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Kitabı oku: «Le Désespéré», sayfa 6

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XXIII

Il y eut peu de monde à l'enterrement, les pauvres cercueils n'étant pas, à Périgueux plus qu'ailleurs, convoyés par des multitudes. Il est vrai que Marchenoir, ayant oublié jusqu'aux noms de la plupart de ses concitoyens d'autrefois, s'était borné à faire insérer dans l'Écho de Vésone un entrefilet de convocation générale aux obsèques du défunt. D'ailleurs, la Liturgie mortuaire de l'Église, – la plus grande chose terrestre à ses yeux, – agissait sur tout son être, en cette circonstance, avec une force inouïe et l'exiguité du bétail condolent ne fut inaperçue que de lui.

Pour un pareil désenchanté de la vie, qui n'en connut jamais que les plus atroces rigueurs, et qui semblait avoir été créé eunuque aux joies de ce monde, il y avait dans l'appareil religieux de la mort une force de vertige qui le confisquait tout entier avec un absolu despotisme. C'était la seule majesté à laquelle ce révolté ne résistât pas. On l'avait vu souvent suivre des enterrements d'inconnus et il fallait qu'il fût bien pressé pour ne pas entrer dans une église lorsque le seuil tendu de noir l'avertissait de quelque cérémonie funèbre. Combien d'heures il avait passées dans les cimetières de Paris, à des distances infinies du vacarme social, déchiffrant les vieilles tombes et les surannées épitaphes des adolescents en poussière, dont les contemporains étaient aujourd'hui des ancêtres et dont personne au monde ne se souvenait plus!

Aux yeux de ce contempteur universel, la Mort était vraiment la seule souveraine qui eût le pouvoir d'ennoblir pour de bon la fripouille humaine. Les médiocres les plus abjects lui devenaient augustes aussitôt qu'ils commençaient à pourrir. La charogne du plus immonde bourgeois se calant et se cantonnant dans sa bière pour une sereine déliquescence, lui paraissait un témoignage surprenant de l'originelle dignité de l'homme.

Cette irraisonnée induction, venant à refluer intérieurement sur le plexus syllogistique de son esprit, Marchenoir avait toujours été rempli de conjectures devant tous les signes funèbres. Sans doute, les oracles de la foi touchant les fins dernières et l'ultime rétribution de l'animal responsable, suffisaient à ce croyant. Mais le visionnaire qui était au fond du croyant avait de bien autres exigences, que Dieu seul, sans doute, eût été capable de satisfaire.

Précisément, ce mot d'exigence le faisait bondir. Lui que la mort avait tant déchiré, il se raidissait, en des transports de rage, contre la rhétorique de résignation, qui nomme repos ou sommeil, la liquéfaction des yeux et le rongement des mains de l'être aimé, et le grouillement d'helminthes de sa bouche, et tous les viols inexprimables de la matière sur cette argile si vainement spiritualisée! Il trouvait que l'exigence n'était vraiment pas du côté d'un homme à qui on prenait sa femme ou son enfant, pour en faire, il ne savait quoi, et qu'on priait d'attendre jusqu'à la consommation des siècles!

Si ce n'était pas là une dérision à faire crouler les étoiles, c'était terriblement demander en échange de dons si précaires! Même en sachant tout, ce serait intolérable, et la vérité, c'est qu'on ne sait rien, absolument rien, sinon ce que le christianisme a voulu nous dire.

Mais quoi! c'est un atome d'espérance pour contrepeser un mont de terreurs! La religion seule donne la certitude de l'immortalité, mais c'est au prix de l'enfer possible, de la défiguration sans retour, du monstre éternel!

Cette pauvre créature qu'il pleure, ce misérable, et qu'il appelle en de désolées clameurs du fond de ses nuits, – qui fut son paradis terrestre, son arbre de vie, son rafraîchissement, sa lumière et sa paix dans ses combats, – qu'il n'aille pas s'imaginer, au moins, qu'il lui suffise de l'avoir vu mourir et d'avoir livré le déplorable corps aux dévorants hideux qui sont sous la terre. Si son âme est profonde, tout cela n'est que le commencement des douleurs.

