Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Madeleine jeune femme», sayfa 20

Yazı tipi:

XX

Mon penchant à rêvasser sur ces sujets fut promptement interrompu. Ma jeune et unique bonne ayant pris la grippe, aussitôt entrée dans la maison nouvelle, je dus mettre la main à tout le ménage et aller moi-même aux provisions. Dans la rue, un matin, discutant le prix des légumes avec une marchande ambulante, je me trouvai côte à côte avec mon ancienne compagne de couvent, Charlotte Le Rouleau, devenue madame de Clamarion, que je n'avais pas vue depuis la première année de mon mariage. Sans nous être regardées, nous nous reconnûmes à nos voix qui répétaient avec une âpreté identique les prix qu'on nous faisait. Et nous rougîmes, toutes les deux, non pas peut-être d'en être réduites à l'état de pauvres ménagères, mais de nous surprendre l'une l'autre en cet état. Et ce furent aussitôt des exclamations, et un certain ton entre nous, où nous nous efforcions, à l'envi, de faire reconnaître notre qualité de «femmes du monde». La marchande que nous impatientions sans doute, avec nos manières, poussa sa charrette, et je discernai que, dans son grommellement éraillé, elle nous traitait de «détresses». Charlotte et moi demeurâmes là, au bord du trottoir, échangeant des phrases banales, l'indication de notre domicile, et reculant l'une comme l'autre l'aveu des événements qui nous avaient conduites de la rue Monsieur et de la porte du Parc Monceau, à ce carrefour boueux de Neuilly, où simultanément, à dix heures du matin, nous nous indignions de la cherté des vivres. Il se trouva que nous étions presque voisines. Elle avait perdu sa belle-mère, et son mari avait fui avec la comtesse de P… toujours la même maîtresse, âgée maintenant de cinquante ans, la dot dissipée, la fortune même des parents Le Rouleau entamée aux trois quarts. Mais Charlotte me racontait ces détails lamentables de sa vie comme un enfant récite la biographie des grands hommes; elle ne pleurait plus comme lors de notre entrevue rue Monsieur; elle avait contracté l'habitude de la vie cruelle. Malheureuse en ménage, tout de suite, elle avait donné tout de suite sa fortune à manger; elle avait pris tout de suite le parti de se hausser hors de ces contingences, et elle les tenait, à présent, pour des particularités ordinaires à cette obligation souveraine qu'est la vie. Ancienne jeune fille bien élevée, dressée à nouveau par sa belle-mère, elle n'avait pas cessé un instant de se conformer à la discipline des maisons où le sort l'appelait. Elle élevait son petit garçon; elle apprenait le latin et des éléments de grec et d'algèbre, me dit-elle, pour lui servir de répétiteur, et le nombre d'œuvres auxquelles cette femme sans fortune était employée de ses mains m'émut et m'humilia. Elle courait, en tramways, à pied, aux dispensaires, bandait les plaies hideuses, mouchait, lavait par douzaine de pauvres enfants sordides, mendiait pour les indigents honteux, grimpait dans les galetas, y avait reçu un jour le coup de couteau d'un homme ivre; son chagrin, disait-elle, était de ne laisser jamais qu'un soulagement provisoire; mais elle ne parlait pas du souvenir vivace et embaumé qui doit demeurer après le passage d'un être angélique. Elle me narrait, sur un ton simple, uni, sans un mot à effet et sans bouger le petit doigt, des drames à faire reculer jusqu'à l'effacement toutes les fictions littéraires, et des drames, à ses yeux, si communs, qu'elle en semblait à peine comprendre la grandeur et même l'intérêt. Je frissonnais, l'émotion me prenait à la gorge; elle me voyait tout à coup en larmes et me demandait: «Mais qu'est-ce que vous avez?»

– Je vous admire, Charlotte!

Ou bien je lui disais:

– «Je songe, en vous écoutant, Charlotte, à toutes les femmes que j'ai connues et dont la vie se consume à colporter des calomnies et des potins idiots.»

Mais en disant cela, je parlais un langage qui n'atteignait plus Charlotte. Elle ne pensait pas à être admirable; elle était possédée d'un zèle sublime; une passion magnifique et heureuse l'animait, mais elle la sentait encore bien éloignée de ce qu'elle eût dû être pour contenter le cœur de Jésus qu'elle adorait.

