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Kitabı oku: «Madeleine jeune femme», sayfa 2

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II

Nous ne devions même pas passer la nuit à Paris, car il était de toute nécessité, pour se conformer à l'usage, d'accomplir «le voyage de noces». Moi, j'aurais autant aimé faire tout de suite connaissance avec l'appartement où je devais vivre; de son côté, mon mari était fort pressé par ses affaires; mais ma famille et tout Chinon eussent été déçus si un mariage comme le mien, qui passait pour «brillant», n'eut débuté par une semaine au moins en Italie. Et nos places étaient retenues dans un train de nuit qui devait nous emmener d'une traite à Venise.

Si l'on croit que j'ai vu Venise!.. J'ouvrais les yeux, je regardais et je me disais: «Tâche d'emmagasiner tout cela, tu le retrouveras dans ta mémoire et tu le savoureras comme il le faut, quand tu seras heureuse…» Mais je ne pouvais prendre aucun plaisir, à rien. Tout ce que je voyais me donnait envie de pleurer. Et je m'épuisais en efforts pour ne pas pleurer. Et le pire était que je voulais épargner à mon mari le désagrément de constater mon chagrin, parce que je n'avais à lui reprocher ni brutalité, ni indélicatesse, ni pour ainsi dire le plus léger défaut: je ne lui reprochais que de n'être pas aimé de moi. Ah! si je l'avais aimé, qu'il aurait donc pu, tout à son aise, être brutal, indélicat, et avoir tous les défauts!..

Il ne semblait pas s'apercevoir de mon chagrin; il était doué d'une patience angélique que j'aurais admirée, si je l'avais aimé, et qui m'irritait presque. Aujourd'hui, je sais qu'il avait confiance dans le temps, qui calme tout; il savait que je m'accoutumerais à lui comme je m'étais accoutumée par exemple à la vie de couvent, si différente de la vie de famille. Il ne doutait pas que chez lui, même avec lui, même sans amour, je ne dusse me trouver beaucoup mieux que partout où j'avais été précédemment. Il conservait à Venise, et durant ces premières semaines de vie conjugale, la parfaite égalité d'humeur qui m'avait tant déconcertée avant et même après nos fiançailles, alors que je me montrais si peu encourageante pour ses projets ou si peu obligée par sa constance. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour m'être agréable, et même, ce qui est mieux, je trouve, pour ne m'être pas désagréable. Aussi, sans parvenir à aucune satisfaction en sa compagnie, j'avais conscience d'augmenter ma dette envers lui.

Nous étions à Venise pendant la deuxième quinzaine de septembre. Il s'élevait parfois des brumes pareilles à celles que je me souvenais d'avoir vues, à l'arrière-saison, sur la Vienne et sur la Loire; mais, au-dessus de la lagune, et enveloppant les monuments des îles ou de la ville, elles étaient plus colorées, plus chaudes et plus variées, et je les comparais à une perle que mon mari m'avait donnée et que je portais au doigt. Quand, au retour du Lido, et tournée vers Venise, je voyais ces belles nuées animées à l'intérieur par une sorte de foyer lumineux, rayonnant, superbe, j'étais reprise par ce sourd et lancinant appétit de bonheur qui m'avait tant fait rêver et tendre les bras à je ne sais quoi d'inconnu, certains soirs d'été, sur les terrasses de Chinon, et, encore aussi puérile que dans ce temps-là, je me disais: «Dans ce brouillard d'argent et de roses est enfermé le bonheur!..»

Ah! que j'aurais aimé confier à quelqu'un, en me moquant un peu de moi-même, ma vision! Mais mon mari était trop sérieux; il ne se fût même pas moqué d'une fantaisie de ce genre; il ne l'eût pas du tout comprise; cela m'eût fait de la peine; et j'aimais mieux la garder pour moi.

