Kitabı oku: «Le Désespéré», sayfa 2
V
Le docteur Chérubin Des Bois habite un appartement somptueux dans le milliardaire quartier de l'Europe, au plus bel endroit de la rue de Madrid. C'est le médecin du monde exquis, le thérapeute des salons, l'exorciste délicat des petites névroses distinguées.
À peine au début de sa brillante carrière, il a déjà conquis des avenues et des boulevards. Ses grâces personnelles, faites de rien du tout, comme sa science même, passent généralement pour irrésistibles. Sa petite tête ascendante et mobile de casoar consultant, est habituellement scrutatrice à la manière d'un spéculum qui aurait d'aimables sourires. Casuiste médical plein de mystères et conjecturant brochurier plein d'intentions, mais thaumaturge hypothétique, il serait peut-être le premier docteur du monde pour guérir les gens de mettre le pied chez lui, s'il n'avait reçu l'admirable don de tranquilliser Cypris ulcérée et d'attraire ainsi une vaste clientèle de muqueuses aristocratiques dont il est devenu le tentaculaire confident.
Curieux d'alchimie et de traditions occultes, mais sans archaïque manipulation de substances, jobardement épris de toute absconse doctrine capable de travestir son néant, fanatique de littérature décente et d'art correct, ami respectueux de cabots puissants, tels que Paulus, ou d'avares scribes, tels que Georges Ohnet, – prototypes accomplis des relations de son choix, – il gratifie d'excellents dîners tous les estomacs influents qu'il suppose coutumiers des reconnaissantes digestions.
On l'a dit un peu plus haut, le lamentable Marchenoir avait eu sa minute de célébrité. On avait pu penser un moment qu'il allait s'asseoir dans une situation formidable. Le docteur, aussitôt, rêva de l'annexer.
Marchenoir était, alors, comme il fut tant de fois, dans une de ces agonies, où le lycanthrope le plus imprenable s'abandonne à la moite main qui veut le saisir, au lieu de la trancher férocement d'un coup de mâchoire.
Puis, le misérable était ainsi fait, pour sa confusion et son indicible rage, que la grimace de l'amour l'avait toujours vaincu et qu'il se trouvait toujours désarmé devant l'expression postiche de la plus manifestement droguée des bienveillances.
Des Bois s'étant arrangé pour le rencontrer comme par hasard, sut entrer, avec une souplesse fondante, dans les sentiments du pamphlétaire et emporta, presque sans effort, les sauvages répugnances du révolté. Il obtint que Marchenoir déjeunât chez lui, sans témoins.
– Mon cher monsieur Marchenoir, lui dit-il sur-le-champ, je gagne cent mille francs par an et je les dépense. Par conséquent, je suis pauvre, plus pauvre que vous, peut-être, à cause des charges écrasantes qui résultent de ma situation même. Je suis donc en état de très bien comprendre certaines choses. Permettez-moi de vous parler avec une entière franchise. Vous êtes évidemment appelé au plus brillant avenir littéraire, mais je sais que vous êtes momentanément embarrassé. Droit au but. Je mets vingt-cinq louis à votre disposition. Acceptez-les sans façon comme d'un ami qui croit en vous et qui serait heureux de pouvoir vous offrir bien davantage.
Cela fut si parfaitement dit et d'une cordialité si sûrement décochée, que le pauvre Marchenoir, ravagé d'angoisses provenant du manque d'argent, menacé d'imminentes catastrophes et croyant voir le ciel s'entr'ouvrir, accepta sans délibérer, avec un enthousiasme imbécile.
Quant à Des Bois, il était bien trop habile et complexe pour comprendre quoi que ce fût à la simplicité incroyablement rudimentaire d'un tel homme et il se tint pour assuré d'avoir conclu un heureux marché.
Cette amitié, si étrangement assortie, fut quelque temps sans nuages. Mais, un jour, Marchenoir ayant commencé de broncher dans la vivifiante estime des journaux, le Chérubin docteur commença d'être oraculaire.
