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Kitabı oku: «Madeleine jeune femme», sayfa 6

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Je me souviens de lui avoir fait remarquer, un jour:

– Mais des femmes comme les héroïnes qu'incarne mademoiselle Bartet, c'est une puissante vie intérieure qui les fait, c'est une vie morale très élevée qui leur donne tant d'attraits en leur permettant de si bien parler de ce qui se passe en elles; des femmes si intéressantes, ce sont des femmes chez qui il se passe beaucoup de choses; il leur faut de la retenue, mais aussi de la passion, des émotions, noblement refrénées, mais qui résultent de conflits terribles, et il faut, par-dessus tout cela, l'usage d'un monde où l'esprit soit délié et cultivé, soit honoré par tous et mis au premier plan!..

Il ne disait pas non, il ne disait pas oui; il avait trop de mal à analyser les caractères et jusqu'à ses propres sentiments.

VII

Pour mon mari comme pour tous ceux qui l'entouraient, il s'agissait avant toute chose, à ce moment-là, de l'Exposition universelle qui allait s'ouvrir et sur laquelle, – c'était vraiment curieux, – tous comptaient comme sur un événement destiné à bouleverser le monde, pour le moins à apporter à la situation de chacun une modification incalculable. Ce qu'ils attendaient de cette Exposition me semblait être un peu l'issue d'un conte de fées; mais enfin, moi, j'arrivais à Paris, je ne savais rien de ce qui y est possible ou non, et surtout à des hommes d'affaires. On venait d'élever la Tour Eiffel, on n'avait jamais rien construit de si haut, et la réalisation de cette entreprise échauffait les esprits et leur laissait croire qu'ils assistaient à l'aurore de temps nouveaux, favorables à toutes les variétés du grandiose. Grajat avait «mis la main, disait-il, sur l'Alimentation». Il voyait, et il nous faisait voir, depuis des mois, les cinq parties du monde assemblées à Paris, agglomérées au Champ-de-Mars, assises à table, buvant et dévorant!.. Pour moi, née à Chinon, et familiarisée dès mon enfance avec les mangeailles de Gargantua, cette vision anticipée d'une réfection de toutes les nations n'était pas pour me paraître insensée, et me frappait même, je l'avoue, comme quelque accomplissement de paroles prophétiques. En outre, n'était-il pas question d'un banquet des trente-six mille maires? Il fallait entendre le grand, gros, puissant Grajat citer des nombres de couverts de table, de bouteilles, de tonneaux de vin ou de bière, et énumérer des noms de communes de France qui affluaient à sa mémoire, trois ou quatre minutes durant, sans qu'il reprît haleine, ce qui produisait un effet énorme.

Mon mari, grâce aux concessions obtenues par son cher Grajat sur le terrain de l'Exposition, avait assumé un travail de galérien. Depuis six mois, quatre employés supplémentaires étaient à sa solde dans les bureaux; il courait Paris tout le jour, en fiacre, pour les «Pavillons Grajat»; il renvoyait ses propres affaires à l'année suivante. Il fut si occupé dans les deux mois qui précédèrent l'ouverture, que nous dûmes renoncer à accompagner Grajat au théâtre. Et je m'émerveillais: «Mais comment Grajat peut-il trouver le temps, lui, de mener sa vie ordinaire?» C'est que Grajat se reposait sur quelques-uns de ces messieurs à lui dévoués, comme mon mari, et qui accomplissaient sa besogne.

N'en venions-nous pas à refuser des invitations jusque chez les Voulasne! Ce fut Grajat qui, à ce propos, vint nous rappeler nos devoirs. Nous ne savions seulement plus où en était le mariage d'Isabelle!.. Grajat secoua mon mari, d'importance. Que de tendresses pour Isabelle!.. Mais, au cours de l'algarade, je pus surprendre quelques mots qui rappelaient nettement à mon mari que le mariage d'Isabelle était plus important que ses travaux.

