Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4», sayfa 15
Que faisait Sévigné tandis que sa mère était en Provence; que son parent le marquis de la Trousse quittait Paris pour commander en Bourgogne; que Louis XIV laissait Saint-Germain et Versailles, allait sans Turenne ni Condé, mais assisté de Vauban, assiéger et prendre la forte place de Maëstricht666? Sévigné, ennuyé des fatigues de la guerre, demandait un congé qu'il était bien sûr d'obtenir, puisqu'il employait, pour le solliciter, l'intermédiaire de madame de Coulanges, très-désireuse de conserver auprès d'elle ce jeune et aimable guidon667. Avec elle, il allait dîner chez la duchesse de Richelieu; il allait voir les nouvelles pièces au théâtre: Mithridate, Pulchérie; il l'accompagnait à Saint-Germain, ainsi que madame de la Fayette; et toutes deux, très-satisfaites de pouvoir disposer d'un tel cavalier, donnent de ses nouvelles à sa mère, et font son éloge. Et comme il lui fallait toujours un attachement de cœur, ce n'était plus d'une actrice ou d'une femme philosophe, aux appas surannés, qu'il était épris, mais de la belle madame du Ludres, cette chanoinesse de Poussay, si affectée dans son parler, si coquette, dame d'honneur de la reine et amie de madame de Coulanges. Elle n'avait pas encore attiré les regards du roi668, et le chevalier de Vivonne et le chevalier de Vendôme se disputaient alors ses faveurs. Mais madame de la Fayette jugeait de Sévigné comme Ninon: «Votre fils, écrit-elle à sa mère, est amoureux comme un perdu de mademoiselle de Poussay; il n'aspire qu'à être aussi transi que la Fare669.» M. de la Rochefoucauld dit que l'ambition de Sévigné est de mourir d'un amour qu'il n'a pas, «car nous ne le tenons pas, ajoute-t-il, du bois dont on fait les passions670.»
Cependant un autre motif que son amour pour madame du Ludres retenait Sévigné dans la capitale plus longtemps peut-être qu'il ne l'aurait voulu: c'était le besoin d'argent. Sans avoir aucun vice ou aucun goût ruineux, il avait peu d'ordre; et sa mère lui ayant déjà avancé de fortes sommes pour l'acquisition de sa charge de guidon et pour ses équipages, il n'osait plus rien réclamer. Aussi, malgré l'intimité qui régnait entre elle et lui, il crut devoir lui faire cette demande par l'intermédiaire de madame de la Fayette et de d'Hacqueville. La manière un peu sévère dont madame de la Fayette rappelle à son amie qu'elle est beaucoup plus prodigue pour sa fille que pour son fils prouve que l'on aimait moins la sœur que le frère, et que, comme tous les amis de madame de Sévigné, madame de la Fayette désapprouvait l'excessive faiblesse et la continuelle admiration de son amie pour madame de Grignan:
«Je ne vous puis dire que deux mots de votre fils: il sort d'ici; il m'est venu dire adieu, et me prier de vous écrire ses raisons sur l'argent: elles sont si bonnes que je n'ai pas besoin de les expliquer fort au long, car vous voyez, d'où vous êtes, la dépense d'une campagne qui ne finit point. Tout le monde est au désespoir et se ruine: il est impossible que votre fils ne fasse pas un peu comme les autres; et, de plus, la grande amitié que vous avez pour madame de Grignan fait qu'il en faut témoigner à son frère. Je laisse au grand d'Hacqueville à vous en dire davantage671.»
Madame de la Fayette gourmande aussi sur ses exigences madame de Sévigné, qui mettait en doute son amitié, parce qu'en raison de sa paresse naturelle elle négligeait de lui répondre. «Je suis très-aise, lui écrit madame de la Fayette, d'aimer madame de Coulanges à cause de vous. Résolvez-vous, ma belle, de me voir soutenir toute ma vie, de toute la pointe de mon éloquence, que je vous aime plus encore que vous ne m'aimez. J'en ferais convenir Corbinelli en un quart d'heure672; et vos défiances seules composent votre unique défaut et la seule chose qui peut me déplaire en vous. M. de la Rochefoucauld vous écrira673.»