Du monde, du «siècle» plutôt, pourrait-on dire en parlant d'elle, elle semblait n'avoir conservé que le préjugé du rang et celui du nom. C'était assez étonnant, même, chez une femme arrivée au point culminant dans l'ordre moral où je la voyais. Elle était pauvre; elle s'exténuait pour les pauvres; mais toutes les catégories intermédiaires entre ce que l'Évangile nomme «les pauvres» et le monde auquel elle appartenait par le nom de son mari l'intéressaient très peu.

Elle faisait encore des visites dans son monde, et elle trouvait moyen de recevoir en son réduit une fois par mois. La vraie sympathie qu'elle me témoignait, c'était à l'ancienne élève du Sacré-Cœur qu'elle l'accordait, mais je sentis bien qu'elle ne tenait pas à «voir» la femme du petit architecte. Que m'importait cela? elle m'enthousiasmait et elle était le seul être, depuis mon mariage, qui me redonnât le goût franc et pur de cette joie ineffable qui m'avait exaltée au couvent. Si elle ne venait point chez moi, ce dont elle eût d'ailleurs eu peu le temps, moi, j'allais la voir au moindre signe.

XXI

Madame Du Toit ne se montrait plus pour moi tout à fait la même. Ce n'était pas qu'elle me donnât tort en ce que j'avais fait, mais, oubliant les causes, elle me donnait tort en ce que les résultats de ce que j'avais fait étaient désastreux pour notre situation, pour mon mari, pour mes enfants. J'allais la voir comme autrefois, et certes elle m'accueillait fort bien, mais elle fut longtemps sans venir jusque chez moi: la distance, la «barrière» à franchir!.. en réalité l'amicale appréhension de voir de ses yeux mon appauvrissement. Elle ne se décida, la chère vieille amie, à accomplir le voyage de Neuilly, que le jour où elle put m'apporter la nouvelle d'une assez grosse affaire qu'elle avait, dit-elle, «enlevée» pour mon mari. Munie de ce joli cadeau, elle osa sonner à la porte de notre petite maison. Je fus témoin de son étonnement à trouver mes deux enfants poussant des cris joyeux dans le jardinet embelli et égayé par l'été. Je lui dis: «Vous voyez, les enfants ont de l'air; nous sommes beaucoup mieux, je vous assure!..» Il ne fallait pas lui dire cela; ce n'était pas du tout conforme à l'idée implantée en son cerveau: elle tenait notre installation modeste pour provisoire; nous n'étions là, selon elle, qu'au «garde-meuble».

La vérité est qu'elle nous rendit un immense service en procurant à mon mari la construction d'un immeuble à Passy qui commençait à se bâtir. Et cette construction en entraîna plusieurs autres. Mais madame Du Toit ne nous invita plus guère chez elle à dîner. Nous tombions. Vivoter nous était encore possible; mais nous n'étions pas de ces gens ou qui sont solidement assis, ou qui s'augmentent. Elle avait aussi de graves ennuis, je le savais, la pauvre femme: pourquoi ne m'en faisait-elle plus la confidente? Peut-être par une délicatesse excessive, après tout, et pour ne point me manifester que je ne lui avais servi à rien, moi, dans mon ancienne croisade destinée à «ramener» son fils?.. Le ménage d'Albéric n'allait plus; Isabelle, ayant cessé d'aimer son mari, devenait insupportable. Albéric se réfugiait volontiers à la maison paternelle, oui; Albéric revenait à sa mère, il est vrai; mais il revenait sans sa femme; ce n'était pas cela qu'on avait attendu de lui. Et sa femme, où allait-elle? Qu'allait-elle faire, l'impulsive Isabelle, du nom honoré des Du Toit?.. Mon mari pourtant bien peu observateur, m'avait dit, un soir, en revenant de chez ses cousins: «Isabelle prend des libertés!..» Je ne l'avais pas poussé à m'en dire davantage, mais pour qu'il m'eût dit cela, quelles libertés Isabelle ne devait-elle pas prendre? Je voulais tout ignorer des Voulasne, et surtout de peur d'apprendre au sujet de la chère petite Pipette et de son mariage possible des choses qui m'indignaient outre mesure. Madame Du Toit ne parlait plus de Pipette, plus des Voulasne, plus du ménage d'Albéric…