Ah! par exemple!.. Tout doucement, en lui versant une tasse de thé, je dis à notre tyran:

– Monsieur Grajat, vous avez un tant pour cent sur cette affaire, c'est bien sûr! Mais il faut que ce soit avec le diable que vous ayez traité, puisque ni la famille du jeune homme, ni celle de la jeune fille ne tiennent au mariage?

Il me regarda d'un air singulier où il y avait beaucoup d'étonnement, et il dit:

– Mais, c'est qu'elle ne rit pas! Elle vous insulte avec tout son sang-froid, la coquine…

– Avec tout mon sang-froid, monsieur Grajat.

Je l'avais gêné. Il modifia brusquement sa tactique: sans renoncer à son plaidoyer, il lui donna un tour badin et ne quitta plus le ton de la blague. Mais il était touché, il se sentait pénétré par quelqu'un qui échappait à sa domination, et que ce quelqu'un fût moi, il en demeurait hébété.

Mon mari nia, dès que nous fûmes en tête-à-tête, tout dessein suspect de la part de Grajat. Nous eûmes quelques petits différends à ce propos, mais ce qui contribua le mieux à les apaiser, en donnant à Grajat au moins une bonne raison d'être intervenu, c'est qu'il était grand temps pour nous de retourner chez nos cousins; c'est que les Voulasne ne comprenaient absolument pas que nous ayons pu avoir un motif de les négliger. Toutes les nécessités du monde n'y faisaient rien: nous avions manqué aux plaisirs ordinaires des Voulasne; et ils nous le passaient beaucoup moins que si nous les eussions abandonnés eux-mêmes dans le plus grand malheur. Nous n'avions point été du dîner de têtes! Comment? par quelles raisons humaines expliquer pareille abstention? Des travaux des travaux!.. Ces mots-là sonnaient creux aux oreilles des Voulasne. Qu'on ne les imagine pas, cependant, nos cousins, fâchés, ni froissés même! ce n'étaient point des gens susceptibles, et la rancune était chose bien grave pour eux. Ils étaient seulement désolés, moins peut-être pour eux que pour nous, et c'était gentil de leur part. Ils étaient désolés pour nous que nous nous fussions privés d'une fête à eux si agréable. Ils étaient désolés comme de bons amis qui voient que vous vous perdez volontairement ou par sottise; ils ne nous en voulaient pas, mais ils nous prenaient en pitié; ils nous estimaient moins.

De sorte que mon mari eut le droit de me dire:

– Sans l'intervention de Grajat!..

Sans l'intervention de Grajat en effet, nous risquions non seulement de nous déconsidérer aux yeux de nos cousins, mais de ne point nous aviser que nos cousins laissaient tout simplement dépérir Isabelle!.. Ils ne le faisaient pas par cruauté, par obstination, mais par étourderie, mais faute de loisir, oui, vraiment, faute de loisir pour s'occuper de quoi que ce fût hors de leurs incessants plaisirs.

Du jour où notre cousin Gustave n'avait plus été menacé de quitter Paris et de manquer son dîner de têtes, le monde lui était réapparu sous des couleurs si pures et si riantes, qu'il ne concevait pas que sa fille pût le voir sombre ou troublé. L'optimisme, lorsqu'il s'implante dans une âme, est si vigoureux, si vivace, si envahissant! L'impétuosité pour les plaisirs, c'est comme une horde de barbares, un torrent débordé, une coulée de lave! Cette nature neuve et presque primitive des Voulasne était pour moi un sujet non seulement d'étonnement, mais d'effroi. Je la sentais capable de tout dévaster plutôt que de faire halte un instant sur son chemin de fleurs. Depuis combien de générations ces gens-là et leurs ancêtres n'avaient-ils pris aucun agrément dans leur vieille maison du Marais? Depuis combien de temps plutôt, ce manque d'expansion heureuse, uniquement dû à la timidité puérile, à la terreur du «qu'en-dira-t-on», n'avait-il eu comme dérivatif aucune foi ardente, ou tout au moins comme régulateur, aucune règle tombée de haut?

