Kitabı oku: «Champavert», sayfa 14
VIII
FIN TRÈS NATURELLE
Chapitre qui peut paraître surabondant, et dont aurait pu se passer le lecteur; quand je dis lecteur, je parle hypothétiquement, car il serait présomptueux à moi de penser en avoir un seul, fût-ce même un Russe? Mais sans lui, l’histoire de Passereau aurait été immorale; il faut toujours que le crime reçoive un châtiment.
Le petit homme rouge avait sonné cinq heures et demie à l’horloge du château des Tuileries, car le petit homme rouge a reparu depuis peu avec le nouvel hôte et son maistre des maçonneries. Passereau se promenait sous la forêt de marronniers: pour tuer l’attente, il avait pâturé deux ou trois grands journaux fort indigestes. Notre bel écolier s’ennuyait considérablement en ce damné lieu, continuellement assailli par certains schismatiques et forcé d’essuyer les déclarations d’amour de ces bourgeois de Gomorre. Enfin il vit un homme accourir en toute hâte au piédestal du sanglier de marbre, puis le tourner et le pourtourner tendant le cou et regardant de tous côtés avec un air maussade et capot.
Ce quidam, grand et gros, enveloppé d’une houppelande bleue, orné d’une figure insignifiante coupée en deux par une énorme moustache, portait des éperons qu’il faisait sonner d’impatience et une longue cravache dont il se caressait les os des jambes. Passereau l’ayant considéré un instant et toisé du regard comme un cheval en foire, s’approcha de lui et le salua:
– Vous attendez quelqu’un, monsieur?
– Que vous importe, jeune homme!
– Il m’importe beaucoup.
– Vous exercez une profession peu honorable, monsieur, croyez-vous que je ne vous ai point aperçu tout à l’heure me moucharder?
– Vous attendez une femme, n’est-ce pas?
– Non, monsieur, un hermaphrodite.
– Vous faites à contre-temps le joli cœur.
– Gringalet!
– Il est vrai, monsieur, que ma corpulence n’égale pas la vôtre, et que dans la balance d’un boucher vous peseriez plus que moi: mais votre grosse voix et vos grands ossemens ne m’épouvantent pas. Croyez-moi, la seule domination est celle de l’intelligence, et la vôtre, monsieur, me semble fort mal confectionnée.
– Quel est ce doux ramage?
– Convenez-en, le fait n’a rien de honteux, vous attendez une fille, mademoiselle Philogène, mais vous attendez en vain, à moins d’un miracle, et les miracles sont passés de mode, elle ne viendra pas, c’est moi qui, sur ma tête et mon sang, vous l’affirme.
– En tout cas, ce n’est pas vous qui l’en empêcheriez!
– Ne jurez de rien, monsieur le colonel Vogtland.
– Qui vous a dit mon nom? Triple escadron! ceci me surpasse.
– Vous comptiez ne trouver ici qu’un sanglier de marbre, et vous en trouvez deux, dont un vif, prêt à vous faire bonne guerre!
– Non, monsieur, je ne trouve qu’un sanglier et un porc.
– Vous me donnez le choix des armes.
– Vous aussi vous avez un point d’honneur? Tout s’en mêle. Vous jouez au soldat; mon enfant, vous voulez faire le ferrailleur. Vous tombez mal et bien, vous ferez avec moi un rude apprentissage!
– Assez de ce ton de protectorat, vous me faites pitié, tout sabreur que vous êtes.
– Triple escadron! le calicot s’insurrectionne.
– Ne m’approchez pas, monsieur le carabinier, vous puez l’écurie!
– Gringalet! si je ne me retenais à quatre, je te souffletterais de ma botte!
– Regardez-moi bien, croyez-vous que je tremble? Un homme vaut un homme; ignorez-vous ce que peut la volonté? – Votre empereur, dont frissonnant vous baisiez les semelles, comme moi, vous allait au nombril! – Oh! nous ne sommes plus au temps où le soudard primait dans le monde et calottait le citoyen, au temps où l’on ôtait sa pipe devant un recru en sentinelle. – Vous vous battrez avec moi!
– Vous le voulez, je me battrai; c’est-à-dire, traduction littérale, je vous tuerai.
– Qui sait? ce sont les mauvais barbiers qui balafrent. – A demain matin; quel rendez-vous? Boulogne ou Montmartre?