Avec d'infinies mesures, en de circonspectes exhortations, ce dernier fit comprendre à son hôte que le bon sens était tenu de réprouver l'absurde inflexibilité de ses principes, que le bon goût endurait, par ses insolences écrites, un intolérable gril, qu'il fallait soigneusement se garder de croire qu'une si farouche indépendance d'esprit fût un rail rigide pour arriver à l'indépendance par l'argent, enfin qu'on avait espéré beaucoup mieux de lui et qu'on était navré de tout ça jusqu'à l'effusion des larmes.
En même temps, des paroles moins humides et beaucoup plus nettes étaient dites à un tiers commensal qui s'empressa de les répéter à Marchenoir. On se plaignait de ses visites abusivement fréquentes et la vie privée de ce vaincu ne fut pas exemptée de blâme. On le savait vivant avec une jeune femme et le mot infamant de collage fut prononcé.
C'était la fin. Marchenoir ramassa tous ces propos au ras de l'ordure et les flanqua, pêle-mêle, avec l'argent, comme un tas de trésors, dans une incorruptible caisse de cèdre, bardée d'un airain vibrant, au plus profond de son cœur!
VI
La loi des «attractions proportionnelles» devait, au contraire, infailliblement précipiter l'un vers l'autre et souder ensemble Alexis Dulaurier et le docteur Chérubin Des Bois. Évidemment, de telles âmes avaient été créées pour fonctionner à l'unisson.
Ils n'avaient à déplorer que de s'être rencontrés si tard. Ils se connaissaient, par malheur, depuis peu de temps. Quoiqu'ils fréquentassent à peu près les mêmes salons, – l'un raffermissant et cicatrisant ce que l'autre se contentait de lubrifier, – un inconcevable guignon avait longtemps écarté les occasions, qui eussent dû être sans nombre, d'une si désirable conjonction.
Cette circonstance, regrettable au point de vue de l'entrelacs de leurs esprits, avait été providentielle pour Marchenoir, que le consciencieux Dulaurier n'aurait jamais permis de secourir avec un tel faste, s'il avait pu être consulté.
Si maintenant, celui-ci venait, de lui-même, inciter Des Bois à de nouvelles largesses, c'était uniquement, comme on vient de le voir, pour ménager une amitié dangereuse encore, bien que jugée inutile, en préservant, au meilleur marché, du maculant soupçon de ladrerie, sa pure hermine d'excellent enfant.
C'est toujours une allégresse chez le docteur quand Dulaurier s'y présente. De part et d'autre, on se placarde de sourires, on se plastronne de simagrées affectueuses, on se badigeonne au lait de chaux d'une sépulcrale sensibilité.
C'est un négoce infini de filasse sentimentale, d'attendrissements hyperboréens, de congratulatoires frictions, de susurrements apologétiques, de petites confidences pointues ou fendillées, d'anecdotes et de verdicts, une orgie de médiocrité à cinquante services dans le dé à coudre de l'insoupçonnable femelle de César!
Car ces fantoches sont, à leur insu, des majestés fort jalouses et c'est une question de savoir si Dieu même, avec toute sa puissance, arriverait à leur inspirer quelque incertitude sur l'irréprochable beauté de leur vie morale.
C'est peut-être l'effet le moins aperçu d'une dégringolade française de quinze années, d'avoir produit ces dominateurs, inconnus des antérieures décadences, qui règnent sur nous sans y prétendre et sans même s'en apercevoir. C'est la surhumaine oligarchie des Inconscients et le Droit Divin de la Médiocrité absolue.
Ils ne sont, nécessairement, ni des eunuques, ni des méchants, ni des fanatiques, ni des hypocrites, ni des imbéciles affolés. Ils ne sont ni des égoïstes avec assurance, ni des lâches avec précision. Ils n'ont pas même l'énergie du scepticisme. Ils ne sont absolument rien. Mais la terre est à leurs pieds et cela leur paraît très simple.
En vertu de ce principe qu'on ne détruit bien que ce qu'on remplace, il fallait boucher l'énorme trou par lequel les anciennes aristocraties s'étaient évadées comme des ordures, en attendant qu'elles refluassent comme une pestilence. Il fallait condamner à tout prix cette dangereuse porte et les Acéphales furent élus pour chevaucher un peuple de décapités!