La Rochefoucauld n'écrivit pas aussitôt qu'il l'avait promis; car il se sert encore de la plume de madame de la Fayette pour consulter madame de Sévigné et aussi Corbinelli, sur une pensée qu'il avait probablement le projet d'insérer dans son livre de Réflexions ou Sentences et Maximes morales. Il en avait déjà publié trois éditions: la seconde, avec des corrections et des retranchements; la troisième, corrigée et augmentée674; il en fut de même des trois éditions qui suivirent. La Rochefoucauld avait fait de la composition de ce petit livre l'amusement des loisirs de sa vieillesse; il y faisait participer sa société intime, et surtout madame de la Fayette. N'ayant reçu durant les guerres civiles qu'une éducation imparfaite675, il était beaucoup moins lettré que son amie; mais, par la tournure de son esprit et par son expérience du monde, il était plus capable de peindre l'homme corrompu des cours et de rédiger avec concision et finesse le code honteux de leur morale que tous les gens de lettres et toutes les femmes spirituelles dont il était entouré. Il craignait toujours de trop grossir son recueil; et il essayait en quelque sorte l'effet de ses réflexions sur le public de son choix. Il acceptait différentes rédactions des mêmes pensées avant de les admettre à la publication. Segrais, auquel il soumettait la copie de chacune des éditions, dit qu'il y a des maximes qui ont été changées plus de trente fois676.
Madame de la Fayette termine ainsi une de ses lettres à madame de Sévigné: «M. de la Rochefoucauld se porte très-bien; il vous fait mille et mille compliments, et à Corbinelli. Voici une question entre deux maximes:
On pardonne les infidélités, mais on ne les oublie pas.
On oublie les infidélités, mais on ne les pardonne pas.
«Aimez-vous mieux avoir fait une infidélité à votre amant, que vous aimez pourtant toujours, ou qu'il vous en ait fait une, et qu'il vous aime toujours677?» Et pour expliquer le sens de cette question entre deux maximes, question pourtant assez claire, madame de la Fayette dit qu'il s'agit ici d'infidélités passagères. Quant aux deux maximes, le choix de madame de Sévigné ne pouvait être douteux; mais, pour répondre à la subtile question que lui pose madame de la Fayette, une chose lui manquait, l'expérience; et elle pouvait, je pense, en renvoyer la décision à son amie. La Rochefoucauld avait déjà inséré dans la troisième édition cette maxime: «On pardonne tant que l'on aime678.» Il ne parlait nulle part, dans cette édition, de l'infidélité entre amants. Dans la quatrième, il n'inséra aucune des deux maximes que rapporte ici madame de la Fayette; mais il en ajouta quatre nouvelles qui concernent «cette faute considérable en amour,» pour nous servir de l'expression qu'emploie madame de la Fayette dans sa lettre679.
Les deux correspondantes de madame de Sévigné ne pouvaient, en l'instruisant des nouvelles du grand monde, lui laisser ignorer celles qui intéressaient la littérature. Au théâtre, deux pièces nouvelles avaient été jouées, et formaient événement; elles étaient de deux grands auteurs, entre lesquels se partageaient alors le public, la cour et l'Académie. Corneille avait fait jouer Pulchérie, et Racine Mithridate680; alors madame de Coulanges écrit à madame de Sévigné: «Mithridate est une pièce charmante: on y pleure; on y est dans une continuelle admiration; on la voit trente fois, on la trouve plus belle la trentième fois que la première. Pulchérie n'a point réussi681;» et madame de la Fayette: «M. de Coulanges m'a assuré qu'il vous enverrait Mithridate.» Madame de Sévigné, avant d'aller rejoindre madame de Grignan, sept mois avant la représentation de Pulchérie, lui avait écrit, en lui envoyant la tragédie de Bajazet: «Je suis folle de Corneille; il nous donnera encore Pulchérie, où l'on reverra
La main qui crayonna
La mort du grand Pompée et l'âme de Cinna.
