Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3», sayfa 14
Il est probable que, quoique assiégé pendant trois jours consécutifs par les remontrances de la reine, de son frère, de tous les princes de son sang et de quelques ambassadeurs de l'étranger, Louis XIV n'eût jamais rétracté le consentement qu'il avait donné, si l'on n'était parvenu à détacher du parti de Lauzun son plus ferme appui, madame de Montespan. A celle-ci on fit entendre qu'en contribuant à porter à une si grande élévation un favori tellement goûté du roi qu'il balançait le crédit des ministres et de tous les princes du sang elle travaillait contre elle-même. La hauteur et la fierté de Lauzun révoltaient déjà tout le monde: que serait-ce lorsque, devenu par alliance le cousin germain de son maître et possesseur d'une immense fortune, il n'aurait plus besoin de la protection de la maîtresse en titre ni de celle de personne? Si ce mariage s'accomplissait, toute la famille royale lui en voudrait mortellement, comme étant celle qui avait porté le roi à y consentir; et le roi lui-même le lui reprocherait un jour. La princesse de Carignan et madame Scarron, dans les conseils de laquelle madame de Montespan avait une grande confiance, furent chargées de lui développer ces motifs: ils produisirent leur effet, et la firent résoudre à se déclarer contre Lauzun540. Louis XIV, déjà ébranlé par les assauts nombreux qu'on lui avait livrés sur cette affaire, ne put résister aux séductions de sa maîtresse, et promit enfin d'empêcher ce mariage.
Il lui en coûtait beaucoup de se dédire; mais sa résolution était devenue invariable. Il voulut au moins adoucir, autant qu'il était en lui, ce qu'avait de pénible et de rigoureux cet acte de sa despotique volonté, et la déclarer lui-même à MADEMOISELLE. Il la fit donc prier de venir le trouver. Aux premiers mots que lui dit le roi, elle devina le reste. Comment peindre l'excès du désespoir de cette malheureuse princesse, ses touchantes prières, ses pleurs amers, ses cris douloureux, lorsque, se roulant aux pieds du monarque, elle le supplia de révoquer l'arrêt qu'il venait de prononcer, ou de lui donner la mort, mille fois préférable pour elle à sa séparation d'avec Lauzun? Louis XIV, dans l'émotion que lui causa l'abaissement d'une princesse autrefois si puissante et si fière, que la politique de son ministre avait pensé un instant à lui donner pour femme et pour soutien de son trône chancelant, se mit à genoux pour la relever541: dans cette posture, il la pressa contre sa poitrine, et mêla ses larmes aux siennes. Le chagrin qu'il éprouvait de se refuser à ses instances fut si grand qu'il s'abandonna jusqu'à lui reprocher de ne s'être pas hâtée, et de lui avoir laissé le temps de la réflexion. Hélas! ce reproche, si peu fondé, ne pouvait qu'augmenter les regrets douloureux de la princesse. Elle n'y répondit que par de nouvelles supplications. Mais Louis XIV lui déclara qu'il ne pouvait plus changer, et la laissa désespérée de n'avoir pu le fléchir.
Lauzun se montra d'abord digne de l'honneur qui lui était refusé: froid, calme et en apparence insensible à ce revers de fortune542, il continua comme à l'ordinaire son service auprès du roi. Pour le dédommager, Louis XIV lui offrit le titre de duc et le bâton de maréchal. Il refusa ces grâces, et dit au roi qu'avant de lui faire accepter une aussi honorable dignité que celle de maréchal de France il le priait de vouloir bien attendre qu'il l'eût méritée par ses services543. Lauzun ne se soutint pas à cette hauteur: c'est que ses refus étaient ceux d'un favori qui veut bouder son maître et le punir d'avoir manqué à sa parole, et non ceux d'un légitime orgueil et d'une noble fierté. Mais il poussa si loin l'audace que, dans sa colère contre madame de Montespan, dont il avait surpris les secrets, il voulut la compromettre avec le roi544, et s'attira ainsi une disgrâce éclatante. Abandonné par le roi à l'inimitié de Louvois, il finit par subir une rigoureuse détention545. C'est alors que le jeune duc de Longueville fut de nouveau offert pour époux à MADEMOISELLE; elle le refusa. Son amour survécut à la disgrâce et à l'absence. Depuis que Lauzun était malheureux, la princesse l'aimait encore avec plus de tendresse546.
