Kitabı oku: «Le Désespéré», sayfa 8
XXVIII
Toutes ces pensées assiégeaient à la fois l'hôte désemparé de la Grande Chartreuse. Il se souvenait qu'en un jour d'enthousiasme et sans trop savoir ce qu'il faisait, il avait offert à Véronique de l'épouser.
Celle-ci lui avait répondu en propres termes:
– Un homme comme vous ne doit pas épouser une fille comme moi. Je vous aime trop pour jamais y consentir. Si vous avez le malheur de désirer la pourriture qui me sert de corps, je vais demander à Dieu qu'il vous guérisse ou qu'il vous délivre de moi.
Cela avait été dit avec une résolution si nette qu'il n'y avait pas à recommencer. À la réflexion, Marchenoir avait compris la sagesse héroïque de ce refus, et béni intérieurement la sainte fille pour cet acte de vertu qui le sauvait de tourments infinis.
Il ne se sentait pas épris à cette époque. Mais, maintenant, qu'allait-il faire? Impossible d'épouser la femme qu'il aimait, impossible et hideux d'en faire sa maîtresse, impossible surtout de vivre sans elle. Aucun expédient, même très lointain, n'apparaissait. Continuer le concubinage postiche, en se condamnant au silence, où en prendrait-il la force? Même en acceptant cette chape de flammes comme une pénitence, comme une expiation de tant de choses que sa conscience lui reprochait, c'était encore une absurdité de prétendre récolter la palme du martyre chrétien sur la margelle en biseau d'une citerne de désirs.
Il ne lui serait donc jamais accordé une halte, un repos assuré d'une seule heure, un oreiller de granit pour appuyer sa tête et vraiment dormir! Et le moyen de travailler avec tout cela? Car il ne pouvait se dispenser de donner son fruit, ce pommier de tristesse qui ne soutirait plus sa sève que du cœur des morts. Il faudrait, bientôt, comme auparavant, inventer d'écrire en retenant des deux mains plusieurs murailles toujours croulantes, reprendre et remâcher tous les vieux culots d'une misère sans issue, retraîner sempiternellement, avec des épaules en sang, la voiture à bras du déménagement de ses vieilles illusions archi-décrépites, crevassées, poussiéreuses, grelottantes, mais cramponnées encore et inarrachables!
La seule abomination qui lui eût manqué jusqu'à cet instant: l'amour sans espérance, ce trésor de surérogatoires avanies, désormais ne lui manquait plus. C'était admirablement complet! Encore une fois, qu'allait-il devenir? Il prit un marteau pour enfoncer en lui cette question, jusqu'à se crever le cœur, et la réponse ne vint pas…
La littérature dite amoureuse a beaucoup puisé dans la vieille blague des délices du mal d'aimer. Marchenoir n'y trouvait que des suggestions de désespoir. Il avait bien cru, cependant, que c'était fini pour lui, les années de servitude, ayant payé de si royales rançons au Pirate aveugle qui capture indistinctement toutes les variétés d'animaux humains! Il n'était plus d'humeur à pâturer la glandée d'amour. En fait d'élégies, il n'avait guère à offrir que des beuglements de tapir tombé dans une fosse, et les seuls bouquets à Chloris qu'on pût attendre de lui, eussent été moissonnés, d'une affreuse main, parmi les blêmes végétaux d'un chantier d'équarrisseur.
À force de piétiner cette broussaille d'épines, il finit par faire lever une idée, trois fois plus noire que les autres, une espèce de crapaud-volant d'idée qui se mit à lui sucer l'âme. Sa bien-aimée avait appartenu à tout le monde, non par le désir ou le commencement du désir, comme c'était son cas, mais par la caresse partagée, la possession, l'étreinte bestiale.
Aussitôt que cette fange l'eut touché, le misérable amoureux s'y roula, comme un bison. Il eut une vision immédiate du passé de Véronique, une vision bien actuelle, inexorablement précise. Alors lui furent révélés, du même coup, l'impérial despotisme de ce sentiment nouveau qui le flagellait avec des scorpions, dès le premier jour, et l'enfantillage réel des antérieures captations de sa liberté.