Le bonheur… le bonheur… Ce mot qu'il vaudrait mieux ignorer!.. On l'avait pourtant peu prononcé autour de moi; ce n'était pas pour le bonheur, du moins terrestre, que nous nous croyions créées, nous autres: comment se faisait-il que ce mot figurât pour moi un si attrayant mirage? et qu'il n'y eût pas une parcelle de moi qui ne se sentît flattée par cette chimère?.. Et, en gondole, je faisais, de la main, le geste d'écarter à droite et à gauche ces belles vapeurs où baignaient le campanile de Saint-Georges Majeur, la Salute et le Palais des Doges… Je fendais leur joli corps impalpable en voulant de toutes mes forces que le bonheur se montrât… Mon mari me demanda ce que je chassais avec les mains: «Des moustiques?..» J'éclatai de rire, bêtement, non de la question, mais de moi-même. Il me dit, ce qu'il avait tant de fois entendu dire de moi dans ma famille: «Comme vous êtes jeune!»

Et nous pénétrions jusqu'au cœur de la région vaporeuse. Mais, le bonheur?..

Nous croisions, sur la lagune, des couples de nouveaux mariés, comme nous; ils avaient la main dans la main, avec l'air d'une béatitude un peu convenue, et qui semble si niaise, mais qui trouble même ceux qui ne l'éprouvent pas… D'autres, à la nuit tombante, étaient enlacés. Mais le soir, surtout, après le dîner dans les hôtels, cette musique et ces chansons sur le Grand Canal, qui n'étaient pas pour moi des rengaines, ces gondoles glissant en silence ou se pressant autour d'une belle voix d'homme qui répandait la féerie nocturne dans les âmes… c'était plus que je n'en pouvais supporter. Je refusais d'aller me mêler à ces promeneurs enchantés. Je disais à mon mari: «Non, non, j'aime mieux rester là.» Il allait fumer avec des messieurs. Je restais, sur une petite terrasse de l'hôtel, donnant sur le Canal, les coudes appuyés sur une balustrade, les mains cachant mon mouchoir bien tamponné sur mes yeux…

C'est une grande erreur, c'est une inconsciente ou stupide cruauté que de conduire en de pareils endroits les femmes comme nous, qui ne sommes pas destinées à la vie voluptueuse, paresseuse ou facile…

Ah! mon Dieu! quelles contusions et quelles fatigues j'ai promenées dans cette ville qui fabrique le rêve comme d'autres les pâtes alimentaires!.. L'énigme de la chair, – le mystère, pour moi, le plus insoupçonné de ma jeunesse, – expliqué, résolu tout à coup! l'objet d'effroi devenu familier; le péché le plus honteux transformé en le plus impérieux devoir!.. Quel éclair! quelle aveuglante lumière sur le monde! et quel cataclysme pour qui reçoit l'ébranlement du phénomène sans avoir pu auparavant s'enivrer!..

Je retrouvais sur ma commode les divers accessoires de ma trousse de voyage: le joujou qui avait endormi ma pensée inquiète ou révoltée pendant les deux dernières semaines avant mon mariage. Il faut bien croire que j'étais encore jeune autant que tout le monde le prétendait, puisqu'une pareille babiole entrait presque en balance avec les rebutants débuts d'un mariage sans amour. Qu'on me traite de gamine ou de folle; mais pourquoi n'ajouterait-on pas foi à la puissance des infiniment petits dans la vie morale, comme on le fait ailleurs?

«Avec ces fins ciseaux courbés, pensais-je, je vais pouvoir tailler mes ongles convenablement, – car jusque-là, je n'avais eu qu'une mauvaise paire de ciseaux qui datait de mon entrée au couvent, – je vais les tailler, comme dit mon mari, selon les lignes élégantes de l'ogive. Avec ceux-là, droits et pointus, je piquerai comme le bec de l'oiseau un petit ver, la languette de peau qui m'agace si souvent…» Et, déjà, dans mes moments de loisir, – inaction si étrange, si nouvelle pour moi, – je commençais à prendre plaisir à user du polissoir, à caresser du bout d'un doigt la crème des petits pots, à me poudrer le visage pour descendre à la table d'hôte. Presque pas de coquetterie dans mon cas, et même, si cela pouvait être croyable, je dirais: point du tout de coquetterie. Non, vraiment, je ne désirais pas plaire, même à mon mari; j'avais simplement envie de jouer avec les bibelots de femme que l'on mettait à ma disposition… et aussi d'exercer cette gourmandise nouvelle que j'avais toutes les peines du monde à ne pas croire coupable, et qui consiste à s'occuper de soi, à flatter sa personne, à lui témoigner des attentions, à la favoriser d'un peu d'aise.

