Kitabı oku: «Madeleine jeune femme», sayfa 12
C'était une véritable petite manifestation que l'on organisait en mon honneur. J'avais vu déjà plusieurs hôtes partir, et de plus gros personnages que moi, par le train que j'allais prendre, sans que M. Du Toit désorganisât sa journée et celle de ses amis; il se contentait ordinairement de faire toutes ses politesses après le déjeuner. Mais il avait adopté complètement la très ancienne opinion de sa femme à mon égard, et il me juchait sur un piédestal; il y avait de l'affection, de l'admiration et jusqu'à de la vénération dans toute son attitude envers moi; et il fallait que j'acceptasse cela d'une façon vraiment bon enfant pour que toute la compagnie ne me prît pas en grippe.
Pendant les vingt minutes que dura cette collation, je fus ballottée de l'un à l'autre, j'appartins à tous ceux, ou qui avaient une sincère amitié pour moi, ou qui voulaient faire la cour aux maîtres de la maison, et il n'y eut guère que M. Juillet à qui je ne dis à peu près rien; je le quittai, en lui serrant la main comme à tout autre, et il fut certainement autorisé à croire que je ne lui laissais, à lui, rien de plus qu'à n'importe qui.
Il y avait une grande guimbarde attelée, dans la cour pavée, où personne ne put monter pour nous accompagner jusqu'à la gare, tant nous l'emplissions, la grosse nourrice, mes deux bébés et nos bagages. Nous nous retrouvions sur la façade nord du château, celle qui m'était apparue la première, du haut de l'allée en lacets, le jour de mon arrivée. En remontant cette allée sinueuse, je regardai du côté du château; je revis le dessin des douves, des toitures, la lanterne, la cloche où avaient sonné des heures que je n'oublierais plus, et, par delà, ces beaux lointains vaporeux que j'avais tant caressés des yeux par ma lucarne; et, l'impression de mon arrivée ici se juxtaposant à celle de mon départ, je me sentis tout à coup étranglée et me remis à pleurer, bien contente que personne n'eût pu nous accompagner dans la voiture.
XIII
Ce que j'ai à dire de moi me confond. Mais j'écris l'histoire de ma vie: quelle raison d'être pourrait-elle avoir, si ce n'est la fidélité?
Je m'approchais de Chinon, avec mes deux enfants, j'allais revoir mon pauvre grand-père qu'on me disait mourant, j'allais retrouver ma chère maman et ma grand'mère, mon mari que je n'avais pas vu depuis plus de six semaines; et une idée dominait toutes celles qui se formaient le long de cette perspective: c'était qu'en quittant Fontaine-l'Abbé je n'avais rien dit à M. Juillet!
A Tours où nous changions de train, mon mari nous attendait sur le quai de la gare, afin d'arriver en même temps que nous à Chinon. Je fus plus contente de le retrouver que je ne l'avais imaginé. Il faut dire que j'avais été tourmentée pendant le trajet à la pensée qu'il pouvait y avoir eu malentendu dans nos échanges de télégrammes: quel embarras s'il ne se fût pas trouvé là, à l'heure convenue! Il était là, et j'avais une véritable joie de le revoir… Et puis, ma joie était formée aussi du grand bonheur qu'il éprouvait à embrasser ses enfants. En nous installant tous ensemble dans le compartiment du train de Chinon, je goûtai l'impression heureuse d'être au complet, d'être en famille: papa, maman, les deux petits, la nounou dont le plus jeune ne saurait se passer, et les bagages comptés plutôt trois fois qu'une! Impression bourgeoise entre toutes, humaine aussi, je le crois volontiers, et bien plus profonde et plus stable que mainte autre d'un ordre évidemment plus relevé, mais qui ne demeure pas comme elle. Et sur ce modeste bonheur sain, passa, comme le vol d'un sombre oiseau, le souvenir de ma dernière entrevue avec M. Juillet. «Je ne lui ai rien dit!..» Mais qu'est-ce que j'aurais pu lui dire?
Faillir à mes devoirs était une éventualité qui ne m'effleurait pas; et cela, non par oubli, non par négligence, indifférence, mais par suite d'une inaccoutumance absolue à l'idée que commettre une faute, – surtout de cet ordre, – m'était chose possible, à moi.