C'étaient de très vieux Parisiens, et sédentaires, mais sans la moindre mémoire de leurs origines. Ils avaient conservé des mœurs publiques la soumission à certaines cérémonies extérieures du culte, comme le baptême, le mariage, les obsèques; mais, et sans qu'aucun principe adverse semblât introduit dans leur famille, ils étaient totalement dépourvus d'idées religieuses. Je remarquais fort ces particularités, parce que, malgré moi, je comparais toutes choses à ce que j'avais vu dans ma famille et dans ma province. Nous étions, nous aussi, des gens ignorants des plaisirs; mais nous les méprisions, sachant pourquoi; et c'était devenu pour nous une seconde nature de les tenir pour vils et pour vains; nous avions des compensations! eux, non.

A aborder le sujet du mariage nous étions autorisés par les confidences reçues six semaines auparavant, et par la discussion mémorable lors du dîner Lestaffet. Eh bien! aborder un sujet sérieux, fût-ce un sujet les intéressant de si près, avec Gustave et Henriette Voulasne, était la chose du monde qui, dès qu'on était en leur présence, dès qu'on les avait reconnus, paraissait la plus absurde, la plus chimérique, la plus folle à entreprendre. C'était, au beau milieu de sa récréation, aller empoigner un petit garçon par le col et lui parler des vertus théologales.

D'abord, il fallut les prendre à part, écarter Chauffin, ne pas parler devant les jeunes filles. Déjà notre air soucieux faisait très mal. Ils causaient de l'Exposition, des premières ascensions à la Tour, de l'immense kermesse qui allait durer dix mois. C'était comme une gigantesque réjouissance organisée pour eux…

Mon mari, osa dire:

– Je trouve Isabelle bien pâlotte…

Et moi, aussitôt après:

– Eh bien! et ce mariage?..

Le premier mouvement de nos cousins fut de chercher à fuir; de l'œil, l'un comme l'autre, ils appelaient au secours: l'ami Chauffin, leurs deux filles elles-mêmes avec qui, tout à l'heure, on était là si tranquille! Mais plus de Chauffin, plus de jeunes filles! Nos pauvres cousins, nous les tenions. Mon mari m'étonnait par sa décision; il fallait qu'il obéît aux injonctions de Grajat pour forcer ainsi ses chers Voulasne.

Une fois prise, Henriette ne fit pas du tout la mauvaise tête. Elle me dit:

– Oui, oui… les Du Toit ont fait leur demande…

– Eh bien?.. eh bien?..

– Eh bien! demandez à Gustave qui ne peut pas prendre une décision!

– Eh bien? eh bien? fîmes-nous, mon mari et moi, tournés du côté de Gustave.

Gustave se taisait, baissait l'oreille.

– Allons! voyons, mes chers cousins, nous étions tombés d'accord, l'autre soir, que ce mariage était excellent sous tous les rapports… Et les jeunes gens s'aiment. Isabelle en souffre, c'est évident…

Ici les deux parents protestèrent. Ni l'un ni l'autre ne consentaient à admettre que leur fille pût souffrir.

Gustave se trouva ragaillardi par cet accord inopiné avec sa femme et il formula la pensée qu'il ruminait, depuis que nous lui parlions du mariage de sa fille:

– Je voudrais bien, dit-il, que l'on m'indiquât sur le cadran les cinq minutes, oui, les cinq, où, depuis trois semaines, j'aurais pu réfléchir à une affaire de cette importance!

Sa candeur et sa sincérité étaient pures. Comme tous les gens qui n'ont absolument rien à faire, il n'avait pas une minute à lui.

– Eh bien! voyons, mon cousin, lui dis-je, ces cinq minutes, nous les avons devant nous, j'espère, car vous n'allez pas nous mettre à la porte!.. Si nous les employions à réfléchir ensemble… Ah! vous allez nous trouver indiscrets?..

Du tout, du tout! il ne nous trouvait pas indiscrets, et ma proposition même lui rendait un réel service. Nous reprîmes la conversation que nous avions eue chez les Lestaffet. Nous aboutîmes aux mêmes conclusions: contre ce mariage, aucune objection sérieuse. Mais Gustave disait:

– Isabelle est folle, folle à lier! Chez les Du Toit, mais c'est aller s'enterrer vive!