Et, par delà ma trousse et mon beau sac de voyage, m'apparaissait l'appartement que nous allions occuper à Paris, rue de Courcelles, dans une maison récemment construite par mon mari et dont il me parlait depuis longtemps. Il m'avait d'abord dessiné le plan de cet appartement sur des bouts de papier, puis il m'avait apporté de Paris ce que ces messieurs appellent «les bleus». Ce sont des épreuves photographiques du plan dressé par l'architecte, et où les traits viennent en blanc sur un fond d'un aveuglant outremer. Et tous ces petits carrés, ces rectangles, ces doubles lignes parallèles coupées çà et là pour donner jour à une fenêtre, ailleurs pour désigner une cheminée, ces spirales, ces petites lames d'éventail qui signifient l'escalier, ce fin quadrillé qui désigne la cuisine, l'office, et ce plan de la baignoire qui semble emplir le cabinet de toilette, tout cela dansait une espèce de ballet profane devant mon imagination, entièrement accaparée jusque-là par les idées morales. Je voyais dans cet appartement une jeune femme aller, venir, passer, repasser par les étroits corridors, s'adosser à la cheminée, s'accouder au balcon, s'asseoir dans telle encoignure pour juger de l'effet d'un panneau… Cette jeune femme, affirmait mon mari, était là dedans «chez elle», libre de ses mouvements et de l'emploi de son temps, vêtue à sa guise… Et ma guise n'était-elle pas de passer une bonne partie de la journée en peignoir? en peignoir, oui, telle était ma guise, à moi qui avais toujours dû être corsetée et habillée dès sept heures du matin comme si j'allais sortir en ville ou recevoir une visite! L'idée de ce peignoir, d'ailleurs, ne déplaisait pas à mon mari, «pourvu, disait-il, que le peignoir fût élégant et décent». Oh! oh! je n'avais aucune velléité de porter un costume inconvenant! mais, passer des heures dans un vêtement souple qui n'eût pas l'air de m'attaquer avec hostilité de toutes parts, et prendre mon temps, enfin, pour me peigner!.. sur la jeune femme toute nouvelle que j'étais encore, cela exerçait une influence occulte…

Mais il me semblait, je m'en souviens bien, que, tout de même, j'étais un peu déchue. Aux rares moments où je pouvais me recueillir, dans les églises, par exemple, où, sous prétexte de fatigue, je laissais mon mari visiter les curiosités, et demeurais agenouillée vingt bonnes minutes, le souvenir de ma grande exaltation religieuse au couvent, puis de ma grande exaltation musicale, me revenait tout à coup et m'humiliait profondément; je pensais que dans ce temps-là, ce n'eût été ni un sac, ni une trousse, ni la perspective d'un voyage ou de la vie à Paris qui eussent pesé le moins du monde sur mon esprit. Mais depuis que j'étais descendue des sommets, il ne fallait pas d'objets de haute valeur pour me secourir. A une certaine altitude morale, de grands et puissants motifs sont nécessaires à nous tirer de nos alarmes, tandis que de très modestes raisons suffisent à ceux qui sont dans le terre à terre. Chacun de nous, en définitive, a peut-être le sauveur qu'il mérite… Mais, par une sorte de déférence envers ma situation nouvelle, – c'est-à-dire ma situation de femme mariée, et que l'on m'avait enseigné à respecter, – je m'interdisais de penser à ce qui n'était plus et ne pouvait plus être. Alors, je priais Dieu de venir à mon secours.