Il vit, dans une clarté terrible, que ce qu'il avait cru, par deux fois, l'extrémité de la passion, n'avait été qu'une surprise des sens, en complicité avec son imagination. Sans doute, il avait souffert de ne jamais recueillir que des épaves, et ses fonctions de releveur lui avaient paru, bien des fois, une destinée fort amère! Il se rappelait de sinistres heures. Mais, du moins, il pouvait encore parler en maître et commander au monstre de le laisser tranquille.
Aujourd'hui, le monstre revenait sur lui et lui broyait doucement les os dans sa gueule. Ah! il s'était donné des airs de mépriser la jalousie et il s'était cru amoureux! Mais l'amour véritable est la plus incompatible des passions inquiètes. C'est un carnassier plein d'insomnie, tacheté d'yeux, avec une paire de télescopes sur son arrière-train.
L'Orgueil et sa bâtarde, la Colère, se laissent brouter par leurs flatteurs; la pacifique Envie lèche l'intérieur des pieds fromageux de l'Avarice, qui trouve cela très bon et qui lui donne des bénédictions hypothéquées avec la manière de s'en servir; l'Ivrognerie est un Sphynx toujours pénétré, qui s'en console en allant se soûler avec ses Œdipes; la Luxure, au ventre de miel et aux entrailles d'airain, danse, la tête en bas, devant les Hérodes, pour qu'on lui serve les décapités dont elle a besoin, et la Paresse, enfin, qui lui sort du vagin comme une filandre, s'enroule avec une indifférence visqueuse à tous les pilastres de la vieille cité humaine.
Mais l'Amour écume au seul mot de partage et la jalousie est sa maison. C'est un colimaçon sans patrie, qui se repaît, sans convives, dans sa spirale ténébreuse. Il a des yeux à l'extrémité de ses cornes et, si légèrement qu'on les effleure, il rentre en lui-même pour se dévorer. En même temps, il est ubiquitaire, quant au temps et quant à l'espace, comme le vrai Dieu dont il est la plus effrayante défiguration.
Avec une angoisse sans nom ni mesure, Marchenoir s'aperçut que cette diabolique infortune allait devenir la sienne. Il n'y avait déjà plus de passé pour lui. Tout était présent. Tous les instruments de sa torture pleuvaient à la fois, autour de lui, dans l'humble chambre de ce monastère où il avait espéré trouver la paix.
La pauvre fille, il la voyait vierge, tout enfant, sortant du ventre de sa mère. On la salissait, on la dépravait, on la pourrissait devant lui. Cette âme en herbe, cette fille verte, comme ils disent dans la pudique Angleterre, était bafouée par un vent de pestilence, piétinée par d'immondes brutes, contaminée avant sa fleur. Toute la basse infamie du monde était déchaînée contre cette pousse tendre de roseau, qui ne pensait pas encore, qui ne penserait sans doute jamais.
Puis, une sorte d'adolescence venait pour elle, comme pour une infante de gorille ou une archiduchesse du saint Empire, et, de la ruche ouverte de son corsage, se répandait tout un essaim d'alliciantes impudicités. On se faisait passer à la chaîne et de mains en mains, comme un seau d'incendie, ce corps impur, ce vase de plaisir, irréparablement profané. L'existence n'était plus pour elle qu'une interminable nuit de débauche qui avait duré dix ans, et qui supposait la révocation de tous les soleils, l'extinction à jamais de toutes les clartés, célestes ou humaines, capables de la dissiper!
Confident épouvanté de ce cauchemar, Marchenoir percevait distinctement les soupirs, les susurrements, les craquements, les râles, les goulées de la Luxure. Encore, si cette perdue n'avait été qu'une de ces lamentables victimes, – comme il en avait tant connues! – tombées, en poussant des cris d'horreur, du ventre de la misère dans la gueule d'argent du libertinage!.. Mais elle s'était pourléchée dans sa crapule et, gavée d'infamies, elle en avait infatigablement redemandé. Sa robe de honte, elle en avait fait sa robe de gloire et la pourpre réginale de son allégresse de prostituée!