Je me faisais si peu de scrupule que, de ma liaison encore inqualifiable avec M. Juillet, j'étais fière, et tout en écoutant mon mari qui me parlait de la Dordogne d'où il arrivait, du château dont il allait chaque année surveiller une aile construite par lui, et des pâtés de foie gras qu'il avait mangés, je songeais que, depuis que j'avais fait ce même trajet de Tours à Chinon, avec lui, – car, n'est-ce pas? on compare toujours, – ce qu'il m'était arrivé d'essentiel, eh bien! c'était d'avoir gagné un ami, un ami infiniment cher, un ami avec qui il n'existait aucun sujet de l'ordre le plus haut qui ne pût être abordé, et un ami qui consentait à aborder ces sujets-là avec moi: et toute la partie orgueilleuse de moi se gonflait de cette acquisition et s'efforçait de la retenir, de l'accaparer pour la conserver pure à mes yeux en la faisant intellectuelle. Bien des fois, déjà, au couvent, on m'avait fait reproche sur un ton singulier qui semblait admettre une indulgence cachée: «Vous êtes une orgueilleuse!» Tous et toutes, chez nous, nous étions, au fond, des orgueilleux. Et mes maîtresses, qui croyaient devoir me blâmer de ce sentiment, savaient bien que le détruire en nous est impossible, et que c'est à nous en servir qu'il nous faut apprendre; et elles savaient probablement que, ce sentiment-là nous manquant, c'était l'armature même de nos vieilles mœurs qui s'ébranlait. En attendant, ce sentiment-là était en train de me jouer un singulier tour.
Je trouvai, à Chinon, mon grand-père, en effet, très malade; il ne quittait plus son lit; la vie s'était presque subitement retirée de lui; l'année précédente il nous étonnait encore par sa verdeur, et maintenant c'était un moribond épuisé. L'émotion s'étalait à ce point dans toute la maison et jusque dans le voisinage, que j'eus quelque honte de le remarquer, ce qui prouvait que je n'étais peut-être pas à l'unisson. Étais-je devenue une étrangère? Est-ce que, par hasard, je n'aimais plus mon grand-père? Je ne pouvais m'empêcher d'observer que la mort de mon père, fauché en pleine maturité et à la suite de circonstances tragiques, n'avait pas donné lieu à un si grand appareil douloureux: on avait paru lui en vouloir de quitter la vie au milieu de sa course, tandis qu'on s'inclinait sans arrière-pensée devant le cycle achevé du vieillard, mais alors, en s'adonnant à tout le déploiement de deuil qui était de rite dans nos familles. Et les rites sont faits pour les événements normaux. Mon grand-père avait accompli toutes choses à leur heure et régulièrement, et il mourait au terme ordinaire de la vie. Mon père, lui, c'était un héros; il était mort à cinquante ans, des chagrins de sa cause perdue, et ayant déjà livré pour elle sa fortune; c'était aussi un téméraire. Et je m'imaginais que M. Juillet, s'il eût été là, m'eût dit: «Il est juste que les symboles de l'ordre soient particulièrement honorés et qu'un secret instinct leur rende les hommages qui seraient dus aux astres, par exemple, dont le parcours n'est jamais troublé; et il est juste, en définitive, que l'insuccès ne soit pas récompensé, si belle qu'ait été la tentative… etc.» Et il était, lui, comme mon père et comme moi, en ma nature première, partisan des tentatives, dussent-elles être malheureuses!.. Pourquoi est-ce que j'imaginais des paroles de M. Juillet jusqu'en présence de mon grand-père mourant? Est-ce que les circonstances m'imposaient pour ainsi dire sa pensée, son opinion? Ou bien était-ce la pensée de lui qui me faisait ainsi interpréter les circonstances?
Ma pauvre maman, dont on avait tant admiré le ferme courage lors de la mort de son mari, – qu'elle aimait et admirait pourtant au delà de tout, – perdait la tête en prévision de la fin prochaine de son vieux père. Quant à ma grand'mère, elle représentait, à elle seule, toutes les terreurs que pourrait inspirer la fin du monde. Il fut heureux que mon mari se trouvât là, pour que quelqu'un dans la maison eût son sang-froid, car au bout d'une seule journée, moi-même, la belle raisonneuse, j'étais gagnée par la contagion, mes nerfs étaient secoués par le frisson commun, et mes larmes se mêlaient, sans répit, à celles de ma grand'mère, de maman, des domestiques et de la touchante procession de bonnes gens qui pénétrait librement par la porte ouverte.