Il y a, – qu'il ne l'oublie pas! – le ciel et l'enfer, c'est-à-dire une chance de béatitude contre dix-sept cent mille de malédiction et de hurlements sempiternels, ainsi que l'enseigne Monsieur Saint Thomas d'Aquin, dont le Bon Pasteur ne paraît pas avoir prévu les doctrines!

Les irrésistibles entraînements de cœur qui jetèrent dans ses bras l'infortunée, les caresses presque chastes, mais non permises, qui lui faisaient oublier, un instant, l'abomination de sa misère, – pendant qu'il s'attendrit confortablement sous les marronniers en fleur, – elle est probablement en train de les expier d'une façon qu'on ne pourrait pas, sans crever de rire, le voir entreprendre de conjecturer.

C'est toute la puissance divine qui est en armes pour supplicier cette douce fillette qui buvait les pleurs de ses yeux et qui se mettait à genoux pour laver ses pieds en sang, quand il avait trop marché pour sa rédemption. C'est maintenant contre elle toute une armée de Xerxès d'épouvantements. La plus intime essence du feu sera tirée de l'actif noyau des astres les plus énormes, pour une inconcevable flagrance de tortures qui n'auront jamais de fin. Cette affreuseté de la putréfaction sépulcrale qui est à faire se cabrer les cavalcades de l'Apocalypse, – ah! ce n'est rien, c'est la beauté même, comparée à l'infamation surnaturelle de l'image de Dieu dans ce brûlant pourrissoir!..

Le désolé catholique avait eu souvent de ces pensées qui le roulaient par terre, rugissant, épileptique, écumant d'horreur. – Dix mille ans de séparation, criait-il, je le veux bien, mais au moins, que je sache où ils sont ceux que j'ai aimés!

Obsécration insensée d'une âme ardente! Il aurait tout accepté, le diadème de crapauds, le mouvant collier de reptiles, les yeux de feu luisant au fond des arcades de vermine, les bras visqueux, tuméfiés, pompés par les limaces ou les araignées, et l'épouvantable ventre plein d'antennes et d'ondulements, – enfin des apparitions à le tuer sur place, – s'il eût été possible d'apprendre quelque chose au prix de cette monstrueuse profanation de ses souvenirs!

Et, maintenant, au bord de la fosse où, le prêtre étant parti, les pelletées de terre tombaient comme des pelletées de siècles sur le nouveau stagiaire de l'éternité, il ne trouvait, en fin de compte, d'autre refuge que la Prière. Cette âme lassée ne s'épuisait plus en sursauts et en convulsions inutiles. Catholique étonnamment fidèle, il s'arrangeait pour retenir le dogme tridentin de l'enfer interminable, en écartant l'irrévocabilité de la damnation. Il avait trouvé le moyen de mettre debout et de donner le souffle de vie à cette antinomie parfaite qui ressemblait tant à une contradiction dans les termes, quoiqu'elle devînt une opinion singulièrement plausible quand il l'expliquait. Mais la prière seule lui était vraiment bienfaisante, – l'infinie simplicité de la prière par laquelle une vie puissante et cachée sourdait tout au fond de lui, par-dessous les plus ignorés abîmes de sa pensée …

Il resta longtemps à genoux, si longtemps que les fossoyeurs achevèrent leur besogne et, pleins d'étonnement, l'avertirent qu'on allait fermer la porte du cimetière. Il eut une satisfaction à s'en aller seul, ayant fort redouté les crocodiles du sympathique regret. Son départ de Périgueux était fixé pour le lendemain et il se proposait de ne voir personne. Il rentra donc immédiatement, se fit apporter une nourriture quelconque et passa une partie de la nuit à écrire la lettre suivante à son ami Leverdier.

XXIV

«J'ai reçu ton argent, mon fidèle, mon unique Georges. Je ferai ce que tu me conseilles de faire, comme si c'était la Troisième Personne divine qui eût parlé, et voilà tout mon remerciement. J'arrive du cimetière et je pars demain pour la Grande Chartreuse.

