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Kitabı oku: «La jeune fille bien élevée», sayfa 4

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VII

Vers cette époque, Mme du Cange vint me demander un jour en pleine classe. Je sortis, très émue, car jamais pareille chose n'était arrivée. Aussitôt dans le corridor, Mme du Cange me dit qu'il se pourrait que Notre-Seigneur m'eût choisie pour une douloureuse épreuve et qu'il s'agirait alors pour moi de montrer que je savais déjà ce qu'est la résignation chrétienne. Je pensai immédiatement à mon cher papa, et je dis:

– Papa?.. je suis sûre?..

– Votre papa, en effet, est très malade, mon enfant, et monsieur votre grand-père vous attend au salon…

Tout à coup, me voilà en pleurs; aveuglée à ne pouvoir me diriger, je n'apercevais pas Mme de Contebault au bout du corridor. Mme de Contebault me dit simplement:

– Ma chère petite enfant, vous allez monter au dortoir changer de robe, parce que monsieur votre grand-père est autorisé à vous emmener pour plusieurs jours…

Ce "ma chère petite enfant" m'apprit que mon pauvre papa n'était pas seulement très malade, mais qu'il était mort. Jamais la Supérieure n'employait des termes si tendres. Alors j'eus une crise de chagrin, folle. Je pleurais, je pleurais; Mme du Cange dut me conduire par la main, me soutenir pour me faire monter au dortoir; je ne voyais plus rien, j'étais incapable de m'habiller; je me souviens de la sœur converse, attachée à la lingerie, qui se mit à pleurer presque autant que moi. Et Mme du Cange, au pied du lit, nous parlait des souffrances de Notre-Seigneur, pour que, en comparaison, les nôtres parussent plus légères.

Grand-père était au salon. Il me dit qu'il était venu, et non pas ces dames, parce qu'elles étaient plus utiles à la maison que lui. Je sanglotais toujours, et il ne trouva rien pour me consoler, ni dans la voiture, ni dans le train qui nous conduisait à Chinon, car c'était là que mon pauvre papa en avait fini avec ses peines.

Mon pauvre papa! Et dire que, bien que je fusse si certaine qu'il était mort, tant que personne ne m'avait dit: "Il est mort," je conservais un secret espoir de m'être abandonnée au pessimisme!.. Eh bien! non, je n'avais pas vu trop noir!.. Mon pauvre papa était couché dans la chambre de maman; il avait encore sa jolie et bonne figure, presque pas plus pâle qu'elle ne l'était ces dernières années, et ses cheveux gris ébouriffés comme s'il venait d'y passer la main en parlant. On se répétait les paroles qu'il avait prononcées pendant une sorte de délire, le mot qui revenait sans cesse à ses lèvres était "la France," "la France livrée… la démagogie… la société chrétienne…" Et il avait dit encore, comme autrefois: "Vous n'êtes pas logiques… vous ne pensez qu'à votre bien-être présent…" Enfin, tout le monde rapportait que ses dernières pensées avaient été pour moi qu'il chérissait particulièrement, et qu'il avait dit: "Ma consolation est que Madeleine sera bien élevée!"

Et, au milieu de mon grand chagrin, cette pensée dernière et ce souhait essentiel de mon père mourant, me hantèrent et me communiquèrent je ne sais quel triste courage. Il me semblait qu'avec l'âme héroïque de mon père, tout ce qu'il y avait pour moi de beau et de solide en ce monde avait croulé, que Dieu seul me restait, mais que j'avais un rôle à jouer, une tâche de tout premier ordre à accomplir… Qu'était ce rôle, qu'était cette tâche? Personne ne m'en avait fourni la définition. Ce but demeurait vague pour moi, car dans ma famille, comme au couvent, on ne m'avait jamais parlé que d'une chose, et c'était celle-là même que mon père, en mourant, semblait considérer comme suffisante: "Madeleine sera bien élevée!.."

Être une jeune fille bien élevée…

Tout était donc là; c'était un modelage qu'il s'agissait de laisser exécuter sur soi plutôt que d'accomplir soi-même, car on ne vous demandait point, en somme, d'initiative; on la redoutait même; et lorsqu'on vous avait donné ainsi la figure qu'il convient d'avoir, tout devait aller comme sur des roulettes dans la vie, pour une jeune fille et pour une femme.