C'était un homme d'une intégrité absolue, qui disparaissait. Cette idée se présenta tout à coup à moi parce qu'elle fut émise, dans le corridor, par un monsieur quelconque, qui venait prendre des nouvelles et qui ne semblait pas attacher d'autre importance à un jugement pour lui sans doute quasi habituel. Mais un jugement de cette sorte, je ne l'entendais plus jamais prononcer autour de moi, à Paris. Qu'il correspondît ou non à la réalité, il correspondait, dans la bouche du monsieur de Chinon, à un idéal communément admis par les mœurs du temps, et le prononcer était tenu par tous pour le suprême hommage. Dans un certain monde, que je connaissais, on n'osait plus, fût-ce par flatterie, balancer autour de la dépouille d'un homme un encens de cette sorte-là.
Est-ce que c'était un tel sujet, s'imposant à moi, qui me faisait désirer de m'en entretenir avec M. Juillet? ou bien était-ce parce que j'avais le trop vif désir de m'entretenir avec M. Juillet, que j'imaginais et souhaitais un sujet de causerie aussi peu féminin et qui n'était possible qu'avec lui?..
Pour épargner aux enfants la vue des sinistres préparatifs auxquels toute la maison était vouée, je les envoyais passer la journée chez mes vieux amis d'autrefois, les Vaufrenard, dans le parterre en terrasse et dans le clos du haut, où toute mon enfance et une partie de ma vie de jeune fille s'étaient écoulées; et lorsque j'avais un moment de répit, je courais les rejoindre. La vue de ma petite fille en train de jouer aux endroits mêmes où j'avais été, moi, petite fille, m'attirait d'une façon toute particulière, Suzanne avait élu, d'instinct, comme moi autrefois, sur la terrasse, le balcon de fer d'où l'on apercevait entre les barreaux, à trois mètres en dessous, la vigne et la citerne;… la vigne du vieux père Sablonneau, maintenant courbé en deux, et la citerne au grand œil glauque, en face duquel j'avais tant rêvé… Une odeur de sureau, de tilleul, de cerfeuil et d'herbes arrachées, surchauffées et pourrissantes, s'exhalait alentour. Ah! mon cœur et ma tête!.. C'était là que j'avais conçu tant d'espérances!.. Peut-être, devant moi, ma fille commençait-elle déjà, les mains cramponnées au balcon, à imaginer des chimères?.. Elle semblait captivée par les mouvements des araignées d'eau, comme je l'avais été moi-même; elle avait, comme j'en avais eu, des réflexions d'une puérilité rassurante, et cependant, quel monde d'idées n'était-il pas en formation dans cette petite tête?.. N'était-ce pas moi qui, sous mes yeux mêmes, reprenais mon élan, et de mon point de départ?.. Le spectacle de la vie qui recommence est aussi tragique que celui de la vie qui finit.
Derrière moi, de l'autre côté des persiennes toujours rabattues pour abriter le salon contre l'ardeur du jour, quelques notes isolées au clavier du grand piano, où M. Vaufrenard, encore aujourd'hui, essayait sa belle voix de baryton, maintenant bien fatiguée… Mon Dieu! quelle source d'émotions que la confrontation des divers moments de notre vie! C'est à ce piano que j'avais éprouvé, après mes grandes joies religieuses, plus fortes que tout, l'enivrement de la musique, mêlé à celui de la dix-huitième année. Et une seule note: la… la… la…, et le timbre, hélas! un peu fêlé de mon vieil ami, me dilataient le cœur jusqu'à provoquer les larmes, comme jadis, un soir, à ce même endroit exactement, les grosses gouttes d'une pluie orageuse commençant à percer les feuillages…
C'est à ce piano qu'était né mon amour imaginaire pour le jeune homme qui me tournait les pages… celui dont le souvenir, à Fontaine-l'Abbé, s'était superposé à celui de M. Juillet.