«Je t'écris afin de me reposer en toi des émotions de ces derniers jours. Elles ont été grandes et terribles. Une virginité de cœur m'a été refaite, je pense, tout exprès pour que je visse expirer mon père que je ne croyais, certes pas, aimer tant que cela. Tu sais combien peu de place il avait voulu garder dans ma vie. Nous nous étions endurcis l'un contre l'autre, depuis longtemps, et je n'attendais rien de plus que cette obscure trépidation que donne à des mortels la vision immédiate et sensible de la mort. Il s'est trouvé qu'il m'a fallu prendre une hache et trancher des câbles pour échapper à ce trépassé qu'on portait en terre …

Je suis saturé, noyé de tristesse, mon ami, ce qui ne me change guère, tu en conviendras, mais la grande crise est passée et le voyage de demain m'apparaît comme une de ces aubes glacées et apaisantes que je voyais poindre, il y a deux ans, du fond de mon lit de fiévreux, après une nuit de fantômes. Ils encombrent désormais ma vie, les fantômes! ils m'environnent, ils me pressent comme une multitude, et les plus à redouter, hélas! ce sont encore les innocents et les très pâles qui me regardent avec des yeux de pitié et qui ne me font pas de reproches!

«Je viens de parcourir, en gémissant, cette pauvre maison de mon père où je suis né, où j'ai été élevé et qu'il va falloir vendre pour payer d'anciennes dettes, ainsi qu'on me l'a expliqué. La mélancolique sonorité de ces chambres vides, plafonnées, pour mon imagination, de tant de souvenirs anciens, a retenti profondément en moi. Il m'a semblé que j'errais dans mon âme, déserte à jamais.

«Pardonne-moi, mon bon Georges, ce dernier mot. Je crois que je ne pourrai jamais dire exactement ce que tu es pour le sombre Marchenoir. J'ai eu un frère aîné mort très jeune, dans la même année que ma mère. Tout à l'heure, j'ai retrouvé des objets enfantins qui lui ont appartenu. Je t'en ai déjà parlé. Il s'appelait Abel et c'est, sans doute, ce qui détermina mon père à m'accoutrer de ce nom de Caïn dont je suis si fier. Je l'aurais peut-être aimé beaucoup s'il avait pu vivre, mais je ne me le représente pas comme toi et je ne te nommerais pas volontiers mon frère.

«Tu es autre chose, un peu plus ou un peu moins, je ne sais au juste. Tu es mon gardien et mon toit, mon holocauste et mon équilibre, tu es le chien sur mon seuil, je ne sais pas plus ce que tu es, que je ne sais ce que je suis moi-même. Mais, quand nous serons morts à notre tour, si Dieu veut faire quelque chose de nos poussières, il faudra qu'il les repétrisse ensemble, cet architecte, et qu'il y regarde à trois fois avant d'employer l'étrange ciment qui lui collera ses mains de lumière!

«Tu as sans doute raison de me reprocher d'avoir écrit à Dulaurier et j'ai raison aussi, très probablement, de l'avoir fait. Il a jugé convenable de me répondre par une lettre qui le déshonore. N'est-ce pas là un beau résultat? Tout ce que tu m'écris de lui, il a pris la peine de me l'écrire lui-même. Le pauvre garçon, c'est à peine s'il se cache de la terreur que je lui inspire.

«Franchement, j'avais cru que ce sentiment bien connu de moi, à défaut de magnanimité, vaincrait son avarice et le déterminerait à me rendre le facile service que je lui demandais. Il a eu la bonté de me conseiller la fosse commune, en me rappelant à l'humilité chrétienne. Pour être si imprudent, il faut qu'il me croie tout à fait vaincu, autrement ce serait par trop bête d'outrager un homme dont la mémoire est fidèle et qui a une plume pour se venger!

«Quant au docteur, je ne l'avais pas prévu dans cette affaire. Ah! ils sont dignes de s'estimer et de se chérir, ces négriers de l'amitié qui m'ont jeté par-dessus bord à l'heure de prendre chasse, et qui mettraient à mes pieds les trésors de leur dévouement si j'obtenais un succès qui me rendît formidable! Avec quelle joie je leur ai renvoyé leur argent, tu le devines sans peine.