Il faut que tout cède à son génie682.» Madame de Sévigné, lorsqu'elle écrivait ces lignes, avait-elle entendu une lecture de Pulchérie? Je le crois. Quoique Voltaire assure que cette tragédie est inférieure à ce que Coras, Bonnecorse et Pradon ont jamais fait de plus plat, il n'est pas moins vrai que Corneille a laissé dans cette pièce de nombreuses traces de son génie mourant. Il a su, dans le rôle de Pulchérie, faire parler l'amour avec cette élévation de sentiment et de fierté héroïque qui plaisait tant aux dames de l'hôtel de Rambouillet et aux héroïnes de la Fronde, tandis que Racine avait affadi, par le langage doucereux et galant de la cour de Louis XIV, le rôle de Mithridate, tracé par lui avec une admirable vigueur683. Pulchérie néanmoins n'eut pas un grand succès. Racine, qui venait d'être reçu à l'Académie française, avait pu faire représenter sa tragédie par les excellents comédiens de l'hôtel de Bourgogne, tandis que Corneille fut obligé de confier la sienne à des acteurs médiocres, sur le théâtre du Marais, situé dans un quartier qui avait passé de mode. Mais comme ce quartier était habité par beaucoup de personnes de l'ancienne société, qui, de même que madame de Sévigné, y avaient passé leur jeunesse, Corneille devait y conserver beaucoup de partisans; ceux de Racine, au contraire, étaient principalement dans le faubourg Saint-Germain et le quartier du Louvre. La pièce de Corneille se soutint pendant quelque temps au théâtre, et même s'y maintint quelques années encore après la nouveauté684. Pulchérie aurait pu dire aux spectateurs qui l'avaient applaudie et aux critiques qui en ont parlé avec tant de mépris:
. . . . . . . . . . . . Je n'ai pas mérité
Ni cet excès d'honneur ni cette indignité.
Mais dans les lettres que madame de Coulanges et madame de la Fayette adressèrent à madame de Sévigné tandis qu'elle était à Aix, nous cherchons en vain la mention de l'événement le plus désastreux pour la littérature et le théâtre, mention qui aurait dû précéder la lettre sur la représentation de Pulchérie. Le haut justicier, le hardi flagellateur des travers et des ridicules de son temps, le grand amuseur du grand roi, Molière, n'était plus; il avait succombé, à l'âge de cinquante et un ans, à la double passion d'auteur et d'acteur comique, dont l'attrait invincible l'avait, dès l'âge de puberté, entraîné loin du toit paternel.
La littérature et le théâtre ne firent jamais une perte plus grande et plus généralement sentie; il semblait que ce fin discernement, ce spirituel bon sens, cette humeur joviale, satirique et bouffonne qui distinguent le peuple français s'ensevelissaient dans la tombe où était renfermé cet homme.
Louis XIV rendit une ordonnance spéciale pour protéger contre la rapacité des comédiens de campagne la dernière œuvre de Molière, le Malade imaginaire685, et versa ses bienfaits sur sa troupe, qui par cette mort fut menacée de désorganisation; mais elle se reforma, et se transporta du Palais-Royal dans la rue Mazarine686. Cependant Louis XIV ne voulut pas user de son autorité pour protéger contre les ressentiments de l'Église les restes mortels d'un homme qu'il regretta toute sa vie. La voix imposante de Bourdaloue se faisait entendre fréquemment dans la chaire de Saint-Germain en Laye687, et le clergé s'opposait aux amusements du théâtre, comme contraires aux bonnes mœurs. Molière était nommément l'objet de ses attaques, parce que, par son génie, il était parvenu à inspirer au monarque et à toutes les classes de la nation (car il écrivit pour tous) le goût le plus vif pour la comédie. En cela le clergé remplissait un devoir, et Louis XIV le sentait bien; mais il ne put jamais faire ce sacrifice à sa conscience: il aima toujours le spectacle et la musique; et Molière et Lulli furent les deux hommes dont il ressentit le plus vivement la perte688.