Aussi, la Fille aînée de l'Église, devenue la Salope du monde, les a triés avec une sollicitude infinie, ces lys d'impuissance, ces nénuphars bleus dont l'innocence ravigote sa perverse décrépitude! Si l'Exterminateur arrivait enfin, il ne trouverait plus une âme vivante dans les quartiers opulents de Paris, rien aux Champs-Élysées, rien au Trocadéro, rien au parc Montceau, trois fois rien au Faubourg-Saint-Germain et, sans doute, il dédaignerait angéliquement de frapper du glaive les simulacres humains pavés de richesses qu'il y découvrirait!
VII
Dulaurier ne parla pas immédiatement de Marchenoir. Par principe, il ne parlait jamais immédiatement de rien et rarement, ensuite, se décidait-il à parler avec netteté de quoi que ce fût. Il gazouillait des conjectures et s'en tenait là, abandonnant les grossièretés de l'affirmation aux esprits sans délicatesse.
Cette fois, pourtant, il fallut bien en venir là.
– J'ai reçu une lettre de Marchenoir, commença-t-il. Le pauvre diable m'écrit de Périgueux que son père est à l'agonie. La mort était attendue hier matin. Il me demande d'une manière presque impérieuse de lui envoyer quinze louis, aujourd'hui même, pour les funérailles. Il a l'air de croire que j'ai des paquets de billets de banque à jeter à la poste, mais il paraît affligé et je suis fort embarrassé pour lui répondre.
– Je ne vois pas d'autre réponse que le silence, prononça Des Bois. Marchenoir est un orgueilleux et un ingrat qu'il faut renoncer à secourir utilement. Il méprise et offense tout le monde, à commencer par ses meilleurs amis. J'ai voulu le tirer d'affaire et il s'en est fallu de peu qu'il ne me mît dans l'embarras. C'est assez comme cela. Je n'ai pas le droit de sacrifier mes intérêts et mes devoirs d'homme du monde à un personnage de mauvaise compagnie qui finirait par me compromettre.
– Il a du talent, c'est bien dommage!
– Oui, mais quelle odieuse brutalité! Si vous saviez le ton qu'il apportait ici! Il paraissait ne faire aucune différence entre ma maison et une écurie qui eût été l'annexe d'un restaurant. Heureusement, je ne l'ai jamais reçu quand j'avais du monde. Il prenait à tâche de dire du mal de tous mes amis. Un jour, malgré mes précautions, il rencontra mon vieux camarade Ohnet, à qui il ne peut pardonner son succès. Eh bien! il affecta de le considérer comme une épluchure. Vous conviendrez que ce n'est pas fort agréable pour moi. Croiriez-vous qu'il avait pris l'habitude de manger constamment de l'ail et qu'il empestait de cette infâme odeur mon appartement et jusqu'à mon cabinet de consultation? Je me suis vu forcé de le consigner et je crois qu'il a fini par comprendre, car il a cessé de venir depuis deux ou trois mois.
– Il est malheureux. Il faut avoir pitié de lui. Tout mon spiritualisme est là, mon bon Des Bois. Il n'y a de divin que la pitié. Je vois Marchenoir tel que vous le voyez vous-même et je pourrais faire les mêmes plaintes. Je lui ai bien souvent et combien vainement reproché son intolérance et son injustice! Lui-même, il s'accuse d'avoir fait mourir son père de chagrin. Il ne m'a jamais répondu que par le mépris et l'injure. Une fois, ne s'est-il pas emporté jusqu'à me dire qu'il ne m'estimait pas assez pour me haïr? Il est vrai que je lui avais rendu, moi aussi, quelques services, mais il m'a laissé entrevoir que je devais me sentir fier d'avoir été sollicité par un homme de son mérite. Il faut en prendre son parti, voyez-vous! Cet énergumène catholique est ingrat, mais pas vulgaire, et c'est assez pour qu'on en puisse jouir. Vous rappelez-vous ce fameux esclave des solennités triomphales de l'ancienne Rome, chargé de tempérer l'apothéose en insultant le triomphateur? Tel est Marchenoir. Seulement, sa journée finie et sa hotte d'injures vidée, il s'en va tendre humblement la main, pour l'amour de Dieu, à ceux-là mêmes qu'il vient d'inonder de ses outrages. Ne pensez-vous pas qu'il serait criminel de décourager cette industrie?