Elle me parlait de son neveu Juillet. Il fallait bien qu'elle parlât de lui, parce que le nom de M. Juillet était sur toutes les bouches, à la suite du retentissement «injustifié,» disait sa tante, d'un ouvrage récemment publié par lui. C'était une sorte d'essai psychologique et moral, de fond très savant, mais de forme excessivement libre, et contenant des idées que la famille Du Toit tenait pour beaucoup plus mauvaises que les mauvaises. Toujours est-il que le succès du livre se trouvait organisé, à la grande surprise de l'auteur, par les milieux dont il prétendait combattre les tendances; et l'auteur se voyait renié, honni, par l'opinion à laquelle il s'était piqué d'apporter des renforts nouveaux. «Il est perdu! s'écriait madame Du Toit; il va passer à l'ennemi!»

– Ne le combattez pas, lui disais-je; ses intentions sont louables; toutes ses conclusions saines: c'est un soldat précieux!..

– Un soldat qui combat à sa guise!.. et, vous le voyez bien, qui se fait applaudir par l'autre camp!

– Mais ce que l'autre camp applaudit, ce sont les points sur lesquels vos adversaires peuvent s'entendre avec vous?..

– On s'entend sur tout, ou l'on ne s'entend pas.

M. Du Toit avait flétri d'une façon tranchante et impitoyable l'œuvre de son neveu en qualifiant l'auteur de «catholique-dilettante».

Je n'avais point lu le livre de M. Juillet; je m'interdisais de le lire. Mais, si sévère que me parût le jugement de M. Du Toit, je le devinais assez fondé, parce que, à bien réfléchir, c'était sous cet aspect que m'apparaissait à présent M. Juillet. Il louait tout du catholicisme; il en aimait la beauté sensible et il en pénétrait l'âme, admirablement, je le crois; il prêchait, il eût fait, comme je l'avais dit, des conversions; mais il n'était pas catholique. Il se montrait le même homme vis-à-vis de la morale dont il reconnaissait et grandeur et nécessité, mais il ne vivait pas conformément à la morale. Et l'amour, le beau, le suave, le délicat et grave amour, l'amour que le christianisme inventa, celui dont tant de conversations de M. Juillet en ma présence ou avec moi s'étaient plu à évoquer la fascinante image, une image à ce point radieuse que lui-même avait failli s'y brûler, de cet amour-là, en définitive, il avait craint les extases, l'intensité, la gravité, la naïveté, la durée peut-être, en termes plus bruts: la responsabilité, les obligations; ç'avait été chez lui romanesque de causerie, ornement de salon, objet d'art si l'on veut ou littérature! Mais le fond de lui-même?.. C'était un grand égoïste, aimant les plus beaux des plaisirs, et aussi les autres, au vrai, n'aimant que son plaisir. Il donnait à son esprit, qui en était avide, des fêtes magnifiques et des divertissements du plus haut goût; à part cela, il vivait et se vautrait comme un homme ordinaire.

Ah! ah! je commençais à le juger!.. avec une impartialité un peu fière d'elle-même.

Mais madame Du Toit, chaque fois que j'allais la voir, revenait avec une insistance curieuse à son neveu; ne fût-ce que pour l'anathématiser ou m'annoncer que M. Du Toit ne le voyait plus, elle trouvait un moyen de me parler du «succès de son neveu». Je crois que, dans quelque arrière-retraite quasi ignorée d'elle-même, le succès de son neveu, qu'elle qu'en fût la nature, la flattait.

Et je crois aussi qu'elle souhaitait que j'en fusse un peu flattée, à mon tour, à cause de l'amitié que M. Juillet m'avait fait l'honneur de me manifester et à cause peut-être d'une plus particulière complaisance à mon égard, dont un jour, en souriant, elle s'était elle-même faite l'interprète. Elle croyait sincèrement m'être agréable en suscitant ces retours d'échos évanouis. Madame Du Toit était une femme qui avait de l'indulgence pour les affections sentimentales, comme toutes les femmes que l'amour, «ce qui s'appelle l'amour», ainsi qu'elle disait elle-même, n'a pas mordues au rouge. Et elle n'en imaginait le souvenir qu'agréable. Elle ne comprenait pas plus mon état d'esprit qu'elle n'avait compris le mouvement qui me tenait farouchement heureuse, terrée au fond de Neuilly.