Il n'y avait pas moyen d'en douter, hélas! et c'était bien ce qui crucifiait le plus le malheureux homme! Il avait beau se dire que toutes ces choses n'existaient plus, que le repentir les avait effacées, raturées, grattées, anéanties, qu'il se devait à lui-même, comme il devait à Dieu, aux anges pleurants, à tout le Paradis à genoux, d'oublier ce que la Miséricorde infaillible avait pardonné. Il ne le pouvait pas et son âme dépouillée d'enthousiasme, mais invinciblement enchaînée, demeurait là, nue et frissonnante devant sa pensée…
C'était à l'école de cette agonie qu'il apprenait décidément ce que vaut la Chair et ce qu'il en coûte de jeter ce pain dans les ordures! Pour la première fois, son christianisme se dressait en lui pour la défendre, cette misérable chair que nul mysticisme ne peut supprimer, qu'on ne peut troubler sans que l'esprit soit bouleversé et qu'aucun émiettement de la tombe n'empêchera de ressusciter à la fin des fins!
Il la voyait investie d'une mystérieuse dignité, précisément attestée par l'ambition de continence de ses plus ascétiques contempteurs. Évidemment, ce n'était pas des sentiments ou des pensées d'autrefois qu'il pouvait être jaloux. L'irresponsable Néant serait descendu de son trône vide pour déposer sur ce point, en faveur de cette accusée, devant le plus rigoureux tribunal. Elle ne s'était doutée de son âme qu'en ressaisissant son corps. C'était donc uniquement la chair souillée de ce corps qui le faisait tant souffrir! Un inexplicable lien de destinée contre lequel il se fût vainement raidi, le faisait époux de cette chair qui s'était débitée comme une denrée et, par conséquent, solidaire de la même balance, dans la parfaite ignominie des mêmes comptoirs …
En ce jour, Marchenoir assuma toutes les affres de la jalousie conjugale, – impératrice des tourments humains, – que les êtres sans amour ont seuls le droit d'ignorer, et qui peut magnifier jusqu'à des passions ordurières, dans des cœurs capables de la ressentir!
XXIX
Le désespéré passait une partie de ses nuits à la chapelle, dans la tribune des étrangers. L'office de nuit des Chartreux, qu'il suivait avec intelligence, calmait un peu ses élancements. Cet office célèbre, que peu de visiteurs ont le courage d'écouter jusqu'à la fin, et qui dure quelquefois plus de trois heures, ne lui paraissait jamais assez long.
Il lui semblait alors reprendre le fil d'une sorte de vie supérieure que son horrible existence actuelle aurait interrompue pour un temps indéterminé. Autrement, pourquoi et comment ces tressaillements intérieurs, ces ravissements, ces envols de l'âme, ces pleurs brûlants, toutes les fois qu'un éclair de beauté arrivait sur lui de n'importe quel point de l'espace idéal ou de l'espace sensible. Il fallait bien, après tout, qu'il y eût quelque chose de vrai dans l'éternelle rengaîne platonique d'un exil terrestre. Cette idée lui revenait, sans cesse, d'une prison atroce dans laquelle on l'eût enfermé pour quelque crime inconnu, et le ridicule littéraire d'une image aussi éculée n'en surmontait pas l'obsession. Il laissait flotter cette rêverie sur les vagues de louanges qui montaient du chœur vers lui, comme une marée de résignation. Il s'efforçait d'unir son âme triste à l'âme joyeuse de ces hymnologues perpétuels.
La contemplation est la fin dernière de l'âme humaine, mais elle est très spécialement et, par excellence, la fin de la vie solitaire. Ce mot de contemplation, avili comme tant d'autres choses en ce siècle, n'a plus guère de sens en dehors du cloître. Qui donc, si ce n'est un moine, a lu ou voudrait lire, aujourd'hui, le profond traité De la Contemplation de Denys le Chartreux, surnommé le Docteur extatique?
Ce mot, qui a une parenté des plus étroites avec le nom de Dieu, a éprouvé cette destinée bizarre de tomber dans la bouche de panthéistes tels que Victor Hugo, par exemple, – et cela fait un drôle de spectacle pour la pensée, d'assister à l'agenouillement d'un poète devant une pincée d'excréments, que son lyrisme insensé lui fait un commandement d'adorer et de servir pour obtenir, par ce moyen, la vie éternelle!
À une distance infinie des contemplateurs corpusculaires semblables à celui qui vient d'être nommé, et qui ont une notion de Dieu adéquate à la sensation de quelque myriapode fantastique sur la pulpe mollasse de leur cerveau, il existe donc dans l'Église des contemplatifs par état; ce sont les religieux qui font profession de tendre, d'une manière plus exclusive et par des moyens plus spéciaux, à la contemplation, ce qui ne veut pas dire que, dans ces communautés, tous soient élevés à la contemplation. Ils peuvent l'être tous, comme il peut se faire qu'aucun ne le soit. Mais tous y tendent avec ferveur et députent vers cet unique objet leur vie tout entière.