«Mais laissons cela. J'ai reçu la visite du notaire de la famille. Je lui suppose d'autres clients, car il est gras et luisant comme un lion de mer. Cet authentique personnage m'apportait d'infinies explications auxquelles je n'ai rien compris, sinon que mon père, vivant uniquement d'une pension de retraite, ne laisse absolument que sa maison et le mobilier, l'un et l'autre de peu de valeur, ce que je savais aussi bien que lui. Mais il m'a révélé certaines dettes que j'ignorais. Il faut tout vendre et l'acquéreur est déjà trouvé, paraît-il. J'ai même cru démêler que je pouvais bien n'en être séparé que de l'envergure d'un large soufflet. N'importe, j'ai signé ce qu'il a fallu, le drôle ayant tout préparé d'avance. Les pauvres n'ont pas droit à un foyer, ils n'ont droit à rien, je le sais, et je me suis cerclé le cœur avec le meilleur métal de ma volonté pour signer plus ferme.

«On me fait espérer un reliquat de quelques centaines de francs qui me seront envoyés, le tripotage consommé. Ce sera mon héritage. Si ton général des Chartreux veut me gratifier de son côté, il m'en coûtera peu de recevoir l'aumône de sa main. Nous pourrons, alors, faire l'acquisition d'un nouveau cheval de bataille pour la revanche ou pour la mort. J'ai le pressentiment que ce sera plutôt la mort et je crois vraiment qu'il me faudrait la bénir, car je commence à furieusement me lasser de jouer les Tantales de la justice!

«Dis à ma chère Marie l'Égyptienne qu'elle continue de prier pour moi dans le désert de notre aride logement. Elle ne pourrait rien faire qui me fût plus utile. Tu ne comprends pas trop bien tout cela, toi, mon pauvre séide. Tu ne sais que souffrir et te sacrifier pour mon service, comme si j'étais un Manitou de première grandeur, et la merveille sans rivale de cette fille consumée de l'amour mystique, est presque entièrement perdue pour toi. Tous les prodiges de l'Exode d'Égypte se sont accomplis en vain, sous tes yeux, en la personne de cette échappée à l'ergastule des adorateurs de chats et des mangeurs de vomissements à l'ognon de la Luxure.

«Pour moi, je grandis chaque jour dans l'admiration et je m'estime infiniment honoré d'avoir été choisi pour récupérer cette drachme perdue, cette perle évangélique flairée et contaminée par le groin de tant de pourceaux.

«Il est étrange que je sois précisément l'homme qu'il fallait pour rapprocher deux êtres si exceptionnels et si parfaitement dissemblables. Dans votre émulation à me chérir, c'est toi, l'homme de glace, qui me brûles et c'est elle, l'incendiée, qui me tempère. Tu ne te rassasies jamais de ce que tu nommes mes audaces et elle tremble parfois de ce qu'elle appelle naïvement mes justices. En même temps, vous vous reprochez l'un à l'autre de m'exaspérer. Chers et uniques témoins de mes tribulations les plus cachées, vous êtes bien inouïs tous les deux et nous faisons, à nous trois, un assemblage bien surprenant!

«Aujourd'hui, tu m'envoies à la Chartreuse du même air d'oracle que tu voulus, autrefois, me détourner d'aller à la Trappe. Seulement, cette fois, je t'obéis sans discussion et même avec autant d'allégresse qu'il est possible. Tel est le progrès de ton génie.

«Tu te portes garant de la roborative et intelligente hospitalité des Chartreux. Je le crois volontiers. Cependant il est peu probable que j'écrive beaucoup dans leur maison. Mais je ferai de l'ordre dans le taudion de mes pensées et je ferai passer le fleuve de la méditation la plus encaissée, au travers des écuries d'Augias de mon esprit.