Je me souviens d'avoir pensé à cela, en conduisant mon pauvre papa au cimetière, car une grande douleur vous gratifie de quelques années de plus, tout à coup.

Nous suivions un chemin, entre des murs; il faisait un temps gris et froid; j'entendais, à côté de moi, maman qui sanglotait; et je me disais: "Tout est perdu, oui, tout est perdu, mais il faut que je sois une jeune fille bien élevée…"

C'est dans ces dispositions que je rentrai au couvent. Ma piété, qui était née dans l'appareil funèbre de la pauvre petite Michèle de Laraupe, fut tout naturellement favorisée par le plus grand deuil qui pût m'affliger. Pendant des mois, je ne pensai qu'à l'âme de mon père, et je m'abîmai en prières pour son salut. Et il me semblait, d'autre part, que, par une conduite tout à fait exemplaire, j'accumulais quelques mérites qui lui pouvaient profiter. Être docile et pieuse, n'était-ce pas ce qui constituait essentiellement la jeune fille bien élevée?

Ma docilité et ma piété, accrues par mon malheur, m'attirèrent plus de tendresse de la part de ces dames et d'un grand nombre d'élèves. Le visage même de Mme de Contebault, la Supérieure, si serein, si imperturbable, s'adoucissait et se fondait à mon approche. Il y avait, dans le regard de Mme du Cange, comme une entente secrète avec quelque partie de moi que j'ignorais moi-même; ce regard fin, pénétrant et charmant semblait m'avoir trouvée et me connaître, moi qui ne me connaissais pas. Je m'abandonnais à lui, en toute confiance; j'avais un grand besoin d'être aimée.

Et que n'eussé-je pas fait pour être aimée davantage de ceux qui voulaient bien m'aimer déjà! Pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui m'aimait, je redoublais de ferveur; pour toutes ces dames qui m'aimaient, je redoublais de docilité!

En classe, il est vrai, je n'étais toujours pas brillante, mais personne ne songeait à me le reprocher; mes maîtresses elles-mêmes, touchées de ma conduite, paraissaient toutes admettre que j'avais mieux à faire que de battre mes petites camarades en géographie ou en calcul. Dans notre division, c'était une chose bien connue: il y avait Gillette Canada qui était la plus intelligente, et il y avait Madeleine Doré, qui "était une perfection."

Plusieurs de mes petites amies avaient tenu à honneur de me faire connaître à leurs familles. Avec la permission de mes parents, j'avais été présentée, au salon, aux père, mère, frères et sœurs de Jacqueline-Jeanne de Charpeigne, celle qui avait eu une sainte dans sa famille. Et, comme mes parents, à moi, ne venaient qu'assez rarement de Chinon, on m'avait autorisée à "sortir" avec Jacqueline-Jeanne. Ses frères, au nombre de cinq, dont l'aîné avait quinze ans, étaient, comme le mien, chez les Pères, et telle était l'excellence de ma réputation, que les Charpeigne faisaient aussi "sortir" Paul, en toute confiance. Je tremblais que ce garnement de Paul ne commît quelque sottise énorme, selon sa coutume, et je ne sais en vérité pas comment cela n'arriva pas. Il était le plus âgé de nous tous, et il s'ennuyait beaucoup au milieu de tout ce monde-là, je crois. Jacqueline-Jeanne avait encore deux sœurs aînées, d'un autre lit, qui étaient mariées, fort laides toutes deux, et avaient chacune deux bébés. Le plaisir de ces jours de sortie consistait à aller, après déjeuner, faire un tour en ville sur le mail, tous ensemble, y compris les nourrices, et aussi les deux maris des sœurs aînées, qui étaient officiers de chasseurs à cheval, et M. de Charpeigne, le papa: dix-sept ou dix-huit personnes!.. Après quoi, on entrait généralement dans une église, s'agenouiller cinq minutes, puis on envahissait la boutique de Roche, le pâtissier de la rue Royale.

