Kitabı oku: «Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome IV», sayfa 2
Le jour venu pour cette double chasse, le comte de L… ne manqua pas de se rendre en diligence auprès du Roi; et le duc de La Feuillade n'eut garde de manquer à se trouver au lieu de l'assignation10, où se devoit trouver cette belle compagnie. Je ne décrirai ni la magnificence de cette fête, ni ce qui se passa dans la chasse du Roi; je ne puis pourtant passer sous silence une particularité qui me semble remarquable, et qui étoit d'un mauvais préjugé pour ce prince, dans le dessein de cette journée. C'est qu'ayant tiré deux fois sur un sanglier, il le manqua, et ne lui fit aucun mal; et le comte de L… ayant tiré après lui, le blessa du premier coup. Quoique le Roi ne soit pas superstitieux, cela n'empêcha pas qu'il n'eût du chagrin de cette aventure; cela ne lui étoit jamais arrivé, car il est fort adroit à toutes sortes d'exercices, et particulièrement à la chasse; mais ce qui augmentoit son chagrin, c'est que le comte de L… venoit de frapper du premier coup la bête, qu'il avoit manquée jusques à deux fois; mais que cela lui fût arrivé précisément le même jour, et peut-être à la même heure que le duc de La Feuillade parloit de sa passion à la comtesse, c'est ce qui achevoit de le désoler. «Cela m'avertit assez, disoit-il en soi-même, que le duc ne sera point écouté, que toutes ses paroles seront regardées comme du vent, et que tous les coups qu'il portera pour moi à la comtesse, ne feront que blanchir11; au lieu que le comte, qui a blessé la bête que j'ai failli toucher, ne manquera pas ce soir de trouver sa femme, qui le recevra d'abord avec les mêmes empressements et les mêmes marques de tendresse qu'elle lui a données depuis leur mariage.» C'est ainsi que le Roi s'entretenoit, et il lui tardoit que le jour fût fini, pour apprendre bientôt son bien ou son mal.
Cependant le duc de La Feuillade prit le temps qu'il jugea le plus propre pour entretenir la comtesse d'une affaire si chatouilleuse. Il attendit qu'on eût dîné, qu'on eût pris le plaisir du jeu et de la musique, et qu'on exécutât le dessein de prendre vers le soir le plaisir de la promenade. C'étoit en effet le temps le plus propre à son dessein; car, au lieu que, pendant la chaleur du jour, ils avoient été tous ensemble occupés au jeu, lorsque le soleil commença de baisser, on alla se promener dans un bois à haute futaie, où il y avoit plusieurs grandes allées, diverses fontaines, plusieurs jets d'eau, des grottes, des cabinets12, des berceaux, des labyrinthes, et enfin tout ce qui peut embellir un lieu champêtre.
Quand on fut entré dans le bois, les uns prirent une route, les autres une autre, selon que le désir, le caprice, le hasard ou quelque dessein prémédité les conduisoit. Le duc, qui avoit toujours le sien en tête, conduisit si bien la chose, qu'il se trouva seul avec la comtesse; et quand il se vit assez éloigné pour n'être entendu de personne, il commença de louer les charmes de sa beauté et de son esprit et d'exalter le bonheur du comte, qui possédoit une femme si accomplie.
Comme elle ne s'attendoit point à ce que le duc avoit à lui dire, elle lui répondit sans façon comme font la plupart des femmes, quand on leur fait de semblables compliments, qu'elle n'avoit point tous ces avantages dont il la vouloit flatter; et que, quand cela seroit, on ne voyoit guère de maris compter pour un grand bonheur celui d'avoir rencontré une belle femme. Le duc qui, comme j'ai dit, savoit profiter de tout, voyant qu'elle le mettoit, quoiqu'innocemment, en si beau chemin, ne manqua pas de relever ce que la comtesse venoit de dire. – «Vous avez raison, Madame, lui dit-il, de trouver que les maris ne rendent pas là-dessus toute la justice qu'ils doivent au mérite de leurs épouses; il semble que le mariage leur ait fait perdre toute leur beauté et tous leurs agréments, ou qu'ils aient perdu eux-mêmes ce goût exquis que les autres ont, et qu'ils soient devenus tout-à-fait insensibles. – Ce n'est point cela, répondit la comtesse, qui vouloit réparer ce qu'elle avoit dit, et qui savoit avec quel homme elle avoit à faire; mais c'est que les maris, qui sont des autres nous-mêmes, nous disent sincèrement ce qu'ils pensent des qualités qu'ils trouvent en nous. Ils ne les exagèrent ni ne les atténuent, mais nous en parlent naturellement. – Croyez-moi, Madame, répliqua le duc, ils font ce qu'ils peuvent pour les amoindrir; ce sont des maîtres qui ne veulent pas louer leurs esclaves, ou plutôt des gouverneurs qui veulent tenir dans la dépendance celles qui sont sous leur conduite; ou, si vous voulez que je vous donne une plus noble idée de l'autorité qu'ils exercent sur leurs femmes, je me servirai des paroles d'un grand poète de notre temps, qui fait dire à sa Pauline dans le Polyeucte,
Tant qu'ils ne sont qu'amans, nous sommes souveraines,
Et jusqu'à la conquête ils nous traitent en Reines;
Mais après l'hyménée, ils sont Rois à leur tour.