– Elle a déjà adopté l'esprit de la famille!

Gustave ouvrait de gros yeux hagards comme si je lui eusse parlé d'une chose de l'autre monde. Et il conclut:

– Il n'y a pas d'esprit qui consiste à s'embêter du matin au soir!

J'avais cru, tout d'abord, que l'instinctive défense contre les Du Toit était chez les Voulasne simplement égoïste, mais non! les Voulasne étaient convaincus que c'était sacrifier leur fille que la confier à une famille où l'on ne savait pas s'amuser. Il y avait une certaine bonté dans leur négligence à s'occuper de ce mariage, une bonté ingénue, puérile, leur genre de bonté à eux.

Impossible, lors de cette séance, de leur arracher le «oui» qui eût fait tant de bien à Isabelle.

Huit jours après, le mariage était décidé.

Comment! Que s'était-il passé?

Une simple entrevue entre le président et nos cousins, une entrevue au cours de laquelle ceux-ci, sans dire positivement non, sans dire positivement oui, opposaient des raisons dilatoires tellement peu fondées, que M. Du Toit, qui connaissait son monde, s'avisa de dire aux Voulasne: «Mais enfin, ce mariage ne serait pas, bien entendu, pour demain!.. Prenons notre temps!.. Qui nous empêcherait d'en fixer la date… voyons… par exemple… à la clôture de l'Exposition?.. Je dis: après la clôture…» Ces quelques mots produisaient l'effet d'un talisman. Le visage des Voulasne se rassérénait. Aussitôt, les Voulasne consentaient à tout. M. Du Toit avait deviné que ce qu'ils redoutaient, c'était, pour les pourparlers, pour les préparatifs, pour les emplettes, pour les formalités du mariage, d'être privés, ne fût-ce que vingt-quatre heures, des plaisirs de l'Exposition!

VIII

Je me vois encore entrant avec mon mari et les Voulasne, pour la première fois, à l'Exposition, avant l'ouverture officielle. C'était par la porte du quai d'Orsay; rien n'était terminé; il y avait des Aïssaouas, des Sénégalais, et toutes sortes de créatures, noirâtres, luisantes et grelottantes, qui pataugeaient dans la boue, empaquetées dans des châles démodés et des couvertures, et dont les yeux d'exilés faisaient peine à voir, comme ceux des pauvres bœufs qu'on aperçoit dans les fourgons sur les voies de garage. Et à partir du moment où nous eûmes franchi cette porte, il me semble que toute l'année ne fut plus qu'une foire, immense et partout répandue, qu'un mouvement de tous les objets posés sur le sol de Paris, qu'un bruit étourdissant, qu'un tintamarre où la tête se perdait…

Au monde que nous fréquentions, rien ne pouvait plus parfaitement convenir que cette cohue, que cette trépidation, que ce bariolage de couleurs, destinés à ne recevoir, durant une moitié d'année, aucun apaisement, aucun répit. Une occasion extraordinaire de se mouvoir sur place sans se quitter de vue les uns les autres, et d'avoir à parler de choses nouvelles, concrètes, faciles à juger sans se casser le front; un moyen de voir l'Étranger sans voyage et de satisfaire, en masse, ce goût de l'exotisme et cette curiosité de «l'homme le plus près possible de la bête» qui m'avait frappée et étonnée dès mon arrivée à Paris. Je n'éprouve pas, moi, ce goût-là; mes parents, en vieux chrétiens, conservaient pour l'animal un certain dédain et suspectaient les peuplades primitives à cause de leurs mœurs, ignorées d'eux, il est vrai, mais qui ne sauraient être bonnes, n'étant pas policées. Les Parisiens que je voyais avaient l'esprit tout à rebours; un même coup de vent les inclinait presque sans exception vers ce qu'ils nomment les êtres «conformes à la nature»; ils adoraient les bêtes et tout ce qui leur ressemble, et leur disposition était de voir en «l'homme sauvage» un modèle, parce que, – et bien à tort, à ce qu'il me semble, – ils se le figuraient vivant sans lois, et abandonné aux seules impulsions de l'instinct. Et puis, chacun avait l'idée qu'il allait contempler quelque chose de merveilleux; entre la Tour Eiffel et la Galerie des Machines, ces colosses tout à fait inédits, les fontaines lumineuses rejaillissaient sur les imaginations; on regardait, regardait tout le jour en piétinant des kilomètres de galeries, on regardait avec des yeux ahuris, dans l'attente de je ne sais quelle trouvaille, un peu plus fiévreux à mesure que venait la fatigue; et, parmi tant de produits et de si divers, des désirs insensés vous prenaient de posséder les objets les plus saugrenus, les plus inutilisables, ou d'obéir à l'appel de musiques inouïes, les plus barbares et même les plus désagréables, jusqu'à ce qu'on en vînt à tomber d'inanition dans quelque czarda à l'atmosphère poivrée, dans quelque kiosque de cacao hollandais, ou aux pieds d'un groupe de Lautars, dont l'orchestre vous tirait tous les nerfs du corps, un à un.

