Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4», sayfa 3
CHAPITRE II.
1671
Bohémienne qui ressemble à madame de Grignan.—Ce que madame de Sévigné fait pour elle.—Portrait de madame de Grignan en bohémienne.—Madame de Grignan accouche d'un fils.—Il est tenu sur les fonts de baptême par la Provence.—M. et madame de Grignan vont habiter le château de Grignan.—Description de ce château.—Des personnes, parents et amis de M. et de madame de Grignan, qui fréquentaient ce château.—De la comtesse d'Harcourt.—Seigneur Corbeau.—L'archevêque d'Arles.—L'évêque d'Uzès.—Le bel abbé.—Le chevalier Adhémar.—Le grand chevalier.—Claire d'Angennes, fille aînée de madame de Grignan, se retire au couvent, et fait don de son bien à son père.—Mademoiselle d'Alérac, sa fille cadette, se marie.—Des sœurs de M. de Grignan.—La religieuse d'Aubenas.—La marquise de Saint-Andiol.—La comtesse de Rochebonne.—Du chevalier comte de la Garde, parent de M. de Grignan.—Madame de Sévigné prête au comte de la Garde le portrait de sa fille.—De madame du Puy du Fou.—Du personnel de la maison de madame de Grignan.—Mademoiselle Deville, la femme de chambre.—Mademoiselle de Montgobert, demoiselle de compagnie.—Ripert, intendant.—Madame de Grignan faisait la mode en Provence.—Ses nombreuses réunions et son luxe à Aix.—Se retirait quelquefois au couvent des Filles de Sainte-Marie.—N'avait pas le même goût que sa mère pour la solitude et la campagne.—Aime à primer.—Le maréchal de Bellefonds veut céder sa place de premier maître d'hôtel du roi.—Le comte de Grignan se dispose à l'acheter.—Madame de Grignan s'y oppose.—Plaintes de madame de Sévigné à ce sujet.
Les constructions, les plantations dont s'occupait madame de Sévigné, ne pouvaient calmer les inquiétudes toujours croissantes que lui faisaient éprouver les approches du terme de la grossesse de sa fille, encore moins diminuer la peine quelle ressentait de s'en être séparée. Le tumulte des états, les grandes réunions, les visites reçues et rendues, les festins, les spectacles, la musique, les danses, avaient encore moins de pouvoir123. Le plus souvent ces moyens de distraction produisaient un effet contraire. Dans une des fêtes données à Vitré pour l'amusement de la société qui s'y trouvait rassemblée, on fit danser une troupe de bohémiens. Ils dégoûtèrent d'abord madame de Sévigné par leur saleté124. Mais dans le nombre des femmes qui faisaient partie de cette troupe, elle en vit une plus proprement et plus élégamment vêtue. Cette fille la frappa par sa ressemblance avec madame de Grignan. Les beaux yeux, les belles dents, l'élégance de la taille de la bayadère, et surtout la grâce avec laquelle elle dansait, rappelaient mademoiselle de Sévigné dans les ballets du roi. La pauvre mère en fut émue; elle fit approcher la jeune fille, la traita avec amitié; et celle-ci, encouragée par cet accueil, pria sa nouvelle protectrice de vouloir bien écrire en Provence pour son grand-père.—«Et où est votre grand-père?» lui demanda madame de Sévigné.—«Il est à Marseille, madame», répondit d'un ton doux et triste la bohémienne.—Madame de Sévigné devina; elle promit d'écrire, et écrivit en effet à M. de Vivonne, général des galères, en faveur du galérien grand-père de la bohémienne.—Ah! madame de Grignan! cette lettre si touchante, si joviale, vous fut envoyée; elle fut soumise à votre censure; c'est vous qui fûtes chargée de la remettre au gros crevé: pourquoi n'en avez-vous pas conservé de copie? Pourquoi ne pouvons-nous la lire comme toutes celles qui vous furent écrites, et connaître les résultats de votre ressemblance avec la petite-fille du forçat, «capitaine bohème d'un mérite singulier125?»—Ces résultats furent heureux: non-seulement madame de Grignan remit la lettre, mais elle intercéda pour le vieux forçat, mais elle parvint à briser ses fers, mais elle fit un sort à cette bohémienne, assez belle danseuse pour qu'elle fût elle-même glorieuse de lui ressembler.—Aucune tradition ne nous apprend cela; cela n'a pas été dit, cela n'est écrit nulle part: mais pouvons-nous en douter, lorsque nous apprenons, d'après un ancien inventaire du château de Grignan, «que l'appartement qu'occupait madame de Sévigné, quand elle était dans ce château, se composait de deux pièces; que l'une se nommait chambre de la Tour, et l'autre chambre de la Bohémienne, parce qu'au-dessus du chambranle de la cheminée était un portrait de madame de Grignan, costumée en bohémienne126?»