Après plusieurs années de démarches sans nombre, de sollicitations humiliantes et le sacrifice d'une partie de sa fortune, elle obtint enfin du roi de faire cesser la captivité de Lauzun, et probablement aussi la permission de contracter avec lui un mariage secret547. La liberté qu'il lui devait, les dons qu'elle lui fit, les preuves multipliées de son long et touchant attachement ne purent la garantir de son ingratitude et de ses indignes procédés. Moins oppressée par sa passion, elle retrouva encore assez d'énergie et de fierté natives pour se séparer de lui et le bannir pour toujours de sa présence. Elle ne fit pas la moindre mention de lui dans son testament. Lauzun vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, et vers la fin de sa carrière il obtint par ses services de nouveaux grades et de nouveaux honneurs548, mais jamais il ne put reconquérir la faveur du roi. MADEMOISELLE, depuis son fatal amour, n'eut plus à la cour cette haute influence qu'elle y avait exercée si longtemps. Sa personne avait cessé d'inspirer cette estime et ces éclatants respects qui l'avaient entourée jusque-là.
Madame de Sévigné la vit avant et après la catastrophe de son mariage projeté549. Elle s'entretint longtemps seule avec elle, et fut alternativement le témoin de l'ivresse de sa joie et de l'excès de sa douleur. Plusieurs fois le spectacle de ses tourments et des angoisses de son cœur lui arracha des larmes. Elle décrit très-bien l'état de l'âme de cette princesse dans ces deux instants si opposés550. «C'est, dit-elle en écrivant à son cousin de Coulanges, le sujet d'une tragédie dans toutes les règles; jamais il ne s'est vu de si grands changements en si peu de temps; jamais vous n'avez vu une émotion aussi générale.»
Cette affaire fit tellement de bruit dans toute l'Europe que Louis XIV crut devoir écrire aux ambassadeurs qu'il avait dans l'étranger une circulaire dans laquelle il expliquait les raisons qu'il avait eues de permettre et ensuite de défendre le mariage de MADEMOISELLE et de Lauzun; il engagea ses agents diplomatiques à communiquer secrètement cette dépêche aux différentes cours près desquelles ils se trouvaient placés551.
Nous avons suffisamment entretenu nos lecteurs des personnages que voyait madame de Sévigné et dont elle nous parle dans les lettres qu'elle a écrites, à dater de l'époque dont nous traitons. Il est temps de revenir aux particularités qui, dans ces mêmes lettres, la concernent personnellement.
CHAPITRE XV.
1669-1671
Madame de Sévigné passe à Livry l'automne de l'année 1669 avec sa fille, son gendre et sa famille.—Long souvenir qu'elle conserve de cette heureuse époque de sa vie.—Son bonheur est troublé par un événement.—Le chevalier de Grignan tombe de cheval.—Madame de Grignan s'évanouit, et fait une fausse couche.—Propos malins de la comtesse de Marans à ce sujet.—Bussy paraît en avoir eu connaissance.—Ces propos peuvent être relatifs à l'inclination présumée du roi pour madame de Grignan.—Saint-Pavin, goutteux, fait encore des vers pour madame de Sévigné.—Il meurt.—Son épitaphe est composée par Fieubet.—Le comte de Grignan est nommé lieutenant général de Provence.—Il part.—Une correspondance s'engage entre lui et madame de Sévigné, et entre elle et son cousin de Coulanges, avec toute la famille de l'intendant de Lyon et avec madame de Coulanges.—Madame de Sévigné, par ses lettres, cherche à capter la confiance et l'amitié de son gendre.—Elle lui recommande un gentilhomme condamné aux galères.—Détails sur ce gentilhomme.—Nouvelles diverses données par madame de Sévigné au comte de Grignan.—Mot de la duchesse de Saint-Simon.—Son caractère.—Le duc de Noirmoutier devient aveugle.—Détails sur lui et sur son père.—Hiver rigoureux.—Décès causés par la petite vérole.—Mariage de mademoiselle de Thianges et du duc de Nevers.—Guillaume VII, prince de Hesse, meurt sans avoir été saigné.—Discussion des médecins sur l'efficacité de la saignée.—Intrigue du comte de Saint-Paul et de la duchesse de la Ferté.—Pari et course au bois de Boulogne du grand écuyer et du maréchal de Bellefonds.—Le comte de Grignan musicien.—Madame de Sévigné lui promet des motets.—Nicole publie un traité;—La Fontaine, un recueil de ses Contes.—Bourdaloue prêche aux Tuileries.—Madame de Sévigné fait l'éloge de tous ces talents.
