Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1», sayfa 9
CHAPITRE XI.
1648
Bussy revient à Paris.—Il n'y trouve pas madame de Sévigné.—Il apprend qu'elle est à l'abbaye de Ferrières.—Antiquité de cette abbaye.—Pourquoi possédée par l'évêque de Châlons.—Parenté de l'évêque de Châlons et des Rabutins.—Événements qui ont engagé M. et madame de Sévigné à l'aller voir.—Molé de Champlatreux intervient pour arranger l'affaire de Bussy.—On exige que Bussy s'éloigne de Paris.—Il se rend à Ferrières.—Retourne à Paris.—Reçoit des ordres pour organiser à Autun une compagnie de chevau-légers.—Pourquoi il se décide à écrire à M. et à madame de Sévigné en nom collectif.—Lettre de Bussy.—Perfection de la gastronomie à cette époque.—Nécessité, pour l'objet du cet ouvrage, de donner une idée exacte de la guerre et des personnages de la Fronde.
Bussy, ainsi que nous l'avons déjà dit, avait quitté subitement le château de Launay. Il s'était rendu à Paris, espérant y trouver madame de Sévigné. Il apprit qu'elle était allée avec son mari passer la belle saison chez son oncle l'évêque de Châlons, à Ferrières. Cette célèbre abbaye, dont on faisait remonter l'antiquité au temps de Clovis, était située sur les bords riants de la rivière de Loing, à trois lieues au nord de Montargis223. André Fremyot, archevêque de Bourges, frère de sainte Chantal, l'avait réformée et rebâtie, et y avait placé des bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. Jacques Nuchèze, son neveu, nommé son coadjuteur, devint titulaire de cette abbaye, quoiqu'elle fût hors du diocèse de Châlons, dont il fut fait évêque224. Il aimait à y résider, à y jouir des délices de la campagne, et il y faisait bonne chère. Fils de Jacques de Nuchèze, baron de Bussy-le-Franc, et de Marguerite Fremyot, sœur de sainte Chantal, il était oncle de madame de Sévigné et de Bussy. Il se trouvait heureux de recevoir dans son riant séjour des hôtes jeunes et aimables tels que M. et madame de Sévigné, dont il avait béni le mariage225; et il eut d'autant moins de peine à les retenir près de lui, que les dissensions politiques avaient eu leur effet ordinaire. Tous les plaisirs étaient interrompus dans la capitale, toutes les relations sociales suspendues. La journée des Barricades avait eu lieu; la cour avait été obligée de s'enfuir à Saint-Germain. La paix offerte par le parlement ayant été acceptée aux conditions qu'il avait imposées, la cour était revenue à Paris, et Bussy avec elle. Le procès intenté contre lui pour le fait de l'enlèvement de madame de Miramion le força de s'en éloigner. Molé de Champlatreux, fils du premier président Molé, avait été chargé par le prince de Condé de s'entremettre entre Bussy et la famille de madame de Miramion, pour procurer un accommodement226; mais on exigea, pour condition préalable, que Bussy quittât Paris, pour ne mettre aucun obstacle à des négociations dont il désirait de voir la fin. Il se rendit d'abord dans ses terres de Bourgogne, où ses affaires le réclamaient; mais il se hâta de les terminer, et partit le 15 octobre 1648 pour aller à l'abbaye de Ferrières, charmé de l'idée de se trouver réuni dans la même habitation avec sa cousine. Entièrement occupé d'elle, il oubliait tout le reste, et serait reste longtemps dans cette agréable retraite, où les heures s'écoulaient avec une douce rapidité227. Mais au bout de dix jours une lettre de sa mère lui annonça que sa présence était indispensable à Paris pour y terminer son affaire228: il s'y rendit, et ne trouva point les choses aussi avancées qu'on le lui avait fait entendre. Il regrettait d'avoir quitté sa cousine, et se disposait à la rejoindre, lorsqu'il reçut des ordres du roi pour aller à Autun y compléter le régiment de chevau-légers du prince de Condé. Dans l'impossibilité où il se trouvait de retourner à Ferrières, il résolut d'écrire à madame de Sévigné; mais, comme il savait que sa lettre serait lue de son mari, il prit le parti d'écrire à tous deux en nom collectif, de manière à ne rien omettre de tout ce qu'il lui importait de dire, sans cependant faire naître les soupçons. Pour les écarter plus sûrement, il parle dans sa lettre d'une jeune beauté de Paris qui avait frappé ses regards. Naturellement vaniteux, il aimait à rendre sa cousine la confidente de ses amours passagères, afin de prouver qu'il ne manquait pas de moyens de se distraire de ses rigueurs, et qu'en l'aimant il lui sacrifiait plus d'une rivale.