– Qu'ils soient Rois tant qu'il vous plaira, répondit la comtesse, nous ne sommes pas de simples sujettes; nous partageons avec eux cette royauté. – Cela est vrai, Madame, répliqua le duc; mais vous n'avez plus cet encens, ces hommages, ces respects, ni même ces marques d'amour et de tendresse… – Ce que nous avons, dit-elle, est au moins plus sincère, plus solide et plus durable. – Dites plutôt, Madame, dit le duc en l'interrompant, que les empressements d'un amant ont toutes ces qualités, parce que ce n'est pas le devoir, mais l'inclination qui les produit. Rien n'oblige un autre homme à vous dire qu'il vous adore, qu'il meurt d'amour. C'est le cœur qui parle, c'est l'amour lui-même qui dicte ces paroles à l'amant. Mais un homme qui est lié à une femme par le sacrement, se sent obligé à dire qu'il l'aime, quand même il auroit de l'aversion. Tout ce qui est un effet du devoir nous doit paroître suspect. Et c'est pour cela qu'on dit que les Rois ont tant de peine à distinguer les vrais amis des flatteurs, parce que, comme nous leur devons toutes choses, et qu'ils ont un pouvoir absolu sur nous, ils ne sauroient jamais bien connoître si c'est la crainte, ou si c'est l'amour qui nous fait agir. – Ce que vous dites là, reprit la comtesse, fait contre vous; car comme l'affection qu'un Roi témoigne à son sujet doit être la plus sincère de toutes, par la raison que vous venez de voir, qu'il n'y a rien qui l'y oblige, celle de nos maris, qui sont nos souverains, selon vous et selon Corneille que vous venez de citer, doit être de la même espèce. – Nous voilà d'accord, Madame, reprit le duc, et j'entre aussi bien que vous dans ce dernier sentiment. Oui, plus la personne qui nous aime est au-dessus de nous, plus l'amour qu'il nous témoigne doit être sincère et véritable, et plus nous lui en devons être obligés. Après cela pourriez-vous douter, Madame, qu'un grand Roi, qui est adoré de tous ses sujets, redouté par ses ennemis, et qui est l'admiration de toutes les nations étrangères, n'ait pas pour vous les derniers attachements, puisqu'il vous l'a témoigné de la manière du monde la plus soumise et la plus respectueuse? – Et qui vous a dit, reprit la comtesse, avec un air fier et froid, que le Roi a de l'attachement pour moi? – Lui-même, Madame, me l'a dit, et ce grand Monarque n'osant vous expliquer lui-même ses sentiments, m'a ordonné de vous dire qu'il vous aime, ou plutôt qu'il vous adore; que si l'excès de son amour l'a fait parler si souvent par ses soupirs et par ses regards, le grand respect qu'il a pour vous ne lui a jamais permis de vous le dire. Il m'a choisi pour vous porter cette parole, que vous êtes son unique souveraine, qu'il ne veut recevoir la loi que de vous seule, qu'il met à vos pieds son sceptre et sa couronne; que vous seule pouvez décider de sa destinée, et que sa vie ou sa mort dépendent de la réponse que je lui dois porter de votre part. – Je vous ai écouté sans vous interrompre, lui dit cette sage comtesse, puisque vous m'avez dit que vous parliez de la part du Roi, et qu'étant sujette, je suis obligée d'écouter avec respect tout ce qui vient de la part du souverain; mais le Roi sait-il que je suis mariée? – Oui, Madame, il le sait, répliqua le duc; il sait ce que vous devez à votre époux, et ce que vous vous devez à vous-même. Il veut bien que vous vous en souveniez; il veut bien oublier lui-même qu'il est votre Roi; et il m'a commandé de vous dire par exprès, qu'il ne se servira jamais de son autorité pour vous obliger à rien qui puisse choquer votre devoir; qu'il ne vous demande d'autre grâce que celle de vous voir, et de vous parler quelquefois de sa passion; et qu'enfin, sans prétendre autre chose de vous que ce que je viens de vous dire, et que la vertu la plus austère ne sauroit refuser à un si grand Roi, vous pouvez disposer des premières charges de la Cour en faveur de tous les vôtres; voyez, Madame, vous pouvez contenter le Roi, faire votre fortune et