– Montmartre.
– Quelle heure?
– La vôtre.
– Huit heures.
– Soit. – Quoique tout homme vaille son homme, comme vous disiez fort élégamment tantôt, je n’aime pas les anonymes: serait-il possible de savoir qui vous êtes?
– Passereau.
– Votre état?
– Ecolier.
– Triple escadron! la maigre solde!
– Si nous ne devions nous battre à mort, j’apporterais ma trousse, et vous offrirais mes services pour votre pansement; mais si vous désiriez par hasard qu’après votre trépas je vous ouvrisse et je vous embaumasse, veuillez me regarder comme, honorifiquement, votre serviteur dévoué.
– Monsieur est médecin? nous sommes confrères.
– Je le suis de beaucoup de gens.
– Monsieur est carabin?
– Monsieur est carabinier?
– Mais, triple escadron! elle ne viendra pas la donzelle!
– Je ne présume pas.
– Peut-être ai-je eu tort de m’emporter sitôt? Peut-être étiez-vous envoyé de Philogène pour m’avertir qu’elle ne pouvait se trouver au rendez-vous? Peut-être est-elle malade?
– Très malade.
– Peut-être êtes-vous son médecin?
– Oui! son médecin.
– Je vous demande mille pardons de vous avoir si mal traité, j’ignorais …
– Demain matin, à huit heures, à Montmartre!
– Mais, de grâce, dites-moi, comment va-t-elle! Que lui est-il arrivé? est-elle en grand péril?
– Quelle arme prendrons-nous?
– Je vous supplie, répondez-moi, vous êtes cruel, vous, son médecin! Pour une insulte faite sans connaître, pour une insulte dont je vous demande pardon; répondez-moi, est-elle en danger de mort? est-elle à l’agonie? Que je cours … Répondez-moi donc! si vous saviez combien je l’aime!..
– Si vous saviez combien j’en suis aimé!
– C’est ma maîtresse.
– C’est ma maîtresse!
– Elle, Philogène?
– Elle, Philogène.
– Triple escadron!
– Tribunal de Dieu!
– J’en suis anéanti!..
– J’en suis émerveillé. – Ayant intercepté votre agréable poulet, je viens, en son lieu, vous demander de quel droit, depuis trois mois qu’elle était à moi, ma seule amie, vous êtes survenu dans mes amours?
– Dites-moi, d’abord, depuis deux ans que je l’entretiens, de quel droit vous survenez dans les miennes?
– Quoi! vous l’entreteniez?
– Oui! de beaux et bons écus ayant cours.
– Ah! l’infâme!.. – J’ai bien fait …
– Qu’avez-vous fait?
– Rien.
– Jurez-moi, car il faut que je sache à quoi m’en tenir, que vous êtes depuis trois mois son amant heureux.
– Je le jure par le Christ! – Mais jurez-moi aussi que depuis deux ans vous êtes son entreteneur heureux.
– Je le jure par Martin Luther!
– Calomnie!
– C’est vous qui mentez!
– Je ne dis pas que vous n’ayez tenté l’escalade, mais vous avez été débouté.
– Je ne dis pas non plus que vous n’ayez battu en brèche, mais assurément vous en avez été pour vos frais de siége.
– Quelle arme choisissons-nous, décidément?
– Décidément vous voulez vous battre? – A coup sûr, pour vous venger de ses rigueurs?
– Non, de ses faveurs.
– Gascon!
– Mirliflore! – Vous croyez donc qu’on peut impunément venir arracher de mes bras ma bien-aimée? Oh! vous vous abusez fort, monsieur le céladon tardif! – Vous étiez venu semer de l’ivraie dans mon champ. – Vous étiez venu, sans doute, mendier de l’amour pour de l’or. – Cette femme est à moi, je la garderai, je la veux, j’en ai besoin, je la défendrai contre tout agresseur, je la maintiendrai! Mort à quiconque viendra, comme vous, braconner sur ma terre! – Vous vous battrez, monsieur le colonel!
– Je vous tuerai.
– Nous connaissons votre réputation funestement célèbre. Mais comme je ne sais pas manier l’épée et que d’ailleurs je suis myope et ne puis tirer le pistolet, je vous prierai de vouloir bien vous en remettre au hasard!
