Kitabı oku: «Les rues de Paris, Tome Premier»
PRÉFACE
LA FRANCE ET PARIS
Cet ouvrage pourrait aussi bien s'appeler le Livre d'or de la France et un peu de l'Europe, car il comprend dans les Biographies plusieurs de ces hommes illustres qui, nés dans une autre contrée, par leur renom universel ne sauraient plus être considérés par nous comme des étrangers, et que Paris semble avoir adoptés comme siens en inscrivant leurs noms sur ses murailles. Ainsi a-t-il fait pour Raphaël, Michel-Ange, Titien, Beethoven, Mozart, etc., ces représentants fameux de l'art dont la gloire appartient au monde entier.
Notre livre se compose de deux parties fort distinctes: la première renferme les Biographies développées des personnages célèbres qui ont donné leur nom à telle ou telle des rues de Paris, et dont la vie offre un intérêt particulier en même temps qu'un utile enseignement. Cette Galerie comprend tous les genres d'illustrations, mais surtout les illustrations pacifiques, prélats et simples prêtres, orateurs sacrés et profanes, poètes, littérateurs, médecins, artistes, savants, artisans, etc., et aussi des guerriers, mais en petit nombre, et qui n'avaient pu trouver place dans la France héroïque ou les Marins Français. Ce livre, qui contraste ainsi avec les précédents, n'offrira pas, croyons-nous, un moins vif intérêt par la continuelle variété des épisodes et des caractères.
Cet intérêt ne pourra que s'augmenter par notre Seconde Partie qui rappelle, dans l'ordre alphabétique, les rues dont l'origine plus ou moins ancienne offre des particularités curieuses et sur lesquelles les nombreux ouvrages par nous consultés ont pu nous renseigner. On a dû passer sous silence, pour ne pas grossir inutilement le volume, les rues dont l'origine était inconnue, comme celles dont la dénomination toute banale n'avait pas besoin d'explication: rue de l'Église, rue du Chemin de Fer, etc. Nous avons fait de même pour les désignations ayant à nos yeux un caractère transitoire et qui tiennent à nos vicissitudes politiques, hélas! trop fréquentes. Dans ce Dictionnaire, pour être plus complet, nous avons fait figurer, avec la date de la naissance et de la mort, et quelquefois un commentaire, les noms des personnages célèbres à des titres divers et qui, pour un motif ou pour un autre, n'avaient pu prendre place dans les Biographies.
Quant aux Saints et Saintes en si grand nombre qui, grâce à la piété de nos pères, ont donné leurs noms aux rues de Paris, nous avons dû, pour ne pas grossir outre mesure ce recueil, nous borner à quelques-uns des plus célèbres entre ceux dont la France s'honore. L'hagiographie d'ailleurs n'avait point été jusqu'alors le but de nos études, et pareils sujets ne se doivent pas traiter à la légère.
Nous n'avons rien négligé en un mot pour que ce nouvel ouvrage, littérairement et historiquement, ne fût en rien inférieur aux précédents; et nous espérons pour lui, Dieu aidant, le même et favorable accueil du public.
Au moment de déposer la plume, à l'esprit nous revient un curieux passage d'un écrivain célèbre, passage cité plus d'une fois sans doute, mais qui nous paraît intéressant à reproduire sauf réserves; car de récents et lamentables événements lui donnent un caractère singulier d'actualité:
«Je ne veux pas oublier ceci, dit Montaigne, que je ne me mutine jamais tant contre la France que je ne regarde Paris de bon œil: elle a mon cœur dès mon enfance; et m'en est advenu comme des choses excellentes; plus j'ai vu depuis d'autres villes belles, plus la beauté de celle-ci peut et gagne sur mon affection: je l'aime par elle-même, et plus en son être seul que rechargée de pompe étrangère: je l'aime tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches: Je ne suis Français que par cette grande cité, grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loin nos divisions! Entière et unie, je la trouve défendue de toute autre violence: je l'advise que de tous les partis le pire sera celui qui la mettra en discorde; et ne crains pour elle qu'elle-même; et crains pour elle certes autant que pour autre pièce de cet État. Tant qu'elle durera, je n'aurai faute de retraite où rendre mes abbois; suffisante à me faire perdre le regret de tout autre retraite.»