celle de vos amis sans blesser votre devoir. – Ce que vous venez de me dire, répartit la comtesse, mérite d'être pesé»; et prenant dans ce moment un air grave et sérieux, comme feroit une Reine qui répondroit à un ambassadeur: – «Vous direz au Roi votre maître que je lui suis bien obligée de toutes les offres qu'il me fait, que je me reconnois indigne d'un si grand honneur, et, pour lui témoigner que je reçois comme je dois des propositions si avantageuses, vous lui direz, s'il vous plaît, que j'en conférerai tantôt avec mon mari qui y a le même intérêt, et sans lequel je ne puis rien faire. Vous savez, ajouta-t-elle, avec un souris malicieux, que ce sont de petits souverains dans leur famille; ce qui fait que je me sens obligée de lui rendre compte de tout. – Vous savez trop bien le monde, répondit le duc, pour faire cette bévue. – Je sais mon devoir, dit-elle, et ne vous mêlez pas, je vous prie, de me l'apprendre. Vous avez fait votre commission, cela suffit; allez en rendre compte au Roi, et lui rapportez ma réponse. – Mais oserai-je, Madame, répliqua le duc, lui porter une semblable parole? – Cela ne vous regarde point, dit la comtesse; un ambassadeur n'est pas responsable du succès de son ambassade; comme il n'agit que conformément aux ordres qu'il a reçus de son maître, il doit aussi rapporter fidèlement les réponses qu'on lui donne. – Vous voulez donc, Madame, que je dise au Roi… – Que je lui sais bon gré de l'honneur qu'il me fait, lui dit-elle en l'interrompant; mais que la chose étant de la dernière importance, il faut que je la communique au comte mon époux. – Je vois bien, lui dit le duc, comme il vit que le reste de la compagnie les alloit joindre, que vous avez trop d'esprit pour moi, et trop de vertu pour le Roi.»
Cet amant attendoit le duc avec une extrême impatience. On peut s'imaginer aisément de quelle manière il passa la nuit. Tantôt la comtesse se présentoit à son imagination avec tous ses charmes, tantôt il la voyoit avec cet air sévère dont la seule pensée le faisoit blêmir. Quelquefois il se flattoit qu'il n'étoit pas haï de sa maîtresse, et que ces manières réservées qu'elle affectoit avec lui n'étoient que des mesures qu'elle vouloit prendre contre son cœur, dont elle sentoit la faiblesse. Enfin l'habileté de son confident achevoit de le persuader que sa négociation auroit un fort bon succès. Cependant le malheur qu'il avoit eu à la chasse le jour précédent, lui étoit d'un mauvais présage qui troubloit toutes ces douces pensées; et son esprit, diversement agité, passa la plus longue de toutes les nuits, entre l'espérance et la crainte.
L'heure du lever du Roi ne fut pas plus tôt venue, que le duc de La Feuillade se rendit auprès de Sa Majesté, et ce prince amoureux, impatient d'apprendre le succès13 de son ambassade, congédia le plus tôt qu'il put cette foule de courtisans, qui ne faisoit alors que l'importuner14. Il ne se vit pas plus tôt seul avec son fidèle confident, qu'il lui demanda des nouvelles de sa maîtresse, et le succès de son entreprise. «Ne me flatte pas, lui dit-il précipitamment; je suis las de tant languir, annonce-moi bientôt la vie ou la mort. – Je ne vous annoncerai ni l'un ni l'autre, lui dit La Feuillade; je dirai seulement au plus grand Roi du monde, ce qu'on rapporte d'Alexandre le Grand, sur le point d'exécuter une entreprise très-difficile: qu'il avoit trouvé un péril digne de lui. Je dis aussi la même chose à Votre Majesté. En fait d'amour, vous n'avez trouvé jusques ici que des places foibles, qui se sont rendues sans résistance, et qui vous ont d'abord ouvert les portes; les plus cruelles se sont soumises à vous avec la même facilité que les villes se rendoient au conquérant de l'Asie, ou, pour faire la comparaison plus juste, avec le même succès qu'elles se rendent à Votre Majesté. Mais voici une place forte où il faut employer toutes les ruses et toutes les forces de l'amour; en un mot, Sire, c'est une conquête digne de vous.»