L'abbé d'Aubignac, docteur en droit canonique, fit un livre pour réfuter l'écrit que Nicole, en 1659, avait publié contre les théâtres; mais l'abbé d'Aubignac composait lui-même des pièces, et d'ailleurs il n'avait, pour défendre une telle cause, ni l'éloquence de Bourdaloue ni le savoir de Bossuet689. Aux ministres de la religion est venu se joindre, comme antagoniste de Molière et de la comédie, le plus éloquent, le plus dialecticien des sophistes du XVIIIe siècle et le plus dangereux ennemi du christianisme. Jean-Jacques Rousseau a été plus loin peut-être, dans ses attaques contre Molière et la comédie, que Nicole, Bourdaloue et Bossuet; et cependant l'admiration pour le génie de Molière n'a cessé de s'accroître; jamais nous n'avons été plus généralement, plus constamment, plus fortement dominés par la passion du théâtre. Les licences contre les bonnes mœurs, si justement reprochées à Molière, n'ont fait depuis, malgré les efforts des pasteurs de l'Église, des moralistes et quelquefois des gouvernements, qu'usurper une large part sur la scène française: ces licences sont parvenues à un degré de dévergondage tel qu'il faut, dans les temps qui ont précédé la renaissance des lettres en Europe, reculer jusqu'au siècle d'Aristophane pour trouver des exemples qui les égalent.
CHAPITRE XI.
1673
Séjour de madame de Sévigné à Grignan.—Fête donnée à Grignan le 23 juillet, en réjouissance de la prise de Maëstricht par Louis XIV.—Causes de l'interruption de la correspondance entre Bussy et madame de Sévigné.—Bussy continue toujours à solliciter sa rentrée au service.—Sa liaison avec l'abbé de Choisy.—Liaison de l'abbé de Choisy avec madame Bossuet.—Bruit auquel cette correspondance donne lieu.—Elle cesse par la faute de Bussy.—Bussy cherche à marier sa fille aînée; le marquis de Coligny et le comte de Limoges se présentent.—Correspondance du comte de Limoges avec Bussy.—Bussy obtient la permission d'aller à Paris pour ses affaires.—Il renoue sa correspondance avec madame de Sévigné, avec la marquise de Courcelles et avec Corbinelli.—Attachement de Corbinelli pour madame de Sévigné.—Des personnes qui s'intéressent à Corbinelli.—Pourquoi il ne pouvait parvenir à rien.—Sa philosophie.—Ses sentiments religieux.—Ouvrage qu'il avait composé.—Il s'applique à l'étude de la philosophie de Descartes.—Proposition de madame de Grignan sur la liberté de l'âme.—Bien démontrée, selon Corbinelli, dans le traité de Louis de la Forge sur l'esprit de l'homme.—Détails sur ce traité.—Influence de la philosophie de Descartes à cette époque.—Caractère de cette philosophie. Elle se perd dans le mysticisme, et prépare le règne de la philosophie sensualiste.—De ses partisans et de ses adversaires.—Les femmes prennent part à ces hautes discussions.—De mademoiselle du Pré et de madame de la Vigne, et de leur correspondance avec Bussy.—Arrêt burlesque de Boileau.—Jugement sur le livre de Louis de la Forge.—Philosophie de madame de Sévigné.—Ses opinions religieuses sont puisées dans saint Augustin et dans les écrits des jansénistes.—Ses objections contre le cartésianisme.—Résultat des conférences tenues à Grignan sur ces graves matières.—Madame de Sévigné se confirme dans ses croyances.—Madame de Grignan devient sceptique;—Corbinelli, dévot mystique.—Le livre des maximes de Corbinelli.—Sa liaison avec madame le Maistre.—Le séjour de Grignan devait peu plaire à madame de Sévigné.—Elle se prépare à partir, et à retourner à Paris.