La première fois que je sortis avec Jacqueline-Jeanne, nous étions allés tous, en masse, à la chapelle de Saint-Martin où la sainte avait son portrait, à côté d'un autel. C'était une grande toile, fumeuse, à peine éclairée par la lueur de quelques cierges, où l'on discernait une femme agenouillée sur la dalle, et dont la tête, extasiée, se révélait seule, en lumière. Jacqueline me tenant la main, et Mme de Charpeigne nous poussant doucement par derrière, nous nous étions approchées du portrait, pendant que toute la famille et mon frère Paul s'agenouillaient sur les prie-Dieu.

Jacqueline-Jeanne et sa mère, en m'indiquant du doigt la vénérable parente, prononcèrent en même temps ce simple mot:

– Voilà!..

Et cela était dit sur ce ton qu'on emploie en indiquant à un saint-cyrien les effigies de Turenne ou de Bonaparte: "Voilà!.." c'est-à-dire: "Vous êtes de la partie, jeune homme: voyez par cet exemple où l'on peut aboutir!"

Et nous étions restés, agenouillés là, tous, le temps qu'eût pu durer une visite chez une grand'tante âgée, un peu cérémonieuse.

A la sortie, mon frère Paul, qui s'était tenu aussi patiemment que toute la famille, vint à côté de moi et psalmodia:

– Sainte Madeleine Doré, priez pour nous!.. Sainte Madeleine Doré, priez pour nous!..

Et les cinq gamins, frères de Jacqueline-Jeanne, qui l'environnaient, de pouffer de rire. Puis Paul dit seulement:

– Sainte Madeleine Doré!..

Et les autres répondaient en chœur:

– Priez pour nous!..

Jacqueline-Jeanne gourmanda fortement ses cinq frères, mais elle ne pouvait elle-même s'empêcher de rire. On me vénérait, oui; mais, dans le secret, toute cette jeunesse se moquait de moi.

Ma famille, à moi, appréciait diversement les résultats de ma conduite excellente. Maman, sans façons, trouvait que j'avais besoin de me "dégourdir" un peu. Grand-père, quand il était chez les Vaufrenard, souriait, je le sais, de mon zèle; une de leurs paroles m'avait frappée: "On a fichtre bien le temps d'être sage!.." Mais quand il était vis-à-vis de sa femme, il ne l'osait contredire, et grand'mère se montrait satisfaite à l'extrême de la "jeune fille modèle" que j'étais, au dire de toutes ces dames. Elle tirait surtout son plus vif orgueil des attentions dont j'étais l'objet de la part des "meilleures familles" de mes compagnes, et particulièrement des Charpeigne. Cette famille, si digne, si nombreuse, le saint rayonnement qui l'auréolait, les compliments éperdus qu'elle faisait de moi, soit au salon du couvent, soit par correspondance, tournaient positivement la tête à ma pauvre grand'mère, et quoiqu'elle eût toujours eu, dans son affection, une préférence marquée pour mon frère, elle concevait à présent pour moi une sorte d'admiration dont j'étais flattée, et qui me rapprochait d'elle.

Depuis que mon père était mort, bien qu'on l'eût tant contristé dans ses dernières années, on honorait et on exaltait sa mémoire, ma grand'mère surtout; et l'on m'apprenait et la dignité de sa vie et les sacrifices qu'il avait faits; on voulait que je fusse fière de lui, et l'on m'affirmait que, s'il eût vécu, il eût été fier de moi. Je me souvenais bien que mon père était d'accord avec sa belle-mère sur l'éducation des filles. J'étais donc dans la bonne voie, malgré les hochements de tête et les mots couverts entendus chez les Vaufrenard, malgré le rire blagueur de mon frère et de la marmaille des Charpeigne, malgré les quolibets que ne m'épargnaient pas, au couvent même, et Gillette Canada et la bande des fortes têtes de la classe, et au salon, les dimanches, maints frères et cousins d'élèves qui "se payaient" mes rubans de sagesse et mes médailles. Toute cette "ferblanterie," comme disait Paul, se heurtait, et produisait, à chacun de mes mouvements, le bruit d'un galérien secouant ses chaînes, et ne suscitait, pas, à mon naïf étonnement, l'applaudissement du monde entier; les messieurs, les jeunes gens, des mamans elles-mêmes, en nous voyant au salon, ne se montraient préoccupés que de notre coiffure et de la façon, le plus souvent désastreuse, dont nous seyait notre infortunée robe d'uniforme: "Oh! cette natte!.. Mais on ne vous permet donc pas de vous relever les cheveux en casque!.. Si seulement elle avait la nuque découverte!.. Comment! on n'autorise pas de glaces plus grandes que cela!.. Et cette batterie de cuisine qu'elle porte sur la poitrine, la pauvre fille, est-ce qu'elle s'en sert pour boire et manger?.. Et en récréation, pour jouer, accroche-t-elle son bazar à un arbre?.."