«Quel livre pourrait être le mien, pourtant, si j'enfantais ce que j'ai conçu! Mais quel accablant, quel formidable sujet! Le Symbolisme de l'histoire, c'est-à-dire, l'hiérographie providentielle, enfin déchiffrée dans le plus intérieur arcane des faits et dans la kabale des dates, le sens absolu de signes chroniques, tels que Pharsale, Théodoric, Cromwel ou l'insurrection du 18 mars, par exemple, et l'orthographe conditionnelle de leurs infinies combinaisons! En d'autres termes, le calque linéaire du plan divin rendu aussi sensible que les délimitations géographiques d'un planisphère, avec tout un système corollaire de conjecturales aperceptions dans l'avenir!!.. Ah! ce n'est pas encore ce livre qui me fera populaire, en supposant que je puisse le réaliser!

«Je te quitte, mon ami, la fatigue m'écrase et l'heure galope avec furie. J'ai hâte de fuir cette ville où je n'ai que des souvenirs de douleur et des perspectives de dégoût. Or, j'ai beaucoup à brûler, avant mon départ, dans cette maison qu'on va vendre. Je ne veux pas de profanations. Mais, ça ne va pas être fertile en gaîté, non plus, cette exécution de toutes les reliques de mon enfance!.. Bonsoir, mes chers fidèles, et, au revoir dans quelques semaines.

«MARIE-JOSEPH CAÏN MARCHENOIR.»

XXV

Le surlendemain, Marchenoir commençait à pied l'ascension du Désert de la Grande Chartreuse. Lorsqu'il eut franchi ce qu'on appelle l'entrée de Fourvoirie, rainure imperceptible entre deux rocs monstrueux, au delà desquels la vie moderne paraît brusquement s'interrompre, une sorte de paix joyeuse fondit sur lui. Il allait enfin savoir à quoi s'en tenir sur cette Maison fameuse dans la Chrétienté, – si bêtement entrevue, de nos jours, à travers les fumées de l'alcoolisme démocratique, – ruche alpestre des plus sublimes ouvriers de la prière, de ceux-là qu'un vieil écrivain comparait aux Brûlants des cieux et qu'il appelait pour cette raison, les «Séraphins de l'Église militante!»

Les gens badigeonnés d'une légère couche de christianisme, qui veulent que les pèlerinages soient commodes, affirment sous serment que le monastère est inaccessible dans la saison des neiges. L'effet heureux de ce préjugé est une restitution périodique de l'antique solitude cartusienne tant désirée par saint Bruno pour ses religieux!

L'énorme affluence des voyageurs, dans ce qu'on est convenu d'appeler la belle saison, doit être, pour les solitaires, une bien pesante importunité. La foi du plus grand nombre de ces curieux n'aurait certainement pas la force évangélique qui fait bondir les montagnes, et beaucoup viennent et s'en vont qui n'ont pas d'autre bagage spirituel que le très sot journal d'un touriste sans ingénuité. N'importe! ils sont reçus comme s'ils tombaient du ciel, – aérolithes mondains de peu de fulgurance, qui ne déconcertent jamais l'accueillante résignation de ces moines hospitaliers.

La Grande Chartreuse doit donc être visitée en hiver par tous ceux qui veulent se faire une exacte idée de cette merveilleuse combinaison de la vie érémitique et de la vie commune qui caractérise essentiellement l'ordre cartusien, et dont la triomphante expérience accomplit, tout à l'heure, son huitième siècle.

Fondée en 1084, la famille de Saint Bruno, – rouvre glorieux qui couvrit le monde chrétien de sa puissante frondaison, – seule entre toutes les familles religieuses, a mérité ce témoignage de la Papauté: «Cartusia nunquam reformata, quia nunquam deformata, l'ordre des Chartreux, ne s'étant point déformé, n'a jamais eu besoin d'être réformé.»

Dans un siècle aussi jeté que le nôtre aux lamproies ou aux murènes de la définitive anarchie qui menace de faire ripaille du monde, il est au moins intéressant de contempler cet unique monument du passé chrétien de l'Europe, resté debout et intact, sans ébranlement et sans macule, dans le milieu du torrent des siècles.