Sauf le passage souligné, volontiers on applaudit à cette opinion de l'auteur des Essais sur Paris, mais sans l'aimer d'une tendresse aussi exclusive. On ne peut se dissimuler qu'à ce tableau flatteur il soit un revers de médaille indiqué d'ailleurs par Montaigne, et qui en certains temps diminue beaucoup le charme de la résidence dans Paris: c'est cet esprit d'inquiétude, cette fièvre d'agitation qui, depuis les grandes commotions populaires, comme s'expriment les chroniques, du règne des Valois, semble endémique dans la capitale, battue soudain par les vents d'orage, et attristée même par les plus tragiques scènes. Inutile d'entrer à ce sujet dans des détails qui nous exposeraient à des redites; il suffira d'ajouter que, depuis près d'un siècle surtout, la grande ville, où l'on trouve tant à louer et admirer au point de vue des arts, des lettres et des sciences, comme aussi des œuvres du dévouement et de la charité, si multipliées et si florissantes, trop souvent ne s'est pas tenue assez en garde contre de fatals courants et, par une initiative téméraire, qui s'imposait violemment à la France, elle a mis en péril les destinées de notre cher pays.
Aussi, quoique Paris nous tienne fort au cœur, il ne saurait être pour nous toute la patrie, nous faire oublier et dédaigner cette noble France qui nous est d'autant plus chère qu'elle a plus souffert. Car combien n'aime-t-on pas davantage une mère qu'on voit éprouvée et malheureuse! Aussi, c'est à la France à bien dire que notre ouvrage est consacré pour la meilleure partie, puisque le plus grand nombre de ces Illustres dont on lira les Biographies naquirent dans des villes ou villages de la province, et parfois leur vie s'y est écoulée tout entière. Plusieurs du moins, après de longues années passées dans les agitations de la grande cité, sont revenus mourir au lieu de leur naissance. Comme tel glorieux poète, ils ont voulu dormir leur dernier sommeil sous le ciel où fut leur berceau, reposer près de la vieille église où, dans la candeur de l'enfance, ils avaient prié, à l'ombre de ce clocher ou mieux de cette croix sainte qui leur était, en fermant les yeux, un gage assuré du suprême réveil!
… Non! ne m'élevez rien!
Mais près des lieux où dort l'humble espoir du chrétien,
Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envie,
Et ce dernier sillon où germe une autre vie!
......
Là, sous des cieux connus, sous ces collines sombres,
Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres,
Plus près du sol natal, de l'air et du soleil,
D'un sommeil plus léger j'attendrai le réveil1.
En terminant, nous dirons avec un vieil auteur2:
«Et supplie et requière tant humblement que je puis, à tous ceux qui le verront et orront, que si aucune chose y a digne de répréhension ou correction, il leur plaise, en suppléant à mon ignorance, de moi avoir et tenir pour excusé, attendu que ce qui par moi a été fait, dit et rédigé par écrit, l'ai fait le mieux et le plus véritablement que j'ai pu et sans aucune faveur, pour recordation et mémoire de choses dessus dites.»
LE CARDINAL D'AMBOISE
I
«Le cardinal d'Amboise, sans avoir eu au degré suprême toutes les vertus qui ont signalé les évêques du premier âge de l'Église, en eut toutefois qui, dans tous les temps, feront désirer des prélats qui lui soient comparables. Il réunit d'ailleurs toutes les qualités sociales et politiques qui font les ministres et les citoyens précieux. Magnifique et modeste, libéral et économe, habile et vrai, aussi grand homme de bien que grand homme d'État, le conseil et l'ami de son roi, tout dévoué au monarque et très-zélé pour la patrie, ayant encore à concilier les devoirs de légat du Saint-Siége avec les priviléges et les libertés de sa nation, les fonctions paternelles de l'épiscopat avec le nerf du gouvernement et le caractère même de réformateur des ordres religieux avec le tumulte des affaires et la dissipation de la cour; partout il fit le bien, réforma les abus et captiva les cœurs avec l'estime publique.» (Bérault.)