– A votre aise: d’autant plus que je n’aime pas l’assassinat et ce serait vous assassiner: quel que soit votre courage, la lutte serait inégale; que faire contre une adresse infaillible? – Le hasard peut seul balancer les chances, je m’en réfère au hasard. – Mais réfléchissez, mon cher ami, il me déplaît d’aller sur le terrain pour un léger motif: je vous dirai, franchement, que je n’ai point de véhément désir de vengeance; je ne vous hais point, et si vous voulez simplement m’assurer que vous renoncez à jamais à toutes poursuites d’amour auprès de Philogène et à venir troubler ma possession, je m’en fie à votre parole d’honneur, car je vois que vous êtes un homme d’honneur, tout sera dit, tout sera fait: voulez-vous?
– Vous goguenardez. – Jamais! nous sommes deux cavaliers pour une cavalle: qu’elle soit au survivant.
– Plus tard vous ne m’accuserez point; comme vous, je vais avoir une volonté immuable, et ne demandez pas grâce et miséricorde, je serai féroce.
– Qu’elle soit au survivant! Voulez-vous tirer au blanc et au noir, un pistolet chargé et l’autre pas?
– Je n’aime pas cela.
– A pile ou face?
– C’est par trop écolier.
– Savez-vous quelque jeu?
– Non.
– Ni moi non plus, alors la chance est égale, jouons notre vie.
– Bravo! mais auquel?
– Aux dames ou aux dominos?
– Soit. Allons au prochain café.
– Non, à demain.
– Demain, demain! on ne doit jamais remettre cette sorte d’affaire.
– Il faut que j’aille dîner.
– Je ne puis vous laisser partir, je m’attache à vos pas. Vous iriez maltraiter Philogène. Vidons de suite la querelle.
– Il faut que j’aille dîner.
– Allons dîner, où allez-vous? Je vous suivrai.
– Au premier restaurant, là, au coin, rue Castiglione. Voulez-vous accepter?
– Merci, chacun son écot.
Là-dessus, se dirigèrent vers la rue de Rivoli, notre écolier et notre soldat, ou notre soldat et notre écolier, je laisse à chacun la faculté de donner la préséance à qui bon lui semblera suivant son goût et sa prédilection. Vit-on jamais couple d’hyménée mieux assorti entrer chez un traiteur, faisant nopces et festins? Un gros ossu, d’une stature hyperbolique, – qui aurait pu servir d’observatoire, Dieu en soit loué! à feu Mathieu Lemsberg, – un tueur par l’épée; c’est l’époux d’une part. – Un petit minois, enfantin et joliet, qui aurait pu faire un charmant docteur à l’usage des dames, un tueur par Broussais; c’est l’époux d’autre part. – Comme pour une partie fine ils s’enfermèrent dans un cabinet très particulier, je suis sûr qu’il en vint de mauvaises pensées dans l’esprit du garçon. Ceci nous montre qu’il ne faut point s’arrêter aux apparences. Gardons-nous de jugemens téméraires, il est si facile de prendre, ainsi que dans cette occurrence, des gens qui vont se couper la gorge, pour des gens qui vont se l’embrasser.
– Ce repas, pour l’un de nous deux, sera le dernier, sera le viatique, dit alors Passereau; il convient de le faire copieux, sans nul égard pour les ordonnances somptuaires de feu très constant roi Henri deuxième, que lui-même sans doute outrepassa souventefois en l’honneur de madame Diane, et qu’à plus solide raison, nous pouvons bien enfreindre en l’honneur de madame la mort.
– Je comprends, vous voulez, comme on dit à la caserne, que nous fassions un mâchon soigné, cela me chausse assez bien: j’y tope. – Pour vous préparer au grand acte qui va suivre, pour vous procurer de l’aplomb et de l’audace, vous voulez vous salpêtrer le cerveau, c’est très adroit! C’est comme je pratiquais à ma première campagne; quand la journée devait être chaude, je me reconsolidais avec une armure interne de champagne mousseux.
– Non, ce n’est pas pour cela, car je suis résigné à quitter la vie; je serais même chagriné s’il advenait que je gagnasse.
– Moi de même.
– Et je vous demanderai, si le cas écheoit en votre faveur, de ne point me faire de politesse et de me tuer sans remords.