«D'où cela vient-il? – dit un auteur chartreux contemporain. – De la sagesse qui accompagne nécessairement les résolutions du Définitoire, puisque ses Ordonnances n'obligent qu'après avoir été mises à l'essai; puisque ses Constitutions doivent être approuvées par ceux qui ne les ont pas faites. Ce qui nous a sauvés, c'est ce Définitoire libre, impartial, toujours indépendant, puisque les religieux qui peuvent et doivent le composer arrivent en Chartreuse ignorants ou incertains de leur nomination; ils y viennent alors sans idées préconçues, sans parti pris: la brigue et la cabale seraient impossibles.

«Dans les séances annuelles du Chapitre Général, la première occupation de cette assemblée est de former le Définitoire, composé de huit Définiteurs nommés au scrutin secret et n'ayant point fait partie du définitoire de l'année précédente. Ce définitoire, sous la présidence du R. P. Général, est chargé du bien de tout l'Ordre et exerce, conjointement avec le chef suprême, la plénitude du pouvoir, en vue d'ordonner, de statuer et de définir.

«Ce qui nous a sauvés, c'est l'énergie de cette espèce de concile, composé de membres de différentes nations qui, pour la plupart, n'ont point vécu et ne doivent point se retrouver avec ceux qu'ils frapperont d'une juste sentence. Parfaitement libre, il n'a jamais reculé, en aucune occasion, devant un coup d'énergie. Jamais, dans l'Ordre entier, jamais, dans une Province, un abus n'a été approuvé, même tacitement; nous pouvons même dire, histoire en main, que jamais un manquement grave aux Règles fondamentales de la vie cartusienne n'a été toléré dans aucune Chartreuse. Le Définitoire a averti, patienté, insisté, menacé; enfin, il a pris un moyen extrême, mais décisif, en vue du bien commun: il a rejeté telle maison qui n'observait plus la Règle dans son entier et refusait de s'amender et de se soumettre; il l'a rejetée, déclarant que ni les personnes ni les biens n'appartenaient plus à l'Ordre, laissant aux réfractaires, édifices, rentes, propriétés, tout, excepté le nom de Chartreux et la Règle de saint Bruno, Cartusia nunquam deformata, parce que dès que l'Ordre prit de l'extension, au commencement du douzième siècle, nos ancêtres surent nous donner une Constitution aussi forte qu'elle était large, aussi sage qu'elle était gardienne de la seule vraie liberté qui consiste, non point à pouvoir faire le mal ou le bien, mais, au contraire, à être dans l'heureuse nécessité de ne faire que le bien, tout en choisissant, parmi ce qui est bien, ce qui nous paraît le meilleur.»

Du reste, il suffit de franchir les limites de ce célèbre Désert pour sentir l'absence soudaine du dix-neuvième siècle et pour avoir, autant que cela est possible, l'illusion du douzième. Mais, il faut que la route ne soit pas encombrée par les caravanes tapageuses de la curiosité. Alors, c'est vraiment le Désert sourcilleux et formidable que Dieu lui-même, dit-on, avait désigné à son serviteur Bruno et à ses six compagnons pour que leur postérité spirituelle y chantât, pendant huit cents ans, au moins, dans la paix auguste des hauteurs, la Jubilation de la terre devant la face du Seigneur Roi. Jubilate Deo omnis terra … Jubilate in conspectu Regis Domini!

Marchenoir n'avait jamais savouré si profondément la beauté religieuse et pacifiante du silence, que dans cette montée de la Grande Chartreuse, entre Saint-Laurent-du-Pont et le monastère. La nuit avait été fort neigeuse et le paysage entier, vêtu de blanc comme un chartreux, éclatait aux yeux sous la mateur grise d'un ciel bas et lourd qui semblait s'accouder sur la montagne. Seul, le torrent qui roule au fond de la gorge sauvage, tranchait par son fracas sur l'immobile taciturnité de cette nature sommeillante. Mais, – à la manière d'une voix unique dans un lieu très solitaire, – cette clameur d'en bas, qui montait en se dissolvant dans l'espace, y était dévorée par ce silence dominateur et le faisait paraître plus profond encore et plus solennel.