Tel est le magnifique éloge qu'on a fait du premier ministre de Louis XII, éloge mérité d'après les auteurs contemporains. Le roi d'ailleurs, qui se montra si digne d'un tel ministre et mit tant d'empressement à seconder ses vues, ne doit y rien perdre dans notre estime, au contraire; la sincère amitié qui unit jusqu'à la fin le prince et son ministre, les recommande tous deux à la postérité. Le cardinal ne fut pas seulement un éminent homme d'État, il lui fallut, pour certains actes de son ministère, et pour accomplir certaines réformes en particulier, une énergie de caractère voisine de l'héroïsme.
«Il fit, dit Legendre, pour rétablir la discipline parmi les troupes, des ordonnances si sévères et les fit exécuter avec tant de fermeté que, pendant tout son ministère, loin de se plaindre des gens de guerre, les provinces à l'envi demandaient qu'on leur en envoyât pour consommer les denrées qu'ils payaient à prix raisonnable et en argent comptant. Les gens de justice étaient d'autres sangsues qui n'avaient pas moins dévoré la substance du peuple. Les procès ne finissaient point… Le juge, d'intelligence avec le praticien, multipliait la procédure, ce qui ruinait les parties en frais. La prévention ou l'intérêt, et le plus souvent la faveur, décidaient trop souvent dans les affaires; aussi, le nouveau roi (Louis XII), qui était juste et équitable, établit, par l'avis du premier ministre, un tribunal supérieur sous le titre de Grand Conseil où l'homme sans protection, qui aurait peine à avoir justice, devant les tribunaux ordinaires, contre gens d'un trop grand crédit, pût avoir aisément recours et où ses plaintes fussent jugées avec autant de diligence que d'équité3.»
C'était là une excellente institution et qui témoigne, à la gloire de Georges d'Amboise, de son esprit d'équité comme de sa haute prévoyance. Par malheur, quoique répondant à de si légitimes besoins, ayant, si l'on peut s'exprimer ainsi, sa racine dans les entrailles même de la justice, elle ne paraît avoir eu qu'une courte durée, laissant toute grande ouverte la porte aux abus, à l'arbitraire, aux injustices, qui contribuèrent pour une large part à amener et précipiter dans la suite les catastrophes où s'engloutit la monarchie. Ces sages mesures, dont le cardinal avait pris l'initiative, furent complétées par d'autres ordonnances non moins utiles et qui longtemps servirent comme de code national. Pourtant, quoique justes et sages, elles soulevèrent de vives oppositions, particulièrement parmi les écoliers et les régents de l'Université qui se prétendaient lésés dans leurs priviléges. Non contents de déclamer contre le ministre et contre le roi lui-même, par eux attaqués, insultés dans des libelles répandus à profusion, ils se préparaient audacieusement à passer de la parole à l'action, et une sédition eût éclaté sans la prudente fermeté du ministre. L'approche de quelques troupes que conduisait le roi en personne fit réfléchir les mutins. La clémence acheva ce que la peur avait commencé. Le roi, entré dans Paris, se hâta de calmer les craintes, et le cardinal d'Amboise, déclara en son nom que Sa Majesté voulait bien oublier les insolentes étourderies des écoliers, les emportements sans doute irréfléchis des régents, et les injures même que les uns et les autres s'étaient permises contre lui, mais qu'on y prît garde, car une autre fois, il n'y aurait pas de pardon!
– Vive le roi! vive le cardinal! s'écrièrent à l'envi les écoliers et leurs maîtres qui ne laissaient pas d'avoir une grande peur à la vue des lances et des hallebardes, et ne regrettaient pas de se sentir rassurés.