– Moi de même. – Car la vie, à vous dire vrai, commence à me peser constitutionnellement. Le troupier sans guerre, c’est la désolation des désolations; c’est un médecin sans épidémies; c’est un Coitier sous Louis XI.
– Voulez-vous bien, s’il vous plaît, nous dispenser de barbarisme et laisser le c de maître Coictier.
– Coictier! Ah! par exemple, c’est cela un barbarisme! mon cher ami, il faudrait avoir une gueule de fer-blanc pour prononcer ce nom si cruellement gaulois; d’ailleurs, Casimir Delavigne, dans sa tragédie en cinq actes et en vers français, a dit partout Coitier.
– Belle autorité! que votre rimeur du Hâvre de Grâce!
– Morveux! – Taisez-vous, vous m’insultez en la personne de ce nourrisson chéri des neuf sœurs, des neuf muses, des Piérides!
Hélas! pour l’honneur du corps, il était temps que le carabinier achevât son festin; sa conversation prolixe et volubile devenait presque aussi claire que le Victor Cousin, presque aussi savante que le Raoul Rochette, presque aussi chinoise que le Rémusat, presque aussi anglaise que le Guizot, presque aussi chronologique que le Roger de Beauvoir, presque aussi artiste que le Lécluse, et pour l’immoralité en bas de soie, c’était du scribouillage tout pur!
Il s’était, outre mesure, bourré le torse, langage d’atelier.
Le fait est qu’il avait une capacité vraiment académique, et sauf les représentans du peuple, il n’y a guère que les chameaux qui eussent pu, avec quelques chances, entrer en lice avec lui; et, dans l’état où il se trouvait, il aurait pu entreprendre avec sécurité la traversée du désert; je ne dis pas de Sahara, parce que je hais le pléonasme. Ceci est une facétie à l’usage de la société asiatique de Paris; il est bon quand on fait des plaisanteries orientales de l’en prévenir; il est bon, avec un semblable parterre, d’avertir des endroits risibles.
Dans un coin du cabinet qu’ils appelaient le cimetière, le carabin et le carabinier avaient empilé les bouteilles défuntes, et Dieu sait combien avait été contagieuse la mortalité.
Les voilà! les voilà! par les rues, les ruelles, les impasses, les places, les carrefours, encombrés de voitures et de passans; les voilà! les voilà! par la boue, les pavés, les immondices, les bornes, les ruisseaux, les filles de joie, les voilà! Comme ils folâtrent nos deux hommes! Les voilà! Ils s’en vont, compère et compagnon, et comme dirait un paveur ou un membre de l’Académie des Inscriptions qui ferait une docte citation, les voilà qui s’en vont ainsi qu’Orchestre et Pilastre. – A propos d’Oreste et Pilade, voulez-vous une recette pour faire un vaudeville à grand succès; 1º il faut y parler au moins treize fois de ces deux classiques amis; 2º au moins une fois de la cupuncture; 3º au moins trois fois de l’honneur français et de Napoléon; 4º ne pas oublier deux ou trois balourdises sur les romantiques, et surtout ne pas manquer de leur faire dire que Jean Racine est un polisson, et de faire des bons mots sur ce gueux de Goethe et sur Chatqu’expire; 5º exalter Molière et Corneille, que surtout on ne doit pas avoir lus, pour s’en faire un manteau à l’aide duquel on puisse passer à la barrière du public, comme ces veaux qu’on entre en fraude, en leur mettant une blouse et une casquette. Le tout en français de M. Drouineau et en bouts rimés du vieux marquis de Chabannes; si je dis le marquis de Chabannes, c’est que je sais qu’il n’est pas spadassin, et comme je n’aime pas le duel, ce qui ne veut pas dire que je n’aime pas à déjeûner, je fais le moins possible de personnalité dangereuse, et jamais, ainsi que Boileau, je ne pousserai l’audace jusqu’à appeler un chat un chat.
Arrivés au café de la Régence, vite, ils demandèrent un jeu de dominos – voici le moment fatal – ! Dieu, car il n’y a pas de hasard, même aux dominos, va décider dans sa sagesse qui des deux doit mourir, du carabin ou du carabinier.
Vogtland parfois était morgue comme un caporal instructeur, et parfois volontiers assez expansif.