Bonne et serviable amie, elle ne soupçonnait pas que c'était une certaine fièvre qui me soutenait, non le cours normal de mon sang! que ma résignation était une passion, et que ce n'était pas quelque chose d'agréable qui me pouvait plaire!

En m'entendant juger du haut d'une impartialité de glace son neveu tout couvert d'une jeune renommée, elle eut un regard surpris, elle se tut un instant, parut réfléchir, et me dit:

– Il ne faut pas vous dessécher le cœur, mon enfant!..

Mot terrible! Je ne sais pas si elle en percevait tout le sens. Inconsciemment prononcé ou bien résultat de l'expérience d'une femme comme madame Du Toit, il fit frémir toutes mes moelles. Intransigeante, à n'en pas douter, sur tous les grands principes directeurs de la vie, je suppose que madame Du Toit, comme elle me l'avait laissé entrevoir dans un autre entretien, admettait avec le ciel des accommodements que le grand zèle de Pascal eût raillés: pour elle, le souvenir attendri d'une passionnette innocente était un dérivatif possible à la rigueur d'une vie honnête. Moi, qui eusse commis la faute au milieu de l'ouragan déchaîné, c'était la détestation furieuse de la moindre peccadille, qui, aujourd'hui, me donnait des forces!..

XXII

L'ascétisme de madame de Clamarion s'adaptait mieux à mon besoin. La voir, la voir agir, cette martyre à l'extatique supplice, me reversait dans les veines le sang de ma jeunesse. J'aimais trop à la voir, sans doute. Elle me dit un jour que si je voulais vivre bien, il ne fallait pas rechercher les satisfactions, fussent-elles de cet ordre. Nous nous mîmes à causer des plaisirs permis… Dans sa pauvre chambre, je m'imaginais au couvent, écoutant encore la voix séraphique de madame Du Cange; et, en effet, sur les traits beaucoup moins réguliers et moins purs de Charlotte, par un étrange effet de la transparence d'une même âme, une beauté analogue à celle de mon ancienne maîtresse générale se répandait et me subjuguait. La supériorité de Charlotte sur moi, sa constante ascension morale, sa sainteté, l'incomparable bonheur qui rayonnait de toute sa personne, contribuaient à augmenter l'illusion de mes jeunes années aux pieds d'un être qui représentait plus que la sagesse humaine: l'inspiration directe d'en haut. Charlotte n'avait que du dédain pour la seule expression de «plaisirs permis». Elle m'ouvrit le livre de l'Imitation, et me lut cette imploration surhumaine mais dont le timbre est cependant à l'unisson de je ne sais quel cri profond de mon cœur: «Faites que toutes les choses de la terre me soient amères…» Elle m'indiquait du doigt ces lignes brûlantes, soulignées de sa main, tous les jours relues dans un petit volume aux marges grasses; et ses yeux brillaient d'un feu qui m'attirait. Elle dit, de mémoire, un second verset que je croyais connaître, comme tous les autres, mais que je n'avais lu que des yeux, non du dedans: «… Que je retire mon cœur de toutes les choses créées…» Et, comme elle me répétait cela, je me mis à pleurer, moi, aussi soudainement que je l'avais vue pleurer, elle, autrefois, lorsqu'en me parlant de son bonheur, elle m'avait avoué tout à coup que son mari ne l'aimait pas.

«Que je retire mon cœur de toutes les choses créées…» Sublimité!.. épouvante!.. Terre!.. ciel!.. arbres chéris!.. lumière du jour! Pelouses arrosées, ombres de l'été, petite allée qui tourne, banc dans le jardin, souvenir d'une fleur, parfum de la goutte d'eau qui tombe, ô goût des beaux fruits mûrs!.. Soirs!.. Soirs!.. calme des champs!.. ô nuits d'été divinisées!.. Désirs, désirs!.. incertitude de l'appel informulé de nos lèvres!.. Petits enfants!.. êtres humains!.. figures aimées!.. «toutes les choses créées!..»

Charlotte me dit: «Mais qu'avez-vous donc?» Elle avait franchi, elle, le cercle où l'on s'attendrit et où l'on pleure! Un paradis prématuré l'avait reçue, où je voulais m'élancer et la joindre; mais moi, je pleurais encore toutes mes larmes à la seule évocation des choses créées!..