Après cela, il raconta au Roi tout ce qui s'étoit passé, et insista surtout sur la réponse malicieuse de cette cruelle: – «Mais, Sire, ajouta-t-il, ne vous alarmez pas; j'en ai bien vu bien d'autres, qui faisoient les fières comme la comtesse, et qui se sont mises à la raison. – Mais que puis-je attendre d'une femme, lui répliqua le Roi, qui n'aime que son mari, et qui m'oppose ce mari fâcheux quand on l'entretient de mon amour? N'est-ce pas m'ôter absolument l'espérance; ou, pour mieux dire, n'est-ce pas se moquer de moi, que de me faire dire qu'il faut qu'elle en parle plutôt au comte son époux? – Je vous avoue, répondit le duc, que sa réponse est tout-à-fait cavalière; mais, Sire, puisqu'elle a besoin du secours de son mari pour se défendre de vos poursuites, c'est une marque qu'elle ne se croit pas assez forte pour y résister. Mais ne craignez pas qu'elle lui fasse une telle confidence, dont peut-être elle seroit la première à se repentir. En un mot, je crois que c'est un rempart qu'elle veut opposer à votre amour, et dont elle veut appuyer cette foiblesse assez naturelle à celles de son sexe.
Le Roi voyoit bien que le duc vouloit adoucir autant qu'il pouvoit ce qu'il y avoit de rude dans cette entreprise; et comme ce Monarque s'est toujours fait un point d'honneur de réussir dans tout ce qu'il entreprend, quelques difficultés qu'il y puisse rencontrer, celles qui se présentoient dans son dessein amoureux ne firent que l'enflammer davantage par la résistance. Il s'en expliqua ouvertement à son confident; il lui dit que tous les rebuts, qu'il prévoyoit bien qu'il avoit à essuyer, n'étoient pas capables de le guérir; que son mal étoit désormais sans remède, et qu'il n'y avoit point de milieu à prendre; qu'il mourroit de douleur, ou contenteroit son amour.
Pendant que le Roi s'entretenoit ainsi avec le duc de La Feuillade, la comtesse s'entretenoit avec elle-même; elle se garda bien de faire ce qu'elle avoit dit, et d'imiter la princesse de Clèves15 dans une conjoncture si délicate. Elle garda pour elle un secret si important, et eut quelque chagrin que le Roi eût fait choix d'un confident. Ce n'est pas qu'elle eût aucun dessein de correspondre à son amour; mais elle se sentoit doublement offensée, et par la déclaration qui venoit de lui être faite de sa part, et parce qu'il s'étoit servi d'un tiers dans une affaire si chatouilleuse, et qu'elle auroit voulu cacher, par manière de dire, à elle-même. Ce fut la cause peut-être qu'elle fit au Roi une réponse si cavalière, pour lui faire comprendre qu'il devoit plus ménager une femme de sa façon. Le Roi eut aussi la même pensée, quoiqu'il ne le témoignât pas, et il ne songea qu'à réparer cette faute, et à découvrir lui-même ses feux à celle qui les causoit.
Mais pour revenir à la comtesse, elle ne savoit, si elle devoit s'affliger ou se réjouir: elle ne doutoit pas de l'amour du Roi; ses yeux le lui avoient encore mieux dit que n'avoit fait le duc de La Feuillade; cette pensée flattoit agréablement son orgueil; il n'est point de femme qui s'offense d'être aimée; les plus chastes s'en font honneur, quoiqu'elles ne le témoignent pas; elles regardent cela comme un hommage qu'on rend à leur beauté. La comtesse étoit faite comme les autres, elle étoit naturellement fière et superbe, et l'amour d'un si grand prince s'accordoit assez avec sa vanité. D'un autre côté, elle en craignoit de dangereuses suites, elle en appréhendoit l'éclat. Elle savoit qu'il n'en est pas des Souverains comme des autres hommes; que leurs passions ne sauroient longtemps être cachées; qu'on observe toutes leurs démarches, et qu'eux-mêmes servent à se découvrir, parce qu'ayant droit de commander, ils se croient dispensés de garder tant de mesures. Comme elle étoit fort délicate du côté de l'honneur et de la réputation, ces dernières pensées la troubloient beaucoup. Enfin elle résolut de s'en tenir à sa manière d'agir ordinaire, qui étoit de ne rien affecter, ni de chercher à voir le Roi, ni de tâcher à l'éviter, mais de le laisser venir et d'observer toutes ses démarches. Il semble qu'elle s'exposoit assez, et que le plus sûr pour une femme est de fuir les occasions. Mais celle-ci avoit un fond de vertu sur lequel peut-être elle ne devoit pas tant compter; elle ne craignoit rien de sa propre foiblesse; elle redoutoit seulement les langues malignes et les jugements téméraires du public; mais elle se flatta toujours qu'elle dissiperoit assez tous ces nuages par l'éclat de son innocence.