– Double six, douze, 1812; c’est juste l’année où j’ai eu l’avantage de perdre mon vénérable père.
– Pas de niaiseries, colonel, jouons gravement, grogna Passereau, et surtout ne mettez pas les dominos à l’envers.
Notre écolier était rêveur et concentré, et racorni en boule sur lui-même, comme certain poète contemporain, ou comme un petit cochon d’inde qui a froid.
Une galerie de bourgeois s’arrondissait autour de leur table et prenait intérêt à leurs jeux. Si ces braves gens avaient pu se douter de ce qui se décidait là, certes, ils auraient été terriblement effrayés et auraient pris leur parapluie ou celui d’autrui, et se seraient enfuis à toutes jambes, s’ils n’avaient été œdémateux ou podagres.
Vogtland, comme un compagnon du devoir, habitué à boire tout au litre, qui entre par hasard au café, un jour de bamboches, avalait sa dix-septième demi-tasse quand la partie se termina à son avantage. – Passereau à cette fin sourit agréablement.
– Allons, partons de suite, dit-il, je suis pressé d’en finir.
– Quelle mort préférez-vous?
– Faites-moi sauter le caisson.
– Bien. Je vais entrer rue de Rohan, dans mon hôtel, pour y prendre mes pistolets. Marchez lentement, je vous rejoindrai; où allons-nous, aux Champs-Élysées?
Vogtland reparut bientôt: silencieux, ils suivirent la grande avenue et passèrent la barrière de l’Étoile. A quelques maisons plus loin que la taverne du napolitain Graziano, où l’on mange d’excellens macaronis, ils se détournèrent de la route et descendirent dans les prés en contrebas de la chaussée – il était grande nuit – . Là, ayant longé quelque temps un mur de clôture: – Arrêtons-nous ici, dit Passereau, nous sommes assez bien, ce me semble.
– Vous trouvez?
– Oui!
– Êtes-vous prêt?
– Oui, monsieur, armez, surtout pas de délicatesse, vous êtes un lâche si vous tirez en l’air.
– N’ayez pas peur, je ne vous manquerai pas.
– Ajustez-moi à la tête et au cœur, s’il vous plaît?
– Avec plaisir: mais appuyez-vous sur le mur pour ne point reculer, et comptez une, deux, trois; à la troisième, je ferai feu.
– Une, deux; – attendez, nous avons joué notre vie pour une femme?
– Oui!
– Elle appartient au survivant?
– Oui!
– Écoutez bien ce que je vais vous dire et faites-le, je vous prie: la volonté d’un mourant est sacrée.
– Je le ferai!
– Demain matin, vous irez rue des Amandiers-Popincourt; à l’entrée, à droite, vous verrez un champ terminé par une avenue de tilleuls, enclos par un mur fait d’ossemens d’animaux et par une haie vive, vous escaladerez la haie, vous prendrez alors une longue allée de framboisiers, et tout au bout de cette allée vous rencontrerez un puits à rase terre.
– Après?
– Alors vous vous pencherez et vous regarderez au fond.
Maintenant faites votre devoir, voici le signal, – une, deux, trois!..
CHAMPAVERT LE LYCANTHROPE
–
PARIS
Car la société n’est qu’un marais fétide
Dont le fond, sans nul doute, est seul pur et limpide,
Mais où ce qui se voit de plus sale, de plus
Vénéneux et puant, vient toujours par-dessus!
Et c’est une pitié! C’est un vrai fouillis d’herbes
Jaunes, de roseaux secs épanouis en gerbes,
Troncs pourris, champignons fendus et verdissans,
Arbustes épineux croisés dans tous les sens,
Fange verte, écumeuse et grouillante d’insectes,
De crapauds et de vers, qui de rides infectes
Le sillonnent, le tout parsemé d’animaux
Noyés, et dont le ventre apparaît noir et gros.
Gérard.
