Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 3», sayfa 19
Lorsque les lettres de madame de Grignan n'arrivaient pas aux jours et aux heures fixés, elle était aussitôt désespérée et en proie à de mortelles inquiétudes. Le 17 juin, elle écrit des Rochers à d'Hacqueville: «Enfin voilà le second ordinaire que je ne reçois point de nouvelles de ma fille; je tremble depuis la tête jusqu'aux pieds, je n'ai pas l'usage de raison; je ne dors point, et si je dors, je me réveille avec des sursauts qui sont pires que de ne pas dormir… Mais, mon cher monsieur, d'où cela vient-il? Ma fille ne m'écrit-elle plus? est-elle malade? Ah! mon Dieu! que je suis malheureuse de n'avoir personne avec qui pleurer743!»
Enfin les lettres de madame de Grignan, qui avaient été envoyées à Rennes à son fils, arrivent à madame de Sévigné trois jours après la lettre qu'elle a écrite à d'Hacqueville. «Bon Dieu! dit-elle à sa fille, que n'ai-je point souffert pendant deux ordinaires que je n'ai point eu de vos lettres? Elles sont nécessaires à ma vie; ce n'est point une façon de parler, c'est une grande vérité744.»
Une autre cause d'inquiétude pour madame de Sévigné, dans sa correspondance avec madame de Grignan, était lorsque les lettres qu'elle adressait à celle-ci ne lui parvenaient pas; alors elle soupçonnait qu'elles avaient été ouvertes et interceptées par les agents du gouvernement. Ceci explique les déguisements de noms et les mots couverts dont madame de Sévigné se sert pour communiquer à sa fille des nouvelles du roi et de la cour. «Je veux revenir à mes lettres qu'on ne vous envoie point; j'en suis au désespoir. Croyez-vous qu'on les ouvre? croyez-vous qu'on les garde? Hélas! je conjure ceux qui prennent cette peine de considérer le peu de plaisir qu'ils ont à cette lecture et le chagrin qu'ils nous donnent. Messieurs, ayez soin de les recacheter, afin qu'elles arrivent tôt ou tard745.»
Les correspondances que madame de Sévigné entretenait avec madame de Grignan, avec Bussy et avec quelques amis intimes n'étaient pas les seules. Par les plaintes qu'elle forme, on voit qu'on aimait à recevoir de ses lettres et qu'on saisissait le moindre prétexte pour lui écrire et en obtenir une réponse. Elle écrit des Rochers à madame de Grignan: «Je suis accablée des lettres de Paris; surtout la répétition du mariage de MONSIEUR me fait sécher sur pied; je suis en butte à tout le monde, et tel qui ne m'a point écrit se réveille pour mon malheur, afin de me l'apprendre746.»
La correspondance de madame de Sévigné avec sa fille ne ressemblait, ne pouvait ressembler à aucune autre. C'était la continuation de ces épanchements de cœur, de ces causeries délicieuses, de ces confidences intimes qui avaient eu lieu entre la mère et la fille lorsqu'elles étaient réunies, surtout depuis que le mariage de M. de Grignan les avait entraînées plus fréquemment toutes deux à la cour et dans la haute société. Dès lors elles avaient été obligées de prendre leur part des agitations, des anxiétés que le choc des intérêts, des rivalités, des ambitions excite sans cesse dans le tourbillon du monde; et elles éprouvèrent plus que jamais le besoin de se communiquer mutuellement leurs idées, leurs sentiments, leurs réflexions; de se raconter l'une à l'autre ce qu'elles voyaient, ce qu'elles apprenaient, ce qu'elles entendaient, ce qu'elles observaient dans les cercles qui s'occupaient d'elles et dont elles étaient occupées.
Depuis que madame de Grignan, par son séjour en Provence, se trouvait écartée de la cour et de la société de la capitale, elle était plus que jamais tourmentée du désir de connaître ce qui s'y passait, et ce que faisait, ce que disait, ce que pensait sa mère. Celle-ci était charmée d'avoir des occasions, qui se renouvelaient sans cesse, de se rendre nécessaire; son plaisir, sa consolation étaient dans son commerce de lettres avec sa fille. «Vous ne me parlez point assez de vous, lui dit-elle; j'en suis nécessiteuse, comme vous l'êtes de folies; je vous souhaite toutes celles que j'entends; pour celles que je dis, elles ne valent plus rien depuis que vous ne m'aidez plus: vous m'en inspirez, et quelquefois aussi je vous en inspire. C'est une longue tristesse, et qui se renouvelle souvent, d'être loin d'une personne comme vous747.»