Les choses étoient en ces termes, lorsque le Roi ne cherchoit qu'une occasion favorable pour parler à la comtesse, et pour tâcher de la persuader mieux que n'avoit fait le duc de La Feuillade. Cette occasion s'offrit assez tôt, et la Cour étant obligée en ce temps-là d'aller à Fontainebleau, où la Reine devoit accoucher du dernier enfant qu'elle eut, et qui mourut peu de temps après, la comtesse de L… s'y rendit aussi16. Un lieu si délicieux et si agréable fut la scène de tous les événements que je vais décrire, où l'amour et la vertu firent leurs derniers efforts.
Le Roi, qui veilloit toujours sur toutes les démarches de la comtesse, savoit qu'elle aimoit à se promener souvent dans le bois, où ce magnifique château est bâti; et, comme l'épaisseur des arbres empêche le soleil d'y pénétrer, on peut s'y promener à toutes les heures du jour. La comtesse, comme je viens de dire, prenoit souvent ce plaisir, et le Roi trouvoit ce lieu plus charmant qu'il ne lui avoit jamais paru, et parce qu'il servoit à entretenir la douce mélancolie où l'amour l'avoit plongé, et parce qu'il savoit que sa chère comtesse en faisoit le lieu de sa promenade.
Un jour qu'elle s'y promenoit, accompagnée seulement de ses femmes, le Roi, qui le sut d'abord, ne manqua pas de s'y rendre par un autre chemin, afin qu'il parût à la comtesse que leur rencontre n'étoit pas un dessein prémédité de la part du Roi, mais un effet du hasard. Dès qu'elle vit le Roi de loin, qui n'avoit que peu de gens à sa suite, elle se prépara d'abord à soutenir un grand combat; elle rougit, elle pâlit, elle trembla, sans savoir bien la cause de tous ces mouvements, que la présence du Roi n'avoit pas accoutumé de lui causer auparavant. Ce prince amoureux, qui soupiroit depuis longtemps après un tête à tête avec la comtesse, fit connoître à ceux qui étoient à sa suite qu'il vouloit l'entretenir en particulier pour une affaire qui la regardoit. A ce signal chacun se retira, et les deux suivantes de la comtesse en firent de même, quand elles virent approcher le Roi. Il ne l'eut pas plus tôt abordée, et jugé qu'il ne pouvoit pas être entendu de personne, qu'il lui dit d'un air passionné: – «Avouez, Madame, que ce lieu solitaire est tout-à-fait propre pour entretenir les tristes pensées d'un amant infortuné. – Comme je n'ai jamais éprouvé ces sortes d'infortunes, lui dit la comtesse, je ne sais que vous en dire. – Si vous l'ignorez par votre propre expérience, lui dit le Roi, vous devriez au moins le savoir par celle que vous en faites faire aux autres. – Je ne sais pas, répondit alors la comtesse, ce que les autres sentent pour moi; mais s'il y en avoit quelqu'un qui fût dans l'état où vous dites, il feroit fort bien, s'il me vouloit croire, de mettre son esprit en repos, et de ne penser plus à moi. – Eh! peut-on s'empêcher de penser à vous, répartit le Roi précipitamment, lorsqu'on a vu ces charmes que vous ne sauriez cacher? Où peut-on avoir l'esprit en repos lorsqu'on sait qu'on aime une inexorable? – Oui, sans doute on le peut, reprit la comtesse, lorsqu'on veut écouter la justice et la raison. – Et quelle justice, dit alors le Roi, nous défend d'aimer ce qui est aimable? – Celle qu'on se doit à soi-même, et celle qu'on doit aux autres, lui dit la comtesse. – Eh bien, Madame, répliqua le Roi, je vous la rends cette justice en vous aimant comme je fais, puisque je ne vois rien sous les cieux de si aimable que vous; et je me la rends à moi-même, puisque j'ai un cœur sensible, et que la passion dont il brûle m'est plus chère que ma vie. Ce qu'on vous a dit de ma part n'est pas la centième partie de ce que je sens pour vous; croyez, Madame, croyez, ajouta le Roi, que je me suis dit à moi-même tout ce que vous pourriez me dire pour combattre ma passion; mais elle est plus forte que tout ce qu'on pourroit lui opposer. Si quelque chose devoit la détruire, ce seroient vos rigueurs; mais désabusez-vous, elles n'en viendront jamais à bout; elles peuvent me faire mourir, mais elles ne sauroient m'empêcher de vous aimer jusqu'au dernier soupir de ma vie.»