– Vive notre bon roi! vive le cardinal, son glorieux ministre! criaient avec un enthousiasme plus sincère et un entraînement plus réel les bons bourgeois et gens du peuple, grandement reconnaissants au prince comme à son ministre, des mesures relatives aux impôts qui avaient signalé les débuts du règne. Car le roi, faisant remise du don de joyeux avènement, avait de plus voulu que toutes les dépenses du sacre fussent acquittées sur les revenus de ses domaines particuliers. Puis aussitôt après, le ministre diminua d'un dixième les impôts à recouvrer, et continua toujours depuis à les réduire tant qu'ils fussent aux deux tiers de ce qu'ils étaient d'abord. Malgré les charges résultant des guerres et des coûteuses expéditions auxquelles le roi se laissa entraîner, Georges d'Amboise sut, par de sévères économies, compenser le déficit et n'eut jamais besoin de rétablir les impôts supprimés.
On comprend que cette tutélaire administration ait rendu populaire le ministre qui n'était pas moins cher à la France qu'à son roi, heureux toujours de se rappeler que non-seulement d'Amboise, sous le règne précédent, avait partagé sa disgrâce, mais que le frère de celui-ci, le cardinal d'Albi, aumônier de la régente, avait fortement contribué pour sa part à faire mettre en liberté le duc d'Orléans (Louis XII). Aussi le prince, rentré en faveur, s'était empressé de faire nommer Georges d'Amboise à l'archevêché de Rouen, et devenu roi, il le choisit pour son principal ministre et obtint pour lui le chapeau de cardinal.
II
Georges d'Amboise accompagna Louis XII, lors de ses expéditions en Italie, expéditions que tout probablement il désapprouvait, mais dont il eut en vain essayé de détourner le roi, non moins entraîné par sa noblesse que par la passion des aventures et le désir du renom militaire. La conquête du Milanais assurée, le cardinal s'efforça de faire aimer le nouveau gouvernement en introduisant dans le pays des institutions sages, modelées sur celles établies en France. Elles auraient dû suffire à assurer pour jamais la soumission des Italiens, sans la mobilité naturelle à ces peuples qui se montraient dès lors ce qu'on les a vus presque toujours. «Tant que les troupes françaises occupaient l'Italie, ils paraissaient humbles et soumis; mais dès qu'elles avaient tourné le dos, ils secouaient le joug et fomentaient des troubles,» dit un historien du temps.
Le cardinal en eut bientôt la preuve. Après avoir établi à Milan pour gouverneur le maréchal Trivulce (choix malheureux d'ailleurs), il retourna en France. Mais à peine avait-il repassé les monts qu'il apprenait la révolte des Milanais, qui cernaient Trivulce réfugié dans la citadelle. D'Amboise, à la tête d'une armée que commande la Trémouille, redescend en Italie, et les bourgeois de Milan, autant effrayés et humbles qu'ils s'étaient montrés plus présomptueux d'abord, se hâtent d'envoyer à sa rencontre une députation pour faire leur soumission et implorer merci. Le cardinal, qui voulait donner une leçon aux rebelles, passe sans répondre aux envoyés autrement que par un regard sévère, puis il fait son entrée dans la ville au milieu des troupes en armes, formidable cortége! et va se loger à la citadelle. Sur tout son passage, on criait: Grâce! grâce! miséricorde! Mais son visage impassible ne laissait rien deviner de ses sentiments. Seulement, il fit dire aux notables bourgeois que le vendredi suivant, trois jours après, ils eussent à se réunir dans la cour de l'Hôtel de ville pour y entendre leur sentence.