Dulaurier ayant expulsé ces choses, une brise de contentement passa sur son cœur. Il se replanta sous l'arcade un instable monocle que l'émotion du discours en avait fait tomber et, levant son verre, il regarda le docteur en homme qui va porter un toast à la Justice éternelle.
– Mais que voulez-vous donc que je fasse? repartit Des Bois. Je ne peux pourtant pas le prendre chez moi avec son ail et ses perpétuelles fureurs!
– Assurément, mais ne pourriez-vous, une dernière fois, le secourir de quelque argent? Il s'agit d'enterrer son père et le cas est grave, ainsi qu'il me l'écrit lui-même, avec une légère nuance de menace, le pauvre garçon! La pitié doit intervenir ici. Par malheur, je ne peux rien ou presque rien en ce moment, ma récente promotion m'ayant forcé à des dépenses infinies. Je ne veux pas vous le dissimuler, Des Bois, j'ai espéré vous attendrir sur ce malheureux. En toute autre circonstance, je ne vous eusse pas importuné de cette mince affaire. Vous me connaissez. J'aurais fait ce qu'il désire sans hésitation et sans phrases, mais je suis étranglé et, précisément, parce qu'il me suppose comblé des dons de la fortune, je craindrais qu'il ne se crût en droit de m'accuser d'une dureté sordide si je n'accomplissais ostensiblement aucun effort …
La voix chantante de Dulaurier était descendue du soprano des vengeresses subsannations jusqu'aux notes gravement onctueuses d'un baryton persuasif.
Il avait su ce qu'il faisait, ce légionnaire, en rappelant, d'un seul mot explicativement détaché, sa décoration toute fraîche éclose. Cette boutonnière était extrêmement agissante sur le docteur, pour qui elle représentait une irréfragable sanction des préférences esthétiques de son milieu; l'auteur de Douloureux Mystère ayant surtout attrapé ce signe de grandeur à force de rapetisser la littérature.
Le juteux succès de son dernier livre, – irréprochablement glabre, – avait été l'occasion, longtemps espérée, de cette récompense nationale dont le titulaire, un beau matin, reçut la nouvelle, – à l'heure précise où l'un des plus rares écrivains de la France contemporaine accueillait, en pleine figure, le quarante-cinquième coup de poing hebdomadaire de ses fonctions de moniteur dans une salle de boxe anglaise, aux appointements de soixante francs par mois, – pour nourrir son fils!
VIII
– Soit! conclut Des Bois, après un assez long combat. Par considération pour vous, Dulaurier, je consens à faire encore un sacrifice. Mais, songez-y, ce sera le dernier. Je me croirais coupable si j'encourageais l'orgueil et la paresse de ce garçon qui n'est malheureux que par sa faute, vous en convenez vous-même. Voici trois louis. Je ne puis ni ne veux donner davantage. Envoyez-lui cet argent comme vous le jugerez convenable. Vous m'obligerez en lui faisant comprendre qu'il ne doit plus rien espérer de moi.
En conséquence, le poète sigisbéen des flueurs psychologiques du grand monde jetait à la poste, le soir même, un message ainsi libellé:
«Mon cher Marchenoir,
«Votre lettre m'a fait beaucoup de peine. Vous savez combien est vraie mon amitié pour vous, en dépit des superficielles différences d'opinion qui ont paru l'altérer et vous ne pouvez pas douter de la part sincère que je prends à votre chagrin. Je sais trop ce que c'est que de souffrir, quoi que vous en pensiez, et personne, peut-être, n'a senti aussi douloureusement que moi, depuis lord Byron, le mal d'exister. Je me suis appelé moi-même, dans un poème du plus désolant scepticisme, une âme «à la fois exaspérée et lasse.» Rien de plus vrai, rien de plus triste.