Assise sur un de ces vieux fauteuils rustiques, en bois de châtaignier, où il y avait toujours quelques pointes de fer rouillé dont on redoutait à la fois la tache et l'écorchure pour sa robe, je regardais le grand paysage de mon enfance à travers les barreaux de fer du balcon et les jarrets nus de Suzanne: la vigne… la citerne… la cheminée de troglodytes plantée comme une borne dans le champ d'asperges… puis les toits d'ardoise, la plupart à pignons, des maisons du quai… la Vienne… les grandes toues si paisibles… l'île et ses peupliers… et puis au delà, la plaine bleue, qui, autrefois, me semblait immense… Oh! si j'insiste, c'est que je ne peux me retenir de rappeler toutes ces choses…
Qu'est-ce qu'elles ont donc, toutes ces choses? Ce n'est pas qu'elles soient en elles-mêmes si remarquables; ce n'est pas seulement parce qu'elles sont mon pays, car d'autres endroits, où je n'avais jamais vécu, m'ont donné des émotions proches de celles-ci… Ce que ces choses-là me rappelaient, c'était un temps de ma vie où il y avait sans cesse devant moi une espèce de lumière, intense et magnifique, vers laquelle il me semblait que je courais en m'élevant toujours!.. Toute mon enfance, période religieuse, période musicale, période amoureuse même, elle se résumait en une seule idée: il y a quelque chose de sublime vers quoi nous devons tendre. Il a pu se faire que j'aie confondu parfois ce sublime avec mes désirs et même avec mes appétits personnels, mais j'agrandissais ceux-ci, et peut-être que je les ennoblissais un peu en pensant à mon sublime. Ce qu'on m'avait appris ici, c'était la dignité de la personne humaine, c'était notre vocation commune à atteindre un but plus élevé.
Je me souvenais des paroles prononcées par M. Juillet, en ces dernières vacances, et dont chacun des termes m'était resté, à cause du dernier, qui avait résonné dans le salon de Fontaine-l'Abbé, au grand scandale de quelques-unes: «Notre temps a découvert une mine bien facile à exploiter; il va prendre, un à un, tous les actes réprouvés par la morale évangélique, et s'employer à les réhabiliter, systématiquement. C'est un procédé puéril qui fera passer des esprits médiocres pour d'audacieux génies. Il y en a pour vingt-cinq ans à s'amuser à ce petit jeu. Après quoi, il y a chances pour que la société soit transformée en une étable à porcs.» Et, comme on s'exclamait à cette conclusion, M. Juillet renchérit: «… En quelque chose de pire que cela! dit-il, car le pourceau ignore qu'il est un animal et qu'il est vil, tandis que nous serons immondes et en tirerons vanité!»
Ah! jusqu'à quel point l'idée de M. Juillet me possédait! Je rappelle les petits événements de ma vie, je rappelle mes heures de songerie et jusqu'à celles où je me remémorais mes plus anciennes songeries, et je trouve sa pensée partout. Elle est là, comme une présence réelle, lorsque je suis témoin des derniers moments de mon grand-père, pour m'inviter à faire de ces réflexions qu'elle seule, me semble-t-il, sait inspirer; elle est là lorsque j'évoque un passé auquel elle fut cependant tout à fait étrangère, comme si elle l'eût empli d'avance et à mon insu; et toutes les fois que ma propre pensée tend à se hausser, c'est la pensée de M. Juillet qu'elle rencontre, ce sont les paroles prononcées par lui qui en fournissent la plus satisfaisante expression!
A mesure que les circonstances deviennent pour moi plus solennelles, à mesure que je m'efforce davantage à la vie morale, plus sûrement je me butte au seul homme qui ait mis une touchante complaisance à me parler sérieusement des choses sérieuses, à ressusciter en moi l'idéalisme de mon enfance, molesté et refoulé par les exemples de la vie matérielle. A ce moment, ce n'est qu'en m'abaissant, que j'eusse pu courir la chance de ne pas rencontrer la pensée de M. Juillet.