LETTRE DE BUSSY A M. ET A MADAME DE SÉVIGNÉ
«Paris, ce 15 novembre 1648.
«J'ai pensé d'abord écrire à chacun de vous en particulier; mais j'ai cru ensuite que cela me donnerait trop de peine, de faire ainsi des baise-mains à l'un dans la lettre de l'autre; j'ai appréhendé que l'apostille ne l'offensât; de sorte que j'ai pris le parti de vous écrire à tous deux l'un portant l'autre.
«La plus sûre nouvelle que j'aie à vous apprendre, c'est que je me suis fort ennuyé depuis que je ne vous ai vus. Cela est assez étonnant; car enfin je suis venu voir cette petite brune pour qui vous m'avez vu le cœur un peu tendre: à la vérité, elle m'avait ce qu'on appelle sauté aux yeux, et je ne lui avais pas encore parlé. C'est une beauté surprenante, de qui la conversation guérit: on peut dire que pour l'aimer il ne faut la voir qu'un moment, car si on la voit davantage on ne l'aime plus; voilà où j'en suis réduit. Mais j'oubliais de vous demander des nouvelles de la santé de notre cher oncle. Je vous prie de l'entretenir de propos joyeux… Au reste, si vous ne revenez bientôt, je vous irai retrouver: aussi bien mes affaires ne s'achèveront qu'après les fêtes de Noël. Mais ne pensez pas revenir l'un sans l'autre, car en cette rencontre je ne suis pas homme à me payer de raisons.
«Depuis que je vous ai quittés, je ne mange presque plus. Vous qui présumez de votre mérite, vous ne manquerez pas de croire que le regret de votre absence me réduit à cette extrémité; point du tout: ce sont les soupes de messire Crochet qui me donnent du dégoût pour toutes les autres229.»
Il ne faut pas s'étonner de voir Bussy s'extasier sur les soupes de messire Crochet. Je ne sais si les artistes en gastronomie de notre siècle, qui prétendent bien du moins avoir une supériorité incontestable à cet égard sur les siècles qui l'ont précédé, pourraient nous donner une nomenclature de potages égale à celle des officiers de bouche de cette époque. Un livre qui paraît avoir eu alors beaucoup de vogue nous donne les noms et les recettes de trente-quatre potages différents230.
La vie dissipée que madame de Sévigné menait alors, autant par inclination que pour plaire à son mari, ne contribuait pas peu à tenir en haleine la jalousie de son cousin, et lui faisait redouter d'être supplanté par un rival. Non-seulement la danse, la musique, les spectacles, les cercles brillants, et tous les plaisirs que son sexe préfère, étaient de son goût; mais elle aimait encore à partager ceux que les fatigues qu'il faut endurer semblent avoir exclusivement réservés aux hommes. C'est vers cette époque qu'elle alla passer quelques jours à la belle terre de Savigny-sur-Orges, non loin de Monthléry, possédée alors par Ferdinand de la Baulme, comte de Mont-Revel. Là, elle rencontra Charlotte de Séguier, marquise de Sully, fille du chancelier Séguier231, et un certain M. de Chate, dont elle garda un long souvenir, puisque vingt-quatre ans après elle parle à sa fille des trois jours qu'elle passa avec lui, et durant lesquels elle s'adonna aux plaisirs de la chasse. «Je suis étonnée d'apprendre que vous avez M. de Chate: il est vrai que j'ai été trois jours avec lui à Savigny. Il me paraissait fort honnête homme; je lui trouvais une ressemblance en détrempe qui ne le brouillait pas avec moi. S'il vous conte ce qui m'arriva à Savigny, il vous dira que j'eus le derrière fort écorché d'avoir couru un cerf avec madame de Sully, qui est présentement madame de Verneuil232.»