Madame de Grignan avait offert à sa mère des consolations un peu subtiles aux tourments de l'absence; comme de se promener en imagination dans son cœur, où elle trouverait mille tendresses. Madame de Sévigné répond: «Je fais quelquefois cette promenade; je la trouve belle et agréable pour moi.... Mais, mon Dieu, cela ne fait point le bonheur de la vie; il y a de certaines grossièretés solides dont on ne peut se passer127.»
Cependant le motif de ses craintes et de ses inquiétudes disparut; elle fut enfin délivrée du gros caillou qu'elle avait sur le cœur128. Elle se préparait à quitter les Rochers et à retourner à Paris, quand elle apprit l'heureuse nouvelle que madame de Grignan était accouchée d'un fils, blond comme sa mère, et qu'elle avait donné à M. de Grignan, qui n'avait eu jusqu'ici que des filles de toutes ses femmes, un héritier. Madame de Sévigné avait prédit à madame de Grignan que cette fois elle aurait un fils; et l'on peut juger de ce qu'elle ressentit en apprenant que ses prédictions et ses espérances s'étaient réalisées129, que tous ses conseils maternels avaient eu un plein succès130. «Que pensez-vous, dit-elle, qu'on fasse dans ces excès de joie? Le cœur se serre, et l'on pleure sans pouvoir s'en empêcher. C'est ce que j'ai fait, ma très-belle, avec beaucoup de plaisir: ce sont des larmes d'une douceur qu'on ne peut comparer à rien, pas même aux joies les plus brillantes131.» Elle fut pourtant très-flattée d'apprendre que son petit-fils avait été baptisé par la Provence. En effet, les états étaient encore assemblés à Lambesc lorsque madame de Grignan y accoucha le 17 novembre. Le lendemain, le comte de Grignan se rendit dans l'assemblée, et «vint offrir, dit le procès-verbal de cette séance, le fils qu'il a plu à Dieu de lui donner dès le jour d'hier, et de vouloir bien lui faire la faveur de le tenir au nom de toute la province sur les fonts du baptême, et de lui donner tel nom qu'il lui plaira.... Sur quoi l'assemblée a délibéré que messieurs les procureurs généraux du pays témoigneront à monseigneur le comte de Grignan et à madame sa femme la joie de toute la province, et particulièrement de l'assemblée, sur la naissance de ce premier mâle dans sa famille, et lui feront de très-humbles remercîments de l'honneur qu'il avait fait à la province, de le faire tenir de sa part pour recevoir les saintes eaux du baptême, avec tous les sentiments d'amour et de reconnaissance possibles. Et l'assemblée a délibéré que les frais en seront supportés par le pays, suivant le rôle qui en sera tenu par le sieur Pontèves, trésorier des états132.»
Ainsi naquit et fut nommé Louis de Provence, marquis de Grignan, dont Saint-Simon, son ami de collége, déplore la perte prématurée, loue la brillante valeur et l'excellent caractère133.