Marchenoir se disait que ces gens-là font la plus grande chose du monde, et que la loi du silence, chez les religieux voués à la vie contemplative, est surabondamment justifiée par cette vocation inouïe de plénipotentiaire pour toute la spiritualité de la terre.
«À une certaine hauteur, dit Ernest Hello, à propos de Rusbrock l'Admirable, dont il est le traducteur, – le contemplateur ne peut plus dire ce qu'il voit, non parce que son objet fait défaut à la parole, mais parce que la parole fait défaut à son objet, et le silence du contemplateur devient l'ombre substantielle des choses qu'il ne dit pas … Leur parole, ajoute ce grand écrivain, est un voyage qu'ils font par charité chez les autres hommes. Mais le silence est leur patrie.»
Aux temps de la Réforme, un grand nombre de chartreuses furent saccagées ou supprimées et beaucoup de religieux souffrirent le martyre, tel que les calvinistes et autres artistes en tortures savaient l'administrer dans ce siècle renaissant, d'une si prodigieuse poussée esthétique.
– Pourquoi gardes-tu le silence au milieu des tourments, pourquoi ne pas nous répondre? disaient les soldats du farouche Chareyre qui, depuis quelques jours, faisaient endurer d'atroces douleurs au vénérable père Dom Laurent, vicaire de la Chartreuse de Bonnefoy.
– Parce que le silence est une des principales Règles de mon ordre, répondit le martyr.
Les supplices étaient une moindre angoisse que la parole, pour ce contemplateur dont le silence était la patrie et qui n'avait pas même besoin de se souvenir de l'obéissance!
La nuit a de singuliers privilèges. Elle ouvre les repaires et les cœurs, elle déchaîne les instincts féroces et les passions basses, en même temps qu'elle dilate les âmes amoureuses de l'éternelle beauté. C'est pendant la nuit que les cieux peuvent raconter la gloire de Dieu, et c'est aussi pendant la nuit que les anges de Noël annoncèrent la plus étonnante de ses œuvres. Deus dedit carmina in nocte. Ces paroles de Job n'affirment-elles pas, à leur manière, la mystérieuse symphonie des louanges nocturnes autour de la Bien-Aimée du saint Livre, si noire et si belle, dont la nuit elle-même est un symbole, suivant quelques interprètes.
Mais ce n'est pas seulement pour louer ou pour contempler que les Chartreux veillent et chantent. C'est aussi pour intercéder et pour satisfaire, en vue de l'immense Coulpe du genre humain et en participation aux souffrances de Celui qui a tout assumé. «Jésus-Christ, disait Pascal, sera en agonie jusqu'à la fin du monde; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.»
Cette parole du pauvre Janséniste est sublime. Elle revenait à la mémoire de ce ramasseur de ses propres entrailles, isolé dans sa tribune lointaine et glacée, pendant qu'il écoutait chanter ces hommes de prière éperdus d'amour et demandant grâce pour l'univers. Il pensait qu'au même instant, sur tous les points du globe saturés du Sang du Christ, on égorgeait ou opprimait d'innombrables êtres faits à la ressemblance du Dieu Très-Haut; que les crimes de la chair et les crimes de la pensée, épouvantables par leur énormité et par leur nombre, faisaient, à la même minute, une ronde de dix mille lieues autour de ce foyer de supplications, sous la même coupole constellée de cette longue nuit d'hiver …
L'esprit Saint raconte que les sept enfants Machabées «s'exhortaient l'un l'autre avec leur mère à mourir fortement, en disant: Le Seigneur considèrera la vérité et il sera consolé en nous, selon que Moïse le déclare dans son cantique par cette protestation: Et il sera consolé dans ses serviteurs.»