J'avais quinze ans, je me développais beaucoup, je crois que je commençais à n'être plus trop laide, et cela m'agaçait que l'on se moquât de la façon dont j'étais accoutrée. J'en vins à redouter l'heure du salon, les jours de sortie, les mois de vacances où les gens et leur vie me semblaient si différents de ma vie et de moi-même. Je me retournai avec plus de ferveur vers l'intérieur du couvent et vers Dieu. Je devins de plus en plus pieuse: M. l'aumônier et Mme du Cange même y durent mettre le holà.

M. l'aumônier me gourmanda pour mon ardeur immodérée, et m'infligea comme pénitence de ne pas m'approcher du confessionnal plus d'une fois par mois. Je ne pus lui dissimuler que j'étais terrorisée de rester tout un mois avec mes péchés sur la conscience. Et encore une fois, je vis qu'il souriait quand il me dit: "Allons! allons! mon enfant, n'allez pas vous imaginer que vous commettiez de bien gros péchés!.." Mme du Cange me dit qu'il fallait en toutes choses avoir de la mesure, "même dans la perfection," ajouta-t-elle.

Je ne comprenais pas cela. Qu'il fallût s'arrêter, même dans le plus beau chemin, voilà qui dépassait mon entendement. J'osai objecter à Mme du Cange:

– Mais, madame, et les saints?..

– Les saints, dit-elle, il faut les tenir pour nos modèles; mais c'est une présomption orgueilleuse que de vouloir atteindre à leur perfection; sachons rester modestes…

Les excès qu'on me reprochait me rappelèrent ceux dont on avait fait grief à mon pauvre papa, de son vivant, tout au moins. Lui aussi, il avait été trop loin: il avait perdu le sens de la mesure; il avait donné sa fortune pour sa cause, c'était "un emballé," comme disaient de lui ses beaux-parents. Depuis sa mort, il est vrai, son "emballement" passait pour admirable. Pour les saints, il devait en être de même… On les avait sans doute traités d'insensés, du temps qu'ils accomplissaient cela même qui, après coup, les avais mis sur les autels.

De si grandes vertus, il ne convenait pas de les imiter tout à fait…

Ah! cet incident avec l'aumônier et Mme du Cange fut une de mes plus vives contrariétés de jeunesse. J'étais tentée de m'écrier, comme papa, naguère: "Vous n'êtes pas logiques! La sainteté, l'héroïsme, la vertu, qui sont le fond de ce qu'on nous enseigne, eh! bien, eh! bien, il ne faut donc les atteindre que dans une certaine mesure? Ce sont des mots dont la beauté nous fouette, et en pleine course, est-il possible vraiment qu'il nous faille nous arrêter tout à coup?.."

VIII

Je vis venir les vacances de cette année-là sous un jour assez singulier: le plaisir que je me promettais était d'être plus libre qu'au couvent de m'abandonner à cette grande piété que, pourtant, l'on m'avait inspirée au couvent même. J'espérais, du moins, avoir plus de facilités à la maison pour dissimuler mes divines joies, car je n'allais pas jusqu'à croire que l'on me permettrait de me singulariser! A la maison, comme au couvent, je commençais à comprendre, – quoique personne n'en formulât le précepte, – qu'il fallait, avant tout, ne pas s'éloigner de la commune mesure, et demeurer, autant que possible, pareille à tout le monde.