La sensibilité, ce mobile de nos peines et de nos jouissances, grave dans notre mémoire nos moments de joie et nos jours de tristesse. C'est cette faculté de l'âme qui nous fait vivre dans le passé autant que dans le présent; plus elle prédomine, plus elle nous retrace vivement ces heures si promptement écoulées, où les objets de nos intimes affections se trouvaient réunis autour de nous; où, au milieu d'une société d'amis, nous étions avec eux en communauté de plaisirs, de sentiments et d'idées. Il est dans notre nature, dans cet instinct de bonheur dont la Providence nous a pourvus de chercher à nous rappeler de préférence les époques de nos plus grandes félicités. C'est par cette raison que les souvenirs de l'automne de l'année 1669 viennent si souvent se placer sous la plume de madame de Sévigné. Bosquets de Livry, qui aviez été si longtemps témoins des jeux enfantins, des ris folâtres et de la pétulante gaieté de Marie de Rabutin, vous la vîtes alors, parée d'un autre nom, belle de sa maternité, se promener avec plus de calme sous vos ombrages; heureuse par les soins pieux qu'elle prodiguait à son tuteur, par la tendresse d'un fils, par le bonheur d'une fille, objets de ses prédilections; par les attentions d'un gendre qui satisfaisait son orgueil et donnait plus de force à ses espérances! Ce gendre, le chevalier de Grignan, son frère, madame de Charmes, femme d'un président du parlement d'Aix, qui avait été ami intime de Fouquet552, vinrent alors passer quelque temps avec madame de Sévigné, et contribuèrent, avec la société aimable et brillante qui lui venait de Paris et des environs, à varier son existence et à faire de Livry un séjour de fêtes et de jouissances continuelles.
Il faut d'autant moins s'étonner que madame de Sévigné se rappelle, après l'intervalle de plusieurs années, les jours passés à Livry au milieu de toute sa famille qu'elle était alors dans la force de l'âge et de la santé, dans la plus riante campagne, dans la plus agréable saison de l'année, et que ce temps d'un bonheur si complet fut aussitôt suivi de celui qui la sépara d'avec sa fille; séparation cruelle et cause incessante des douleurs de toute sa vie!
Il était encore un autre motif qui ne permettait pas à madame de Sévigné d'oublier cette époque de son séjour à Livry, qu'elle prolongea jusqu'à la chute des feuilles, c'est qu'au souvenir des doux moments qu'elle y avait passés se mêlait celui d'un événement triste en lui-même, et qui la menaça du plus grand malheur qui pût lui arriver.
Le 4 novembre 1669553, le chevalier de Grignan, montant un cheval fougueux, fut violemment jeté à terre en présence de sa belle-sœur, alors enceinte. Madame de Grignan s'évanouit, et fit une fausse couche. Il est facile de comprendre quelles furent alors les inquiétudes de madame de Sévigné. Elle en parle dans un grand nombre de lettres; mais ses tourments, et les souffrances de madame de Grignan, et les regrets de son gendre ne furent pas les seuls résultats fâcheux de cet accident; il y en eut un plus durable dans ses effets, que ces mêmes lettres et les lettres de Bussy nous font connaître554.
Le chevalier de Grignan avait une belle figure; il était plus jeune, plus sémillant, plus aimable que le comte de Grignan, son frère, laid de visage, ainsi que nous l'avons dit. La familiarité qui s'était établie entre le beau-frère et la belle-sœur n'avait rien qui ne fut irréprochable: toujours en présence d'une mère et d'un époux, ils pouvaient tous deux se livrer aux accès de leur gaieté avec la liberté que permet le séjour à la campagne et dont leur jeune âge leur faisait un besoin. Mais la vive émotion qu'éprouva madame de Grignan lors de l'accident arrivé au chevalier et surtout la fausse couche qui en fut la suite donnèrent lieu à la malignité de s'exercer sur le compte de tous deux. J'ai rapporté ailleurs la parodie de la fable de la Fontaine, que l'on fit peu après sur ce sujet555. Les recueils de vers manuscrits de ce temps renferment plusieurs autres pièces qui prouvent que madame de Grignan fut en butte à ces satires grossières des chansonniers et des vaudevillistes, auxquelles la célébrité, la puissance, les richesses et la beauté ne pouvaient alors échapper. Leurs auteurs s'étaient accordés à donner au comte de Grignan le surnom de Matou, à cause de sa mine ébouriffée; et, aussitôt après son mariage avec mademoiselle de Sévigné, on fit sur lui et sur sa femme le couplet suivant:
Belle Grignan, vous avez de l'esprit
D'avoir choisi votre beau-frère;
Il vous fera l'amour sans bruit,
Et saura cacher le mystère.