Madame de Sévigné avait tout le loisir de s'intéresser aux nouvelles du monde, de la littérature et du théâtre. Lorsqu'elle reçut les lettres de madame de Coulanges et de madame de la Fayette dont nous avons parlé, elle ne voyageait plus, elle ne s'occupait plus de la Provence ni des Provençaux; elle n'était plus à Aix, elle était à Grignan. Le lieutenant général gouverneur s'y était transporté pour y passer la belle saison, et madame de Sévigné jouissait encore, sans aucune jalouse distraction, du bonheur de s'entretenir avec sa fille à tout instant du jour, de la voir agir et commander dans son château, entourée de ses vassaux et de sa noble famille.
Après la prise de Maëstricht par Louis XIV, la joie fut telle à Paris que l'on alluma des feux et qu'on chanta le Te Deum sans aucun ordre de l'autorité. Ces démonstrations d'enthousiasme pour le succès des armes françaises furent imitées dans presque toutes les villes du royaume690. Dans une des gazettes du mois d'août, on lit l'article suivant691:
«A GRIGNAN, en Provence, le 23 juillet, le comte de Grignan fit chanter le Te Deum, par deux chœurs de musique, dans l'église collégiale, où il se trouva avec plusieurs personnes de qualité; et sur le soir il alluma dans la place publique un grand feu qu'il avait
fait préparer, et qui fut exécuté aux fanfares des trompettes et avec décharge de canons.»
Madame de Sévigné assista à cette fête avec tous les habitants de Grignan: huit jours auparavant elle avait, par une lettre datée de ce lieu, renoué sa correspondance avec Bussy, interrompue depuis un an692.
Cette interruption s'explique facilement. Les guerres interminables dans lesquelles Louis XIV se trouvait engagé par ses ambitieux desseins avaient persuadé à Bussy que tôt ou tard on aurait besoin des talents militaires et de la bravoure qu'on lui connaissait, et que, s'il ne revenait pas en faveur, on se trouverait en quelque sorte forcé, par le manque de bons généraux, de l'employer à son grade. Aussi cherchait-il à se mettre en état que le roi le fît sans répugnance; il tâchait de se faire des appuis parmi ceux qui entouraient le monarque, et il entretenait pour cet effet une nombreuse correspondance693. Des fragments de ses Mémoires à la louange du roi, des sonnets, des rondeaux, des madrigaux étaient surtout envoyés par lui au duc de Saint-Aignan, qui aimait et admirait les productions de son esprit et qui lui-même composait des vers plus médiocres que les siens694. Dans la galerie de son château Bussy avait un grand portrait de Louis XIV à cheval, au-dessous duquel il avait mis cette inscription:
LOUIS QUATORZIÈME, ROY DE FRANCE,
ARBITRE DE L'EUROPE,
FORT CONSIDÉRÉ ET MÊME CRAINT
DANS LES AUTRES PARTIES DU MONDE,
AIMABLE ET TERRIBLE,
LE PLUS BRAVE ET LE PLUS GALANT
PRINCE DE LA TERRE695
La correspondance qu'il avait continuée assidûment avec sa cousine lui était doublement intéressante, non-seulement parce qu'il n'avait jamais cessé d'être charmé de sa personne et de son esprit, mais aussi parce que, par le grand nombre d'amis qu'il lui connaissait et par ses liaisons avec de Pomponne, il espérait bien employer le secours de sa parenté pour la réussite de ses projets. Mais, sous ce dernier rapport, ce n'était que lorsque madame de Sévigné habitait Paris que les lettres qu'il recevait d'elle pouvaient intéresser son ambition. Aussi, quand elle était aux Rochers, lui écrivait-il moins souvent. Cependant les relations de madame de Sévigné avec le duc de Chaulnes et d'autres personnages puissants de Bretagne étaient une considération qui lui faisait mettre quelque régularité dans sa correspondance. Il en fut tout autrement quand elle s'en alla voir sa fille; son éloignement de Paris faisait disparaître