Est-il besoin de dire l'anxiété de tous pendant ces trois jours d'attente où il n'était permis à personne de sortir de la ville, et avec quelles terreurs les pauvres bourgeois se rendirent le vendredi au lieu indiqué? Ils n'eurent pas lieu d'être rassurés en voyant au dehors les troupes fermant toutes les avenues et la cour de l'Hôtel de ville elle-même garnie de soldats à l'air menaçant, tandis que, sur une sorte de haut tribunal, apparaissait le cardinal, assis et entouré de tous les officiers de la justice civile et militaire. Terrifiés, à cette vue, ils tombent à genoux tendant les mains à la façon des suppliants.
Le cardinal, naturellement doux et humain et qui avait peine à contenir son émotion, leur ordonna de se relever et d'une voix qu'il s'efforçait de rendre sévère, leur reprocha leur rébellion, menaçant des plus terribles châtiments en cas de récidive, mais pour cette fois il annonça que tout était pardonné. On imagine la joie de ceux qui l'écoutaient et dont témoignaient les cris et les vivats des plus bruyants s'ils n'étaient pas fort sincères.
– Vive la France! vive le roi, le grand roi! le bon roi! Vive le très-illustre cardinal, le meilleur des ministres, auquel nous devons nos biens et nos vies! etc.
Georges d'Amboise, étourdi de ces acclamations qu'il estimait à leur valeur, fut reconduit par la foule dans son palais au bruit des vivats et sous une pluie de fleurs.
La paix rétablie dans le Milanais, dont il avait changé le gouverneur, le cardinal revint en France où, dans l'année 1504, une famine et une épidémie, qu'on eut à déplorer en même temps, lui donnèrent l'occasion de montrer une fois de plus sa prudence comme sa charité. Ainsi qu'autrefois, le ministre du Pharaon d'Égypte, il prit si bien ses mesures qu'encore que le blé eût manqué en France, le peuple n'eut que peu à souffrir de la disette. Quant à l'épidémie, que les historiens du temps, selon leur coutume, qualifient du nom de peste: «Si le mal fut grand, dit Legendre, le remède fut prompt par les secours continuels que le roi envoya aux lieux infectés et par les précautions qu'on prit pour en préserver ceux qui ne l'étaient pas. Et ainsi il s'attira d'infinies bénédictions de la part des peuples.»
À la suite d'un nouveau voyage en Italie, lors de la révolte des Génois, le cardinal, âgé de cinquante ans à peine, tomba malade à Lyon où il dut s'arrêter. Il succomba au bout de quelques jours, pleuré du peuple et du roi qui, pendant les années qu'il lui survécut, ne cessa de regretter son conseiller fidèle et son sage ami.
On a reproché et ce semble avec quelque raison au cardinal d'Amboise d'avoir désiré la tiare, ambition qui lui dicta plusieurs fausses démarches: «Mais, dit un écrivain, comme l'ambition de Louis XII fut toujours subordonnée à l'honneur, celle du cardinal d'Amboise fut toujours excitée par l'espérance de faire plus de bien… On peut croire qu'un homme qui ne se démentit pas un instant dans la plus haute prospérité, s'il souhaitait, comme on l'a dit d'être pape, c'était pour travailler à améliorer les mœurs de la chrétienneté.» (Fiévée).
Au reste, si le cardinal eut dans cette circonstance à se reprocher quelque faiblesse, il s'en repentit humblement. Il jugeait, avec des yeux complétement dessillés, l'illusion des grandeurs et les vanités de la terre, celui qui, sur ce lit de douleur, d'où il ne devait pas se relever, répétait si volontiers au bon frère qui le soignait:
«Ah! frère Jean, frère Jean! Que n'ai-je été toute ma vie comme vous frère Jean!»
Georges d'Amboise, comme Louis XII, avait reçu du peuple le beau surnom de: Père du Peuple!