Mais, à la maison, qui est-ce qui m'empêcherait de faire de longues prières dans ma chambre? et, grâce à la complicité de ma vieille Françoise, qui est-ce qui s'apercevrait qu'en allant chez les Vaufrenard, par exemple, je faisais un petit détour par l'église Saint-Maurice?

Maman vint me prendre, accompagnée de grand'mère qui voulait toujours parler elle-même à ces dames, à la Maîtresse générale, à la Supérieure, pour se rendre un compte exact des progrès de mon éducation. Je vis à sa figure, après divers colloques, que l'on était même plus content de moi qu'on ne voulait bien me le dire, et que, si l'on me reprochait quelque chose, c'était uniquement mon excès de zèle. Ma grand'mère pensait certainement: "Oh! oh! voilà un défaut qui tombera de lui-même…" Maman me complimenta, elle, sur ma bonne mine: c'était ce qui l'intéressait le plus. Je demandai des nouvelles de Paul, qui faisait sa première année de droit à Paris. On me répondit d'une drôle de façon, maman en souriant à demi, grand'mère en redressant la tête d'un air de justicier: Paul, il allait bien; oui, oui, il allait bien!.. Cela suffit à m'intriguer et ne m'apprit rien de mon frère. Dans le train, nous ne pouvions d'ailleurs pas parler de nos affaires personnelles, car nous nous trouvions avec plusieurs personnes de Chinon parmi lesquelles était un jeune homme que je ne connaissais pas et qui me regarda tout le temps d'une façon fort gênante. Je ne comprenais pas du tout pourquoi il me regardait; et je croyais très sincèrement que c'était en se moquant de moi parce que j'étais mal coiffée, mal habillée. Mon embarras était grand, je me sentais rougir, je m'agitais pour donner quelque prétexte à mes couleurs; mais je sentais toujours le regard de ce garçon passer et repasser sur moi, comme le rayon du soleil qui entrait, disparaissait et revenait, dans ce compartiment, nous caresser les genoux, selon les sinuosités de la voie. Je sus, quand nous fûmes descendues, par quelqu'un qui le reconnut sur le quai de la gare, que ce jeune homme était le fils d'un notaire de Richelieu; il avait une figure agréable, mais il m'avait bien incommodée. Je dis à maman:

– Ce garçon est tout à fait inconvenant! Il a une façon de vous regarder…

Cela la fit rire, tout simplement. Grand'mère, qui m'avait entendue, dit:

– Les jeunes gens, de nos jours, sont en effet très mal élevés; mais une jeune fille doit baisser les yeux et ne pas s'apercevoir de leur audace.

Moi, j'en revenais à mon idée:

– Mais, enfin, qu'est-ce que j'ai sur moi de ridicule? est-ce cette robe qu'on a fait teindre?.. c'est mes cheveux, je parie?..

Maman disait, en souriant encore:

– Qui est-ce qui te dit que tu as quelque chose de ridicule?..

Et me voilà, à peine arrivée à la maison, préoccupée de ma toilette et de ma coiffure!

Dès le premier soir, au lieu de consacrer, comme je me l'étais promis depuis longtemps, une ou deux longues heures à la méditation et à la prière dans ma chambre, savez-vous à quoi j'employai ma liberté nouvelle? à chercher une manière de disposer mes cheveux qui ne s'éloignât pas trop de la mode! J'avais des cheveux blonds très abondants et assez longs pour que je pusse m'asseoir sur leurs extrémités quand ils étaient dénattés; il m'était, dans ces conditions, à la fois très facile d'en tirer parti et très difficile de ne point effaroucher ma grand'mère dont je savais les austères principes sur la décence d'une jeune fille bien élevée. Je fus, quant à moi, très satisfaite de la coiffure que j'obtins; très dépitée, rétrospectivement, que quelqu'un eût pu remarquer ma ridicule coiffure de pensionnaire: – un filet, y pensez-vous! un filet, horreur d'autant plus monstrueuse qu'il est plus copieusement garni! le mien était affreux… – et enfin très anxieuse de savoir ce que dirait le lendemain ma grand'mère. Je m'occupai aussi de mes robes. Nous étions en grand deuil, on avait fait teindre toutes mes anciennes robes; j'en essayai deux ou trois et m'aperçus, à mon grand désappointement, que les corsages étaient de beaucoup trop étroits: alors, avant que l'on y remédiât, il faudrait donc garder ma robe d'uniforme?.. Enfin, je me mis en prière, au pied de mon lit, mais je pensais à ma robe d'uniforme et je me promettais de ne pas poser le pied hors de la maison tant que mes autres corsages n'auraient pas été ajustés. Et puis, je tombai de sommeil.