pour Bussy la possibilité de la faire intervenir en sa faveur, et le séjour en Provence lui ôtait l'espoir de recevoir des lettres d'elle utiles à ses projets, et lui donnait la crainte d'y trouver des motifs de contrariété. Il détestait les Grignan, et les Grignan ne l'aimaient pas; de sorte que, hormis ce qui avait trait à madame de Sévigné et à sa fille, il ne désirait rien savoir de ce qui se passait autour d'elles. Voilà sans doute le motif qui fit que Bussy interrompit pendant plus d'un an sa correspondance avec sa cousine696. Mais si pourtant il négligea de correspondre avec elle pendant le cours d'une année (depuis juillet 1672 jusqu'en juillet 1673), jamais il n'écrivit et ne reçut d'autres personnes un plus grand nombre de lettres; jamais, quoique ayant cinquante-cinq ans, il ne montra un plus grand désir de braver les fatigues et les périls de la guerre, et de faire oublier son âge par ses succès en amour. Ces passions surannées l'avaient lié avec un jeune homme, l'abbé de Choisy, qui n'est plus connu heureusement aujourd'hui que par de nombreux écrits non dépourvus d'agréments et d'instruction et irréprochables sous le rapport de la religion et des mœurs. L'abbé de Choisy avait quitté le nom de comtesse de Saincy ou des Barres; il ne portait plus d'habits de femme, et, après un voyage fait en Italie, il avait obtenu en 1663, par le crédit de sa mère, l'abbaye de Saint-Seine en Bourgogne697, ce qui le forçait à résider souvent dans ce pays. Il avait à peine trente ans. Le temps de ses métamorphoses en jeune et jolie fille était passé, mais non pas les penchants qui y avaient donné lieu: seulement ils s'étaient affaiblis. Il aimait toujours le jeu et les femmes. Lorsque le sort lui avait été contraire, et qu'il était las de ses maîtresses, il quittait Paris, et allait en Bourgogne se renfermer dans son abbaye avec la résolution d'y résider pour faire des économies, et payer ses dettes. L'ennui le prenait, et il allait continuellement à Paris et à Dijon698. Ses traits étaient restés délicats et mignards; mais l'âge et le soleil d'Italie avaient donné à son charmant visage une apparence plus mâle699. Il obtint sans artifice, sans aucun perfide déguisement de nombreux succès auprès des femmes livrées à la galanterie700. A Dijon, il en rencontra une à laquelle il rendit des soins, et il s'en fit aimer; conquête plus facile à faire qu'à conserver: jeune, jolie, spirituelle, elle avait en outre la réputation d'écrire très-bien des lettres. Ce mérite était alors prisé dans la société et dans le monde comme aujourd'hui celui de la musique: l'abbé de Choisy le possédait, mais Bussy plus que personne.
La nouvelle maîtresse de l'abbé de Choisy était madame Bossuet701, femme de Bossuet, trésorier général des états de Bourgogne, frère aîné de Jacques-Bénigne Bossuet. Elle était la fille de Nicolas Dumont, gentilhomme de Bourgogne, et d'Anne-Catherine de Hautoy, d'une maison distinguée de Lorraine. Nicolas Dumont s'était attaché avec trois de ses frères à la fortune de Condé; il avait suivi ce prince dans l'exil, et ce fut Condé qui, après sa rentrée en France, maria la jeune et belle fille de Dumont, et procura à son mari la place de trésorier général des états de Bourgogne. Ce mariage eut lieu le 26 avril 1662; et, lors de la mort du père des Bossuet, en 1667, madame Bossuet avait déjà deux fils. A l'époque de son mariage, son mari était le personnage le plus notable de la famille des Bossuet; il fut depuis intendant de Soissons et maître des requêtes; mais, lors de sa liaison avec l'abbé de Choisy, le beau-frère de madame Bossuet était l'évêque de Condom, le précepteur du Dauphin, le grand Bossuet, alors à l'apogée de sa gloire et de sa fortune702.