Le Roi prononça ces dernières paroles avec tant d'émotion et tant de véhémence que la comtesse en parut touchée, et ne put s'empêcher de laisser couler quelques larmes. Elle ne doutoit plus de l'amour du Roi; ses regards, ses démarches, ses actions, et ce qu'elle venoit de voir et d'entendre, lui faisoit assez connoître, que ce monarque aimoit jusqu'à la fureur. Elle en fut fort affligée, et pour l'amour d'elle-même, et peut-être même pour l'amour de son amant, qu'elle ne pouvoit pas s'empêcher de plaindre. Quand elle se fut un peu rassurée, elle dit au Roi: – «Sire, vous pouvez juger de la surprise où je suis, après ce que je viens d'entendre de la bouche d'un grand Roi; et s'il est vrai que votre état soit tel que vous venez de le dire, je puis bien vous assurer que, s'il ne falloit que ma vie pour vous rendre heureux, je suis prête à vous la sacrifier. Mais comme Votre Majesté prétend autre chose, je veux qu'elle sache que je renoncerois à mille vies, si je les avois, plutôt que d'abandonner ce qui m'est plus cher que la vie, et que le repos de mon Roi.» Elle accompagna ces paroles d'un ton si ferme, que le cœur du Roi en trembla, voyant qu'on ôtoit à son amour toute sorte d'espérance. Ce qu'il y avoit ici de rare, c'est que l'un et l'autre crurent ce qu'ils se disoient d'obligeant; mais ni l'un ni l'autre n'en furent contents. La comtesse étoit persuadée que le Roi l'aimoit autant qu'on le peut, mais cela ne faisoit que l'inquiéter. Le Roi, de son côté, ne douta pas que la comtesse n'eût pitié de ses maux; quelques larmes qu'il vit couler de ses beaux yeux en étoient des témoins fidèles; il crut sans peine que la protestation qu'elle lui faisoit de sacrifier sa vie pour son repos, partoit du fond de son cœur; mais aussi il ne croyoit que trop ce qu'elle avoit ajouté, que son honneur lui étoit plus cher que tout le reste, et c'est là où il ne trouvoit pas son compte. Il dissimula néanmoins, et, suivant la méthode qu'il avoit déjà marquée à son confident, il confirma à cette vertueuse comtesse ce que le duc de La Feuillade lui avoit protesté de sa part: qu'il bornoit tous ses désirs au seul plaisir de la voir, de l'aimer, et de lui parler de son amour. – «Vous m'offrez votre vie, pour procurer mon repos, lui dit ce prince amoureux; c'en est trop, généreuse comtesse; vous me puniriez au lieu de m'obliger; je ne vous demande ni cette vie qui m'est plus chère que la mienne, ni cet honneur qui vous est plus cher que la vie, et que vous croyez être l'unique objet de mes prétentions; je ne veux que vous voir, vous aimer, et vous le dire. – Eh! de quoi vous peut servir cette vue? lui dit la comtesse; pourquoi voulez-vous entretenir une passion dont vous n'espérez aucun fruit? A quoi bon un entretien qui ne fera que troubler votre repos et me rendre malheureuse? – Ah! que vous savez peu, Madame, lui dit le Roi, en la regardant avec des yeux qui marquoient toute sa tendresse, que vous savez peu ce qui se passe dans le cœur des vrais amants! Une parole, un souris, un regard, la plus petite chose, un rien les contente, lorsque ce rien vient de la part de leur maîtresse. Ne me demandez donc plus quel fruit je prétends retirer de votre vue et de votre conversation; et n'est-ce pas beaucoup pour un amant que de voir et d'entretenir sa maîtresse? – Mais un amant en peut-il demeurer là? reprit la comtesse. Ne sait-on pas qu'ils ne sont jamais satisfaits; que, quand ils ont une chose, ils en veulent obtenir une autre? Au nom de Dieu, Sire, ne me mettez pas, et ne vous mettez pas vous-même à une si cruelle épreuve. – Ce que vous dites-là, dit le Roi, ne se voit que dans les passions ordinaires, et quand on aime des beautés communes; mais vous ne devez rien craindre de semblable; et quand vous le craindriez, et que je serois assez téméraire pour prétendre quelque chose au-delà de ce que je vous demande, n'êtes-vous pas toujours en droit de me la refuser, et de m'interdire même la grâce que vous m'aurez accordée, de vous voir et de vous parler de mon amour?»
