? »

Susan acquiesça.

« Il t’a fait prendre de la drogue ?

– Ouais…

– Eh bien, c’est fini, tout ça. On va t’amener dans un endroit sûr, tout de suite. Tu comprends ?

– Oui.

– C’est bien. Fais-moi confiance, tu es en sécurité, maintenant. »

Deux voitures de police arrivaient.

« Les agents de police qui arrivent vont t’emmener dans un endroit sûr, pour cette nuit. Tu rencontreras un conseiller demain matin. Je vais te donner ma carte avec mes coordonnées et je veux que tu m’appelles si tu as des questions. En ce moment, je suis à la recherche d’une fille qui a disparu, qui a ton âge. Une fois que je l’aurai trouvée, je reviendrai vers toi pour m’assurer que tu vas bien, d’accord, Susan ? »

Elle hocha la tête et prit la carte que Keri lui tendait. Alors que les agents l’emmenaient, Keri s’approcha du proxénète, toujours étendu par terre, et lui chuchota : « Il s’en faut de peu que je sorte mon pistolet et que je t’exécute maintenant. Tu as compris ? »

L’homme tourna péniblement la tête et lui dit en la regardant : « Va te faire voir. »

Malgré la fatigue, le corps de Keri vibrait de rage. Elle s’éloigna sans lui répondre, de peur de ne pouvoir s’empêcher de lui sauter à la gorge. Les officiers de police intervinrent, et pendant que l’un des deux dirigeait le criminel vers une voiture, elle s’adressa à l’autre : « Retenez-le au commissariat. Assurez-vous qu’il n’obtienne pas de passer un coup de fil avant au moins quelques heures. Il ne faut surtout pas qu’il soit libéré sous caution avant que la gamine soit en sécurité. Je vais faire mon rapport demain matin, après avoir pris quelques heures de sommeil ».

Elle vit l’autre agent en train de faire monter le proxénète dans une voiture, et s’avança. « Laissez-moi vous aider », offrit-elle. Elle s’empara de sa tête par les cheveux et projeta la tête de l’homme contre le rebord de la portière. « Oups, pardon, j’ai glissé. »

En regagnant sa voiture, elle se délecta des imprécations qui résonnaient derrière elle.

En rentrant chez elle, elle composa un numéro qu’elle appelait rarement.

« Allô ? fit une voix ensommeillée.

– C’est Keri Locke. Je dois vous parler.

– Maintenant ? Il est quatre heures du matin.

– Oui, maintenant. »

Une pause, puis : « Ok. »

CHAPITRE 21

Mardi, avant l’aube

« Je suis en train de m’effondrer. » Keri visualisa la déception qui était certainement apparue sur le visage de sa psychiatre, le docteur Beverly Blanc.

« Comment ça ? »

Keri s’expliqua, sans rien omettre. Elle voyait le visage d’Evie partout. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à elle. Peut-être parce que le cinquième anniversaire de sa disparition approchait. Elle ne savait pas, tout ce qu’elle savait, c’était que les absences avaient lieu plus fréquemment que jamais, sauf peut-être les six mois suivant l’enlèvement.

Elle n’avait plus eu d’absence dans les derniers mois, mais en l’espace des douze dernières heures, elle en avait eu de nombreuses. Pire encore, elle avait été violente. Elle avait donné un coup de poing à un lycéen, elle avait jeté un micro à la tête d’un autre jeune homme. Et elle s’était délibérément frottée à un dealer de drogue et à un proxénète.

Elle avait trouvé une piste : Evie pouvait avoir été enlevée par un certain Collectionneur. Un avocat de Los Angeles, Jackson Cave, savait peut-être où il habitait, et son véritable nom, mais il ne les livrerait jamais volontairement à qui que ce soit. Keri envisageait de le faire chanter. Ah, et il y avait l’enquête sur Ashley Penn.

« Je sais, dit le Dr Blanc. Je vous ai vue à la télé. »

Elle lui raconta qu’elle avait commencé l’enquête, puis qu’elle en avait été dessaisie, puis qu’elle avait été réintégrée. Elle ne savait pas quel était exactement son statut, à présent.

« Il se passe plus de choses que vous ne pouvez en appréhender. Vous êtes comme un ballon de baudruche dans lequel on souffle de plus en plus d’air. Si ça ne s’arrête pas, vous allez exploser. Vous devez soit cesser d’enquêter sur Ashley Penn, soit mettre de côté Evie. Arrêtez de penser à elle jusqu’à ce que ce dossier soit bouclé. »

Keri grimaça. « Je ne peux pas laisser tomber cette enquête.

– Pourquoi pas ?

– Si je laisse tomber, et qu’il arrive quelque chose à Ashley, je ne me le pardonnerai pas.