—Matou! n'en soyez pas jaloux;
Il est Grignan tout comme vous556.
La comtesse de Marans, en accréditant par ses discours les bruits qui couraient sur madame de Grignan et sur son beau-frère, s'attira l'inimitié de madame de Sévigné ainsi que de rudes reproches de la part du duc de la Rochefoucauld et des nombreux amis de notre aimable veuve557.
Il y a lieu de croire que les insinuations de madame de Marans parvinrent aux oreilles de Bussy; et c'est à elles qu'il fait allusion dans ses lettres du 25 juin et du 10 juillet 1670558; à moins qu'on ne pense que le bruit qui courait de l'inclination du roi pour mademoiselle de Sévigné ne se soit accrédité, et même n'ait pris plus de consistance depuis qu'elle était mariée. Alors ce serait là l'objet véritable des discours indiscrets et malveillants de madame de Marans et de quelques personnages de la cour sur la mère et sur la fille. Ce qui est certain, c'est que madame de Grignan craignit de fixer sur elle l'attention du monarque. Lorsqu'elle parut à la cour avec son mari, dont la laideur faisait un si grand contraste avec sa beauté, non-seulement elle s'abstint de toute recherche de toilette, mais elle osa choquer la despotique volonté de la mode en dérobant aux regards, par un vêtement peu gracieux, de séducteurs attraits, que les jeunes femmes de son âge étaient tenues de montrer. C'est à quoi madame de Sévigné fait allusion dans une de ses lettres, où elle témoigne à sa fille la satisfaction qu'elle éprouve des soins qu'elle se donne pour être plus élégamment vêtue: «Vous souvient-il, lui dit-elle, combien nous avons été fatiguées avec ce méchant manteau noir? Cette négligence était d'une honnête femme, M. de Grignan vous en peut remercier; mais elle était bien ennuyeuse pour les spectateurs559.»
Quoi qu'il en soit, les torts de madame de Marans ont dû être graves. Madame de Sévigné ne la désigne le plus souvent que par le surnom de la sorcière Mellusine; et elle manifeste à son égard un ressentiment et une aigreur qui n'étaient pas dans son caractère, naturellement doux et indulgent. Cette comtesse de Marans avait ses raisons pour discréditer les femmes dont la conduite était régulière. Elle était fort galante et publiquement connue pour être la maîtresse de monsieur le Duc, fils du grand Condé; elle en eut une fille qui porta le nom de Guenani, anagramme de celui d'Anguien. Cette fille fut légitimée, et épousa depuis le marquis de Lassay, dont on a des Mémoires560.
Pendant le séjour que madame de Sévigné fit à Livry durant cet automne, elle revit Saint-Pavin. Il était affaissé par l'âge et les souffrances de la goutte561, et cependant il faisait encore des vers tendres et galants. Le retour de madame de Sévigné à Paris, à la fin de la saison, lui épargna la douleur de voir mourir ce bon et aimable épicurien, dont la société avait égayé sa jeunesse562 et dont les poésies avaient contribué à lui donner le goût du style naturel et gracieux563. Saint-Pavin eut une attaque d'apoplexie le 1er mars de l'année 1670564; il mourut le 8 avril suivant. Sa destinée fut singulière. Boileau, qui fit un poëme contre les gens d'Église, le taxa d'incrédulité, et dirigea contre lui ses traits satiriques. Fieubet565, si connu par sa pieuse austérité, fit pour lui cette épitaphe:
Sous ce tombeau gît Saint-Pavin:
Donne des larmes à sa fin.
Tu fus de ses amis peut-être?
Pleure ton sort avec le sien.
Tu n'en fus pas? pleure le tien,
Passant, d'avoir manqué d'en être.