Plusieurs conjectures se présentent sur cette ressemblance en détrempe que madame de Sévigné aimait à retrouver dans M. de Chate; mais il n'en est aucune que l'on puisse choisir de préférence et appuyer sur des faits; il vaut mieux les passer sous silence. Une erreur singulière est celle des commentateurs de madame de Sévigné, qui ont cru que ce de Chate était le même que le Clermont-Chate qui eut une intrigue avec la princesse de Conti en 1694, comme si les dates n'excluaient pas une telle supposition. On peut seulement présumer qu'il était son père, ou son frère aîné, beaucoup plus âgé233.
Nos lecteurs se sont déjà aperçus, par quelques circonstances de nos récits, que le temps de paix et de bonheur qui signala les premières années de la régence d'Anne d'Autriche avait cessé. Déjà la Fronde et la guerre civile étaient commencées; et cette jeunesse folâtre qui fréquentait les ruelles et les salons des princesses s'était précipitée dans les factions avec toute l'inexpérience et l'emportement de son âge. Quand tout ordre social fut rompu, quand aucune passion ne connut plus de frein, la galanterie dégénéra en licence, et le plaisir en débauche. Il est nécessaire de donner une idée exacte de cette aventureuse époque, pour savoir ce que devint madame de Sévigné en la traversant. Sans cela on ne pourrait comprendre ni ses lettres, ni les motifs de ses actions, ni ceux des personnages du règne de Louis XIV avec lesquels elle fut liée.
CHAPITRE XII.
1648-1649
Fausses idées des historiens sur la Fronde.—Caractère de cette époque.—Causes anciennes qui l'ont fait naître.—Nécessité de les connaître.—Les Gaules préparées par les Romains à former un seul État.—Gouvernement féodal produit par la distribution des bénéfices.—Autorité royale réduite à son plus bas degré à l'avénement de Hugues Capet.—Des causes qui tendaient à la relever de son abaissement.—Ruine du gouvernement féodal achevée sous Philippe le Bel.—Louis XI abat la puissance des gouverneurs qui s'étaient rendus indépendants.—Il élève les parlements et les offices judiciaires.—Le tiers état, élevé par l'autorité royale, veut en réprimer les excès.—L'autorité royale se sert des parlements contre le tiers état.—Les parlements prennent de l'ascendant, et veulent partager le pouvoir avec l'autorité royale.—Les grands et les nobles profitent des divisions entre le roi et le parlement pour tâcher de ressaisir leur ancienne puissance.—Le tiers état incline vers l'un ou l'autre parti pour assurer ses droits.—Affaiblissement de l'autorité royale sous la minorité de Louis XIII.—Richelieu la relève, et établit le despotisme.—Il y était forcé par l'état des partis.—Mesures qu'il prend pour anéantir l'ascendant des gouverneurs de province, des gens de robe et de finance.—Après Richelieu, nouvelle régence.—Nouvel affaiblissement de l'autorité.—Avénement de Mazarin au ministère.—Il veut continuer le système de gouvernement créé par Richelieu.—Les grands, les parlements et la bourgeoisie s'y opposent.—Naissance de la Fronde.—Tous les partis réunis contre le ministre avaient des vues différentes.—Pourquoi Condé, Turenne, La Rochefoucauld, le cardinal de Retz, changent si facilement de parti.—La Fronde moins sanglante que la Ligue, mais due à des causes aussi puissantes.—La religion, comme dans la Ligue, y joue un grand rôle.—Naissance du jansénisme.—La réforme de Luther éclaire sur les abus de la cour de Rome, et donne le goût des discussions théologiques.—Doctrine de saint Augustin et de l'Église sur l'autorité des papes.—Doctrine des jansénistes sur la grâce.—Effet de cette doctrine sur la morale.—Cause de son succès.—Port-Royal des Champs.—Des solitaires qui s'y retirent.—Leur genre de vie, leurs travaux, leurs écrits.—Pourquoi ils se trouvaient liés avec les chefs de la Fronde, avec le cardinal de Retz.—Composition de la société à cette époque.—Les grands avaient des clients et des vassaux tenant à eux, changeant de parti avec eux.—Les Sévignés, parents du cardinal de Retz, le reconnaissaient pour chef et protecteur de leur famille.—Madame de Sévigné jetée par son mari dans le parti de la Fronde et des jansénistes.—Situation des affaires en 1648.—Habileté de Mazarin.—Barricades.—Paix avec le parlement.—Griefs contre Mazarin.—Mécontentements des grands.—On inspire des craintes au peuple.—Une nouvelle crise se prépare.