Charlotte me fit honte de mes attachements. Elle était vraiment très grande et très pure; elle n'essayait pas de me capter en me parlant du bonheur qui m'attendait si j'accomplissais tout le sacrifice; elle ne faisait pas miroiter une récompense, une compensation à mes yeux comme on le fait aux mercenaires; elle me parlait seulement de la nécessité de «vivre bien» et de l'abnégation qui en est le moyen unique.

Alors, moi, dans mon désarroi, et dans cet état particulier où nous mettent les larmes et qu'on peut comparer à une mer agitée dont le fond obscur lui-même se soulève, voilà que je pousse un cri imprévu:

– Vous ne savez pas!.. Charlotte, vous ne savez pas!..

Elle ouvrit des yeux étonnés. Elle tenait toujours entre deux doigts le petit livre aux accents surhumains. Je croyais que par un seul mot j'allais la rendre pitoyable à mon cas; ce que j'allais dire, je croyais que cela formait le faisceau de tous les liens qui ont noué mes membres avec la trop charmante création de Dieu. Je lui dis, sans rien omettre, de quelle façon et jusqu'à quel point j'avais aimé!..

Charlotte fut aussi stupéfaite, aussi indignée, aussi terrorisée que si elle eût eu la vision, dans l'encoignure de la pauvre chambre, de Satan avec ses braises et son odeur soufrée. Elle recula, elle fit une figure horrible, et puis, tout aussitôt, et sans prononcer un mot, elle commanda, oui, toute son attitude donna un ordre impérieux, orgueilleux, souverain; – et là, elle recouvra sa beauté d'ange, – tout, en elle, ordonna: «Va-t'en!»

Je pensai instantanément à la figure que j'avais faite lorsque l'homme que j'aimais m'avait parlé d'amour: j'avais dû être pareille, exactement, à ce qu'était Charlotte recevant la confidence de ce qu'il y avait de profane dans mon cœur. Ah! je comprenais qu'il eût fui!

– Mais, Charlotte, puisque je n'aime plus, je vous le jure!.. puisque je vous confesse un péché d'intention presque ancien et expié, depuis, tous les jours!.. puisque je vous dis la grande aile protectrice qui m'a sauvée de la faute et qui est quelque chose de bien plus auguste que moi, que ma volonté, que notre vertu, quelque chose fait d'un amoncellement d'honnêteté dans nos familles, quelque chose fait de la parole de nos communes maîtresses, dix ans écoutée et poussée plus loin même que notre esprit: jusqu'à notre chair, jusqu'aux muscles de notre visage;… quelque chose d'un bien plus large et plus fécond enseignement que n'eut été ma résistance volontaire, isolée, chétive… ne vous scandalisez pas, Charlotte! ne me méprisez pas! j'ai peut-être été un instrument utile entre les mains de Dieu…

Charlotte n'avait rien de la mansuétude évangélique. Dure à elle-même et dure à tous, – par une étrange contradiction, vouant sa vie au soulagement des maux, – elle était haussée à l'héroïsme constant; et ma faiblesse de femme, qui conservait encore, malgré tout, malgré moi, un parfum pour mes narines, devait aux siennes exhaler l'odeur putride que je sentais, moi, à toutes les veuleries, à toutes les compromissions…

Elle ne m'infligea pas de paroles sévères; elle ne discuta même pas avec moi. Je devinai en elle un sentiment pire pour moi que les plus infamantes invectives: la désespérance de me sauver jamais; comme si un manquement du genre de celui que j'avais failli commettre était la marque d'une incurable dégénérescence.

Douloureux cahots du chemin de ma vie! je me heurtais à droite et à gauche: à madame Du Toit qui me trouvait le cœur trop aride; à Charlotte de Clamarion qui me jugeait perdue par la trop grande tendresse de ce même cœur; à ma vieille amie dont la conception de la vie, trop raisonnable, ne satisfaisait pas mon idéalisme; à mon ancienne compagne de couvent de qui m'attirait la sainteté, mais que sa superbe attitude morale même rendait cruellement dédaigneuse de mon infime et trop imparfaite nature!..