A peine madame de Sévigné eut-elle quitté le séjour de Livry qu'elle apprit qu'un grand et douloureux changement se préparait dans son existence. Le comte de Grignan, son gendre, fut nommé, par lettres patentes du 29 novembre 1669, lieutenant général en Provence566. Louis-Joseph, duc de Vendôme et de Penthièvre, qui avait été adjoint à son père le 24 avril 1658 et lui avait succédé comme gouverneur de la province, n'y résidait jamais567. M. de Grignan y était donc envoyé pour y commander en chef. Cette haute faveur aurait dû être pour madame de Sévigné un sujet de satisfaction, puisqu'elle assurait à sa fille un rang et une position dignes d'être enviés; mais elle lui imposait un sacrifice trop grand et trop pénible pour n'être pas plus affligée que réjouie de cette nomination. Sa fille, qui ne l'avait jamais quittée, devait bientôt se séparer d'elle et s'éloigner pour aller résider à l'extrémité de la France. Elle ne pouvait prévoir la durée de cette absence, et il lui était même interdit de souhaiter de la voir cesser, puisque cela ne pouvait avoir lieu que par la disgrâce de M. de Grignan et la privation de sa charge. Mais il semble que la Providence voulait ménager la sensibilité de cette tendre mère et l'accoutumer par degrés au coup qu'elle lui portait. Sa fille se trouvait enceinte, et il ne parut pas prudent à son mari de lui faire entreprendre dans cet état un long voyage, à la suite de la fausse couche qu'elle avait faite. Il la confia donc aux soins de sa mère, et il partit seul pour la Provence vers la fin d'avril 1670568.
Alors s'engagea entre madame de Sévigné et le comte de Grignan une correspondance dont il ne nous reste qu'une portion; mais, dans les fragments interrompus de ce commerce épistolaire, que d'esprit, que de raison, que de prévoyance et de tendresse maternelles! Comme madame de Sévigné s'insinue avec adresse dans la confiance de son gendre! Sa plus grande crainte est de paraître conserver un reste d'autorité et d'influence sur cette fille chérie, et qu'on puisse croire que ce n'est pas entièrement qu'elle l'a concédée à M. de Grignan. Aussi voyez comme elle doute naturellement de ce qu'elle sait le mieux569! comme elle s'efface et disparaît derrière sa fille! comme elle revient toujours et comme sans dessein aux éloges que l'on en fait! avec quelle apparence de vérité elle se dépite de ce que madame de Grignan néglige les devoirs du monde pour écrire à son mari; de ce qu'elle ne pense qu'à lui et se montre jalouse des lettres que sa mère en reçoit! «Mais elle a beau faire, dit madame de Sévigné, je la défie d'empêcher notre amitié570.» Que de variété, de gaieté dans cet entretien épistolaire!
Remarquons que madame de Sévigné a bien soin de faire écrire dans ses lettres son cousin de Coulanges, moins suspect qu'elle de partialité, afin qu'il fasse l'éloge de madame de Grignan. Elle ne manque pas non plus d'informer le comte de Grignan de tout ce qui pouvait l'intéresser; et comme elle connaît sa paresse pour écrire, elle ne cesse de lui répéter qu'elle ne veut pas de réponse de lui. «Je vous défends de m'écrire, dit-elle; mais je vous conjure de m'aimer571.» Tout ce qui reste de loisirs à M. de Grignan, après la grande affaire dont il est chargé, il faut qu'il l'emploie à répondre à sa femme. Dans les affaires sérieuses, que de sagesse, que de prudence! Ces lettres nous dévoilent quel admirable plan de conduite madame de Sévigné trace à son gendre. Comme elle a soin de lui rappeler les devoirs dont il doit s'acquitter envers les personnes qu'il a laissées à Paris, que ses nouvelles dignités et ses nouvelles fonctions pourraient lui faire oublier! Combien elle craint qu'il ne se fasse des ennemis, et comme elle cherche toutes les occasions de lui procurer de nouveaux protecteurs et de nouveaux amis!
Mais, toutefois, ce surcroît d'occupations ne lui fait pas oublier ses anciens amis à elle. Pour servir ceux que les rigueurs du roi avaient atteints, elle ne néglige pas de se servir du crédit de son gendre.