– Alors, vous devez laisser de côté Evie pour le moment. Il faut mettre un terme à votre obsession, et il en va de même pour le Collectionneur.

– Impossible.

– Écoutez, dit le Dr Blanc. Voilà la vérité : si Evie est morte…

– Elle n’est pas morte !

– D’accord, mais si jamais elle était morte… le fait de mettre de côté vos pensées sur elle, ça ne changera rien. Si elle n’est pas morte, alors, elle a probablement trouvé un moyen de gérer sa situation actuelle. La terreur et le désespoir que vous avez vus sur son visage n’existent plus, aujourd’hui.

– On n’en sait rien, rétorqua Keri.

– Si, on le sait. Des émotions pareilles ne peuvent pas être maintenues sur la durée. Si elle est en vie, où qu’elle soit, il y a de grandes chances qu’elle ait trouvé un moyen de fonctionner au quotidien. Elle doit avoir des habitudes. Elle doit s’être ajustée. À l’aune de la vie d’Evie, ça ne fera aucune différence si vous mettez de côté votre enquête sur le Collectionneur et son avocat pendant une ou deux semaines. En vérité, si vous vous précipitez à la recherche de ce Collectionneur, vous pourriez faire des erreurs que vous n’auriez pas faites avec un peu plus de recul et de clairvoyance. Vous pourriez le prévenir involontairement que vous êtes à sa recherche, et il pourrait s’échapper. Donc, vous devez l’éliminer de vos pensées pour le moment, et l’avocat aussi. Enquêtez sur l’affaire Ashley Penn s’il le faut, puis revenez au Collectionneur quand vous serez remise et que vous pourrez lui consacrer toute votre attention. Vous saisissez ? »

Keri soupira. « Oui.

– Vous devez vous reposer, Keri. Le repos est très important. Rentrez chez vous et dormez au moins huit heures. Ordre du médecin.

– J’essayerai au moins trois heures.

– C’est déjà ça. »

*

Keri rentra chez elle. « Chez elle », c’était une péniche vieille de vingt ans, amarrée dans le port de Marina Del Rey. Plus à l’ouest, la marina avait une partie chic, bordée d’appartements de luxe et de clubs nautiques. Mais le Ponton H, où était amarrée Keri, était beaucoup moins clinquant. Sa péniche était entourée de bateaux de pêche industrielle et des coques de noix de quelques vieux loups de mer.

Le précédent propriétaire de sa péniche l’avait baptisée Sea Cups, et avait peint à la main un soutien-gorge rose sur le côté. Ce n’était pas vraiment le genre de Keri, mais elle n’avait jamais trouvé le temps ou l’énergie de repeindre par-dessus.

Au moins, la péniche était dotée de l’électricité, de l’eau courante, d’une petite cambuse, et d’un W.C. marin – et elle ne représentait aucune contrainte pour Keri, qui pouvait l’abandonner sans scrupule et prendre le large si la vie l’exigeait.

Malheureusement, le Sea Cups n’était pas doté d’une douche, ni d’un lave-linge. Il fallait se laver et laver le linge à la capitainerie du port, ou au commissariat.

Il n’y avait quasiment aucun espace libre. Pour accéder à un objet, il fallait en déplacer trois. Pour les personnes habitant dans des maisons, il pouvait sembler exotique ou aventureux d’habiter une péniche. Pour Keri, qui y habitait depuis des années, le charme de la nouveauté s’était dissipé depuis longtemps.

Keri alla à la cambuse, se servit une généreuse ration de scotch, et rejoignit le pont. En arrivant sur l’escalier, elle remarqua qu’une photo encadrée était tombée. La péniche ne tanguait pas beaucoup, mais parfois, une vague plus forte que les autres pouvait faire tomber des objets. Elle remit le cadre à l’endroit et le contempla sans vraiment le regarder.

Il lui fallut un moment pour comprendre qu’elle contemplait ce qui avait été sa famille. C’était un portrait de famille pris à la plage, avant l’entrée en maternelle d’Evie, quand elle avait quatre ans. Ils étaient assis devant des rochers, l’océan derrière eux. Evie était au premier plan, dans une robe d’été immaculée. Ses cheveux blonds étaient retenus en arrière par un serre-tête vert assorti à ses yeux.

Ses deux parents étaient assis derrière elle. Stephen portait un pantalon kaki et une chemise blanche. Keri aussi portait un haut blanc flottant et une jupe marron. Stephen tenait l’épaule d’Evie d’une main, et la taille de Keri de l’autre. Le souvenir d’une intimité partagée se rappela à Evie en un éclair. Cela faisait longtemps qu’on ne l’avait pas touchée de cette façon familière et confortable.