Loin de me détourner de lui, de me le faire oublier ou, tout au moins, de m'inspirer quelque scrupule d'une si constante assiduité imaginaire près d'un homme, mon séjour à Chinon me rapprochait encore de M. Juillet. Même au côté de mon mari, même au milieu de tous mes vieux amis d'enfance, même sous les yeux de ma grand'mère et de maman, et jusqu'en face de la mort qui pénétrait dans notre maison, je portais avec une audace ou une innocence déconcertantes, – franchement, je ne sais pas encore aujourd'hui si c'était l'une ou l'autre, – je portais la pensée de M. Juillet.
Pourtant, je n'en étais plus à ignorer ou à me cacher à moi-même la nature d'une telle obsession. Je savais que j'aimais. Oui. Mais le mot n'avait pas été dit. Je n'en avais pas même, à part moi, prononcé les syllabes, petit acte qui imprime à la chose une sorte de sceau; enfin la beauté dont il se parait à mes yeux, son beau caractère, le rangeaient pour ainsi dire hors du champ de mon jugement.
L'amour, pour s'insinuer en nous, prend notre livrée, adopte nos couleurs. On ne sait pas jusqu'à quel point ni pendant combien de temps il peut être inoffensif chez une femme. Et lorsqu'il se révèle en dévoilant ses attributs véritables, il peut impunément nous causer une terrifiante surprise ou nous arracher des lamentations: c'est trop tard, il est chez lui.
Quelques jours après la mort de mon grand-père, la maison ne pleurait pas plus qu'avant l'événement, les larmes étant taries; mais grand'mère ne tolérait que des pensées pieuses, entremêlées tout au plus de souvenirs de famille relatifs au cher défunt. Je l'étonnais et l'édifiais par le nombre des belles réflexions sur la mort que j'étais capable de citer.
– Tu n'en savais pas tant, quand tu étais jeune fille, dit ma grand'mère, qui donc t'a appris tout cela?
Mon mari croyait que j'avais lu les livres de piété dont il m'avait fait cadeau un jour. Me voilà très mal à l'aise. Mon premier mouvement fut de nier: «Non, non, je n'ai seulement pas lu les petits livres…» En effet, malgré l'envie de les lire que m'avait donnée un jour M. Juillet, je ne les avais pas lus, et d'autre part, mes sentences j'étais plus fière de les tenir de M. Juillet que d'aucun livre; mais quelque chose me gêna dans l'aveu que j'allais en faire. Et cette gêne persista et grandit. J'éprouvais un vif besoin de dire la vérité. Mon mari s'étant absenté peu après, je confessai à ma grand'mère:
– Tu sais, les belles choses en question: je n'en aurais jamais eu connaissance sans monsieur Juillet…
Et ma grand'mère me demanda de lui parler de M. Juillet.
Je lui parlai de M. Juillet le plus impartialement que je pus… Ma grand'mère m'écoutait avec attention; tout à coup elle me dit:
– Tu t'excites, Madeleine! Je reconnais bien là ta nature… Il faut de la modération, ma fille, ne l'oublie pas, même dans le goût du bien!
J'étais pourtant faite à comprendre, à demi-mots, les observations de ma grand'mère, et j'aurais pu être accablée par celle-ci. Mais pas du tout. J'avais eu un si extraordinaire plaisir à confesser que j'étais ornée par l'enseignement de M. Juillet, que cette joie ne se laissait pas traverser. Un instant, l'idée m'était venue, qu'il y avait de ma part quelque inconvenance à parler de M. Juillet à ma grand'mère et à maman; mais soudain, une autre idée avait pris la place, à savoir que je purifiais ce sujet, au contraire, en y touchant en présence de ma grand'mère et de maman!.. Habitude d'enfance, rejet de responsabilité sur les personnes les plus dignes… Un peu plus tard, j'aurais pu me dire, le cas échéant, pour calmer ma conscience si elle s'alarmait: «Monsieur Juillet? mais je parle de lui à cœur ouvert avec ma grand'mère, avec maman!» Sophismes, petites lâchetés, subtilités d'un esprit qui ne va plus droit son chemin.