«Vous m'avez quelquefois reproché, bien à tort, ce que vous appeliez mon indifférence et ma légèreté, sans tenir compte des déchirements affreux d'une vie écartelée à vingt misères. Votre demande d'argent m'a plongé dans le plus cruel embarras. Vous me croyez riche sur la foi de succès fort exagérés qui compensent bien faiblement des années d'obscur labeur et de continuel effort pour imprégner d'idéalisme les plus répugnantes vulgarités.
«Apprenez que je suis très pauvre et, par conséquent, très éloigné de pouvoir, même en me gênant, vous envoyer ce que vous me demandez. Cependant, je n'ai pas voulu vous faire une réponse aussi affligeante avant d'avoir essayé d'une démarche. J'ai donc été chez Des Bois à qui j'ai fait connaître votre situation.
«Il vous aime beaucoup, lui aussi, mais vous l'avez froissé comme tant d'autres, souffrez que je vous le dise amicalement, mon cher Marchenoir. Votre inflexible caractère a toujours rebuté les gens les mieux disposés. Je vous ai défendu avec toute la chaleur de mon amitié pour vous, sans pouvoir surmonter ses préventions. J'espérais obtenir la somme entière et ce n'est qu'à force d'instances et de guerre lasse qu'il a consenti à me remettre pour vous soixante francs, en me chargeant de vous avertir que toute tentative du même genre serait désormais inutile.
«Je joins de bon cœur à cet argent les deux louis nécessaires pour vous compléter une centaine de francs et je vous jure, Marchenoir, qu'il a fallu l'horrible urgence du cas pour que je me décidasse, en ce moment, à un pareil sacrifice.
«Cependant, je le prévois bien, vous allez dire qu'on vous marchande un misérable service et vous ferez d'amères plaintes sur ce que vous ne pouvez réaliser pour votre père les funérailles excessives que vous aviez rêvées. Mais, mon pauvre ami, nul n'est tenu à l'impossible et il n'y a aucun déshonneur à s'en tenir à la fosse commune quand on ne peut faire les frais d'une sépulture moins modeste.
«Je sais que je vous afflige en parlant ainsi, mais ma conscience aussi bien que ma raison me dicte ce langage et, comme catholique, vous n'avez pas le droit de repousser une exhortation à l'humilité chrétienne.
« – Pourquoi, me disait le docteur, Marchenoir ne resterait-il pas à Périgueux? Il y serait assurément beaucoup mieux qu'à Paris où il est aussi mal que possible. Il y trouverait infailliblement des amis de sa famille, d'anciens condisciples qui seront heureux de lui procurer des moyens d'existence …
«Je trouve qu'il a raison et je ne puis m'empêcher de vous donner le même avis. Prenez-le en bonne part, comme venant d'une âme unie de tristesse à la vôtre et qui a renoncé, depuis longtemps, à toute illusion.
«La littérature vous est interdite. Vous avez du talent, sans doute, un incontestable talent, mais c'est pour vous une non valeur, un champ stérile. Vous ne pouvez vous plier à aucune consigne de journal, et vous êtes sans ressources pour subsister en faisant un livre. Pour vivre de sa plume, il faut une certaine largeur d'humanité, une acceptation des formes à la mode et des préjugés reçus dont vous êtes malheureusement incapable. La vie est plate, mon cher Marchenoir, il faut s y résigner. Vous vous êtes cru appelé à faire la justice et tout le monde vous a abandonné, parce qu'au fond, vous étiez injuste et sans charité.
«Croyez-moi, renoncez à la littérature et faites courageusement le premier métier venu. Vous êtes intelligent, vous avez une belle écriture, je vous crois appelé à un infaillible succès dans n'importe quelle autre carrière. Tel est le conseil désintéressé d'un homme qui vous aime sincèrement et qui serait heureux d'apprendre que vous avez enfin trouvé votre véritable voie.
«Votre dévoué,
«ALEXIS DULAURIER.»