JACQUES AMYOT
«Jacques Amyot dit de lui-même, écrit le savant abbé Le Bœuf, qu'il était né à Melun, le 30 octobre 1513, de parents plus avantagés du côté de la vertu que de celui de la fortune. Il ne déclare point la profession dont était son père, Nicolas Amyot, mais ses commensaux le tenaient pour le fils d'un petit marchand de bonneterie: ce qui s'accorde avec Rouillard, qui dit que ce marchand vendait des bourses et des aiguillettes. Lorsqu'il eut appris les premiers rudiments à Melun, il alla à Paris, où il continua ses études de grammaire, servant de domestique à quelques écoliers d'un collége qu'il n'a jamais nommé. Sa mère, Marguerite d'Amour ou des Amours, avait soin de lui envoyer chaque semaine un pain par les bateliers de Melun. L'avidité d'apprendre le poursuivant jusque dans la nuit, il avait recours à la lumière que pouvaient fournir quelques charbons embrasés, et il s'en servait au lieu de chandelle ou d'huile, tant était grande alors son indigence. Avec ces faibles secours pour les premiers commencements il ne laissa pas d'atteindre les classes supérieures.»
Tels furent, d'après la Notice écrite avec autant de conscience que de bonhomie par l'abbé Le Bœuf, les débuts de Jacques Amyot, représentés par divers biographes, sous des couleurs trop romanesques. Devenu, en suivant les cours de Jean Evagre Remois, au collége du cardinal Lemoine, un excellent helléniste, ayant étudié pareillement la poésie, l'éloquence, la philosophie, J. Amyot partit pour Bourges, à l'âge de 19 ans, afin d'étudier le droit civil avec un jeune homme qui fut depuis avocat célèbre au Parlement.
À Bourges, où il prenait la qualité de maître-ès-arts, Amyot se rencontra avec Jacques Colin, lecteur ordinaire du roi et abbé de St-Ambroise, qui, prompt à apprécier son mérite, le choisit pour précepteur de ses neveux et lui fit obtenir en même temps une chaire de professeur des langues latine et grecque, dans l'Université dont la ville à cette époque était fière. Les loisirs assez grands, paraît-il, que lui laissait son double emploi, Amyot les consacrait aux travaux littéraires qui devaient plus tard le rendre célèbre et faire de lui un des personnages importants de l'état. Cependant au temps de sa plus grande prospérité, Amyot n'hésitait pas à dire que les dix ou douze années qu'il avait passées à Bourges, obscur professeur, mais tout entier aux lettres, avaient été le plus heureux temps de sa vie. C'est alors qu'après avoir traduit le roman grec de Théagène et Chariclée, il commença la traduction de Plutarque et quelques vies des hommes illustres furent publiées avec une dédicace à François 1er. D'après Rouillard, au contraire, c'est le roman de Théagène et Chariclée qu'il fit présenter au roi, «lequel l'eut si agréable que l'abbaye de Bellozane étant venue à vaquer par le trépas de Vatable, ou Guestabled, très célèbre professeur du roi en la langue hébraïque, icelui roi la lui donna comme au digne successeur d'un si brave devancier.»
La version de Rouillard paraît plus vraisemblable encore qu'il semble assez singulier de récompenser par une abbaye la traduction d'un ouvrage qui n'est rien moins qu'édifiant, mais dans les idées du temps, il s'agissait d'un livre grec et l'on ne voyait là, même François 1er, que l'érudition. Si bien encouragé cependant, Amyot s'était mis avec ardeur à la traduction de Plutarque; lorsqu'il la jugea assez avancée, il fit un voyage en Italie pour consulter les manuscrits des plus célèbres bibliothèques et conférer avec les savants illustres que l'Italie comptait en fort grand nombre. Après son retour, le cardinal de Tournon qu'il avait connu à Rome, «ayant appris que le roi souhaitait un précepteur pour ses fils les ducs d'Orléans et d'Anjou, présenta Amyot à Henri II qui lui donna cette charge dont il jouit le reste de son règne et sous celui de François II.» Le loisir, que lui laissaient ses fonctions de précepteur lui permit de terminer la translation en français des Vies des hommes illustres qui parut avec une dédicace à Henri II. La traduction des Œuvres morales de Plutarque ne put être achevée que sous le règne de Charles IX (connu auparavant sous le nom de duc d'Orléans), à qui l'ouvrage fut dédié. Le jeune roi n'avait pas besoin de cette circonstance pour se rappeler son précepteur, car dès le lendemain du jour de son avènement, (6 décembre 1560), il le fit son grand aumônier et le nomma aussi conseiller d'état et conservateur de l'Université de Paris. Il lui donna de plus l'abbaye de Roches au diocèse d'Auxerre et celle de Saint-Corneille, de Compiègne. «Le prince, dit le digne abbé Le Bœuf, l'appelait son maître lorsqu'il voulait lui parler familièrement; mais il lui fit aussi quelquefois des reproches, par exemple sur sa trop grande frugalité, en ce que pouvant faire bonne chère, il se contentait souvent de manger des langues de bœuf.»