Elle savait gré à sa fille de se plaire à la lecture de ses lettres. «Il y a plaisir, lui dit-elle, à vous envoyer des folies; vous y répondez délicieusement. Vous savez que rien n'attrape tant les gens que quand on croit avoir écrit pour divertir ses amis, et qu'il arrive qu'ils n'y prennent pas garde ou qu'ils n'en disent pas un mot. Vous n'avez pas cette cruauté; vous êtes aimable en tout et partout; hélas! combien vous êtes aimée aussi! combien de cœurs où vous êtes la première! Il y a peu de gens qui puissent se vanter d'une telle chose748.»
Madame de Grignan, qui cependant n'aimait ni à écrire ni à lire de longues lettres749, trouvait toujours trop courtes les lettres de sa mère750; et c'est au désir que celle-ci avait de l'intéresser, de la distraire, de l'amuser que nous devons cette variété de récits, de portraits, de bons mots, de saillies, d'anecdotes, de récits joyeux ou touchants, ce tableau mouvant du monde de cette époque, qu'on trouve dans les lettres adressées par madame de Sévigné à madame de Grignan. «Ne vous trompez-vous point, lui écrit-elle, dans l'opinion que vous avez de mes lettres? L'autre jour, un pendard d'homme, voyant ma lettre infinie, me demanda si je pensais qu'on pût lire cela. J'en tremblai, sans dessein toutefois de me corriger, et, me tenant à ce que vous m'en dites, je ne vous épargnerai aucune bagatelle, grande ou petite, qui vous puisse divertir. Pour moi, c'est ma vie et mon unique plaisir que le commerce que j'ai avec vous; toutes choses sont ensuite bien loin après751.» On a dit que c'était par le désir qu'avait madame de Sévigné de plaire à sa fille qu'elle s'était laissé entraîner à des traits de médisance, à des sarcasmes virulents, à des jugements injustes envers les personnes qui déplaisaient à celle qu'elle aimait tant; tandis qu'elle se montre pleine d'équité, d'indulgence et de bonté pour toutes celles qu'elle fréquentait, quand elles n'étaient pas frappées par cette cause de réprobation. De là on a généralement conclu que madame de Grignan, déjà convaincue d'être froide et dédaigneuse, était en outre envieuse et malveillante. Raisonner ainsi, c'est peut-être commettre une grande injustice envers la fille, par le désir qu'on a d'écarter de la mère des reproches mérités et de trouver réunies en elle toutes les perfections. Les lettres que madame de Grignan avait écrites auraient pu nous éclairer sur ce point; et précisément le soin que l'on a eu de les faire disparaître et les conseils et les exhortations auxquels quelques-unes donnent lieu dans les réponses752 qui lui sont faites par sa mère font présumer qu'on a deviné le motif qui les a fait anéantir.
Quoi qu'il en soit, ce qui permettait à madame de Sévigné de donner toute liberté à sa plume quand elle écrivait à sa fille, c'est qu'elle connaissait sa prudence et sa discrétion. Elle savait que madame de Grignan ne communiquait les lettres qu'elle recevait d'elle qu'avec une grande réserve. Jamais surtout madame de Sévigné n'eut un seul instant la pensée que ses lettres à sa fille pussent être imprimées. Celles qui avaient fait le plus de bruit dans la société et dont on avait tiré des copies étaient écrites à d'autres personnes sur des sujets futiles et sans importance753. On n'imprimait pas alors de correspondance ou de mémoires qui pussent éclairer l'histoire ou révéler les secrets des familles. Les recueils de lettres recherchés du public et donnés après la mort de ceux qui les avaient écrites roulaient toujours sur d'élégantes bagatelles, ou n'étaient que des jeux d'esprit. De toutes les lettres de Voiture, tant renommé pour le genre épistolaire, son neveu Pinchesne n'a songé à publier que les lettres galantes ou complimenteuses. Des nombreuses et importantes dépêches que Voiture a dû écrire dans ses missions diplomatiques, pendant ses fréquents séjours en pays étranger, il ne nous en reste pas une seule, ou du moins aucune n'a encore vu le jour.