Ces chartreux morts au monde pour être des serviteurs plus fidèles, veillent et chantent, avec l'Église pour consoler, eux aussi, le Seigneur Dieu. Le. Seigneur Dieu est triste jusqu'à la mort, parce que ses amis l'ont abandonné, et parce qu'il est nécessaire qu'il meure lui-même et ranime le cœur glacé de ces infidèles. Lui, le maître de la Colère et le maître du Pardon, la Résurrection de tous les vivants et le Frère aîné de tous les morts, lui qu'Isaïe appelle l'Admirable, le Dieu fort, le Père du siècle à venir et le Prince de la paix, – il agonise, au milieu de la nuit, dans un jardin planté d'oliviers, qui n'ont plus que faire, maintenant, de pousser leurs fruits, puisque la Lampe des mondes va s'éteindre!
La détresse de ce Dieu sans consolation est une chose si terrible, que les Anges qui s'appellent les colonnes des cieux, tomberaient en grappes innombrables sur la terre, si le traître tardait un peu plus longtemps à venir. La Force des martyrs est un des noms de cet Agonisant divin et, – s'il n'y a plus d'hommes qui commandent à leur propre chair et qui crucifient leur volonté, – où donc est son règne, de quel siècle sera-t-il le Père, de quelle paix sera-t-il le Prince et comment le Consolateur pourrait-il venir? Tous ces noms redoutables, toute cette majesté qui remplissait les prophètes et leurs prophéties, tout se précipite à la fois sur lui pour l'écraser. La Tristesse et la Peur humaines, amoureusement enlacées, font leur entrée dans le domaine de Dieu et l'antique menace de la Sueur s'accomplit enfin sur le visage du nouvel Adam, dès le début de ce festin de tortures, où il commence par s'enivrer du meilleur vin, suivant le précepte de l'intendant des noces de Cana.
L'ange venu du ciel peut, sans doute, le «réconforter,» mais il n'appartient qu'à ses serviteurs de la terre de le consoler. C'est pour cela que les solitaires enfants de saint Bruno ne veulent rien savoir, sinon Jésus en agonie, et que leur vie est une perpétuelle oraison avec l'Église universelle. La consolation du Seigneur est à ce prix et la Force des martyrs défaillerait peut-être, tout à fait, sans l'héroïsme de ces Vigilants infatigables!
XXX
Marchenoir essayait de prier avec eux et de recueillir sa pauvre âme. Le surnaturel victorieux déferlait en plein dans son triste cœur, aux battants ouverts. Les yeux de sa foi lui faisaient présentes les terribles choses que les théologiens et les narrateurs mystiques ont expliquées ou racontées, quand ils ont parlé des rapports de l'âme religieuse avec Dieu dans l'oraison.
Un ancien Père du désert, nommé Marcelle, s'étant levé une nuit pour chanter les psaumes à son ordinaire, entendit un bruit comme celui d'une trompette qui sonnait la charge et, ne comprenant pas d'où pouvait venir ce bruit dans un lieu si solitaire, où il n'y avait point de gens de guerre, le Diable lui apparut et lui dit que cette trompette était le signal qui avertissait les démons de se préparer au combat contre les serviteurs de Dieu; que s'il ne voulait pas s'exposer au danger, il allât se recoucher, sinon qu'il s'attendît à soutenir un choc très rude.
Marchenoir croyait entendre le bruit immense de cette charge. Il voyait chaque religieux comme une tour de guerre défendue par les anges contre tous les démons, que la prière des serviteurs de Dieu est en train de déposséder. En renonçant généreusement à la vie mondaine, chacun d'eux emporte au fond du monastère un immense équipage d'intérêts surnaturels dont il devient, en effet, par sa vocation, le comptable devant Dieu et l'intendant contre les exacteurs sans justice. Intérêts d'édification pour le prochain, intérêts de gloire pour Dieu, intérêts de confusion pour l'Ennemi des hommes. Cela sur une échelle qui n'est pas moins vaste que la Rédemption elle-même, qui porte de l'origine à la fin des temps!
Notre liberté est solidaire de l'équilibre du monde et c'est là ce qu'il faut comprendre pour ne pas s'étonner du profond mystère de la Réversibilité qui est le nom philosophique du grand dogme de la Communion des Saints. Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l'infini. S'il donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l'univers. S'il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de cœurs qu'il ne connaît pas, qui correspondent mystérieusement à lui et qui ont besoin que cet homme soit pur, comme un voyageur mourant de soif a besoin du verre d'eau de l'Évangile. Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chante pour lui les louanges divines, depuis Adam jusqu'à la fin des siècles; il guérit les malades, console les désespérés, apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les infidèles et protège le genre humain.