La Fronde n'a duré que quatre ans. Placée entre le despotisme de Richelieu et le long règne de Louis XIV, ce choc si vif, si animé de toutes les puissances du corps social, de toutes les grandes capacités qui s'étaient subitement développées durant cette mémorable époque, n'a paru à presque tous les historiens qu'un accident, qu'une espèce d'interrègne du pouvoir absolu, résultat passager de quelques ambitions personnelles, de quelques intrigues d'amour. Telle est surtout l'idée que Voltaire en donne; mais elle est fausse. La Fronde est une des époques les plus remarquables de notre histoire, par les lumières qu'elle y répand, par les enseignements politiques qu'elle fournit. C'est l'expression la plus concentrée, la plus dramatique d'une lutte dont les causes ont toujours existé et ont produit des révolutions qui durent encore; causes qui, par leurs actions, tantôt cachées, tantôt dévoilées, tantôt lentes et progressives, tantôt rapides et violentes, ont sans cesse modifié, altéré ou subitement changé nos lois, nos mœurs et nos habitudes.
Aussi, pour les bien comprendre, il faut nous replacer au berceau de notre histoire, et saisir d'un seul regard la vie entière de la nation. Pour trouver comment s'opèrent les débordements d'un fleuve, il est nécessaire d'en tracer le cours et de remonter jusqu'à sa source.
La réunion de tous les peuples gaulois, de tous les pays compris entre le Rhin et les Alpes, la mer et les Pyrénées, en une seule province romaine; les grandes routes que ce peuple dominateur y pratiqua, et qui en unissaient toutes les parties; la conquête de ce pays par les Francs; l'établissement du vaste empire de Charlemagne, et les assemblées régulières et générales de la nation sous les deux premières races, donnèrent à la France une force d'agrégation et un sentiment de nationalité que les partages et les guerres entre des princes ennemis, et entre les différentes provinces, ont souvent affaibli, mais n'ont pu anéantir entièrement.
La distribution des terres à cultiver, ou des bénéfices concédés pour un temps ou pour la vie, fut une conséquence nécessaire d'un grand territoire conquis par une armée peu nombreuse, et donna naissance à la vassalité. L'application à la race royale des lois qui chez les Francs régissaient la famille produisit le partage égal de la monarchie entre tous les enfants du monarque, et fut une cause de divisions, de crimes, de malheurs et d'anarchie qui affaiblit l'autorité royale. Les bénéficiers en profitèrent pour retenir, au delà du temps prescrit, et sans l'aveu des concessionnaires, les terres qui leur avaient été concédées; et leurs héritiers en conservèrent la possession comme de biens qui leur appartenaient, dès qu'ils remplissaient, comme leurs auteurs, les conditions de la concession. Ainsi les bénéfices et les fiefs donnés à temps et révocables devinrent héréditaires; la vassalité fut immobilisée: elle fut transportée des personnages aux terres. La même cause donna aux délégués des rois pour le gouvernement et la défense du pays, c'est-à-dire aux comtes, aux ducs et autres officiers de la couronne, les moyens d'être indépendants ou de se faire assez redouter pour rendre leurs charges et offices inamovibles, au lieu d'être, comme avant, révocables à volonté. Ils les firent convertir, sous de certaines conditions d'obéissance, en fiefs héréditaires. C'est ainsi que la féodalité prit naissance, et devint la loi des particuliers et la loi de l'État.