Fouquet était, par les ordres de Louvois, détenu à Pignerol dans la plus dure captivité. Personne ne pouvait communiquer avec lui; on lui avait interdit tous les moyens de donner de ses nouvelles: il fut réduit, pour écrire, à se servir, au lieu de plume, d'os de chapon; au lieu d'encre, de suie mêlée avec du vin; et cette ressource lui fut encore enlevée. Mais auparavant une lettre de lui, péniblement tracée par ce moyen, avait été transmise à sa femme572 par un gentilhomme nommé Valcroissant, autrefois attaché au service du surintendant et qui avait conservé pour lui un vif sentiment de reconnaissance. Pour ce seul fait, Valcroissant fut condamné à cinq ans de galères. Ce jugement eût été exécuté dans toute sa rigueur si madame de Sévigné n'avait pas écrit à son gendre en faveur de ce gentilhomme, «un des plus honnêtes garçons qu'on puisse voir, dit-elle, et propre aux galères comme de prendre la lune avec les dents.» Madame de Scudéry avait aussi adressé une lettre dans le même but à M. de Vivonne, général des galères573. Par l'intervention et les démarches de ces deux généreuses femmes, l'arrêt fut commué; et Valcroissant, trois mois après sa condamnation, put se promener en liberté dans la ville de Marseille574.
Pendant sa détention, son frère, sur la demande de madame de Sévigné, avait obtenu un canonicat de M. de Grignan. Dix-huit ans après, ce même Valcroissant, estimé de tous comme un des meilleurs officiers de l'armée, remplissait les fonctions d'inspecteur dont Louvois l'avait chargé; il eut alors occasion d'être utile au jeune marquis de Grignan, petit-fils de madame de Sévigné. Dans son rapport, Valcroissant rendit au ministre un compte favorable de la conduite et des heureuses dispositions de ce jeune homme, et prépara ainsi son avancement. Ce fut là un vrai bonheur pour Valcroissant; car si l'on est satisfait de pouvoir conférer un bienfait, on éprouve des émotions plus douces encore en acquittant ainsi la dette de la reconnaissance575.
Pour ce qui concerne les commencements du séjour de M. de Grignan en Provence, nous devons regretter de n'avoir pas la correspondance qui alors s'engagea entre M. Dugué-Bagnols, intendant de Lyon, madame Dugué-Bagnols, sa femme, madame de Coulanges, leur fille aînée, d'une part; et madame de Sévigné et son cousin de Coulanges, de l'autre. Coulanges, séparé de sa femme, se trouvait alors à Paris avec madame de Sévigné. M. de Grignan se louait beaucoup de ses rapports avec l'intendant de Lyon et des politesses de sa femme. Toute la famille Dugué-Bagnols et surtout madame de Coulanges, si intimement liée avec madame de Sévigné, s'empressaient d'écrire, soit à elle, soit à son cousin, tous les détails qu'ils pouvaient recueillir sur le nouveau lieutenant général de Provence et sur les actes de son administration; et même mademoiselle Dugué-Bagnols576 (trop éprise après son mariage du jeune baron de Sévigné), en écrivant à son beau-frère de Coulanges, s'entretenait aussi de ce qui concernait le comte de Grignan. De son côté, madame de Sévigné écrit à M. de Grignan qu'elle ne lui donne aucune nouvelle, parce que ce serait aller sur les droits de sa fille577. Par là elle entend les nouvelles publiques; car il paraît bien, d'après ses lettres, qu'elle se réservait toutes les nouvelles particulières qui pouvaient intéresser son gendre. C'est elle qui lui transmet les compliments de M. de la Rochefoucauld, du fils de celui-ci, le prince de Marsillac, de madame de la Fayette, et ceux aussi du comte de Brancas, qui est fort content de lui et qui espère qu'il saura mettre à profit le service qu'il lui a rendu en lui donnant une si jolie femme. Elle n'oublie ni la marquise de la Trousse, sa tante578, ni le bon abbé579, qui aime madame de Grignan de tout cœur. «Et ce n'est pas peu, ajoute madame de Sévigné; car si elle n'était pas bien raisonnable, il la haïrait de tout son cœur.»