Le matin, même histoire devant la glace, avec mes cheveux; et la maison sens dessus dessous à cause des corsages!

– Comment! tu t'es tant développée, depuis Pâques!

– Regardez-moi ces bras et cette poitrine!..

Ma grand'mère disait cela sur un ton alarmé que j'attribuai à la triste nécessité qui semblait s'imposer de renouveler mon trousseau. En effet, ce soudain "développement" tombait mal à propos.

Mon frère Paul, pour sa première année d'études à Paris, avait fait des dépenses immodérées. Ce n'était pas sans peine que l'on pouvait lui fournir une pension de deux cents francs par mois; or, sous les prétextes les plus divers, il en avait arraché près de cinq cents, en moyenne! Cinq cents francs par mois, c'était fou, sardanapalesque. Je crois que l'on devait, là-dessus, depuis longtemps discourir, à la maison; mais grand'mère avait décidé que l'on ne tiendrait aucune rigueur au jeune étudiant prodigue, en ma présence, de peur que je ne vinsse à soupçonner mon frère d'avoir une mauvaise conduite et à me faire des idées sur ce qu'est la mauvaise conduite d'un jeune homme. C'est Paul lui-même qui m'informa de ces subtiles précautions. Et il m'informa, le misérable, de bien d'autres choses.

Le satané Paul! Déjà l'année précédente, Paul, à peine sorti de chez les Pères, n'avait plus de religion et ne se conduisait pas mieux que le jeune Patissier, par exemple, ou le jeune Mingot, qui étaient au lycée. Et, à la maison, on ne s'en alarmait pas, il semblait que ce fût dans l'ordre. Moi, j'avais essayé de lui adresser des remontrances, il m'avait traitée de "cruche, imbécile, idiote;" j'avais commis l'imprudence de rapporter toutes chaudes ces expressions à grand'mère, notre juge ordinaire, et c'est moi que notre juge avait déboutée et condamnée aux dépens… A la fin des vacances, n'y avait-il pas eu aussi une histoire que l'on m'avait cachée tant qu'on avait pu, et que je n'ai, en effet, comprise que plus tard? Paul était tout simplement l'amant de la femme du percepteur, une grosse dondon de quarante-cinq ans, qui avait des enfants du même âge que lui! Toute la ville parlait de l'aventure. Le pauvre percepteur était venu, aux abois, trouver mon grand-père, et des conciliabules avaient été tenus à la maison, les domestiques couchés, à des onze heures du soir!.. C'était le percepteur, seul, qui avait ennuyé mes grands-parents, non pas l'aventure de Paul; et ils disaient de leur petit-fils, en souriant, et avec indulgence, même devant moi: "Le gredin!"

Qu'avait-il fait, une fois lâché en liberté, et à Paris, "le gredin?"

On l'avait envoyé à Paris, pour la même raison qu'il avait été élevé précédemment chez les Pères et moi au Sacré-Cœur, parce que c'était ce qui se faisait de mieux. Il eût tout aussi bien pu mener à bout ses études de droit à Poitiers par exemple, et à meilleur compte.

Il brûlait de raconter ses fredaines. On eût juré que c'était pour les raconter qu'il les avait accomplies. Je vis, d'ailleurs, tout de suite, qu'il me tenait, cette année-ci, pour quelqu'un, et non plus pour la "môme négligeable" que j'avais été jusqu'alors. Il m'avait saluée, dès le lendemain de mon arrivée, et en regardant mes cheveux et ma taille, d'un certain juron familier qui était une manière de me manifester sa considération.