CHAPITRE XIX.
1671-1672
Le meilleur résultat des lettres de madame de Sévigné est de nous la bien faire connaître.—La plupart des lettres qu'elle avait écrites semblent perdues.—De la correspondance qu'elle avait entretenue avec M. de Pomponne.—Détails sur ce ministre.—De la correspondance de madame de Sévigné avec d'Hacqueville.—Comment elle trace le caractère de celui-ci lorsqu'il devient amoureux de la fille du maréchal de Gramont.—De la correspondance de madame de Sévigné avec Corbinelli.—Avec madame de la Fayette et M. de la Rochefoucauld.—Détails sur l'une et sur l'autre.—De la correspondance de madame de Sévigné avec M. et madame de Coulanges.—Détails sur l'un et sur l'autre.—De la correspondance de madame de Sévigné avec son fils.—Caractère de celui-ci.—Ses travers de jeunesse.—Sa tendresse pour sa mère.—Nouveaux détails sur la correspondance de madame de Sévigné avec sa fille.
Poursuivons le sujet commencé dans le précédent chapitre; et avant de conduire madame de Sévigné aux états de Bretagne et de lui faire entreprendre son grand voyage en Provence, avant de rechercher ce que les lettres qui nous restent d'elle nous apprennent sur l'histoire et les mœurs de son temps, voyons ce qu'elles nous font connaître sur elle-même; étudions-la (elle en vaut la peine), étudions-la dans ses confidences les plus intimes, dans ses plus grandes indiscrétions, dans ses aveux les plus imprudents, et nous trouverons que, malgré ses faiblesses, peu de femmes peuvent lui être comparées pour l'élévation de l'âme, les qualités du cœur, les lumières de l'esprit et le talent d'écrire. Qu'on ne s'y méprenne pas; elle eut de bonne heure le sentiment de son talent épistolaire; et quoique jamais elle ne fût prise de la vanité de croire qu'elle pût, comme son amie madame de la Fayette, faire un livre et occuper les imprimeurs, elle savait que les moyens de plaire que lui donnait dans la société sa belle et vive imagination se retrouvaient en elle plus forts et plus séduisants encore au bout de sa plume et dans le silence du cabinet. Née pour le grand monde avant d'être absorbée par sa passion maternelle, avant que son amour-propre, son ambition, son orgueil fussent concentrés dans sa fille, elle était coquette, partout et toujours. Elle voulait se montrer aimable à tous ceux qui lui plaisaient et à qui elle plaisait. Seule, et en leur absence, elle se rendait présente à eux par ses lettres et le charme de son esprit; aussi devons-nous beaucoup regretter ce qu'elle écrivit dans son bel âge, lorsqu'elle-même en butte aux séducteurs elle s'intéressait aux intrigues galantes dont elle était entourée. Quelques courtes lettres écrites à Ménage, à Bussy, deux billets à Lenet754, un billet en italien à la marquise d'Uxelles755, voilà tout ce qui nous reste d'elle de ces premiers temps; mais cela suffit pour nous montrer que dès lors même elle croyait pouvoir se rendre digne de la louange que Ménage lui avait donnée dans les vers qu'il composa sur son portrait:
Malheureusement le plus grand nombre des lettres qu'elle avait écrites à toutes les époques semblent perdues pour toujours.
De toutes les correspondances que madame de Sévigné avait engagées avec diverses personnes, les plus regrettables sont celles avec son fils, avec M. et madame de Coulanges, avec madame de la Fayette et le duc de la Rochefoucauld, avec le cardinal de Retz, avec Corbinelli, avec d'Hacqueville et avec M. de Pomponne.