La comtesse trouvoit cette proposition assez raisonnable; mais cela n'empêchoit pas que l'exécution ne lui en parût difficile pour le Roi, et l'essai périlleux pour elle. Cependant elle n'osoit trop le témoigner, de peur que ce prince ne la soupçonnât de quelque foiblesse dont il pourroit tirer avantage. Elle voulut donc lui laisser croire qu'elle avoit assez de vertu pour se défendre de ses poursuites, quand même il les voudroit pousser trop loin; mais elle prit un autre tour pour détourner le Roi de ce dessein où il persistoit toujours. Elle dit à ce monarque que, bien qu'elle pût s'assurer de sa discrétion, et qu'elle ne craignît rien de sa propre vertu, elle avoit le monde à ménager; qu'on ne manqueroit pas de mal interpréter les visites d'un grand roi à une simple comtesse; que de quelque manière qu'il la vit, ou chez elle ou ailleurs, on ne manqueroit pas de le remarquer et de faire là-dessus des réflexions qui lui seroient désavantageuses; et qu'enfin le Roi, venant à bout de toutes les dames qu'il entreprenoit, s'il en falloit croire le bruit commun, elle se voyoit perdue de réputation, si le Roi persistoit dans son dessein. – «Laissez parler le monde, lui dit le Roi, croyez-vous vous mettre à couvert de la médisance, de quelque manière que vous viviez? Les mauvaises langues n'épargnent personne; la vertu même ne peut pas se garantir de leurs traits; ainsi ne ménageons point un monde qui nous ménage si peu; faisons seulement notre devoir et moquons-nous de tout le reste.»
La comtesse, qui voyoit que le Roi lui rabattoit tous ses coups, lui opposa son dernier retranchement, et, reprenant les dernières paroles de ce prince: – «Je conviens, dit-elle, de ce que vous venez de dire, qu'en faisant son devoir on peut se moquer de tout. Mais le ferai-je mon devoir, en écoutant des discours qui blessent le lien conjugal? Une femme mariée peut-elle entendre une déclaration d'amour d'un autre que de son mari? Que direz-vous, Sire, là-dessus, ajouta-t-elle en souriant, si je vous prends pour mon casuiste, et pour le directeur de ma conscience? – Je vous dirai, dit le Roi, que vous avez l'esprit trop fort pour vous effaroucher de ce fantôme; que vous savez trop bien le monde, pour vous faire un crime d'une chose si innocente. Il faut laisser ces vaines terreurs, ajouta-t-il, aux plus petites bourgeoises; mais les dames comme vous, qui ont l'esprit épuré par l'air de la Cour, ne s'arrêtent pas à ces bagatelles. – Vous croyez bien pourtant, dit-elle, que le comte mon époux, qui a respiré toute sa vie ce même air, en jugeroit autrement si je le consultois là-dessus? – Je suis sûr, Madame, répliqua le Roi, qu'il en jugeroit comme moi, quoique peut-être il ne vous dît pas sa pensée, et la qualité de mari qui veut faire la cour à sa femme, lui feroit tenir un autre langage. – Mais enfin, dit la comtesse, quand le comte, mon époux, seroit un de ces maris commodes qui laissent faire à leurs femmes tout ce qu'elles veulent, sans s'en mettre en peine, ne dois-je compter pour rien la modestie de mon sexe, ma propre vertu, ma pudeur et les mouvements de ma conscience, qui répugnent à je ne sais quel commerce que vous demandez de moi, et qui ne peut aboutir à rien de bon? Encore une fois, Sire, je vous le demande pour dernière grâce, si vous avez quelque considération pour moi, demandez-moi des choses plus raisonnables. – Et que vous puis-je demander de plus raisonnable, dit alors le Roi, dans la triste situation où je me trouve? Je brûle d'un feu qui me dévore, j'aime sans espérance, je soupire, je meurs d'amour pour vous, et je ne vous demande que de vous voir et de vous parler; et vous trouvez que ce que je vous demande est déraisonnable? Peut-on vous demander moins? et la vertu la plus sévère s'en pourroit-elle offenser?
La comtesse, qui vit que le Roi persistoit toujours dans le dessein de la voir, ne voulut pas lui répliquer davantage, de peur de l'aigrir, et, sans lui accorder sa demande, elle se contenta de cesser de lui contredire; mais comme les amants prennent avantage de tout, le Roi ne manqua pas d'expliquer en sa faveur le silence de la comtesse. C'est ainsi qu'ils se séparèrent; le Roi continua sa promenade avec ceux qui l'accompagnoient, et la comtesse reprit le chemin du château avec ses deux femmes.