Quelques années après, l'évêché d'Auxerre étant venu à vaquer par la mort du cardinal de la Bourdaisière «Charles IX, qui désirait ardemment l'avancement de son maître, (c'est le nom qu'il lui donnait toujours),» voulut que Jacques Amyot lui succédât. Celui-ci, ayant reçu les bulles de Rome, se fit sacrer et, avec l'assentiment du roi, partit bientôt après pour Auxerre où il arriva au mois de mai 1571.
Amyot était alors âgé de cinquante-huit ans; il avouait lui-même qu'il n'était ni théologien ni prédicateur, n'ayant presque étudié que des auteurs profanes. Mais il les laissa dès lors pour s'occuper assiduement de la lecture de l'Écriture Sainte et de celle des pères grecs et latins. La Somme de Saint Thomas d'Aquin lui devint si familière qu'il la possédait presque en entier. Il hésita longtemps à monter en chaire «parce qu'il se défiait beaucoup de ses forces et que la faiblesse de sa voix lui inspirait peu de courage», cependant malgré ses craintes, il réussit parfaitement au gré de ses auditeurs «et prêcha dans un style si clair et si châtié et en même temps si enrichi de sentences, que les savants sortaient de la prédication bien plus éclairés qu'ils n'y étaient arrivés et les ignorants n'en revenaient point sans être instruits de leurs devoirs et rendus meilleurs qu'auparavant.»
L'église d'Auxerre, comme plusieurs autres du diocèse, avait beaucoup souffert des spoliations des huguenots. Le nouvel évêque, comme il s'y était engagé par avance vis-à-vis des chanoines, fit don à la sacristie de la cathédrale de divers ornements dont elle avait le plus grand besoin, manquant même du nécessaire; il n'épargna rien ensuite pour rendre au chœur son ancien lustre; les chaires des chanoines furent refaites à neuf aussi bien que le trône épiscopal. Les grilles qui entouraient le sanctuaire et que les profanateurs avaient arrachées et emportées furent remplacées. Amyot fit don encore à son église d'un nouveau jeu d'orgues qui fut construit par le frère Hilaire, religieux de Notre-Dame-en-l'Ile à Troyes venu exprès pour la confection des tuyaux. Une grande partie du vitrail cassé par les calvinistes, fut aussi réparée aux dépens de l'évêque.
Ces bienfaits et beaucoup d'autres auraient dû rendre le prélat cher à son clergé comme à ses ouailles; il en fut ainsi les premières années, mais lors de l'explosion des passions populaires, soulevées par les guerres religieuses, tout fut oublié, la calomnie aidant. À Auxerre et dans le diocèse le parti de la Ligue était dominant. Amyot que Henri III, en succédant à son frère, s'était plu à maintenir dans ses fonctions de grand aumônier, en l'appelant aussi son maître, se rendait de temps en temps à la cour pour les fonctions de sa charge. Il se trouvait malheureusement à Blois lors de l'assassinat de Guise. Ce crime auquel il était complètement étranger, qu'il n'avait pas hésité à blâmer même dès qu'il en avait eu connaissance en le qualifiant «un cas si énorme qu'il n'y avait que le pape seul qui en pouvait absoudre» des gens passionnés et violents, comme il s'en rencontre toujours dans les grandes commotions populaires, voulurent qu'Amyot en eût été complice. Un certain Claude Trahy, gardien des cordeliers à Auxerre, le publia partout et même dans la chaire déclarant que non-seulement l'évêque et grand aumônier avait connu par avance l'attentat projeté, mais qu'il l'avait conseillé et que, le meurtre accompli, il avait donné au prince l'absolution sacramentelle.