C'est madame de Sévigné qui donne au comte de Grignan tous les détails sur la maladie qui conduisit au tombeau l'aimable duchesse de Saint-Simon, leur amie commune. Elle fut atteinte de la petite vérole, et succomba le 2 décembre 1670. C'était la première femme de Claude de Saint-Simon, père de l'auteur des Mémoires, et la fille cadette de M. de Portes, du nom de Budos. Son beau-fils, le duc de Saint-Simon, nous apprend qu'elle était belle, d'une amabilité et d'une douceur qui la faisaient aimer de tout le monde580. Dans sa jeunesse, elle était, comme madame de Sévigné, une des célébrités de l'hôtel de Rambouillet; et le grand Dictionnaire des Précieuses a tracé d'elle, sous le nom de Sinésis, un portrait qui ressemble à celui qu'a donné Saint-Simon581; seulement l'auteur du Dictionnaire ajoute qu'elle était plus sérieuse qu'enjouée. Enlevée à la fleur de l'âge, elle fut vivement regrettée: madame de Sévigné, qui se montre très-affligée de sa perte582, recommande à ce sujet à son gendre d'écrire une lettre de condoléance à la duchesse de Brissac, femme d'un caractère tout différent de celui de sa mère et mieux connue par les Lettres de madame de Sévigné que par les Mémoires de son frère583.
L'hiver de cette année 1670 fut remarquable par la rigueur du froid584 et par la grande mortalité qu'éprouva la population. Ce même fléau de la petite vérole, qui avait été funeste à la duchesse de Saint-Simon, menaçait de cécité le jeune duc de Noirmoutier; et une imprudence le rendit complétement aveugle585. Madame de Sévigné le nomme familièrement le petit de Noirmoutier, parce qu'il n'avait pas encore vingt ans586; c'était le fils de Louis de la Trémouille, duc de Noirmoutier, si actif pendant la Fronde587, si assidu auprès de madame de Sévigné pendant sa belle jeunesse. Elle sut conserver comme ami celui qui avait voulu être son amant. Elle l'avait perdu depuis quatre ans, et son fils588 avait succédé à l'affection qu'elle portait au père: voilà pourquoi elle informe si exactement M. de Grignan des progrès du mal qui affligeait ce jeune homme. Elle lui parle aussi de M. de Foix (Charles-Henri de Foix, abbé de Saint-Rebais), que la petite vérole a de même mis à l'extrémité, et d'un jeune fils du landgrave de Hesse (Guillaume VII), qui mourut de la fièvre continue, parce que, suivant madame de Sévigné, sa mère lui avait recommandé, en partant, de ne point se faire saigner à Paris. «Il ne s'est point fait saigner, il est mort.» Alors s'agitait avec chaleur, entre les médecins, la grande question, qui dure encore, sur l'efficacité ou le danger de la saignée pour la cure de certaines maladies589.
Madame de Sévigné se garde bien de s'appesantir sur ces tristes détails; les mêmes lettres qui les contiennent renferment aussi les nouvelles qui pouvaient distraire M. de Grignan de ce qu'ils avaient d'affligeant. Tantôt c'est le mariage de M. de Nevers avec mademoiselle de Thianges; puis l'intrigue du comte de Saint-Paul avec la maréchale de la Ferté590; ensuite le pari de trois mille pistoles entre M. le Grand (Louis de Lorraine, comte d'Armagnac, grand écuyer) et le maréchal de Bellefonds, pour une course qu'ils devaient faire au bois de Boulogne le lundi suivant (1er décembre), sur des chevaux «vites comme des éclairs591.» Quelquefois elle l'entretient des motets qu'elle avait promis592, ce qui nous fait supposer que le comte de Grignan était musicien; supposition dont la vérité se trouve confirmée par la recommandation qu'elle lui fait de ne pas négliger sa voix. Les lectures enjouées, comme les lectures sérieuses, plaisaient au comte de Grignan; et son goût en cela était conforme à celui de madame de Sévigné, qui, dans la correspondance de cette année, fait plusieurs heureuses allusions aux Contes de la Fontaine, dont un nouveau recueil complet venait de paraître avec privilége du roi593. En même temps elle annonce à son gendre qu'elle lui enverra un traité de Nicole. «C'est d'une extrême beauté, dit-elle; le livre est de l'ami intime de Pascal: il ne vient rien de là que de très-parfait; lisez-le avec attention. Voilà aussi de très-beaux airs, en attendant les motets594.»—Et peu après elle lui exprime le plaisir que lui ont fait les sermons du P. Bourdaloue, prêchés devant la cour aux Tuileries; ils lui paraissent infiniment au-dessus de tout ce qu'elle a entendu en ce genre595. Qu'on fût janséniste ou jésuite, dévot ou indévot, on était certain de plaire à madame de Sévigné avec de l'esprit et du talent.