L'avénement de Hugues Capet au trône, ou le commencement de la troisième race, marque le plus haut degré du système féodal, et en même temps le plus grand abaissement de l'autorité royale. La France n'était alors qu'un ensemble d'États confédérés entre eux, et régis par la loi des fiefs. La couronne était un grand fief. Mais cependant même alors, au milieu de vassaux ayant tous des intérêts particuliers souvent opposés à ceux de l'État, et de serfs, qui n'étaient rien, celui qui portait cette couronne était le seul qui centralisât dans sa personne les intérêts généraux, et par conséquent le seul qui eût le grand caractère de nationalité; le seul qui par son titre, ses droits, ses pouvoirs, ses devoirs, avait les moyens de former un lien commun, de réaliser cette idée de France qui sous Clovis, sous Charlemagne, et sous le système de vassalité absolue, avait eu autrefois tant de force, mais qui, toute faible qu'elle était, ne s'était pas effacée.
Cette position tendait à augmenter sans cesse l'autorité de ceux qui s'y trouvaient placés, malgré les fautes qu'ils pouvaient commettre. Par la même raison, le pouvoir des grands vassaux, dont les intérêts réciproques étaient divergents, et souvent opposés à ceux de l'État, devait diminuer graduellement, quelque habileté qu'ils missent à le défendre ou à le conserver. On peut renverser par la violence des institutions fortes; mais tant qu'elles existent, on ne peut échapper à leurs conséquences.
L'abolition de l'esclavage personnel, due à la propagation de la morale évangélique, au véritable esprit du christianisme et aux progrès de l'industrie agricole, manufacturière et commerçante, fit surgir une nouvelle classe dans la nation, distincte de celle des nobles et du clergé. Cette classe s'accrut rapidement en nombre et en richesses; et ses efforts pour prendre dans l'État une influence proportionnée à sa puissance réelle amenèrent l'affranchissement des communes et le pouvoir des villes. Les appels successifs en matière de justice remontant jusqu'au roi, introduits par saint Louis et nécessités par la complication des intérêts sociaux, fondèrent la puissance des gens de loi ou des parlements.
Nos rois, en s'appuyant habilement sur les communes et les villes, ou sur le tiers état et sur les parlements, purent lutter avec avantage contre leurs grands vassaux, dont quelques-uns étaient de puissants monarques. Ils ressaisirent ainsi graduellement le pouvoir utile à tous, qu'ils avaient perdu; ils réunirent à la couronne les grands fiefs, qui recueillaient plus d'avantages à se mettre sous leur protection qu'à conserver leur indépendance ou leur allodialité. Ainsi se trouva peu à peu anéantie la féodalité dans ses rapports avec l'autorité royale. Philippe le Bel, par l'établissement des armées permanentes et le droit de battre monnaie enlevé à tous les seigneurs, acheva la ruine du gouvernement féodal.
Ce ne fut donc pas Louis XI, ainsi qu'on l'a dit, qui abattit la féodalité. Lorsque ce roi spirituel, rusé et cruel, parvint au trône, les provinces n'étaient point régies par des pairs du royaume, ni par de hauts barons, ni par les descendants des familles revêtues d'un droit héréditaire, mais par des gouverneurs nommés par l'autorité royale, et révocables à sa volonté. Seulement ces gouverneurs, il est vrai, étaient des princes du sang, des membres de la famille royale, qui avaient profité de l'état de démence de Charles VI et de l'indolence de Charles VII pour se rendre indépendants dans leurs gouvernements. Ce fut contre ces grands et récents usurpateurs que Louis XI eut à lutter. En rendant inamovibles les offices de judicature et de finance, et en les plaçant sous l'inspection et l'autorité des parlements, il restreignit la puissance des gouverneurs; mais en même temps, et sans le prévoir, il créa pour l'autorité royale des obstacles contre lesquels elle devait un jour se briser.