Dans une petite église de Venise, dont je ne me rappelle seulement pas le nom, car je ne faisais guère attention à l'archéologie, je commençai à retrouver un peu l'ordre de mes idées et à savoir ce que je voulais demander à Dieu, ou plus exactement, cet ordre s'établit presque à mon insu, au cours de mes prières, car c'est en demandant toutes sortes de grâces assez vagues, en balbutiant des oraisons, que finit par se préciser sur mes lèvres la formule qui parut soudain conforme à mes plus secrets désirs. Je dis: «Mon Dieu! faites-moi la grâce de voir autant de beauté dans ma situation nouvelle, que j'en ai vu lorsque je vous ai tant aimé au couvent!» Mon vœu était un peu naïf, mais il était selon mon cœur: j'avais besoin de sentir quelque chose d'exaltant en tout ce que j'entreprenais. C'était cela qu'il me fallait.

Il y a dans la vie bien des choses que l'on sent, mais qui demeurent longtemps, parfois toujours, inexprimées. A l'époque où je subissais ces incertitudes, je ne suis jamais parvenue à trouver le mot, le mot essentiel en toute chose, le mot qui éclaire et illumine. Je n'avais pas été capable, moi, de dire à ma famille: «Grand'mère, grand-père et vous, ma chère maman, je suffoque parce que vous m'obligez à passer d'une conception de la vie tout idéale, à la vie elle-même dépouillée de toute espèce d'ornement… C'est une transition atroce, prenez-moi en pitié, comprenez!..» Et, quand j'eusse été capable de leur dire cela, ni maman, ni grand'mère ne m'eussent parfaitement saisie; mon grand-père peut-être, parce qu'il était un ancien magistrat, à l'esprit et au langage assez déliés, mais tous les trois fussent demeurés d'accord pour me répondre simplement, ce qui contient réponse à tout: «Mon enfant, c'est la vie…» Aujourd'hui, seulement, je commence à comprendre, moi, leurs raisons profondes de disposer de moi comme ils le faisaient; peut-être ne le faisaient-ils, eux, que parce que c'était l'usage, et dans ce cas, que toute parole entre nous eût donc été vaine!

Eh bien! cette exaltante beauté que quelque chose en moi, mon éducation, peut-être, ou une longue hérédité exigeaient, ce n'était pas la vue du plus beau lieu du monde qui me la devait fournir, car le plus magnifique assemblage de marbres, d'eaux et de couleurs ne réveille ou n'anime que les poètes et les peintres; nous autres, il faut que notre cœur soit déjà bien chaud par ailleurs, pour que tout cela nous fasse flamber. Et ma défaite entraînait pour moi la chute définitive de ce songe féerique des jeunes filles de mon temps: le voyage de noces. Mon voyage de noces, à moi, il était donc accompli! Le voyage, mot magique, voilà comment sa réalisation se présenterait désormais pour moi! Et Venise, Venise, lieu de musique, de splendeur, d'amour, paradis terrestre!.. j'en avais fait désormais tout le tour. Et je n'avais plus que le désir de prendre un train qui m'emmenât vers ma vie véritable, ma vie de femme mariée à l'architecte Achille Serpe.

III

Notre appartement était situé rue de Courcelles, presque au coin de l'avenue Hoche, et on l'eût pu croire riche comme la maison elle-même, comme le quartier; mais en réalité, il était fort exigu, très bas de plafond, et même mansardé, sauf le salon et la salle à manger. En fait, et de l'aveu de mon mari, ce logement extrêmement modeste avait été escamoté par l'architecte, sous les combles d'un immeuble opulent, un peu au détriment de la quantité d'air respirable dans les chambres de domestiques.

D'une fenêtre de mon salon «en rotonde», on surprenait, comme par une porte entre-bâillée, une mince parcelle du parc Monceau, entre deux hôtels. Cela rappelait une de ces images, aux proportions excentriques, qui montent le long du texte d'un roman illustré, et où tous les objets représentés sont taillés, impitoyablement, à la façon des charmilles, mais s'épanouissent, en haut, sur toute la largeur de la page. Dans le haut de la page, je voyais la cime, à cette époque encore feuillue et dorée, des platanes et des ormes.