C'est une maxime certaine en fait d'amour que les femmes vont toujours plus loin qu'elles ne pensent, et les hommes au contraire se flattent d'avoir fait plus de chemin qu'ils n'ont fait en effet. Cela ne manqua pas d'arriver au Roi et à la comtesse, après leur dernier entretien. Ce monarque fut assez satisfait de sa maîtresse, et il ne jugea plus cette conquête aussi difficile qu'il avoit cru au commencement; au moins il ne la jugea pas impossible. La comtesse lui parut assez traitable, et il ne remarqua pas en elle cette même sévérité qui lui avoit fait tant de peur. Cependant cet amant se flattoit, et l'heure d'aimer de la comtesse n'étoit pas encore venue. Mais aussi cette vertueuse dame, qui n'y entendoit point de finesse, s'étoit plus avancée qu'elle ne croyoit, ce qui fut la cause de l'erreur du Roi. Ils reconnurent bientôt l'un et l'autre qu'ils s'étoient trompés, lui de croire qu'on le regardoit favorablement; elle, de s'imaginer qu'elle avoit soutenu jusques au bout sa première sévérité. Ce prince impatient, et par l'excès de son amour et par la facilité qu'il avoit trouvée dans toutes ses autres maîtresses, et parce qu'un roi se lasse bientôt d'attendre, chercha une nouvelle occasion de voir la comtesse, et de pousser plus loin les affaires.
Voilà le Roi chaussé. Un valet de garde-robe tient la chemise du Roi et la présente d'abord à un prince du sang; en cas d'absence, au duc de Bouillon, grand chambellan, au duc de Saint-Aignan, l'un des quatre premiers gentilshommes, ou enfin à M. le marquis de Guitry de Chaumont, l'un des deux maîtres de la garde-robe. Le Roi ôte alors sa chemise de nuit et met celle qu'on lui donne. Les huissiers, qui sont entrés dans la chambre royale dès que Sa Majesté a eu pris sa robe de chambre, et qui se tiennent à la porte pour l'ouvrir ou la fermer, ce que nul autre ne peut faire, demandent alors au grand chambellan ou à celui des quatre premiers gentilshommes de la chambre qui est de service, quelles sont, parmi les personnes de condition présentes, celles qu'il peut faire entrer. Après cette première admission de gentilshommes favorisés, le maître de la garde-robe met au Roi son pourpoint, lui présente ses mouchoirs, ses gants, et enfin son manteau et son épée, s'il les veut prendre; s'il veut sortir sans épée ni manteau, l'épée est remise à l'écuyer, le manteau au porte-manteau; enfin s'il ne veut ni son épée ni son manteau, on les laisse à la garde-robe. C'est quand le Roi est habillé que l'huissier, le sieur de Rassé, par exemple, laisse entrer toute la noblesse à son choix, et selon le discernement qu'il fait des personnes plus ou moins qualifiées.
Pendant son voyage, dont la Gazette de France a noté toutes les étapes, la Reine accoucha du jeune prince dont il est ici question; on écrivait de Saint-Germain-en-Laye le 17 juillet à la Gazette: … «Le 13, la Reyne au sortir de ses dévotions en l'église des Récollets, commença de sentir quelques douleurs qui l'empeschèrent d'assister au Conseil; et, sur les dix heures du soir, ces douleurs l'ayant reprise, Sa Majesté se délivra heureusement, environ un quart d'heure après minuit, d'un très-beau prince, qui remplit ce lieu d'une joie extraordinaire.» Le sieur de Villaserre (sic, c'est-à-dire Colbert de Villacerf) fut chargé de porter la nouvelle au Roi, «de la part de la Reyne, qui n'en pouvoit envoyer une meilleure à Sa Majesté, en échange de celles qu'Elle luy mande tous les jours du champ de ses victoires.»
La cour passa à Versailles le reste de l'été au milieu des fêtes. On lit dans la Gazette: «de Versailles, le 23 septembre: – La Cour continue de prendre ici les divertissemens de la saison, entre lesquels celui de la comédie a ses jours. – Le 17, la troupe du Roy y en représenta une des plus agréables, intitulée les Femmes sçavantes, et qui fut admirée d'un chacun. Le 20, les Italiens y jouèrent l'une de leurs pièces les plus comiques. Le 21, la seule troupe royale continua ses représentations avec beaucoup d'applaudissement. Et l'on peut juger par là s'il y a quelque cour en toute l'Europe qui soit divertie de cette manière qui ne peut, aussi, convenir qu'à la grandeur de notre monarque, qui paroît en toutes choses.»
L'année suivante, le Roi reprit la campagne sur le Rhin et la cour ne séjourna pas à Fontainebleau. Nous devions entrer dans ce long détail pour montrer combien le récit de l'auteur peut paraître suspect, puisque l'une des principales circonstances en est si évidemment fausse.