I
TESTAMENT
A Jean-Louis, laboureur
Je mourrai seul, mon cher Jean-Louis, je mourrai seul!.. Pourtant j’avais reçu et fait une promesse; pourtant, un homme m’avait dit: – Je suis las de la vie, tu la hais volontiers, quand tu seras prêt, nous la fuirons ensemble. Jean-Louis, je suis prêt, te dis-je, déjà j’ai pris mon élan, et toi, es-tu prêt! Toi prêt, simple que je suis, croire à un serment! La tête de l’homme varie. Cependant, tu ne peux l’avoir sitôt oublié, et, d’ailleurs, souvent je te la rappelai cette nuit, où, après avoir erré long-temps dans la forêt, appréciant à son prix toutes choses, alambiquant, fouillant, disséquant la vie, les passions, la société, les lois, le passé et l’avenir, brisant le verre trompeur de l’optique et la lampe artificieuse qui l’éclaire, il nous prit un hoquet de dégoût devant tant de mensonges et de misères. Alors, si tu veux bien t’en souvenir, nous pleurâmes; oui! tu pleurais!.. Ta main frappa dans ma main, et nous fîmes un jurement. Si je te rappelle tout cela, ce n’est pas que je veuille, nonobstant, t’entraîner à sauter le pas; non, c’est bonnement pour que tu ne blâmes plus une résolution qui a été la tienne. Hélas! ton nouveau sort, sans doute, a fait muer tes idées; c’est lui, sans doute, qui te cloue à la vie, comme une huître au rocher. Tu as laissé la niaise profession que t’avait imposée ton père; employé, tu as déserté ton emploi et renoncé aux sourires et aux pourboires ministériels; dépravé que tu es, manant! Tu as eu la grossièreté, comme on dit, poussé par l’instinct du chien qui chasse de race, tu as eu la grossièreté de quitter la ville au séjour enchanteur, – comme disent les impudens flagorneurs, les renards mangeant le fromage d’une bourgeoisie ignorante, orgueilleuse, qui, comme un coq d’inde, se pavane dans sa crotte, – pour retourner au champ d’où ton aïeul était parti, s’enrôler à la cité plat valet. Tu as eu la grossièreté, comme on dit, la folie de préférer le sarreau de toile et la blouse au pantalon à lacets et sous-ventrières, au gilet à étaux, à la redingote asphixiant par la strangulation, croisant au cabestan, à la cravate en carcan, aux bottines savonnées de talc, aux gants glacés, éphémères; costume d’aisance, dans lequel on est emballé commodément, pourvu qu’on n’emploie ni ses mains, ni ses pieds, qu’on ne tourne pas la tête, qu’on ne se penche ni en avant ni en arrière, qu’on ne s’agenouille, ni s’asseoie. Tu as échangé le grand village contre le village, le spectacle du vaudeville contre celui de la nature, les rues passantes à escarpe et contrescarpe de boutiques, grouillantes de fiacres et de tombereaux, contre des chemins déserts, campagnardement bordés de haies vives et de futaies; là, rien pour badauder, ni estampes aux vitrages, ni jongleurs sur la borne, ni sirènes exhalant l’eau-de-vie, rien d’urbain! L’homme, livré à lui-même, solitaire et silencieux, en est réduit à penser.
Tu es heureux maintenant, heureux, un garçon de charrue heureux, quel scandale! Le bonheur peut-il bien se prostituer ainsi! Un garçon de charrue heureux!.. Allez donc dire cela à madame la banquière trois étoiles, qui s’évente là-bas à son balcon. Fi donc! dira-t-elle, le cœur soulevé et crachant; fi donc, un garçon de charrue heureux! un balourd! Pour moi, sans flatteries, je vous comprends assez bien, toi et ton bonheur, bonheur s’il en est? Bonheur, quel mot dérisoire! Je n’ai point encore rencontré d’être assez effronté pour s’avouer heureux.