Ce fut une grande joie pour madame de Sévigné757 lorsque de Pomponne, qui était ambassadeur en Suède, fut rappelé de son ambassade et fait secrétaire d'État des affaires étrangères en remplacement de M. de Lionne, décédé. L'opinion de son mérite et son intégrité avaient pu seules déterminer le roi à faire ce choix; car de Pomponne, ainsi que nous l'avons fait connaître, avait été, comme ami de Fouquet, pendant quelque temps en disgrâce758; et de plus il appartenait à une famille dont tous les membres s'étaient en quelque sorte illustrés par leur dévouement au jansénisme. Aussi tous ceux qui tenaient à ce parti célébrèrent-ils son avénement au pouvoir comme un triomphe; l'un d'eux fit à ce sujet les vers suivants:
Élevé dans la vertu
Et malheureux avec elle,
Je disais: A quoi sers-tu,
Pauvre et stérile vertu?
Ta droiture et tout ton zèle,
Tout compté, tout rabattu,
Ne valent pas un fétu.
Mais voyant que l'on couronne
Aujourd'hui le grand Pomponne,
Aussitôt je me suis tu.
A quelque chose elle est bonne759.
De Pomponne, devenu ministre, mit plus d'empressement que jamais à resserrer les nœuds d'amitié qui l'unissaient à madame de Sévigné; voici comment elle en écrit à sa fille: «J'eus hier une heure de conversation avec M. de Pomponne; il faudrait plus de papier qu'il n'y en a dans mon cabinet pour vous dire la joie que nous eûmes de nous revoir; il sait écouter aussi bien que répondre, il me donne toujours de l'esprit; le sien est tellement aisé qu'on prend sans y penser une confiance qui fait qu'on parle heureusement de tout ce qu'on pense: je connais mille gens qui font le contraire. Enfin, ma fille, sans vouloir m'attirer de nouvelles douceurs, dont vous êtes prodigue pour moi, je sortis avec une joie incroyable, dans la pensée que cette liaison avec lui vous serait très-utile. Nous sommes demeurés d'accord de nous écrire; il aime mon style naturel et dérangé, quoique le sien soit comme celui de l'éloquence même760.»
Madame de Sévigné ne se trompa pas. Par M. de Pomponne elle obtint sur les affaires de la Provence une influence heureuse pour son gendre, et dont celui-ci fut reconnaissant. Il est certain que, si l'on retrouvait les lettres qu'elle écrivit à ce ministre pendant ces deux années, nous verrions qu'elles sont au nombre des plus correctes et des mieux faites de toutes celles qu'elle a écrites761.
La correspondance de madame de Sévigné avec le cardinal de Retz, pendant qu'il était dans sa retraite de Commercy, devait être très-active, et nous aurait appris beaucoup de particularités intéressantes sur elle-même. Cette correspondance était très-intime: Retz avait contribué au mariage de madame de Sévigné; il fut le parrain de Pauline de Grignan, et dans tous les temps il donna à toute la famille des preuves d'affection et d'amitié.
Mais une des correspondances perdues de madame de Sévigné qui semblait nous promettre le plus de particularités sur elle-même et sur les personnages de son temps est celle qu'elle entretenait avec d'Hacqueville, ce confident des affaires les plus secrètes de ses amis, cet ami inépuisable, si actif à obliger qu'il semblait se multiplier, si bien qu'on ne parlait de ses actes qu'en mettant son nom au pluriel, et en disant les d'Hacquevilles. Mais son écriture était indéchiffrable, et madame de Sévigné n'avait aucun plaisir à recevoir de ses lettres; elle ne devait donc lui écrire que par nécessité, et fort brièvement: les lettres qu'elle lui adressait étaient peu remarquables; mais elle s'intéressait beaucoup à lui, et il lui a fourni dans sa correspondance avec sa fille une des pages les plus piquantes qu'elle ait écrites. Madame de Sévigné avait mandé à madame de Grignan que ce d'Hacqueville, dont ses amis redoutaient l'austère sagesse, était devenu amoureux de la fille du maréchal de Gramont, privée d'un œil et sans attraits, mais très-jeune762. D'Hacqueville s'en défendait, et madame de Grignan ne pouvait croire à cette ridicule faiblesse de la part de cet ancien et prudent ami. Elle trouvait que son caractère bien connu et son âge le défendaient suffisamment contre de tels soupçons. Sa mère lui répond: «Vous me demandez les symptômes de cet amour: c'est premièrement une négative vive et prévenante; c'est un air d'indifférence qui prouve le contraire; c'est le témoignage de gens qui voient de près, soutenu de la voix publique; c'est une suspension de tout ce mouvement de la machine ronde; c'est un relâchement de tous les soins ordinaires pour vaquer à un seul; c'est une satire perpétuelle contre les vieilles gens amoureux: Vraiment il faut être bien fou, bien insensé! Quoi, une jeune femme! Voilà une bonne pratique pour moi; cela me conviendrait fort! j'aimerais mieux m'être rompu les deux bras. Et à cela on répond intérieurement: Eh! oui, tout cela est vrai, mais vous ne laissez pas d'être amoureux: vous dites vos réflexions, elles sont justes, elles sont vraies, elles font votre tourment; mais vous ne laissez pas d'être amoureux: vous êtes tout plein de raison, mais l'amour est plus fort que toutes les raisons: vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez, et vous êtes amoureux763.»