Le tiers état, après s'être en partie affranchi du joug féodal par le secours de la puissance royale, chercha en vain un point d'appui dans les états généraux contre l'envahissement et les abus de cette même puissance. Réduit à ses propres forces, et sans le secours des deux autres ordres, dont les intérêts étaient différents des siens, il ne put jamais parvenir à mettre hors de toute contestation sa part d'influence dans les affaires nationales; ce qui aurait dû être une conséquence des subsides et des subventions en hommes ou en nature accordés par l'organe de ses députés. Mais ses efforts pour acquérir une légitime indépendance furent souvent assez énergiques pour faire pressentir ce qu'on pouvait en redouter. Ce fut alors que les rois employèrent contre le tiers état les parlements, dont ils s'étaient heureusement servis contre la noblesse et le clergé. Les rois flattèrent l'orgueil de ces grandes compagnies judiciaires, en leur conférant en partie les attributions et l'autorité des états généraux, qu'ils redoutaient, et que la progression toujours croissante des taxes aurait forcé d'assembler trop fréquemment. Ainsi s'accrut successivement l'autorité des parlements, et particulièrement celle du parlement de Paris, qui renfermait dans son sein les pairs du royaume, les princes du sang, et les grands dignitaires de la couronne. Ces hautes cours nationales devinrent imposantes pour le monarque même. Toutefois, comme il en nommait les membres, tant que le gouvernement eut de l'énergie, les parlements servirent plutôt d'appui que d'obstacle au pouvoir; mais sous les faibles règnes de Charles IX et de Henri III les parlements cherchèrent leur tour à amoindrir l'autorité royale, pour accroître la leur. Les grands profitèrent alors des divisions qui s'établirent entre le roi et les parlements pour s'efforcer de reconquérir de nouveau l'indépendance qu'ils avaient perdue; et le tiers état inclina tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre de ces partis, selon qu'il avait plus à espérer ou à redouter des uns ou des autres. Les progrès de la réforme religieuse, qui augmentèrent encore les causes de discorde, et le fanatisme, en secouant ses torches sur ces matières inflammables, achevèrent de tout embraser. L'autorité royale, craignant de lutter à force ouverte, chercha à tromper et à diviser, et devint cruelle par peur. Un roi habile et victorieux, joignant l'énergie à la prudence, parvint à comprimer les éléments de trouble et de désordre, mais ne les anéantit pas. A la mort de Henri IV, et pendant la régence de Louis XIII, les grands, les gouverneurs de province, et les parlements, s'emparèrent de nouveau, à leur profit, des plus importantes attributions de l'autorité royale, au détriment du tiers état et des libertés publiques. Mais Richelieu parut.
Rendre à la couronne sa dignité et au pouvoir royal sa force et son action fut l'œuvre de Richelieu. Jamais on ne vit à la tête d'un grand État un génie plus digne de le gouverner. Le despotisme est une forme de gouvernement qui répugne à la raison; la cruauté est sa compagne, et la terreur son moyen. Pour s'établir et se maintenir, il lui faut faire une continuelle violence à la nature humaine; mais le médecin emploie aussi le poison pour sauver la vie à son malade, et le régime auquel il le contraint serait mortel pour celui qui jouirait d'une santé robuste. La première loi de l'homme d'État est de ne pas laisser périr l'État; et avant de condamner en lui le despote il faut se demander s'il a pu éviter de le devenir. Richelieu pouvait-il sauver la France, la maintenir dans son intégrité, et y faire triompher sur tous les principes destructeurs le principe de la nationalité, qui n'y était plus représenté que par la personne du roi, sans faire dominer par-dessus toute autre puissance la puissance royale? Telle est la question. Or, en examinant la situation du royaume à cette époque on reconnaîtra que toutes les autorités autres que celle du roi étaient usurpées, illégales, divergentes et oppressives. L'autorité royale était la seule régulatrice, la seule légitime, la seule protectrice, la seule conservatrice. Peut-être pourra-t-on penser que contre l'anarchie des pouvoirs Richelieu eût pu trouver un remède efficace dans l'imposante autorité des états généraux; ce serait mal connaître la situation de la France à cette époque. Les états généraux, s'il les avait assemblés, eussent été sous l'influence des princes et des grands, alors maîtres de toutes les provinces, commandant dans toutes les forteresses; leurs résolutions eussent accru le pouvoir des classes privilégiées, diminué l'autorité royale, et rendu encore plus insupportable le joug qui pesait sur le peuple ou le tiers état.