Ah! j'aurais autant aimé ne point mériter sa considération, car il me narra des histoires écœurantes. Le langage et les aventures d'un étudiant du quartier Latin, et qui brode! on juge ce que cela pouvait être pour une pensionnaire comme moi. Je le dis très franchement, et sans pose, cela me fit l'effet du mal de mer; c'était quelque chose d'absolument nouveau, d'inconnu, d'insoupçonné, et de tellement vilain et de tellement malpropre, que mon estomac se soulevait de dégoût. Me voyant faire la grimace, il en conclut qu'il m'"épatait," et son récit y gagna plus d'audace encore, et son langage fut plus salé et plus cru. Il ne m'épargna rien, je le crois; mais j'avais tant de mal à comprendre, que bien des choses m'échappèrent. Ce que je retins des confidences de mon frère, c'est que tous ces gamins avaient non seulement une maîtresse, mais plusieurs, et même beaucoup, et c'est qu'une femme pouvait appartenir à un grand nombre d'hommes… Cela dérangea un certain ordre qui régnait dans ma cervelle encore fraîche et me causa une sorte de douleur que je ne peux comparer qu'à celle que j'éprouve encore aujourd'hui quand je suis témoin d'une injustice flagrante. C'est assez curieux. Le mépris de ces étudiants pour les pauvres filles, l'absence de tout sentiment dans des liaisons qu'on appelle amoureuses, oh! que cela me parut abominable! Qu'est-ce que cela dérangeait donc en moi, puisque je n'avais jamais pensé à l'amour?

Je me rappelle que nous étions dans le jardin de mes grands-parents, sous une tonnelle, quand Paul donna, ainsi, à une jeune fille parfaitement bien élevée, sa première leçon de choses.

Nous étions assis sur un banc, très vieux et vermoulu, d'où je m'étais levée déjà plusieurs fois, croyant qu'il croulait sous moi. Paul fumait une cigarette et arrachait de la main les feuilles d'un pampre qui garnissait le treillage en losange. Tout d'un coup, je me sentis prise d'un gros chagrin; mais d'un chagrin comparable à celui que j'aurais eu si l'on m'avait annoncé la mort d'une amie, et je me mis à pleurer, à sangloter. Paul me dit:

– Qu'est-ce que tu as? tu es folle!..

Je ne savais pas au juste ce que j'avais. C'était le paquet de toutes les choses que mon frère venait de m'apprendre qui m'oppressait, m'étouffait. Je lui dis:

– Ce n'est rien, ce n'est rien; il ne faut pas faire attention, je suis une sotte…

– Essuie-toi les yeux, me dit-il, on va croire que c'est moi qui t'ai fait pleurer.

– Tranquillise-toi: je dirai que c'est la fumée de ta cigarette.

Il s'en alla aussitôt fumer plus loin, et je m'essuyai les yeux. Nous devions aller, une heure après, chez les Vaufrenard, où il était convenu que je leur montrerais, ainsi qu'à M. Topfer, ce que j'avais appris en fait de piano. Bonne préparation pour une audition! je ne serais seulement pas capable de faire mes gammes. Par surcroît, ma grand'mère vint me trouver dans ma chambre, afin de me renouveler ses recommandations sur la tenue que je devais adopter dans le monde. Mon Dieu! dois-je me souvenir des soins excessifs de la pauvre bonne femme! Elle écrasa de ses propres mains mon chignon haut, comme on les portait alors, qui, à son dire, avait "des allures provocantes." Le flot de mes cheveux fut reporté en arrière, sur les tempes et sur le front: il fallait bien qu'il se logeât quelque part! Ma coiffure n'en était pas plus mal, et, du moment que cela tranquillisait grand'mère!.. Ce ne fut pas tout: elle trouva moyen de m'abattre la poitrine! J'en souris quand j'y songe. Elle avait longuement ruminé cela: elle avait fait préparer par Françoise deux bretelles assorties à mon corsage, et elle me fit cadeau d'une ceinture de cuir ayant appartenu à maman, qui devait servir à tenir ces bretelles parfaitement tendues, comme des sangles, sur la gorge. Le résultat obtenu ne fut pas celui qu'on en attendait, mais grand'mère, en agissant d'une manière quelconque, avait rendu le calme à sa conscience.