IX
«Un éternel mouvement dans le même cercle, une éternelle répétition, un éternel passage du jour à la nuit et de la nuit au jour; une goutte de larmes douces et une mer de larmes amères! Ami, à quoi bon moi, toi, nous tous, vivons-nous? À quoi bon vécurent nos aïeux? À quoi bon vivront nos descendants? Mon âme est épuisée, faible et triste.»
Ces lignes furent écrites, dans les dernières années du siècle passé, par l'historien Karamsine.
On le voit, l'étrange Russie était déjà travaillée de ce célèbre désespoir qui descend aujourd'hui comme un dragon d'apocalypse, des plateaux slaves sur le vieil Occident accablé de lassitude.
Ce Dévorateur des âmes est si formidable, dans sa lente mais invincible progression, que toutes les autres menaces de la météorologie politique ou sociale commencent d'apparaître comme rien devant cette Menace théophanique, dont voici l'épouvantante et trilogique formule inscrite en bâtardes de feu sur le pennon noir du Nihilisme triomphant:
Vivent le chaos et la destruction! Vive la mort! Place à l'avenir!
De quel avenir parlent-ils donc, ces espérants à rebours, ces excavateurs du néant humain? Ils ne s'arrangent pas des fins dernières notifiées par le catholicisme et protestent avec rage contre l'intolérable déni de justice d'une imbécile évasion de l'âme pensante dans la matière.
Quoi donc, alors? Nul ne peut le dire, et jamais la pauvre mécanique raisonnable n'avait enduré les affres d'une telle agonie. On s'est raccroché autant qu'on l'a pu, on a essayé de toutes les amarres et de tous les crampons du rationalisme ou du mysticisme humanitaire, pour ne pas tomber jusque-là. Tout vésicatoire philosophique, supposé capable de ressusciter un instant le souffle de l'Espérance, a été appliqué à cette phthisique, depuis l'hiérophante Saint-Simon qui parlait de rédemption jusqu'au patriarche des nihilistes, Alexandre Herzen, qui en parlait aussi.
«Prêchez la bonne nouvelle de la mort, dit ce dernier, montrez aux hommes chaque nouvelle plaie sur la poitrine du vieux monde, chaque progrès de la destruction; indiquez la décrépitude de ses principes, la superficialité de ses efforts, montrez qu'il ne peut guérir, qu'il n'a ni soutien, ni foi en lui-même, que personne ne l'aime réellement, qu'il se maintient par des mésentendus; montrez que chacune de ses victoires est un coup qu'il se porte; prêchez la Mort comme bonne nouvelle, comme annonce de la prochaine RÉDEMPTION.»
Tel est le gravitant Absolu de doctrine que nul cric religieux ne déplacera jamais plus!
Négation absolue de tout bien présent et certitude absolue de récupérer l'Éden après l'universelle destruction. Enthymème délateur du néant de la vie par le néant de la mort, dernier acculement de l'Orgueil, sommant une suprême fois l'X de la Justice, au nom de toute la douleur terrestre, d'accorder enfin autre chose que le simulacre d'une rédemption ou de raturer, – comme un solécisme, – en même temps que la malheureuse race humaine, l'inexpiable Infini de notre nature!
Cette pensée terrible, cette convoitise de derrière le cœur, s'est jetée sur la société moderne et l'a enveloppée comme un poulpe. Les plus myopes esprits commencent à comprendre qu'elle est en train de confectionner un fameux cadavre, – le cadavre même de la Civilisation! – aussi grand que cinquante peuples, dont les chiens sans Dieu se préparent à ronger le crâne en Occident, pendant que ses pieds putréfiés répandront la peste au fond de l'Orient!
Expectans, expectavi, attendre en attendant. Les mille ans du Moyen Âge ont chanté cela. L'Église a continué de le chanter depuis l'égorgement du Moyen Âge par les savantasses bourgeois de la Renaissance, comme si rien n'avait changé de ce qui pouvait donner un peu de patience, et, maintenant, on en a tout à fait assez.
Attendre cinquante siècles à la marge enluminée d'un livre d'heures saturé de poésie, comme un de ces expectants patriarches, au sourire fidèle, qui regardent sempiternellement pousser des cèdres sortis de leur ventre, passe encore.