Du moins, dira-t-on encore, Richelieu aurait pu s'appuyer sur les parlements, et surtout sur celui de Paris, où siégeaient les princes du sang et les pairs de France, et par là, sous des formes plus convenables à une monarchie limitée, exercer un pouvoir plus légal que son despotisme farouche. Cela eût été possible, en effet, si les parlements avaient pu être restreints à leur fonction primitive, celle de rendre la justice, et aussi à celle que les rois leur avaient conférée, d'enregistrer les impôts; s'ils s'étaient contentés du droit, si utile, de faire des remontrances, le seul que l'usage et les ordonnances leur avaient donné dans les attributions législatives; mais en l'absence des états généraux ils voulaient être substitués à leur autorité. Ainsi que je l'ai déjà remarqué, les offices de finance avaient été rendus inamovibles, aussi bien que les offices de judicature; et ceux qui les possédaient, et dont le nombre se montait à plus de quarante mille chefs de famille, puissants par leurs richesses, étaient unis d'intérêt avec les parlements sous la juridiction desquels ils se trouvaient placés; tous étaient des membres ou des clients des familles parlementaires. Richelieu ne pouvait donc se flatter d'être secondé par les parlements dans sa régénération administrative. Ces compagnies se seraient, au contraire, opposées aux actes de vigueur qui étaient indispensables pour réprimer les abus, soulager les peuples, faire ployer les grands sous le joug des lois, et fonder un gouvernement régulier. Trop d'intérêts particuliers s'opposaient à l'intérêt général pour qu'on pût espérer que ce dernier prévalût, si l'on était assez imprudent pour établir entre eux et lui un conflit. Richelieu n'avait d'autre moyen que de saisir le pouvoir par lui-même, et sans le secours d'aucune autre force que celle du sceptre royal. Il y était contraint par sa position, lors même qu'il n'y aurait pas été enclin par son caractère. En politique on ne peut jamais isoler le passé du présent; et c'est en se pénétrant des conditions que l'un et l'autre nous imposent, que l'on peut parvenir à dominer l'avenir. La création des intendants de province fut de la part de Richelieu une innovation hardie, par laquelle il affaiblit l'autorité des gouverneurs en la partageant, ou plutôt en lui ôtant ses plus solides appuis, la levée des impôts et l'administration des finances. Il ne s'en tint pas là. Les gouvernements des provinces furent donnés à des hommes de son choix, et qu'il eut soin de prendre dans des rangs moins élevés que les Condé, les Montmorency, les d'Épernon, les Vendôme, et autres seigneurs riches et puissants, et par conséquent très-insubordonnés: ceux-ci étaient parvenus à faire de ces grandes charges des portions de leur patrimoine particulier et des apanages de leur famille, quoiqu'elles fussent de droit à la discrétion du monarque. Richelieu détruisit la hiérarchie financière, et l'influence que les parlements exerçaient par elle. Il sépare habilement les affaires judiciaires de celles qui étaient administratives. Les charges des trésoriers et des élus, qui étaient héréditaires, furent abolies. Ils furent remplacés par des intendants de justice, de police et de finance, nommés par le roi et révocables à volonté.
Contre l'opposition et les clameurs d'une si grande multitude de personnages qu'il ruinait, par un changement subit et par une banqueroute inique; contre les complots et la fureur des grands, qu'il privait d'une autorité illégitimement acquise, mais en quelque sorte consacrée par le temps, Richelieu lutta avec des armes terribles. Il foudroya pour gouverner, mais enfin il gouverna. Partout il établit l'ordre et la sécurité et les bienfaits d'une administration vigilante et sévère; sous lui la France fut calme, forte, glorieuse et redoutée.