Hélas! j'avais la passion de m'élever. La platitude des basses terres m'obligeait à tenter l'ascension des sommets; et la blancheur de leur neige, à peine entrevue, trop pure, pour mes yeux, me rejetait meurtrie, en me laissant accrochée par mes vêtements de femme, à ces régions de mi-côte, où, pour la plupart d'entre nous, sans doute, où seulement la vie est possible…

Je descendis l'escalier de madame de Clamarion comme un automate, les yeux hagards, effrayée de la perte de ma dernière amie, effrayée de ce qui me manquait pour me trouver de niveau avec ceux qui vivent et avec ceux qui dominent complètement la vie. Je me souviens qu'en bas je fus aveuglée par un soleil de juillet féroce qui cuisait l'interminable avenue aux arbres trop jeunes pour fournir de l'ombre. Il y avait un cantonnier assis sur sa brouette, qui se versait dans la gorge le contenu d'une bouteille; plus loin, sur un banc, deux malheureux, un homme et une femme, en vêtements sordides, et qui n'avaient peut-être pas de quoi manger, s'embrassaient avec transport. Je pressai le pas. Des cloches sonnaient l'Angélus de midi. A la porte de notre jardinet, ouverte, Suzanne et son petit frère, les cheveux blonds plus lumineux que le soleil, épiaient mon retour.

O chers petits! mes enfants! ne plus penser qu'à vous, ne plus vivre que pour vous voir vivre mieux que moi! n'était-ce pas assez? Qu'est-ce que je demandais et qu'est-ce que je cherchais?.. Suzanne et Jean m'entraînèrent au pavillon. Ce n'était pas à cause de mon retard à déjeuner qu'ils me guettaient, c'était parce que Suzanne avait réussi à démolir la toiture du petit théâtre édifié si soigneusement par son père, et, le couvercle enlevé, à s'introduire, «elle tout entière,» disait-elle, – ses deux pieds tout au moins et les jambes jusqu'aux genoux, – dans la boite ouverte que devenaient par son vandalisme le minuscule édifice, et, là dedans, s'agitant, gesticulant, à donner des représentations à son frère. On l'asseyait, lui, dans un panier haussé à la dignité de fauteuil d'orchestre, et sa sœur, tour à tour mime, danseuse, artiste tragique et comique, était indifféremment Peau-d'Ane, madame Mac' Miche, Footitt ou Sarah Bernhardt. Excessivement gênée par sa situation entre les quatre montants du cartonnage, elle était réduite à exécuter tous ses mouvements en piétinant sur place.

Mais qu'importait cet inconvénient, pourvu qu'elle se crût sur la scène d'un «théâtre?»

– Mais qu'est-ce que ton papa dira quand il verra sa toiture enlevée?

– Papa comprendra très bien, dit Suzanne, que ce théâtre ne pouvait pas toujours durer, et je lui confierai le soin de faire quelques agrandissements… Des dégagements, regarde un peu, nous n'en avons pas! En cas d'incendie, par exemple, je me demande ce qui se passerait…

Suzanne ne rêvait pas que théâtre: elle rêvait «agrandissements!» comme son père…

L'avant-veille de ce jour même, le papa étant absent pour ses travaux en province, un monsieur ne s'était-il pas présenté à la maison, pour tout peser et examiner, en me laissant entendre que mon mari cherchait à contracter un emprunt?.. Or, d'après mes plus minutieux calculs, nos dépenses étant réduites à l'extrême et les travaux en cours d'exécution étant importants, nous pouvions vivre… Mon mari partageait certes l'avis de madame Du Toit: notre petite maison ne représentait pour lui qu'un garde-meuble. Pauvre petite maison de Neuilly, à laquelle je m'étais, quant à moi, si vite accoutumée, et qui plaisait aux enfants! Dans la modestie, et dans l'éloignement du tumulte humain, c'est la vie de notre âme qui s'augmente, s'enrichit et s'élève… Mais à quoi bon? diront tous les hommes d'aujourd'hui. Monter tout seul, s'élever loin des yeux du monde? Admissible, ceci, jadis, pour escalader un ciel d'où Dieu nous voit!.. Pourtant, quand l'œil de Dieu ne me verrait point, je sentirais à gravir cette échelle une volupté incomparable et secrète… Pourquoi est-ce que je sens cela? Pourquoi ne le sentez-vous pas?