On croit lire la Bruyère, quand la Bruyère est excellent.
S'il est incontestable qu'une confiance entière et une estime réciproque, que l'accord des opinions et des sentiments, une complète sympathie du cœur donnent à l'esprit plus d'activité, à l'imagination plus d'élan, on doit bien vivement regretter que les lettres de madame de Sévigné à Corbinelli ne nous soient pas parvenues; car entre elle et lui tout ce qui fait le charme d'un commerce épistolaire se trouvait réuni, et la différence des sexes n'y nuisait pas. Nous avons un certain nombre de lettres de Corbinelli dans la correspondance de madame de Sévigné et un plus grand nombre encore dans celle de Bussy; pas une seule ne dément l'éloge que fait de cet ami madame de Sévigné, lorsqu'elle le défend avec tant de chaleur contre une plaisanterie de sa fille, qui, dit-elle, pourrait surprendre les simples. Toutes ces lettres, au contraire, confirment cet éloge, et nous montrent en Corbinelli un philosophe, mais un philosophe chrétien, maltraité par la fortune, refusant de se mettre à sa poursuite, et préférant employer ses jours à cultiver les lettres, à servir ses amis, à leur rester fidèle dans l'adversité. «En lui, dit madame de Sévigné, je défends celui qui ne cesse de célébrer les perfections et l'existence de Dieu; qui ne juge jamais son prochain, qui l'excuse toujours; qui est insensible aux plaisirs et aux délices de la vie et entièrement soumis à la volonté de Dieu; enfin, je soutiens le fidèle admirateur de sainte Thérèse et de ma grand'mère764 [sainte Chantal].» Savant et versé dans la lecture des meilleurs auteurs de l'antiquité, de ceux de l'Italie et de la France, dont son heureuse mémoire lui rappelait au besoin les plus beaux passages, Corbinelli plaisait par sa conversation et par sa correspondance, l'une et l'autre souvent agréables, toujours utiles et instructives. Il appréciait surtout dans madame de Sévigné cette vive imagination dont lui-même était dépourvu, et il comparait ses lettres à celles de Cicéron; mais il aurait voulu qu'elle aimât sa fille avec plus de modération. «Nous lisons ici, dit madame de Sévigné à madame de Grignan, des maximes que Corbinelli m'explique; il voudrait bien m'apprendre à gouverner mon cœur: j'aurais beaucoup gagné à mon voyage si j'en rapportais cette science765.» Elle devait savoir que cette science-là Dieu peut nous l'enseigner, mais non les hommes.