En m'installant dans mon appartement, je venais souvent à cette fenêtre, et, lorsque je refeuillette aujourd'hui ma vie de femme, qui commence là, cette vue m'apparaît bien en effet comme la vignette-frontispice d'un livre devenu très familier, mais dont on a longtemps regardé les images avant de se décider à le lire…

Dans ma fluette bande de parc Monceau, on voyait passer des coupés, des victorias, des fiacres: jamais tout entiers; du moins, on voyait une fraction de cheval, puis le cheval, et quand la voiture apparaissait, le cheval déjà était éclipsé. On voyait des passants, d'assez beau monde qu'il fallait regarder vite, vite, des nourrices, le marmot au poing, des petits jeunes gens en uniforme des Pères, qui me rappelaient mon frère Paul quand il était au collège, et des fillettes en quantité, fouettant à tour de bras leur «sabot», mais tout cela mouvant et éphémère, emporté et remplacé aussitôt que posé. C'était un peu agaçant, et pourtant attrayant pour moi, car, si étranglé que fût ce spectacle, c'était une réduction infinitésimale de la vie de Paris qui s'offrait là, de cette vie de Paris si prestigieuse pour tous ceux qui lui sont étrangers.

Elle était pour moi si prestigieuse, cette vie de Paris, que j'en avais peur. Loin d'être attirée vers elle par la curiosité, j'éprouvais une appréhension à mettre le pied dans la rue. Pendant des jours, mon mari ne réussit pas à m'entraîner avec lui seulement jusqu'à l'Étoile. Mais il tenait ma claustration volontaire pour une des premières manifestations de mon goût pour la vie d'intérieur, et j'ai su qu'il s'en félicitait. Le dimanche, il fallut bien aller à la messe; mon mari m'y accompagna, et je traversai ainsi pour la première fois le parc Monceau.

Nos concierges, monsieur et madame Bailloche, l'un sur le pas de la porte et fumant sa pipe, l'autre ayant ouvert pour me mieux voir le carreau de sa loge, me firent à mon insu passer un examen détaillé et qui fut, paraît-il, favorable; tous les deux depuis lors se montrèrent pleins de prévenances.

Il s'agissait de ne plus hésiter à présenter nos civilités à la famille de mon mari. Nous avions un peu tardé. Pour un homme formaliste comme l'était mon mari, cela prenait des airs de négligence. Mais, quant à ses devoirs familiaux, précisément, l'homme correct était combattu en lui par l'homme correct lui-même: le père et la mère de mon mari vivaient séparés de corps et de biens depuis plus de vingt ans, ce qui plaçait leur fils, surtout vis-à-vis de moi, jeune provinciale, dans une situation très incommodante; de plus, la sœur de mon mari, qui habitait avec la maman Serpe, était divorcée, et je sentais bien qu'il ne souhaitait pas que j'eusse des relations très assidues avec elle. Cependant, telle qu'elle était, la famille était la famille, et mon mari professait sur les devoirs de famille des principes intransigeants, fondés surtout, par réaction, je le crois, sur l'exemple de sa famille.

Le plus facile à voir, pour moi, était le vieux papa Serpe avec lequel je m'étais assez bien entendue lorsqu'il était venu à Chinon demander ma main pour son fils. Ne me plaisait-il pas même mieux que son fils, ce pauvre bonhomme que nous avions d'abord chargé de tous les torts en son ménage malheureux? Et ce n'était qu'après avoir passé trois jours entiers avec sa femme, au moment de mon mariage, que nos présomptions s'étaient retournées en sa faveur. Au fond, je ne savais rien de mes beaux-parents, tant la correction de mon mari le rendait discret. Mais ce que je redoutais, c'était la visite à ma nouvelle belle-sœur, la divorcée, qui n'avait point assisté à mon mariage. Je ne lui en voulais point, mais la discrétion, alors vraiment excessive de mon mari à l'égard de tout ce qui concernait cette sœur, plus jeune que lui, qu'il avouait «fort jolie», qui vivait avec sa mère et de qui il ne voulait point, c'était évident, que je me fisse une amie, me rendait un peu timorée à l'idée de l'approcher.