Madame Bossuet désira entrer en correspondance avec Bussy, et faire connaissance avec ce personnage célèbre dans toute la Bourgogne. Elle manifesta ce désir à l'abbé de Choisy, qui mit d'autant plus d'empressement703 à la satisfaire que nulle pensée jalouse ne le tourmentait à l'égard d'un rival dont l'âge était si fort disproportionné avec le sien. Il écrivit à ce sujet à Bussy, qui, toujours avide des louanges qu'on donnait à son esprit, ne manqua pas, dans un voyage qu'il fit à Dijon pour ses affaires, de rendre visite à madame Bossuet. Au moment de son départ ne l'ayant pas trouvée chez elle, il lui fit ses adieux par une lettre où il lui demandait son amitié704. Craignant sans doute le ridicule de se commettre avec une si jeune et si belle femme, il mit peu d'empressement à lui écrire; mais elle lui envoya la tragédie de Bérénice de Racine, qui venait de paraître; et, à propos et sur le sujet de cette pièce705, il engagea avec elle une correspondance suivie; de telle sorte que, peu à peu séduit par les louanges qu'elle lui donnait, il finit par lui parler le langage de la galanterie et de l'amour. C'est où elle avait voulu l'amener. L'abbé de Choisy était retourné à Paris, et c'est à elle qu'il adressait les lettres qu'il écrivait à Bussy, et qui de Dijon étaient transmises à ce dernier dans le lieu de la Bourgogne où il se trouvait. De même Bussy faisait passer à madame Bossuet les lettres qu'il écrivait à l'abbé de Choisy706, principalement pour qu'elle se procurât le plaisir d'en prendre lecture, et qu'elles lui valussent de nouveaux éloges707.
Comme madame Bossuet ne faisait aucun mystère des lettres que lui écrivait Bussy, qu'elle en tirait même vanité, on sut dans toute la Bourgogne, et même à Paris708, que le comte de Bussy-Rabutin entretenait une correspondance avec elle; et l'historien des Amours des Gaules fut mis au nombre des amants de cette belle-sœur de l'évêque de Condom. Madame de Montmorency, madame la comtesse de la Roche et mademoiselle de Scudéry, qui recevait chez elle l'abbé de Choisy, apprirent à Bussy que cela se disait à Paris709.
Le 17 février 1673, madame de Scudéry écrivait710: «On dit que madame Bossuet est cachée à Paris, et qu'on la fait chercher pour l'enfermer dans un couvent. M. de Condom, son beau-frère, me loua l'autre jour sa beauté et son esprit; mais je vois bien qu'il n'est pas content de sa conduite. Est-il vrai, ne vous déplaise, que c'est vous qui l'avez amenée à trois ou quatre lieues de Paris? Notre ami l'abbé de Choisy a, dit-on, de grands soins d'elle. Il y a trois mois que je ne l'ai vu: l'amour démonte extrêmement la cervelle.»
On pourrait croire que la beauté de madame Bossuet était connue du roi, car madame de Scudéry termine sa lettre ainsi: «Vous me deviez bien venir voir quand vous amenâtes madame Bossuet à Paris. Je ne prétends pas que vous me veniez visiter malgré les défenses du roi. Il ne pardonnerait pas un voyage qu'on ne ferait que par amitié; mais je crois qu'il vous pardonnerait celui que vous avez fait pour madame Bossuet, s'il le savait; car le tyran qui vous a fait marcher est de sa connaissance711.»
Mais en examinant cette correspondance avec attention, on s'aperçoit qu'un certain marquis, amoureux de madame Bossuet, s'était offert à elle pour servir d'intermédiaire entre elle et le roi, ce qu'elle refusa, craignant des indiscrétions712. Bussy, qui n'était point allé à Paris, répondit à mademoiselle Scudéry: «M. de Condom a raison de vous louer la beauté et l'esprit de madame Bossuet, mais surtout son esprit: personne ne l'a plus agréable qu'elle. Pour sa conduite, ce n'est pas la même chose: elle ne plaît à personne, pas même à ses amants en faveur, à qui elle est si mauvaise; et ce n'est pas seulement comme beau-frère ou comme évêque que M. de Condom y trouve à redire. Il a eu d'autres raisons; je ne sais si elles durent encore.»