Toute la philosophie chrétienne est dans l'importance inexprimable de l'acte libre et dans la notion d'une enveloppante et indestructible solidarité. Si Dieu, dans une éternelle seconde de sa puissance, voulait faire ce qu'il n'a jamais fait, anéantir un seul homme, il est probable que la création s'en irait en poussière.
Mais ce que Dieu ne peut pas faire, dans la rigoureuse plénitude de sa justice, étant volontairement lié par sa propre miséricorde, de faibles hommes, en vertu de leur liberté et dans la mesure d'une équitable satisfaction, le peuvent accomplir pour leurs frères. Mourir au monde, mourir à soi, mourir, pour ainsi parler, au Dieu terrible, en s'anéantissant devant lui dans l'effrayante irradiation solaire de sa justice, – voilà ce que peuvent faire des chrétiens, quand la vieille machine de terre craque dans les cieux épouvantés et n'a presque plus la force de supporter les pécheurs. Alors, ce que le souffle de miséricorde balaie comme une poussière, c'est l'horrible création qui n'est pas de Dieu, mais de l'homme seul, c'est sa trahison énorme, c'est le mauvais fruit de sa liberté, c'est tout un arc-en-ciel de couleurs infernales sur le gouffre éclatant de la Beauté divine.
Perdu dans la demi-obscurité de cette chapelle noyée de prières, le dolent ravagé de l'amour terrestre voyait passer devant lui l'apocalypse du grand combat pour la vie éternelle. Le monde des âmes se mouvait devant lui comme l'Océan d'Homère aux bruits sans nombre. Toutes les vagues clamaient vers le ciel ou se rejetaient en écumant sur les écueils, des montagnes de flots roulaient les unes sur les autres, dans un tumulte et dans un chaos inexprimables en la douloureuse langue humaine. Des morts, des agonisants, des blessés de la terre ou des blessés du ciel, les éperdus de la joie et les éperdus de la tristesse, défilaient par troupes infinies, en levant des millions de bras, et, seule, cette nef paisible où s'agenouillait la conscience introublée de quelques élus, naviguait en chantant dans un calme profond qu'on pouvait croire éternel.
– Ô sainte paix du Dieu vivant, disait Marchenoir, entrez en moi, apaisez cette tempête et marchez sur tous ces flots! Plus que jamais, hélas! il aurait voulu pouvoir se jeter à cette vie d'extase, que lui interdisaient toutes les bourbes sanglantes de son cœur.
«Je ne crois pas, – écrivait-il à Leverdier vers la fin de la première semaine, – que, parmi toutes nos abortives impressions d'art ou de littérature, on en puisse trouver d'aussi puissantes, à moitié, sur l'intime de l'âme. Visiter la Grande Chartreuse de fond en comble est une chose très simple, très capable assurément de meubler la mémoire de quelques souvenirs et, même, de fortifier le sens chrétien de quelques notions viriles sur la lettre et sur l'esprit évangéliques, mais on ne la connaît pas dans sa fleur de mystère quand on n'a pas vu l'office de nuit. Là, est le vrai parfum qui transfigure cette rigoureuse retraite, d'un si morne séjour pour les cabotins du sentiment religieux. Je ne crains pas d'abréger mon sommeil. Un tel spectacle est pour moi le plus rafraîchissant de tous les repos. Quand on a vu cela, on se dit qu'on ne savait rien de la vie monastique. On s'étonne même d'avoir si peu connu le christianisme, pour ne l'avoir aperçu, jusqu'à cette heure, qu'à travers les exfoliations littéraires de l'arbre de la science d'orgueil. Et le cœur est pris dans la main du Père céleste, comme un glaçon, dans le centre de la fournaise. Les dix-huit siècles de christianisme recommencent, tels qu'un poème inouï qu'on aurait ignoré. La Foi, l'Espérance et la Charité pleuvent ensemble comme les trois rayons tordus de la foudre du vieux Pindare et, ne fût-ce qu'un instant, une seule minute dans la durée d'une vie répandue ainsi que le sang d'un écorché prodigue sur tous les chemins, c'est assez pour qu'on s'en souvienne et pour qu'on n'oublie plus jamais que, cette nuit-là, c'est Dieu lui-même qui a parlé!»