Il se pencha – pour regarder en rêvant cette eau folle et bondissante, qu'on appelle si improprement le Guiers-Mort, et dont la couleur, pareille au bleu de l'acier quand elle se précipite, ressemble à une moire verte ondulée d'écume, quand elle se recueille, en frémissant, dans une conque de rochers, pour un élan plus furieux et pour une chute plus irrémédiable.

Il se prit à songer à l'énorme durée de cette existence de torrent qui coule ainsi, pour la gloire de Dieu, depuis des milliers d'années, bien moins inutilement, sans doute, que beaucoup d'hommes qui n'ont certes pas sa beauté et qu'il a l'air de fuir en grondant pour n'avoir pas à refléter leur image. Il se souvint que Saint Bernard, Saint François de Sales et combien d'autres, après Saint Bruno, étaient venus en ce lieu; que des pauvres ou des puissants, évadés du monde, avaient passé par là, pendant une moitié de l'histoire du Christianisme, et qu'ils avaient dû être sollicités, comme lui-même, par cette figure, perpétuellement fuyante, de toutes les choses du siècle …

Une méditation de cette sorte et dans un tel endroit, est singulièrement puissante sur l'âme et recommandable aux ennuyés et aux tâtonnants de la vie. Marchenoir, aussi blessé et aussi saignant que puisse l'être un malheureux homme, sentit une douceur infinie, un calme de bonne mort, insoupçonné jusqu'à cet instant. Il se baigna dans l'oubli de ses douleurs immortelles, hélas! et qui devaient, un peu plus tard, le ressaisir. À mesure qu'il montait, sa paix grandissait en s'élargissant, tout son être se fondait et s'évaporait dans une suavité presque surhumaine.

Une page adorable de naïveté qu'il avait autrefois apprise par cœur, tant il la trouvait belle, lui revenait à la mémoire et chantait en lui, comme une harpe d'Éole de fils de la Vierge animée par les soupirs des séraphins.

Cette page, il l'avait trouvée dans une ancienne Vie de ce célèbre Père de Condren, dont la doctrine était si sublime, paraît-il, que le cardinal de Bérulle écrivait à genoux tout ce qu'il lui entendait dire.

Voici en quels termes cet étonnant personnage s'exprimait sur les Chartreux:

«Ce sont des hommes choisis de Dieu pour exprimer, le plus naïvement et exactement qu'il est possible à des créatures humaines, l'état de ceux que l'Écriture appelle les enfants de la Résurrection, et pour vivre dans un corps mortel, comme s'ils étaient de purs esprits immortels. Ils sont donc sans cesse élevés hors d'eux-mêmes dans une contemplation des choses divines; il n'y a point de nuit pour eux, puisque c'est durant les ténèbres de la terre qu'ils font les saintes opérations des enfants de lumière. Ils sont tous honorés du saint caractère de la Prêtrise, comme saint Jean témoigne que tous les saints seront prêtres dans le ciel. Leurs habits sont de la couleur de ceux des Anges, lorsqu'ils apparaissent aux hommes; leur modestie et leur innocence est un tableau de la sage simplicité et de la droiture des Bienheureux.

«Leur habitation dans les montagnes de la Grande Chartreuse n'est point un séjour pour des personnes du monde; il faut n'avoir rien que l'esprit pour subsister dans une telle demeure. Aussi, peut-on sortir des tombeaux de toutes sortes de monastères pour aller revivre parmi ces saints ressuscités, mais lorsqu'on est parvenu dans ce Paradis, il n'y a plus rien à espérer sur la terre. On y peut venir de tous les endroits du monde, même des plus sacrés, mais lorsqu'on est arrivé dans cette Maison de Dieu et cette Porte du Ciel, il faut être saint ou on ne le deviendra jamais!»

– Être saint! cria Marchenoir, comme en délire, qui peut l'espérer?.. Job, dont on célèbre la patience, a maudit le ventre de sa mère, il y a quatre mille ans, et il faut des centaines de millions de désespérés et d'exterminés pour faire la bonne mesure des souffrances que l'enfantement d'un unique élu coûte à la vieille humanité!.. Sera-ce donc toujours ainsi, ô Père céleste, qui avez promis de régner sur terre?..

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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