Autrefois, j’ai peut-être aussi rêvé la vie que tu as réalisée: alors, je croyais aux champs des Bucoliques, aux paysans des Idylles, aux villageois de Favart, aux bergères des impostes de Boucher: je me disais, si la félicité n’habite point la ville, à coup sûr, on l’héberge aux champs. Je croyais qu’alors qu’on a des sabots aux pieds, une souquenille, un chapeau de paille, qu’on se lève avec le jour, qu’on gouverne un coutre, qu’on sarcle ou qu’on arrose une terre, qu’on suit une bourrique chargée, qu’on mange des choux, des haricots et du porc, et qu’on juche comme une poule à la tombée du jour, je croyais qu’on était bien heureux, bien délicatement heureux! je croyais … mais, je ne crois plus…
Pourtant, si je devais rester plus long-temps parmi ou hormis les hommes, c’est ce que tu choisis, que je choisirais; je me ferais rustre comme toi, mais plus sauvage encore, plus fauve; j’irais manger du pain de chataignes dans les montagnes du Vivarais; j’irais me faire chasseur d’ours aux Pyrénées, charbonnier aux Ardennes, ou bûcheron aux Alpes. Mais, aujourd’hui, ce n’est plus assez; à quoi bon? quand j’userais ma vigueur à des travaux stupides, à manier la hache, la pioche ou la houe; à quoi bon, quand je me ferais le cœur calleux comme les mains? Ce n’est plus l’abrutissement qu’il me faut, c’est le néant! Mais toi, tu ne veux plus du néant, tu veux vivre; vis, je mourrai seul!
Or, voici pour le serment que tu m’avais fait et que tu trahis.
Et voici pour le mien que je parjure aussi.
Le mien, c’est un serment juré à une femme, à une femme forte; un jour, qu’épuisés tous deux, étreints, confondus, mon visage caché sous ses cheveux blonds que ma bouche mâchait et dont j’aimais à me voiler; nous creusions profondément le passé, nous causions de nos malheurs, de nos amours, veux-je dire, car nos amours ont été affreuses, car mon amour est fatal, car je suis funeste comme un gibet! Pauvre fille, à qui t’étais-tu donnée!.. Oh! que tu as souffert à cause de moi!.. j’ai été bien injuste!..
Qu’ils viennent donc les imposteurs, que je les étrangle! les fourbes, qui chantent l’amour, qui le guirlandent et le mirlitonnent, qui le font un enfant joufflu, joufflu de jouissances, qu’ils viennent donc, les imposteurs, que je les étrangle! Chanter l’amour!.. pour moi, l’amour, c’est de la haine, des gémissemens, des cris, de la honte, du deuil, du fer, des larmes, du sang, des cadavres, des ossemens, des remords, je n’en ai pas connu d’autre!.. Allons, roses pastoureaux, chantez donc l’amour, dérision! mascarade amère!
Alors, cette pauvre femme, ponctuant ses phrases avec des baisers déchirans, me dit, grave et réfléchie – car Flava est une femme forte, je le répète, une femme qui nous dépasse tous – , Champavert, fais le serment de m’accorder ce que je vais te demander.
– Ma bonne, je ne puis ainsi faire une promesse.
– Oh! je t’en prie, promets-le-moi.
– Non, je ne puis.
– Qu’as-tu peur, crains-tu que je te surprenne une volonté qui te serait fatale? Oh! tu n’es pas généreux; vois-tu, moi, je te promettrais tout aveuglément, c’est que je t’aime! Il n’est nulle chose au monde que je ne ferais pour toi, si tu disais, je le veux. Oh! c’est bien d’un homme …
– Bonne amie, il n’est nulle chose au monde que je ne ferais pour toi aussi, tu le sais bien; parle, que t’ai-je jamais refusé?
– Je veux de toi, Champavert, jure-le-moi, que tu ne te tueras jamais seul, jamais! Le jour où tu seras las de la vie, vite, viens me trouver, dis-moi seulement: – Je veux en finir. Je me leverai aussitôt et nous sortirons, et, tous deux embrassés, nous nous tuerons.
– Je lui jurai … Elle me baisa vingt fois sur le cœur. Je n’exigeai pas d’elle le même serment, elle m’aurait dit: – Sur l’heure, et le boisseau de mes dégoûts n’était pas comble: une épingle m’attachait encore à la vie. Je la savais résolue, elle caressait ce projet depuis bien long-temps; pensant l’exécuter d’instant en instant, elle portait sur elle un testament de ses dernières volontés, afin qu’on n’accusât personne de son assassinat. J’ai balancé long-temps, j’ai été long-temps indécis si j’irais lui découvrir ma volonté tardive, et lui dire: – Flava, je suis prêt enfin, lève-toi, viens et tuons-nous.