Il mourut admiré et abhorré. Les peuples, satisfaits d'être délivrés d'un joug aussi pesant, obéirent avec joie à la reine régente. Les courtisans furent d'abord enchantés de son gouvernement. Il ne leur refusait rien. Il semblait, a dit l'un d'eux, qu'il n'y eût plus que quatre petits mots dans la langue française: «La reine est si bonne234!» Les prisons d'État s'ouvrirent; les attributions des parlements furent respectées; les princes du sang et les grands furent réintégrés dans leurs commandements. Ce fut pendant quelque temps un concert unanime de louanges et de continuelles actions de grâces. Mais lorsque les princes et les parlements voulurent, comme avant Richelieu, participer à la direction générale de l'État, et surtout à la distribution des places et des faveurs, on fut tout surpris de trouver de la résistance dans la reine régente. On se scandalisa de lui voir manifester la volonté de gouverner. Dans toutes les tentatives qu'elle fit alors pour retenir un pouvoir qu'on envahissait, ou ressaisir celui qu'elle avait imprudemment laissé échapper, on ne voulait voir que la continuation du système odieux de Richelieu. L'exaspération s'accrut au plus haut degré lorsqu'on la vit donner toute sa confiance à un étranger, à un cardinal, à une créature de Richelieu. A ce triple titre, Mazarin était également odieux aux grands, aux parlements, à la bourgeoisie. Le pouvoir, que l'habitude avait fait considérer comme absolu, fut donc attaqué par ces trois partis simultanément; mais, malgré la crainte de l'ennemi commun, qui les unissait, ces partis n'en avaient pas moins une origine et des conditions d'existence différentes, et par conséquent aussi des intérêts différents. Les grands voulaient exercer la puissance en se plaçant au-dessus des lois; le parlement, augmenter la sienne par les lois; les bourgeois, établir la leur aux dépens des lois; à leurs yeux elles étaient abusives, et le pouvoir leur semblait oppresseur. Tous les partis, pour arriver à leur but, avaient recours à la violence ou en empruntaient le secours. Les grands voulaient contraindre le pouvoir à se mettre sous leur direction, afin qu'il ne fût exercé qu'à leur profit. Pour y parvenir, ils faisaient alliance avec le parlement, avec le peuple, avec l'étranger. Tout moyen leur était bon: ils n'avaient de crainte pour aucun péril, de répugnance pour aucun crime. Les parlements, plus scrupuleux, mais non moins passionnés, se servaient habilement des lois, dont ils se déclaraient les protecteurs, pour justifier leurs prétentions et satisfaire leur ambition. Le peuple inclinait toujours pour le parti qui annonçait vouloir le protéger contre l'oppression, alléger ses souffrances, et lui assurer ses franchises. Mais, sans organisation, sans expérience de sa force, il ne pouvait rien par lui-même, et recherchait l'appui des grands, ou du parlement, ou de l'autorité royale. Telle était la position de cette dernière, que quand elle se livrait aux grands, elle était toujours certaine de les mettre de son côté et de les détacher du parlement et du peuple; quand elle se plaçait sous l'égide du parlement, les grands, qui tenaient les citadelles et le gouvernement des provinces, se liguaient contre elle, et conspiraient avec l'étranger pour lui faire la guerre. De là tant de changements de parti et d'intrigues contraires; ce qui ne prouve pas, comme l'a dit Voltaire, qu'on ne savait ni ce qu'on voulait ni pourquoi on était en armes. On le savait très-bien. Les intérêts généraux sont stables; les résolutions et les actions qu'ils nécessitent sont toujours les mêmes. Pour les servir, on ne peut aspirer qu'à un seul but, le bien public. Les moyens de l'atteindre sont dans tous les temps les mêmes: l'ordre, l'économie, la justice, le désintéressement, la fermeté, la vigilance, la droiture. Mais les intérêts privés varient sans cesse, comme les destinées particulières: ceux du lendemain ne sont pas toujours ceux de la veille; le but qu'on a atteint devient un moyen pour arriver à un but plus éloigné, détourné, ou même opposé. Jamais l'ambition et la cupidité ne s'arrêtent; elles ne peuvent réussir qu'en se déguisant, et comme elles savent que de toutes les formes qu'elles empruntent, celle de l'intérêt public contribue le plus à leur succès, elles n'épargnent rien pour le simuler. Cependant, au fond, elles leur sont presque toujours opposées, et il leur arrive souvent de travailler contre elles-mêmes et de servir cet intérêt contre lequel elles conspirent. La nécessité de dérober leurs secrets aux yeux de la multitude, dont la coopération leur est nécessaire, les y contraint. De là les changements de masque des hommes d'État, les contradictions que nous remarquons dans leurs actions et leurs discours, au milieu des tourbillons de la guerre civile et du tumulte des partis.