Les deux dames Serpe habitaient boulevard Pereire, presque dans notre voisinage, un petit rez-de-chaussée qui me rappela tout d'abord la province, parce qu'en passant devant ses fenêtres, nous vîmes, derrière le rideau de vitrage à demi relevé, la maman Serpe qui observait le va-et-vient du trottoir, de la chaussée, et peut-être aussi les panaches de vapeur produits par le chemin de fer de ceinture. Mais, aussitôt la porte ouverte, le fouillis d'objets hétéroclites, entassés ou pendants aux murs de l'antichambre, l'amas de tentures orientales, de tessons, de ferrailles, d'ombrelles japonaises, de masques grimaçants, de heaumes, de rondaches, de hallebardes, de fez, de gandourahs, et un parfum de vétiver, me transportèrent bien loin de nos maisons économes de Chinon. Et, une fois dans la pièce où se tenaient madame Serpe et sa fille, nous en fûmes à mille lieues de plus. Mais là, je n'eus d'yeux que pour ma nouvelle belle-sœur, bien qu'il fallût à tout instant prendre garde à mes chevilles que mordillait en aboyant à tue-tête une meute de petits chiens, – ces petits chiens dont l'un avait accompagné madame Serpe lors de mon mariage, ce qui avait produit un effet si désastreux sur ma famille…

Ces dames nous attendaient; mais elles ne se séparaient jamais de leurs petits chiens, et pendant un quart d'heure il n'y eut aucun moyen d'échanger deux paroles; nous poussions tous des hurlements pour dominer le vacarme des chiens, et les mots que nous tâchions de faire entendre n'avaient trait, naturellement, qu'à ces intéressantes bêtes. Mon mari, non pas surpris, mais froissé dans son goût de la correction, fronçait les sourcils; sa sœur, au contraire, riait de voir la grimace qu'il faisait. Cette mystérieuse belle-sœur me parut moins jolie que je ne me l'étais imaginée, mais c'est que je n'étais point faite à ce genre de beauté-là. Le type de la beauté, pour moi, n'était-il pas encore celui de madame du Cange, mon ancienne maîtresse générale au couvent du Sacré-Cœur? Une régularité parfaite de tous les traits, la paix de l'âme sur le visage, et une sorte de transfiguration des yeux par le bonheur le plus élevé et le plus pur?.. Non, non, ce n'était pas cela le genre de beauté propre à ma nouvelle belle-sœur!.. Sa beauté, à elle, me parut indécente. J'avoue cette impression qui paraîtra ridicule, mais qui montre à la fois ce que j'étais, d'où je venais, et ce contre quoi je me trouvais heurtée tout à coup.

Elle était de taille un peu supérieure à la moyenne, et parfaitement proportionnée; elle portait une robe d'intérieur qui moulait la poitrine et découvrait largement le cou rond et frais, quoiqu'elle ne fût plus toute jeune; ses dents magnifiques, ses yeux sombres, cernés, avec une expression à la fois piquante et chagrine, inconnue de moi, et son lourd casque de cheveux formaient un type de femme pour moi étranger et surprenant. Au cours de notre voyage en Italie, mon mari m'avait signalé, à table d'hôte, une femme de ce genre en me disant qu'elle lui rappelait sa sœur d'une façon tout à fait frappante, et il avait été bien ennuyé, ensuite, de m'avoir dit cela, parce que dans le hall de l'hôtel, aux sons d'une valse langoureuse, cette femme s'abandonna, au cou de son compagnon, à des transports qui choquèrent beaucoup les personnes présentes.