La perte de plusieurs lettres écrites à madame de Sévigné par madame de la Fayette et par M. de la Rochefoucauld (il n'est pas plus permis de séparer ces deux personnes quant à leur correspondance que quant à leurs relations avec le monde) est moins à regretter que ne donnerait lieu de le penser la célébrité littéraire de l'une et de l'autre. Lorsqu'elle était à Paris, madame de Sévigné ne se plaisait nulle part autant que chez son ancienne amie madame de la Fayette. Quand elle a des peines de cœur ou qu'elle désire se distraire, elle s'en va au Faubourg, c'est-à-dire chez madame de la Fayette766. Là elle y trouve M. de la Rochefoucauld, qui, malgré ses souffrances, aimable et spirituel, toujours courtisan, même hors de la cour, lui parlait souvent de la reine de Provence767, de la troisième côte de M. de Grignan, et en faisait l'éloge; il ne pensait pas tout ce qu'il en disait; et lui et madame de la Fayette étaient moins bien vus des enfants de madame de Sévigné que de leur mère. C'est chez madame de la Fayette que madame de Sévigné retrouve sans cesse le cardinal de Retz et tous ses amis de la Fronde avec les beaux esprits de ce temps, Segrais, Huet, la Fontaine et Molière. C'est là qu'elle apprenait toutes les nouvelles relatives aux affaires publiques, aux intrigues de cour, aux bruits de ville, aux nouvelles promotions, et tout ce qui lui donnait les moyens de remplir les lettres qu'elle écrivait à sa fille. Madame de Sévigné, dans sa correspondance avec madame de Grignan, ne nous donne pas plus de détails sur cette dernière et sur elle-même que sur les deux illustres habitants du Faubourg. Par cette correspondance nous vivons en quelque sorte avec eux, et nous sommes initiés aux secrets les plus intimes de leur existence intérieure, de leurs habitudes les plus privées; nous connaissons leurs jugements, leurs répulsions, les objets de leurs préférences768, et le jargon de convention de leur société, hors de celle-ci inintelligible. Mais à cette époque la liaison de madame de Sévigné avec madame de la Fayette, malgré leur continuelle fréquentation, n'était plus la même qu'elle avait dû être dans leur jeunesse769. L'habitude depuis longtemps contractée d'être souvent ensemble, les amis qui leur étaient communs et enfin les sympathies de l'esprit avaient au moins autant et plus de part à leur longue et étroite liaison que les sentiments du cœur et l'accord des caractères. Madame de la Fayette était devenue par ses romans une célébrité littéraire. Par l'influence du fils de M. de la Rochefoucauld, le prince de Marsillac, autant que par son mérite et par le souvenir de MADAME, dont elle avait été la favorite, madame de la Fayette avait été l'objet des attentions et des bienfaits du roi; et comme elle avait peu de fortune et deux fils à pourvoir, elle ménageait son crédit770, et se montra peu empressée à en user pour ses amis, ce qui était un grand tort aux yeux de madame de Grignan. Ceci explique pourquoi celle-ci, ainsi que son frère, cherchaient à la desservir dans l'esprit de leur mère.
Cependant l'amitié de ces deux femmes, cimentée par le temps et fondée sur une estime réciproque, était sincère. Lorsque madame de Sévigné était bien payée de ses fermiers, que rien n'altérait son bien-être, que tout semblait concourir à sa satisfaction, sa philosophie ne pouvait tenir contre le chagrin que lui occasionnait le redoublement de dépenses que madame de Grignan se croyait obligée de faire dans son gouvernement de Provence et contre le redoublement de fièvre de madame de la Fayette. «Il n'importe guère, dit-elle, d'avoir du repos pour soi-même quand on entre véritablement dans les intérêts des personnes qui vous sont chères et qu'on sent tout leur chagrin peut-être plus qu'elles-mêmes. C'est le moyen de n'avoir guère de plaisir dans la vie, et il faut être bien enragée pour l'aimer autant qu'on fait. Je dis la même chose de la santé; j'en ai beaucoup, mais à quoi me sert-elle? à garder ceux qui n'en ont point771.»
De son côté, madame de la Fayette avait pour madame de Sévigné un attachement plus fort que pour toute autre femme. Il lui manquait quelque chose lorsqu'elle était absente; et quand cette amie partait pour les Rochers, il ne fallait pas, par ménagement pour sa sensibilité, que madame de Sévigné lui fît ses adieux, ni qu'elle eût l'air de venir la voir pour prendre congé. M. de la Rochefoucauld goûtait beaucoup l'esprit et les lettres de madame de Sévigné; il disait aussi d'elle qu'elle contentait son idée sur l'amitié, avec toutes ses circonstances et dépendances; mais il était en proie aux souffrances de la goutte772, et madame de la Fayette était accablée par les maux de nerfs ou dévorée par les fièvres, et tous deux détestaient d'écrire. Madame de la Fayette le déclare sans ménagement à son amie, qui se montrait exigeante à cet égard: «Le goût d'écrire vous dure encore pour tout le monde, il m'est passé pour tout le monde; et si j'avais un amant qui voulût de mes lettres tous les matins, je romprais avec lui773.»