C'est là que j'ai vu, plus que jamais encore, hommes et femmes sembler tout attendre du secours matériel des choses, et en attendre principalement une certaine volupté qui ne saurait en être l'effet normal, mais que l'attraction multiple de la Grande Foire, exaltée, exaspérée par la foule humaine, aboutit presque à vous procurer, suivant la méthode qui vaut l'extase aux derviches tourneurs ou l'insensibilité au corps transpercé des sorciers d'Afrique.

Il semblait, autour de nous, que personne n'eût plus rien à faire qu'à passer ses jours à l'Exposition. Chacun avait fourni un grand effort; parmi nos connaissances, presque aucune qui n'eût quelques gros intérêts dans ce qu'on nommait «l'affaire», et l'on n'avait plus désormais qu'à se rendre sur place, voir «l'affaire» en effervescence. Mon mari ne me parlant de ses travaux que dans la mesure exacte où il me croyait apte à les comprendre, ne m'avait point du tout éclairée sur la part qui pouvait être la sienne dans les entreprises de Grajat. Nous déjeunions ou nous dînions dans des établissements où notre privilège était de ne pas faire queue avec le commun des mortels, de pénétrer par une porte de derrière, de ne payer que le juste prix, et de jouir, par-dessus le marché, des plus accueillants sourires du gérant. Je reconnaissais bien dans ces salles la décoration familière aux ateliers Serpe, un goût prédominant pour la Renaissance française, et de ces motifs de Blois, de Chambord ou d'Azay qui illustraient si fréquemment chez nous tous les bouts de papier et les marges des journaux; mais les questions d'argent me hantaient si peu l'esprit, que jamais l'idée ne me fût venue d'un intérêt possible pour nous dans l'affluence de ces dîneurs. Cependant, mon mari s'échauffait beaucoup, et, à mesure que le «succès» de l'Exposition devenait plus certain, il s'abandonnait davantage à ses projets favoris d'avenir: il se voyait déjà servi par un valet de chambre, ce qui le poussait à molester ma malheureuse bonne, un peu rustaude; et il se livrait à une certaine facétie, la seule d'ailleurs que je lui eusse jamais vu commettre, et à laquelle je me laissais prendre chaque fois. Penché au balcon de notre appartement, il me disait tout à coup:

– Je la vois venir… la voici!..

– Qui ça?.. quoi donc?

– Votre voiture, Madeleine!

La voiture qu'il m'avait promise bien avant notre mariage! Ma foi, je n'y pensais jamais. Lui, il vivait dans l'attente du moment où un domestique mâle, – une femme de chambre ne l'eût point du tout satisfait dans cet office, – viendrait annoncer la voiture de madame. Oh! que c'est curieux, ce goût du confortable et des objets reconnus «de luxe»! Lorsqu'il s'est emparé de vous, il vous a capté tout entier. Mon mari ne doutait pas, ne douta jamais un instant que mes déboires intimes, mes ravalements silencieux, – du moins ceux qu'il pouvait soupçonner, – ne dussent être compensés et au delà par cette voiture qu'il voulait voir sortir du succès de l'Exposition.