Il y eut pis encore. N'osant plus m'exposer aux observations de ma grand'mère dont la grande perspicacité m'effrayait, je pensai éprouver du bien en m'épanchant devant maman toute seule, parce que son esprit était beaucoup plus simple et n'allait pas chercher sous les choses. Et, devant ma pauvre maman toute seule, je m'offris le plaisir d'étaler ce que j'avais retenu de plus magnifique de l'enseignement de M. Juillet. Maman, l'indulgence et la bonté mêmes, n'osait rien me dire, mais je m'aperçus qu'elle suffoquait, chaque fois que j'abordais ce sujet.
A la fin, elle me dit:
– Ma chère enfant, au lieu de parler si bien, tu ferais mieux de penser avec recueillement à l'âme de ton pauvre grand-père.
Cela, c'était une phrase qui n'était pas d'elle. Elle me la citait parce qu'elle ne trouvait rien à me dire elle-même, et parce qu'elle jugeait qu'il fallait absolument que quelque chose d'un peu sévère me fût dit pour me rappeler à l'ordre. J'en fus toute glacée.
Il m'en resta une sorte de honte. Je me sentais diminuée dans l'esprit des deux femmes que je respectais le plus; leur jugement me parut comme une divination. Peut-être voyaient-elles en moi mieux que moi-même? Et peut-être prévoyaient-elles mieux que moi les suites de mon état présent? Leur susceptibilité de femmes honnêtes me stupéfia: «Pour avoir à un tel degré le sens d'une déviation possible de la ligne, m'eût dit M. Juillet lui-même, – car il avait quelquefois abordé de pareils sujets devant moi, – quel long exercice, quel séculaire entraînement de chasse au péché d'adultère fallait-il qu'elles eussent dans leurs chastes muscles!..» Oui, je me souvenais parfaitement des expressions employées par M. Juillet; moi, je n'aurais pas parlé si bien.
Et ce fut la première fois que ma fierté native se sentit atteinte. C'était une mortification pour moi excessivement douloureuse. Elle eût peut-être enrayé la marche du démon qui me possédait, si, pendant le reste de mon séjour à Chinon, on ne m'eût un peu trop étroitement persécutée.
Ma grand'mère avait cru remarquer que je ne faisais pas montre d'une grande piété à l'église, que je suivais mal les offices, regardais devant moi en ayant l'air de rêver; que Suzanne n'avait pas du tout l'attitude d'une enfant habituée à assister régulièrement à la messe; – la nourrice n'avait-elle pas commis l'imprudence de dire, à la cuisine, qu'il lui arrivait quelquefois à Paris de manquer la messe?
– Maman elle-même, qui n'avait, certes, aucun esprit d'inquisition, s'avisa de me prendre en flagrant délit de négligence, un jour de jeûne! Et pendant une courte absence de mon mari, elle frappa à la porte de ma chambre, un soir, et me trouva bien tôt couchée:
– Déjà! dit-elle, tu ne fais donc pas ta prière?
Je croyais, franchement, être restée très fidèle à tous mes devoirs religieux, – la prière du soir exceptée; – mais je pratiquais, c'est certain, une religion de Paris, ou du moins de beaucoup de Parisiens, un peu relâchée, une religion qui m'avait moi-même scandalisée lors de mon arrivée à Paris, mais qui, peu à peu, s'était rachetée, par contraste avec l'absence complète de religion chez la plupart des gens qui m'entouraient. Ah! je savais par cœur cent textes moraux et édifiants, oui, constataient grand'mère et maman, mais la pratique de ma religion, non, je ne la connaissais plus.
– Et alors, qui donc, je te le demande un peu, l'enseignera à ta fille?..
Elles avaient raison. Mais, outre que je voyais dans leurs remontrances une petite guerre engagée à un autre propos, j'avais, dans ce temps-là, la conviction de comprendre, moi, la religion mieux qu'elles, parce que je la contemplais des hautes altitudes et du point de vue savant où un homme comme M. Juillet, ancien normalien, agrégé, docteur, etc., imbu de toutes les connaissances modernes, se plaçait pour proclamer hardiment et en plein Paris la grandeur du catholicisme. La manière humble et docile de mes bonnes femmes assurément était la meilleure. Mais je vivais à Paris, où elles m'avaient envoyée, et j'avais l'esprit disloqué par des mondes où bien d'autres ont perdu complètement leur foi; et je subissais, comme toute femme, des influences… Eh bien! qu'est-ce qu'elles auraient dit, si j'avais subi celle de mon mari et de sa famille?..