Cette perfide insinuation caractérise bien l'envie et la méchanceté de Bussy. Il détestait Bossuet, non-seulement alors une des gloires de la France, mais aussi une puissance en Bourgogne, par l'amitié intime qui le liait au grand Condé, gouverneur de cette province et ennemi déclaré de Bussy. L'amitié qui unissait Condé et Bossuet était ancienne, et datait de la jeunesse de tous les deux. Lorsqu'âgé de vingt et un ans Bossuet soutint sa thèse de bachelier, Condé, qui n'en avait que vingt-six et qu'illustraient déjà les victoires de Fribourg, de Nordlingue et de Dunkerque, avait assisté, avec tout son état-major et les seigneurs de sa suite, au triomphe du jeune théologien. Depuis lors il était resté son ami et son admirateur, et il fut en toute occasion le protecteur de sa famille. Bussy avait des moyens de donner de la consistance à ses calomnies sur l'évêque de Condom. Il avait vu Bossuet très-jeune, avant qu'il fût entré dans les ordres, présenté chez Fouquet par madame Duplessis-Guénégaud, qui fut une de ses premières protectrices. Madame de Sévigné, dès le commencement de son mariage, avait fait connaissance avec Bossuet à l'hôtel de Rambouillet; et, depuis, elle eut des occasions plus fréquentes encore de se lier plus familièrement avec lui, lorsqu'il était un habitué de l'hôtel de Nevers713. L'historien du prélat est obligé d'avouer qu'à cette époque le jeune Bossuet n'avait pas cette sévérité de mœurs, cette répulsion pour les amusements mondains qu'il manifesta depuis; qu'il fréquentait les spectacles et aimait la comédie, bien qu'il la proscrivit depuis dans un de ses meilleurs écrits. De dix enfants qu'avait eus le père Bossuet, Bénigne était le septième; par conséquent son frère aîné était beaucoup plus âgé que lui. Bénigne Bossuet était fort bel homme, et n'avait que trente-quatre ans lors du mariage de sa belle-sœur. Mais, nonobstant ces faits, les perfides insinuations de Bussy ne nuisaient alors qu'à lui-même quand elles s'attaquaient à Bossuet714. La calomnie respecta ce grand homme tant qu'il vécut, et elle n'osa essayer de noircir sa vie que quand il fut descendu dans la tombe. Bussy, continuant sa lettre, dit: «Où avez-vous appris cette belle nouvelle, que j'ai mené madame Bossuet à Paris? Je vous assure qu'il n'y a rien de si faux.
Pour conduire un objet charmant,
Au hasard de déplaire au maître,
Il faudrait être son amant,
Et je n'ai pas l'honneur de l'être715.
«La vérité est que je ne l'ai pas vue depuis l'année passée, au mois d'août, que je l'ai quittée à Dijon; et quoiqu'elle fût assez de mes amies, je n'ai appris de ses nouvelles que par le bruit public. Elle a été à Paris et puis en Lorraine, et puis est retournée à Paris, où elle est (dites-vous) cachée, et l'abbé de Choisy avec elle716.»
Dans une de ses lettres, Bussy dépeint ainsi madame Bossuet: «C'est une des plus jolies femmes que j'aie jamais vues, de quelque côté qu'on la regarde.» Il en parle aussi comme aimant à exciter la passion sans la partager: ce qui était vrai pour lui, mais non pour l'abbé de Choisy717.
Les flatteries que Bussy adressait à madame Bossuet dans les lettres qu'il lui écrivait prouvent qu'il n'eût pas demandé mieux que d'être son amant: s'il en fut autrement, c'est que madame Bossuet, entourée de plus jeunes galants, ne voulait pas pousser sa correspondance romanesque avec Bussy jusqu'au dénoûment718. Cette correspondance était pour elle un exercice d'esprit et un agréable entretien de confiance amicale; mais Bussy avait voulu donner à ses flatteries et à ses lettres un sens plus prononcé, qui tendit plus directement au but qu'il désirait atteindre; et il lui écrivit: «On ne peut longtemps avoir de l'amitié pour vous sans trouver que Patry avait raison de dire