Elle me parla de Venise, bien entendu; c'était le sujet de conversation inévitable; elle connaissait Venise, et pour y avoir fait, elle aussi, son voyage de noces, de sorte qu'à tout propos elle disait: «Oui, je sais ce que c'est…» d'un air de deviner ce qui m'y avait frappée le plus; et toutes les fois qu'il y avait une défaillance dans mes souvenirs, elle ajoutait: «Je connais ça, vous étiez distraite!..» et elle avait un sourire malicieux et ambigu qui me gênait et dont je ne compris pas tout de suite le sens. Puis elle m'entraîna à part, sous prétexte de voir ma robe au jour. Elle m'inspectait de la tête aux pieds, me faisait force compliments que je ne sentais pas sincères, car la robe que je portais avait été faite en province et ne devait pas satisfaire une femme de Paris et coquette. Elle me dit: «Vous êtes belle fille! allons, allons, je ne plains pas mon gredin de frère…» Et elle riait, et elle semblait étonnée que je ne rie pas comme elle. Elle sauta tout à coup à une certaine eau qui faisait merveille pour les soins de la peau, à l'hygiène qu'elle employait pour se faire maigrir, à un ténor qu'elle avait vu la veille à l'Opéra et qui était «si beau garçon, si beau garçon!..» au rouge qu'elle employait pour les lèvres, et elle me dit: «Oh! vous, vous n'en avez pas besoin, et, d'ailleurs, il ne tiendrait pas longtemps!..» et de rire, encore, à sa façon un peu vulgaire. J'étais assez incommodée, non pas tant de son genre de conversation, bien nouveau à mes oreilles, que de ne trouver rien du tout à lui dire; et mon amour-propre était molesté parce que j'avais sûrement l'air d'une petite sotte. Elle m'avait appelée d'emblée: «Madeleine… chère Madeleine»; moi, comme il m'échappait encore des «Madame», elle m'obligea à la nommer sans plus tarder «Emma». Puis elle me glissa à l'oreille:

– Comment appelez-vous votre mari dans l'intimité?

Je devins écarlate, parce qu'elle touchait brusquement un de mes soucis: je n'avais jamais pu encore appeler mon mari par son petit nom: «Achille», qui me déplaisait trop, et je n'avais point trouvé d'autre nom intime à lui donner parce que cela ne se trouve que quand on aime. J'eus peut-être l'air très malheureux, peut-être eut-elle pitié de moi, car elle n'était pas méchante; elle m'embrassa tendrement dans le cou en me disant:

– Dieu! que vous sentez bon!

La maman Serpe qui s'entretenait, à l'autre bout de la pièce avec son fils, nous lança:

– Ah! bien, je vois que la connaissance est faite!

Pour la maman, j'avais pu me convaincre, durant son court séjour à Chinon, que je n'aurais jamais à lui parler que de ses chiens, et spécialement de celui qui avait fait le voyage avec elle. J'eus la chance de le reconnaître parmi la «meute» et de l'appeler sans hésitation «Zuli». Ma belle-mère me trouva «décidément charmante». Elle le dit et le répéta, du moins, mais je sentais que pour elle comme pour sa fille, je n'étais qu'une jeune niaise, et qu'en dessous l'une et l'autre blâmaient mon mari d'avoir été chercher au fond de la province une jeune fille assez quelconque et sans fortune.

Ma belle-mère me parla de mon frère qu'elle avait trouvé, lors du mariage, «si joli garçon!» Elle répéta cette expression, voisine de celle que sa fille venait d'employer pour désigner le ténor, ce qui me donna à penser qu'elle était d'usage fréquent chez ces dames. Mon frère était-il encore à Tours, employé chez son carrossier? Avait-il commis quelque nouvelle fredaine? Et la mère et la fille d'éclater de rire à l'idée des premières folies de Paul, qui nous avaient fait tant pleurer nous autres, à la maison, qui avaient achevé de ruiner ma pauvre maman, et contribué pour beaucoup à mon mariage…

Pour terminer cette première visite, je commis, moi, une de ces sottises mémorables qui s'appellent «gaffes», si je ne me trompe, et qui acheva de poser la cloison entre la famille de mon mari et moi. En racontant l'emploi de ma matinée, je dis que mon mari avait eu la gentillesse de m'accompagner à la messe à Saint-François-de-Sales, – ce qui lui suscita des compliments hyperboliques, – je dis que c'était bien commode d'avoir une église aussi proche; et cette constatation ne trouvant pas d'écho, voilà que, prise de timidité, je lance la première question qui se présente à mon esprit:

– Et vous, de quelle paroisse êtes-vous?