Je me souviens qu'écrivant à cette époque-là à ma grand'mère et lui peignant les merveilles de l'Exposition, vues à travers les esprits de mon entourage, je ne pouvais m'empêcher de penser que, de Chinon, elle allait trouver tout cela bien exagéré. Les termes de ma lettre s'efforçaient d'atténuer, de mettre au point. Mais, en amoindrissant ainsi les choses, j'avais le sentiment de manquer de confiance, d'abandon et d'élan, ainsi qu'on me le reprochait à mots couverts dans nos environs. C'était mon provincialisme, mon héritage d'esprit conservateur pessimiste, «étroit», disait-on, qui me bridait, me mettait des œillères, m'interdisait l'éblouissement. J'avais aussi tant de fois entendu dire à mon grand-père que le courrier de Paris est toujours de quelques degrés au-dessus ou au-dessous de la vraisemblance, et de cela quel exemple avions-nous eu pendant les deux années que mon frère était étudiant au quartier Latin! Les leçons de prudence ne me manquaient pas.

Nous suivions Grajat comme un triomphateur. Bien qu'il fût accaparé par ses comités, par la visite de quelque illustre étranger, par le Shah de Perse, par le banquet des maires, par mille et une réunions ou cérémonies dont il rapportait quelques rayons de plus à son auréole, il ne se passait presque pas de jour que nous ne le rencontrions pour nous laisser étourdir davantage. Et moi, la prudente honteuse, comme je me sentais plus à l'aise, abandonnée à la fascination qu'exerçait cet homme, que recroquevillée dans mon doute! Ne commençais-je pas à le juger moins antipathique, à trouver des excuses à son matérialisme, des compensations à ses manières de malappris? Il participait du prestige de l'Exposition que nous confondions un peu avec lui-même; il bénéficiait de l'entraînement général vers tout ce qui s'agite, bruit, étonne ou simplement réussit. Nous le trouvions généralement aux environs des Javanaises qu'il aimait beaucoup, ou bien dans la rue du Caire où se rencontrait aussi tous les jours ma belle-sœur Emma.

Emma, que je n'avais jamais tant vue depuis les débuts de mon mariage, était dans un état d'exaltation touchant au délire. Son affairement avait de la drôlerie; pour cette femme qui ne voulait admettre aucune idée d'obligation, l'Exposition constituait une tâche sainte qu'il lui fallait accomplir sans merci; une implacable volonté la contraignait à épuiser les sections pièce à pièce. En trois semaines, elle avait complètement brisé sa bonne femme de mère qui désormais se refusait à sortir, de sorte qu'Emma vagabondait seule, s'instruisant, disait-elle, s'initiant à la mécanique, aux arts industriels, à la marine, à la guerre, traversant entre temps nombre de quasi-aventures qu'elle rassemblait et nous racontait lorsqu'elle descendait enfin, fourbue, d'une course de trois quarts d'heure sur les petits ânes égyptiens. Était-ce la promenade à âne qu'elle aimait? Elle perdait complètement la tête lorsqu'elle se mettait à parler des âniers.

C'étaient, pour la plupart, d'assez beaux adolescents à peau brune qui lançaient à toutes les femmes, à peu près indifféremment, des regards de complicité polissonne. Je crus d'abord qu'Emma les admirait, devant moi, pour taquiner ou son frère, correct, ou moi-même, de qui la «bonne tenue» était proverbiale. Mais son enthousiasme devint bientôt de la frénésie; elle écornait «ses devoirs» d'Exposition pour arriver plus tôt rue du Caire; de ses âniers elle nous rebattait les oreilles, jusqu'à devenir pour nous franchement insupportable. Un jour, Grajat se fâcha tout cru, lui disant son fait.