Mais attendre sur un trottoir venu de Sodome, en plein milieu de la retape électorale, dans le voisinage immédiat de l'Américain ou de Tortoni, avec la crainte ridicule de mettre le pied dans la figure d'un premier ministre ou d'un chroniqueur, c'est décidément au-dessus des forces d'un homme!
C'est pourquoi tout ce qui a quelque quantité virile, depuis une trentaine d'années, se précipite éperdûment au désespoir. Cela fait toute une littérature qui est véritablement une littérature de désespérés. C'est comme une loi toute despotique à laquelle il ne semble pas qu'aucun plausible poète puisse désormais échapper.
Il ne faut pas chercher cette situation inouïe des âmes supérieures en un autre point de l'histoire que cette fin de siècle, où le mépris de toute transcendance intellectuelle ou morale est précisément arrivé à une sorte de contrefaçon du miracle.
Antérieurement à Baudelaire, on le sait trop, il y avait eu lord Byron, Chateaubriand, Lamartine, Musset, postiches lamentateurs qui trempèrent la soupe de leur gloire avec les incontinentes larmes d'une mélancolie bonne fille qui leur partageait ses faveurs.
Or, qu'est-ce que le vague passionnel de l'incestueux René, bâtard de Rousseau ou la frénésie décorative de Manfred, auprès de la tétanique bave de quelques réprouvés tels que Baudelaire, Ackerman, Ernest Hello, Villiers de l'Isle-Adam, Verlaine, Huysmans ou Dostoïewski?
Ceux-là ne se souviennent plus des cieux, blague Lamartinienne tant admirée! Ils ne s'en souviennent plus du tout. Mais ils se souviennent de la tangible terre où ils sont forcés de vivre, au sein de l'ordure humaine, dans une irrémédiable privation de la vue de Dieu– quel que soit leur concept de cette Entité substantielle, – avec un désir enragé de s'en repaître et de s'en soûler à toute heure!..
À cette profondeur de spirituelle infortune, il n'y a plus qu'une seule torture, en qui toutes les autres se sont résorbées pour lui donner une épouvantable énergie, je veux dire: le besoin de la JUSTICE, nourriture infiniment absente!
Parbleu! ils savent ce que disent les chrétiens, ils le savent même supérieurement. Mais il faut une foi de tous les diables et ce n'est pas la vue des chrétiens modernes qui la leur donnerait! Alors, ils produisent la littérature du désespoir, que de sentencieux imbéciles peuvent croire une chose très simple, mais qui est, en réalité, une sorte de mystère, … annonciateur d'on ne sait quoi. Ce qui est certain, c'est que toute pensée vigoureuse est maintenant poussée, emportée, balayée dans cette direction, aspirée et avalée par ce Maëlstrom!
Serait-ce que nous touchons enfin à quelque Solution divine dont le voisinage prodigieux affolerait la boussole humaine?..
L'un des signes les moins douteux de cet acculement des âmes modernes à l'extrémité de tout, c'est la récente, intrusion en France d'un monstre de livre, presque inconnu encore, quoique publié en Belgique depuis dix ans: les Chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont(?), Œuvre tout à fait sans analogue et probablement appelée à retentir. L'auteur est mort dans un cabanon et c'est tout ce qu'on sait de lui.
Il est difficile de décider si le mot monstre est ici suffisant. Cela ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu'une tempête surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir saboulé le fond de l'Océan.
La gueule même de l'Imprécation demeure béante et silencieuse au conspect de ce visiteur, et les sataniques litanies des Fleurs du Mal prennent subitement, par comparaison, comme un certain air d'anodine bondieuserie.
Ce n'est plus la Bonne Nouvelle de la Mort du bonhomme Herzen, c'est quelque chose comme la Bonne Nouvelle de la Damnation. Quant à la forme littéraire, il n'y en a pas. C'est de la lave liquide. C'est insensé, noir et dévorant.
Mais ne semble-t-il pas à ceux qui l'ont lue, que cette diffamation inouïe de la Providence exhale, par anticipation, – avec l'inégalable autorité d'une Prophétie, – l'ultime clameur imminente de la conscience humaine devant son Juge?..