De telles escarmouches, dont j'apprécie très bien aujourd'hui l'intention généreuse et la fin excellente, mais qui n'étaient peut-être pas très adroites, m'irritèrent. Les procédés indirects ont toujours produit sur moi des résultats opposés à ceux qu'on en attend. Mais les procédés de maman et de ma grand'mère n'auraient rien été encore s'ils n'avaient paru se mêler à un concert formé de toutes nos voisines et amies, qui s'éleva tout à coup pour célébrer, au moyen de cent soupirs, réticences et expressions ambiguës, ce qu'on appelait «mon deuil élégant».
La vérité était que mon deuil ayant été commandé à Chinon, et bien que ce fût chez une couturière pour qui maman et grand'mère ne tarissaient pas d'éloges, je m'étais toutefois un peu méfiée de son talent, et, afin de m'épargner l'achat d'une nouvelle robe de deuil à Paris, j'avais manifesté par trois visites chez la couturière mon souci d'avoir une robe bien faite. Ces trois malheureux essayages, au lendemain de la mort de mon grand-père, et, si je me souviens bien, deux retouches postérieures à la cérémonie des obsèques, avaient été très commentés dans le quartier. Ma robe n'était ni plus ni moins qu'une robe de deuil, sans la moindre fantaisie, sans la plus mince atténuation à la rigueur classique. Je ne pense pas nuire aujourd'hui à la réputation de la couturière si estimée de ma famille, en disant que sa robe, malgré essayages et retouches, n'allait pas très bien; mais c'est le deuil même qui, paraît-il, m'allait bien, comme il va généralement aux blondes et à celles dont les cheveux sont mal contenus sous le crêpe du chapeau. Mon mari, sans arrière-pensée, croyant plutôt être agréable à tous comme à moi-même, avait eu l'étourderie de dire: «Le deuil lui va à ravir…» On avait haussé les épaules, et il s'était attiré par là des remarques désobligeantes. Commérages, avis détournés, souci trop zélé de mon bien, tout cela n'aboutissait qu'à me piquer et à me détourner de la pensée de ma petite ville, des miens et de tout ce que mes souvenirs de jeunesse ou d'enfance eussent pu offrir pour moi de salutaire.
Le comble me fut servi par madame Vaufrenard.
Madame Vaufrenard, dont le mari avait jadis chanté à l'Opéra, qui avait habité cinquante ans Paris avant de venir à Chinon, et qui n'était pas exempte de péché, me glissa dans l'oreille, peu avant mon départ:
– Jolie comme vous êtes, ah! il faut profiter de la vie, mon enfant!..
C'était complet. Celle-ci, différente pourtant de toutes les autres, croyait, comme les autres, que j'étais appelée irrévocablement à manquer à mes devoirs, et elle m'engageait ouvertement à le faire.
Eh bien! si quelque avis eût dû contribuer à me retenir dans le droit chemin, c'eût été celui de madame Vaufrenard!
Les autres m'avaient exaspérée, mais sèchement, en me laissant un goût secret de réaction contre leur puritanisme grincheux; celui-là me fit pleurer pendant une demi-journée, pleurer de découragement, de désespoir et de rage.
Mes larmes furent à la fois bien et mal interprétées. Maman y vit, au moment de mon départ, une explosion un peu tardive, mais touchante, du regret de son pauvre père; grand'mère y reconnut l'effet des sages conseils à moi si fréquemment prodigués, durant mon séjour, et qui opéraient enfin, en produisant dans ma conscience une grande confusion. L'une et l'autre, en somme, furent satisfaites, d'elles-mêmes, tout au moins, plutôt que de moi, car, depuis que j'étais «parisienne», comme elles disaient, il y avait bon gré mal gré un voile entre nous; elles le sentaient; je le sentais aussi; ni elles ni moi ne voulions le voir, mais nos mains en se tendant s'empêtraient dans son tissu impalpable et pourtant réel.
Étais-je donc si changée? Mais, lors de mes précédentes visites à Chinon, malgré mille nuances disparates, aucune différence essentielle ne nous avait séparées… Étais-je donc si changée?..