Les Kulm, qui se trouvaient là, comme les Voulasne, comme M. Chauffin, connaissaient les vivacités coutumières de Grajat; mais, tout de même, celle-ci dépassait les bornes. Mon mari fut mal à l'aise, et d'autant plus qu'Emma l'accusait de permettre qu'on la «traînât dans la boue». Apaiser Grajat parut à tous évidemment chose impossible, le premier mouvement commun ayant été, d'ailleurs, de lui donner raison; mais atténuer la révoltante rudesse du traitement qu'il infligeait à Emma, personne n'y parut songer. En riant, chacun convenait qu'en effet Emma abusait du «leitmotiv» des âniers. Parti peu élégant, peu généreux; Emma était assommante, mais enfin c'était une femme et Grajat un étranger pour elle… J'étais indignée, contre mon mari surtout; je ne me contenais plus; j'allais prononcer le premier mot de la défense d'Emma, en regardant mon mari, lorsque je lus, oui, positivement, je lus dans ses yeux abattus soudain et si profondément en détresse, je lus qu'il me suppliait de me taire parce que je ne comprenais rien à la vie qui m'environnait et que j'étais seule, ici, à ignorer une situation qui donnait à Grajat le droit de traiter Emma avec une certaine familiarité et le droit d'être irrité plus que quiconque de son engouement pour les âniers!

Grajat ne s'apaisa pas, ne s'excusa point. Il se leva sous le prétexte de parler à l'une des innombrables personnes qui en passant le gratifiaient d'un coup de chapeau, et il nous faussa compagnie.

La plus effondrée ne fut pas Emma, mais moi, à cause de la situation que je venais de découvrir.

D'un coup, se décelèrent, rétrospectivement, tous les efforts que l'on avait faits pour me la laisser ignorer. Mon mari! que de stratagèmes n'employait-il pas, afin de m'épargner une rencontre avec sa sœur! Elle avait eu, je crois, l'habitude, avant mon mariage, de venir chez son frère, au moins à des époques régulières et pour toucher une rente qu'il faisait à sa vieille mère. Tous les mois, dans les débuts, j'avais vu Emma se présenter ainsi après le déjeuner, échanger avec nous quelques paroles, puis solliciter de son frère cinq minutes d'entretien. Tout à coup, sans cause apparente, ces visites avaient cessé. Ma belle-mère, même par deux fois, contrairement à sa coutume, était venue, après le déjeuner, seule, et avait pareillement sollicité de son fils cinq minutes d'entretien… Mais plus d'Emma. Pourquoi? Je me souvins de certains dîners, d'un entre autres, chez les Voulasne, auquel mon mari, à ma grande surprise, m'avait proposé de nous dérober; le lendemain, j'apprenais qu'Emma était du dîner. Emma dînait très rarement chez les Voulasne. Et j'apprenais que Grajat en était aussi. Même aventure, exactement, chez les Kulm, au mois de janvier, le soir du fameux vote boulangiste à Paris. Mon mari avait dit: «Je veux être dans la rue dès huit heures… Je veux voir afficher les résultats.» Nous avions esquivé le dîner. Emma en était, Grajat aussi.

J'avais cru, moi, que tant de soins pour m'écarter d'Emma n'étaient dus qu'à ce «mauvais genre» que mon mari lui reconnaissait, qu'il lui passait moins à elle qu'à toute autre, et dont il était froissé à un degré chez lui rarement atteint.

Mon Dieu, à la rigueur, soupçonnais-je Emma de ne pas attendre un second mariage avec toute la patience et la dignité d'une veuve austère; mais que ce fût avec Grajat que se trompât cette impatience! non, une telle idée ne me fût pas venue. Et cette idée me déplaisait si fort que, de tous mes dégoûts, je crus ressentir alors le plus grand. Moi auparavant si indulgente pour cette pauvre Emma, à cause de ses malheurs conjugaux, à cause même du dédain de son frère pour elle, à cause, peut-être, de sa sympathique beauté, voilà qu'Emma me produisait un effet de répulsion, et, en même temps qu'elle, voilà que je réprouvais tous les gens qui admettaient, abritaient, encourageaient d'aussi singulières amours… Je ne pus me contraindre; en rentrant à la maison je dis à mon mari tout mon écœurement. Il fit l'étonné; il nia des lèvres ce qu'il m'avait involontairement confessé du regard; il m'affirma que mon idée était sans fondement aucun.