Elle se souvint que ce jour-là, il était difficile de ne pas plisser les yeux en posant pour la photo, éblouis par le soleil matinal. Evie ne cessait de se plaindre, mais était parvenue à garder les yeux grand ouverts pour ce cliché. Keri ne put s’empêcher de sourire à ce souvenir.

Elle remit en place le cadre et monta les escaliers jusqu’au pont extérieur. Elle s’installa dans un transat bon marché qu’elle avait acheté en ligne sur une impulsion. Elle ferma les yeux et s’efforça de sentir le mouvement imperceptible du bateau. La photo flottait sous ses paupières.

La Keri Locke de l’époque n’aurait jamais reconnu la femme qu’elle était devenue.

La photo avait été prise presque quatre ans avant l’enlèvement d’Evie. Rétrospectivement, c’était la période de sa vie qui s’était le plus rapprochée de la perfection. Elle était parvenue à surmonter une enfance qu’elle n’aurait souhaité à personne, et était devenue une professeure de criminologie et de psychologie reconnue à l’université Loyola Marymount. Elle était consultante pour le LAPD, et mariée à un avocat éminent, spécialisé dans le monde du spectacle, qui ne laissait pourtant jamais son travail empiéter sur sa vie de famille.

Et elle avait une fille, qui lui montrait jour après jour que l’enfance pouvait être heureuse, qu’elle pouvait être faite d’émerveillement et de joie – et que le traumatisme n’était pas une fatalité. L’enfance d’Evie était faite de visites de vergers et de confection de gâteaux. Les dimanche matin, Keri et Stephen faisaient l’amour à la hâte avant d’entendre le bruit des pas de leur fille se précipitant vers leur chambre. C’étaient les plus beaux jours, et elle ne s’en était pas rendu compte.

La Keri du passé serait atterrée de voir Keri aujourd’hui, s’abreuvant d’alcool comme si c’était de l’eau et vivant sur une péniche délabrée au nom d’une taille de poitrine. Elle tenta de reconstituer la succession des évènements. D’abord, elle avait commencé à boire, puis étaient venues les disputes avec Stephen, qui était devenu distant et froid. Keri comprenait à présent que c’était un moyen pour Stephen de se protéger, de survivre au cauchemar permanent qu’ils vivaient, de le tenir à distance. Mais, à l’époque, elle en avait été furieuse, et pensait qu’il ne se souciait pas de ce qui était arrivé à leur fille.

Après qu’il l’ait finalement quittée, un an plus tard, Keri s’était retrouvée seule dans une maison trop vide et pleine de souvenirs. Elle décida alors de déménager dans la péniche. Elle avait également collectionné les amants, à l’université – tantôt un étudiant de licence, tantôt un doctorant – quiconque était prêt à lui faire oublier pour quelques instants l’angoisse qui la dévorait.

Ça avait continué environ un an, jusqu’à ce qu’un jeune étudiant de dix-neuf ans amoureux et particulièrement naïf quitte l’université à cause de Keri – après qu’elle soit passée à un autre. Les parents du jeune avaient menacé Keri d’un procès. L’université, conservatrice par tradition, n’avait pas eu d’autre choix que de trouver un accord rapide et discret. Cet accord prévoyait le licenciement de Keri.

C’était à cette époque que Stephen lui avait annoncé qu’il allait épouser une de ses clientes, une jeune actrice de second rôle dans une série sur le monde médical. Ils allaient avoir un enfant, un petit garçon. Keri avait pris une cuite longue d’une semaine à cette annonce. Peu après, un ancien collègue, l’agent Ray Sands, était passé à la péniche pour lui faire une offre.

« J’ai entendu que les choses ne vont pas très fort, en ce moment » avait-il dit, assis sur le pont. « Peut-être qu’il te faut un nouveau départ. »

Il lui raconta sa propre histoire : comment il était tombé dans la dépression et était parvenu à en sortir en choisissant de cesser de s’apitoyer sur son sort, et de mettre à profit ce qui restait de sa vie. « Tu as déjà pensé à faire l’école de police ? » avait-il demandé.

À présent, le port était silencieux, troublé seulement par le clapotis des vagues et une corne de brume plaintive dans le lointain. Keri sentait qu’elle s’assoupissait. Elle posa son verre, tira à elle une couverture, et ferma les yeux.

Sa songerie fut interrompue par la sonnerie du téléphone. Elle regarda l’écran, encore à moitié endormie. Il était 05h45. Elle avait dormi moins de deux heures. C’était Ray qui l’appelait. Elle décrocha : « J’avais finalement réussi à m’endormir, dit-elle d’un ton irrité.

– Ils ont trouvé le fourgon noir ! »