La maman eut l'air aussi embarrassé que si on lui eût demandé la nature du terrain sur lequel reposait l'immeuble qu'elle habitait; Emma cita un nom de paroisse que sa mère s'empressa de nier énergiquement; elles se disputèrent, remontèrent à des souvenirs de mariage qui ne signifiaient rien parce qu'on avait, depuis lors, changé plusieurs fois d'appartement, de rue, de quartier. Par là, toutes deux prouvaient qu'elles n'allaient point à la messe; pourquoi ni l'une ni l'autre n'osa-t-elle dire: «Nous n'allons pas à la messe»? Je ne leur en eusse pas fait un crime: j'avais hérité, je crois, le vieux libéralisme de mon grand-père maternel et même de mon père, pourtant si ferme en ses idées; mais le curieux était que ces dames semblaient avoir honte de ne pas aller à la messe, en même temps qu'elles se moquaient certainement de moi, parce que je n'avais pas pensé qu'elles pussent ne point avoir de religion.

Je les quittai après des embrassements nombreux, mais qui ne remédiaient à rien. Bien que je n'eusse pas fait grand fond sur nos futures relations, bien que mon mari semblât plutôt les redouter, j'étais au désespoir comme je le suis toujours lorsque je me trouve en présence de quelqu'un avec qui il est clair que je ne pourrai jamais m'entendre.

Je demeurais muette dans le fiacre qui nous emportait chez mon beau-père, loin de sa famille, au quartier Latin.

Mon mari était d'une circonspection extrême; non seulement il ne se lançait jamais qu'à contre-cœur dans une conversation sur des sujets d'ordre moral, où il était malhabile et craignait sans cesse de se compromettre, mais il avait décidé, dans son for intérieur, de me laisser moi-même me débrouiller dans le chaos d'exemples que la vie de Paris devait me fournir, se fiant beaucoup au bon sens naturel qu'il se plaisait à reconnaître en moi, un peu aussi à mon ingénuité. De cette façon, il évitait, selon son expression, de me «raser» avec des sermons.

Le papa Serpe, lui, habitait, rue Monge, un tout petit appartement composé de deux pièces et d'une cuisine, au quatrième. Une femme de journée montait faire son lit, ses repas; il vivait seul, sur sa maigre retraite d'ancien chef de bureau; «ces messieurs de la Marine», comme il disait, venaient parfois lui faire une petite visite; quand il était ingambe, il descendait jusqu'au square, jusqu'aux quais, ou bien il allait, par la rue Clovis et le Panthéon, au jardin du Luxembourg. Ce pauvre bonhomme solitaire, et pas du tout déplaisant, m'émut d'une sincère pitié, et je témoignai à mon mari l'intention de venir souvent voir son père. Mais mon mari, à mon grand étonnement, et quoiqu'il fût fort respectueux de son père, ne le plaignait point, et il tenait le papa Serpe pour le plus heureux de la famille.

– Il vit en sage, me dit-il, et sans soucis d'aucune sorte.

A quelques paroles qui lui échappèrent par la suite, je devinai que le pauvre papa avait surtout été très malheureux en ménage, et que son état, par comparaison, lui semblait parfait depuis qu'il possédait la paix. Ce fut aussi à propos du papa Serpe qu'une particularité du caractère de mon mari se démêla: il était impitoyable pour les gens maladroits; il se moquait constamment de ceux qui n'avaient pas su arranger leur vie. A son avis, évidemment, son père, ou bien avait fait un mariage mal assorti, ou bien s'était montré incapable de gouverner son ménage.