– Eh bien! alors, lui dis-je, vous deviez défendre votre sœur quand un homme la rudoyait!

– Vous connaissez Grajat, dit-il; interrompre Grajat, c'est déchaîner toutes ses foudres!..

– Il ne s'agissait pas d'aboutir à interrompre Grajat, mais de faire, vous, ce que vous deviez!

Mon mari me regarda, hébété: faire quelque chose qui ne doit pas aboutir, c'était pour lui un langage absolument incompréhensible. Je continuais quand même:

– Votre sœur devait être défendue, publiquement au moins… Vous avez tous assisté à cette scène, Dieu me pardonne! comme à une querelle conjugale… C'est une abomination.

– En admettant, me dit mon mari, que vos imaginations aient un objet, lorsqu'on se trouve désarmé devant des choses qu'on réprouve, mieux vaut faire le silence autour d'elles, ne pas les signaler…

– Oui, oui, je sais, c'est moyennant ces principes que vous en arrivez, dans votre monde, à innocenter puis à implanter les turpitudes. On ferme les yeux, on se bouche les oreilles, on est sourd, on est muet, on ignore; mais c'est «donnant, donnant», à la condition qu'on vous rende la pareille; et quand vous êtes bien assurés de l'impunité, comme vous n'écoutez aucun commandement intérieur, il vous faudrait être des anges pour ne point vous conduire comme des brutes…

Mon mari avait une aversion instinctive de toute discussion morale, il me dit doucement:

– Madeleine, votre façon de parler me rappelle celle de votre grand'mère.

– Grand'mère! grand'mère!.. mais, vous l'approuviez fort, il me semble, lorsque vous teniez tant à épouser une jeune fille bien élevée!.. Pauvre grand'mère! si elle venait ici, et si elle voyait le monde au milieu duquel vous me faites vivre, elle en mourrait!..

Il hocha la tête:

– Enfin, lui dis-je, vous trouvez cela très bien, chez les personnes qui ne vous tiennent pas de près; n'empêche que vous rougissez de votre sœur et que vous m'avez tenue éloignée d'elle comme de la peste!

Il fronça les sourcils, sembla écarter de la main une vision désagréable et me dit:

– Les gens sont ce qu'ils sont, vous pouvez être mieux qu'eux, j'imagine!

Cette parole-là était assez pour me remettre.

Je remarquai une chose, en songeant à l'incident provoqué par Emma: un si violent soulèvement moral, qui, à toute autre époque, eût déterminé chez moi une longue crise, fut promptement apaisé. C'est que nous étions en pleine Exposition universelle, en pleine foire!.. Le tourbillon me roula, m'emporta de nouveau, malgré moi, dès le lendemain, et je fus presque aussitôt sans connaissance, sans mémoire…

Nous ne fîmes jamais rien pour éviter Emma, rue du Caire; mais nous n'y rencontrâmes plus Grajat. Depuis le jour de l'algarade fameuse, il ne reparut pas aux endroits où Emma se pouvait trouver. Son absence était remarquable et trop significative. Jusque par ses abstentions ce malotru manifestait son indécence. Mon ressentiment alla si fort contre lui, que je ne pensais presque plus à maudire ma belle-sœur. Elle était, elle, bien indifférente à l'absence de son amant; elle continuait à raffoler de ses âniers; elle continuait à nous ennuyer sans ménagement, par sa toquade amoureuse et sa manie obstinée de rechercher les «beaux garçons». Mais cela lui était si naturel, et on la savait là-dessous si incapable d'aucun souci qui ne fût pas celui d'aimer les hommes, que l'on songeait plutôt à la plaindre.

L'indulgence que j'avais pour elle était un peu celle que l'on a pour une bonne bête de chien dont certaines particularités vous répugnent, mais que l'on reconnaît si gentil, à part ça.