En rapprochant toutes ces circonstances, nous devons présumer que les lettres que madame de la Fayette et madame de Sévigné s'écrivirent depuis l'époque du mariage de madame de Grignan, et qui se sont égarées, étaient en petit nombre; et que celles qu'elles ont pu s'écrire dans leur jeunesse, si on les retrouvait, seraient beaucoup plus intéressantes pour nous que ces dernières.
Il n'en est pas de même de la correspondance avec madame de Coulanges et avec son mari, le petit Coulanges; c'est surtout avec ce dernier, avec ce compagnon de son enfance, que madame de Sévigné, toujours à l'aise, retrouvait toute sa verve. Les lettres les plus remarquables qu'elle ait écrites et les plus souvent citées lui sont adressées774, et nous doivent faire vivement regretter celles qui sont perdues. Elle lui écrivait régulièrement tous les quinze jours, sans compter les jours d'exception775. De son côté, elle gardait soigneusement les lettres du spirituel chansonnier; selon elle, «il avait un style si particulier pour faire valoir les choses les plus ordinaires que personne ne saurait lui disputer cet agrément776.» Ainsi la plus complète et la mieux suivie de toutes les correspondances de madame de Sévigné, si nous les possédions toutes, après celles qu'elle eut avec sa fille et avec Bussy, serait le commerce de lettres qu'elle ne cessa d'entretenir, tant qu'elle vécut, avec son cousin de Coulanges. On sait que cet aimable épicurien poussa jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans sa joyeuse vie777; qu'il jeta de bonne heure de côté la robe du magistrat, pour ne pas «se noyer trop souvent dans la mare à Grapin,» et que, né, comme il le dit lui-même, pour le superflu et jamais pour le nécessaire, dissipateur et dissipé, toujours chantant, toujours bien portant, il eut beaucoup d'amis et pas un seul ennemi778. Jeune encore, il se trouva un jour marié avec la jolie fille de l'intendant de Lyon, mademoiselle Dugué-Bagnols. Elle avait dix ans moins que lui. Tous deux s'unirent et se désunirent sans vivre moins bien ensemble, sans renoncer à se rejoindre et à se trouver aimables; créatures frivoles et légères, semblables à deux papillons dans un beau jour de printemps, qui se touchent un instant, voltigent, s'écartent et se rapprochent, sans s'inquiéter de ce que chacun d'eux est devenu dans les intervalles779. Madame de Coulanges fut une des femmes les plus séduisantes de la cour de Louis XIV780. Elle n'y fut pas seulement admise comme cousine germaine du ministre Louvois, mais elle fut invitée à toutes les réunions, à toutes les fêtes; elle avait ses entrées dans les cabinets particuliers, et était reçue aux heures réservées781. Son esprit, comme le dit très-bien madame de Sévigné, lui tenait lieu de dignité, et lui valut ces distinctions si enviées: par sa grâce, sa vivacité et ses attraits elle s'était rendue nécessaire. Ses bons mots, que l'on citait, sa conversation brillante et épigrammatique, ses succès auprès des princesses, de la reine, du Dauphin et du roi lui-même n'attirèrent point sur elle la haine ni l'envie, parce qu'on la savait désintéressée, sans ambition et sans intrigue, cherchant uniquement à s'amuser et à plaire, et n'en retirant aucun avantage ni pour elle ni pour les siens; par ses manières aimables et prévenantes elle contentait tout le monde, hormis ses amants; ceux-ci, elle les désolait par sa coquetterie et son humeur volage. Les surnoms de Feuille782, de Mouche783, de Sylphide784, de Déesse785, par lesquels madame de Sévigné la désigne, peignent ses manières vives et gracieuses, ses aimables caprices, ses piquantes reparties et tout ce que sa personne avait d'enchanteur. Madame de Coulanges, pour faire l'éloge du jeune baron de Sévigné, par lequel elle s'était fait accompagner à la cour, dit naïvement à sa mère: «Il est aimé de tout le monde, presque autant que moi786.»