J’aurais tant de plaisir à périr avec elle, elle en est bien digne!.. Mais, cependant, je ne le veux pas, je ne le ferai pas; le monde est si stupide, il dirait que nous nous sommes … que je me suis frappé par amour. Non, non, je ne le veux pas; le monde est si stupide, il ne peut croire que la vie soit un fardeau dont le robuste se décharge; il ne peut croire à la soif de l’anéantissement, ni qu’on répugne à l’existence; il faut qu’il matérialise tout, cause et effet, une idée pour lui n’a rien de palpable, il faut qu’il jauge et cube tout, jusqu’à son Dieu! Quand il apprend la fin d’un suicide, de suite il veut trouver des causes bien rustiques, bien voyantes, vite, c’est pour une femme, une passion, une perte au jeu, une honte domestique, une aliénation mentale. Non, non, je ne l’avertirai pas, je mourrai seul, je ne veux pas qu’on dise: ils se sont tués, Flava, Champavert, par amour, pour une intrigue malheureuse, contrariée, poussés au désespoir; ce n’est point par désespoir, je n’ai jamais espéré. Non, non, je ne le veux pas!
Que je suis fou, hélas! que je suis fou! ne pas vouloir que ce monde sur lequel je crache, que je méprise, que je repousse du pied, m’accuse de périr par amour; faiblesse! Eh! quand je serai anéanti, que me feront les grossières conjectures des hommes? leurs bavarderies ne troubleront pas mon fumier. Mais non, c’est plus puissant que moi, je ne puis surmonter cette imbécillité; faible que je suis, je souffrirais de cette pensée jusqu’à l’heure sonnée … Non, je ne l’avertirai pas; non, je me tuerai seul.
Jean-Louis, Jean-Louis, toi, tu peux vivre, puisque tu as rencontré la félicité, tu peux vivre!.. Ah! que le sort me garde bien de t’entraîner à descendre avec moi l’escalier de la citerne de la mort. Tes plumes sont encore engluées aux moribondes illusions, qu’ensemble nous avions poignardées une à une; je te croyais faucon décillé et prêt à prendre ton vol vers le néant, mais le monde te chaperonne encore. Tu attends peut-être une paix, un repos, au bout de la carrière! Ce qui te manque en ta jeunesse, tu espères le voir s’abattre sur toi en la décrépitude? tu ne peux croire que l’existence ne soit que cela, ne soit que ce que tu connais: si ce n’est que cela, te dis-tu, s’il n’y avait pas quelque époque de béatitude, quelque saison de pure joie, qui venge de tout l’opprobre, comment tant d’hommes auraient-ils traîné leur carapace jusqu’au bout? comment auraient-ils consenti à végéter toujours et misérablement, à patrouiller, jusqu’à extinction, dans l’étang croupi de la société? Comment?.. C’est que, comme toi, la foule espère; comme toi, elle se croit toujours sur le point d’atteindre son rêve évanoui, son fol désir; c’est que, pareil au chat qui veut saisir ce qui se passe au fond du miroir, à l’instant où radieux il se jette sur sa proie, sur son ombre, ses griffes ne font que heurter et grincer la glace; stupéfait, mais non pas éclairé, il s’acharne et épie, alléché comme devant. Mais, toi, qui as passé derrière le miroir, qui as gratté l’étamage de tes ongles, qui sais que ce n’est qu’une vitre et de l’étain qui reflète, alléché, épieras-tu toujours?..
Le monde, c’est un théâtre: des affiches à grosses lettres, à titres emphatiques, hameçonnent la foule qui se lève aussitôt, se lave, peigne ses favoris, met son jabot et son habit dominical, fait ses frisures, endosse sa robe d’indienne, et, parapluie à la main, la voilà qui part; leste, joyeuse, désireuse, elle arrive, elle paie, car la foule paie toujours, chacun se loge à sa guise, ou plutôt suivant le cens qu’il a payé, dans le vaste amphithéâtre, l’aristocratie se verrouille dans ses cabanons grillés, la canaille reste à la merci. La toile est levée, les oreilles sont ouvertes et les cous tendus, la foule écoute, car la foule écoute toujours; l’illusion pour elle est complète, c’est de la réalité; elle est identifiée, elle rit, elle pleure, elle prend en haine, en amour, hurle, siffle, applaudit; en vain, quelquefois, sent-elle qu’on l’abuse et s’arme-t-elle de sa lorgnette, elle est myope, rien ne peut détruire son illusion et sa foi qu’exploite si galamment les comédiens.