Ces calomnies n'eurent que trop d'écho dans la ville où le cordelier jouissait d'un certain crédit et il réussit à prévenir absolument le populaire et même une partie de la bourgeoisie contre l'évêque que Trahy haïssait parce que les jésuites lui avaient été préférés pour la direction du collége. Amyot averti cru prudent d'ajourner son retour et d'attendre que, par la réflexion, le calme se fit dans les esprits et il ne se mit en route que plusieurs mois après, vers le temps du carême. Mais les ennemis du prélat avaient continué par leurs discours et même par des prédications d'entretenir l'irritation et, le mercredi saint, lorsqu'Amyot rentra dans sa ville épiscopale, il courut par deux fois risque de la vie; lui-même nous l'apprend dans le mémoire qu'il crut devoir écrire pour se justifier. «La pistole (pistolet) lui fut présentée à l'estomac par plusieurs fois et il y eut plusieurs coups d'arquebuse tirés, de sorte qu'il fut obligé pour se sauver la vie d'entrer promptement dans la maison d'un chanoine et passer de celle-là dans une autre, pour faire perdre sa trace à ceux qui le poursuivaient.» Sa crainte était d'autant mieux fondée que sur la place de St-Étienne il avait pu voir et entendre un émissaire du cordelier qui, armé d'une hallebarde, criait à pleine gorge: «Courage, soudard, messire Jacques Amyot est un méchant homme, pire que Henri de Valois. Il a menacé de faire pendre notre maître Trahy; mais il lui en cuira.»
L'influence du cordelier et de ses adhérents fut telle que l'évêque ne put officier dans la cathédrale et même il dut s'abstenir d'assister aux offices dans les jours les plus solennels; ses ennemis prétendaient et avaient fait croire qu'il était excommunié et suspendu à divinis comme ayant communiqué avec le roi et pour d'autres motifs qu'on ne précisait point. Pour ramener à l'obéissance les opposants soit du peuple, soit du clergé, il ne fallut rien moins que des lettres d'absolution en forme signées du cardinal Cajetan, avec défense au chapitre comme au frère Trahy de molester désormais leur évêque. Ces lettres, datées de Paris (6 février 1509), mirent fin à la persécution et le prélat, après avoir été félicité par cinq membres du chapitre au nom de leurs collègues, se vit réintégré dans toutes ses fonctions et n'eut plus à souffrir de nouvelles épreuves; aussi se fit-il un devoir comme un plaisir de résider dans son diocèse, ce qui lui fut d'autant plus facile que, par la mort de Henri III, tous ses liens avec la cour se trouvaient rompus.
«Il commença donc, dit l'abbé Le Bœuf, à ne plus s'occuper que des fonctions spirituelles, et dès le 7 mars, jour des Cendres, il reprit son ancien usage de prêcher, sans paraître déconcerté ni ému par tout ce qui était arrivé depuis un an, sans employer les invectives ni les déclamations contre personne; ce qui parut digne d'admiration à ceux qui ne le connaissaient pas encore parfaitement. Mais son secrétaire, continuateur de sa vie, dit que, quoiqu'il fût enclin à la colère, cependant il se retenait facilement; il n'était aucunement vindicatif, et ne savait ce que c'était que de reprocher à personne les anciennes fautes. Il passait pour mélancolique, sévère et d'un abord difficile; mais il ne paraissait tel qu'à ceux qui le voyaient rarement. Il était franc, candide, ingénu, ouvert, parlait librement et sans flatterie, ne déguisant point aux grands ni aux princes leurs propres défauts.»