Ses lettres spirituelles lui avaient donné pour ce genre d'écrire une réputation supérieure à celle de madame de Sévigné et à celle de toutes les femmes de son temps. Nous ne pouvons juger si c'est à juste titre; ce qui nous reste de la correspondance de madame de Coulanges a été écrit dans un âge avancé, lorsque, revenue à la religion, elle avait, dans sa maison de Brevannes, pris goût au séjour de la campagne et à la retraite, et qu'elle cherchait à ramener son mari aux sentiments pieux dont elle était elle-même pénétrée787. Son amabilité ne fut pas moins grande, mais elle fut accompagnée de plus de bonté; et à cette époque elle se serait reproché l'emploi qu'elle faisait de son esprit dans sa jeunesse788. Dans le peu de lettres que nous avons d'elle au temps où elle brillait dans le monde, on entrevoit qu'il pouvait y avoir plus que dans les lettres de madame de Sévigné de ces traits malins, de ces fines allusions, de ces jeux de mots mordants, de ces contrastes inattendus auxquels s'applique plus particulièrement le nom d'esprit789; mais il y avait certainement moins d'imagination, de force et d'éloquence naturelle. Madame de Coulanges avait aussi beaucoup moins d'instruction que madame de Sévigné. De Coulanges, parlant de sa femme, nous apprend que son écriture et son orthographe ne répondaient pas à l'élégance de son style790. Aussi aimait-elle mieux dicter que de prendre la plume, et elle ne manquait jamais d'hommes empressés à lui servir de secrétaires. Madame de Sévigné a dit que c'était là une condition qu'elle enviait, tant elle avait une haute idée du talent épistolaire de madame de Coulanges. Le comte de Sanzei, neveu de son mari, lui ayant manqué pour cet office, elle prit son mari même; c'est sur quoi madame de Sévigné la plaisante malignement, plutôt en souvenir du passé que pour des motifs présents. «Je serais consolée, dit-elle, du petit secrétaire que vous avez perdu, si celui que vous avez pris en sa place était capable de s'attacher à votre service; mais, de la façon dont j'en ai ouï parler, il vous manquera à tout moment. Il est libertin. Après cela, mon amie, vous en userez comme vous voudrez. Je vous conseille de le prendre à l'essai; quand vous le trouverez sous votre patte, servez-vous-en; tant tenu, tant payé791.» Madame de Coulanges avait l'habitude d'écrire ses lettres sur de petites feuilles volantes, coupées des quatre côtés, ce qui impatientait madame de Sévigné. «Ces feuilles me font enrager, dit-elle; je m'y brouille à tout moment; je ne sais plus où j'en suis; ce sont les feuilles de la Sibylle, elles s'envolent, et l'on ne peut leur pardonner de retarder et d'interrompre ce que dit mon amie792.» Toutefois madame de Sévigné aimait singulièrement à recevoir ces feuilles de la Sibylle, toujours si bien remplies de nouvelles de la cour, d'un grand intérêt. Ces deux femmes, qui différaient tant par leurs principes et surtout par leur conduite et leur genre de vie, avaient entre elles de fortes analogies de talents, d'esprit, de caractère, et il leur était impossible d'être attachées l'une à l'autre par des liens de famille sans l'être aussi par ceux de l'amitié. Madame de Sévigné se plut toujours dans la société de la femme de son cousin, et celle-ci était charmée de la cousine de son mari793. Madame de Thianges, qui avait entendu parler de deux lettres écrites par madame de Sévigné à madame de Coulanges, voulut les lire, et les envoya demander par un laquais. Madame de Coulanges rapporte cette circonstance à madame de Sévigné, puis elle ajoute: «Vos lettres font tout le bruit qu'elles méritent, comme vous voyez; il est certain qu'elles sont délicieuses, et vous êtes comme vos lettres794.»