Madame de Grignan accoucha facilement, et aussitôt après la fin des états elle alla avec son mari habiter le château de Grignan, qu'elle avait quitté pour se rendre à Lambesc. Ce séjour lui était favorable pour le rétablissement de sa santé. La petite ville de Grignan, aujourd'hui chef-lieu de canton, à quatorze kilomètres de Montélimar, se penche sur le revers méridional d'un coteau escarpé: ornement assez beau d'un bassin arrosé par les petites rivières de Berre et de Lez, couvert cependant, sur plusieurs points, de rochers stériles. Les maisons de la ville sont mal bâties; mais l'église se fait remarquer par un air de magnificence et par ses arceaux gothiques, témoignages de l'antiquité de sa construction134. Au-dessus de cette église, et de niveau avec son faîte, est un plateau qui domine toute la ville, et dont la vue s'étend sur le pays d'alentour. C'est sur ce plateau que s'élevait le château de Grignan. Isolé de toutes parts, ce noble et grand édifice semblait suspendu dans l'air, comme le palais magique construit par l'enchanteur Appollidon135, auquel madame de Sévigné le compare: sa position, ses murs élevés, ses tourelles, le faisaient ressembler à un ancien château fort; car, à l'époque dont nous nous occupons, la façade moderne, construite et jamais achevée136 aux frais d'un des beaux-frères de madame de Grignan, l'évêque de Carcassonne, n'existait pas encore. Ce château, le plus beau de toute la province, manquait d'ombrage; le territoire qui l'entoure est en général maigre et sablonneux. Les vents du nord y sont impétueux et fréquents, et y détruisent presque annuellement la majeure partie des récoltes137; et jusque dans ces derniers temps, à cause du mauvais état des routes, il était d'un accès difficile.
Cependant, ce séjour convenait mieux à l'indolence naturelle et aux susceptibilités de madame de Grignan que celui d'Aix ou de Lambesc. La nécessité d'ouvrir son salon à toutes les notabilités, les visites à rendre et à souffrir, les exigences cérémonieuses des dames de Provence, lui étaient insupportables138. Elle était moins exposée à ce genre d'ennui dans son château; mais elle ne pouvait s'y dérober entièrement. Dans sa position surtout, il ne lui était pas facile de rompre ces amitiés du monde, dont «la dissimulation est le lien, et l'intérêt le fondement139.» Encore moins pouvait-elle se soustraire aux devoirs de parenté. Ainsi, il lui fallait recevoir fréquemment, et avec toutes les démonstrations d'une satisfaction sincère, cette comtesse d'Harcourt, née Ornano, tante du comte de Grignan, mère du prince d'Harcourt et de cette demoiselle d'Harcourt qui fut mariée au prince de Cadaval au commencement de l'année 1671, et dont les noces, honorées de la présence du roi et de la reine, donnèrent lieu à cette belle fête à laquelle assista madame de Sévigné140. Il faut se garder de confondre cette comtesse d'Harcourt avec la princesse d'Harcourt, fille de Brancas le distrait, liée aussi avec madame de Grignan, qui lui trouvait peu d'esprit. Cette princesse d'Harcourt, dont nous avons déjà parlé141, fut nommée dame du palais, et chargée avec son mari, Henri de Lorraine, prince d'Harcourt, de conduire, en 1679, la reine d'Espagne à son époux. Le prince d'Harcourt était cousin germain de M. de Grignan142. La comtesse d'Harcourt, sa tante, habitait le Pont-Saint-Esprit, et se trouvait ainsi peu éloignée du château de Grignan, où elle allait fréquemment rendre visite. Madame de Sévigné plaint souvent sa fille d'être obligée de supporter un tel fardeau; elle souhaite d'être à Grignan, pour la débarrasser de cette vieille tante. «Après cette marque d'amitié, ajoute-t-elle, ne m'en demandez pas davantage, car je hais l'ennui à la mort: vous seule au monde seriez capable de me faire avaler ce poison, et j'aimerais fort à rire avec vous, Vardes, et le seigneur Corbeau143.» C'est par ce dernier nom que, à cause de son teint basané, madame de Grignan appelait son beau-frère l'évêque de Claudiopolis, coadjuteur de l'archevêque d'Arles son oncle144. Il était alors à Grignan, où il avait passé l'été, tout le temps de la tenue des états: homme du monde, aimable auprès des femmes, souvent à Paris et à la cour145, prudent, spirituel, fort attaché à son frère, et zélé pour la gloire de la maison de Grignan, il fut très-goûté de madame de Sévigné et de sa fille. Il ne pouvait souffrir qu'elles lui donnassent du monseigneur: «Appelez-moi plutôt Pierrot ou seigneur Corbeau,» disait-il. Il parlait et écrivait avec facilité, mais il n'aimait pas à écrire; et madame de Sévigné lui défendait toujours de répondre à ses lettres, par la crainte que, s'il se croyait obligé de le faire, il ne la prit en déplaisance: elle voulait qu'il réservât sa main droite pour jouer au brelan. Elle le raillait aussi sur son penchant pour la bonne chère, et elle attribuait à cela les attaques de goutte qu'il commençait déjà à ressentir: il n'avait alors que trente-trois ans146. Par la suite il excita l'indignation de madame de Sévigné, à cause de son ingratitude envers son oncle l'archevêque d'Arles, auquel il devait succéder147.
Des deux oncles paternels du comte de Grignan, le plus élevé en dignité, l'archevêque d'Arles, était un homme excellent, et aimé de toute la Provence148. Il avait, pendant les troubles de la Fronde, apaisé les émeutes populaires à Arles et à Marseille, et empêché que ces deux villes ne se révoltassent contre le gouvernement. En 1660, lors du voyage de la cour en Provence, Louis XIV logea chez lui; et ce fut alors qu'il le nomma commandeur de ses ordres149. Bienfaiteur de sa famille, l'archevêque d'Arles en était tendrement chéri; mais cependant il augmentait les embarras du gouverneur, parce qu'il était toujours opposé à l'évêque de Marseille pour les affaires ecclésiastiques, comme le comte de Grignan l'était pour les affaires civiles150; ce qui contribuait à accroître l'animosité de ce prélat hautain, mais habile, qui avait acquis un grand ascendant sur l'assemblée des états, une place élevée dans l'estime des ministres. Madame de Sévigné parvint à l'adoucir et à le rendre moins hostile, et elle neutralisa les effets de son influence contre les Grignan par le moyen de ses amis, de Pomponne et de le Camus, premier président de la cour des aides151. Pour toutes ces négociations elle se servait utilement de l'autre oncle de M. de Grignan, évêque et comte d'Uzès152, homme sage et prudent; plus souvent à la cour et dans son abbaye d'Angers que dans son diocèse; plein d'affection pour madame de Grignan, et très-zélé pour les intérêts de son frère; toujours empressé à faire auprès des ministres les démarches que lui demandait madame de Sévigné. Comme elle, il agissait aussi directement sur l'évêque de Marseille; et s'il ne parvenait pas à lui inspirer des sentiments de concorde et d'amitié, il l'empêchait au moins de se montrer adversaire violent153.
M. de Grignan avait un autre frère dans l'état ecclésiastique, très-différent de seigneur Corbeau par sa figure, car il était d'une beauté remarquable154: on l'avait surnommé le bel abbé. A l'époque dont nous traitons, âgé seulement de vingt-huit ans, il n'avait pas encore soutenu sa thèse en Sorbonne. Doué de capacité et ambitieux, il fut successivement agent général du clergé, abbé de Saint-Hilaire, nommé évêque d'Évreux, mais non confirmé comme tel155. Il fut sacré évêque de Carcassonne dans l'église de Grignan. Son faste et sa prodigalité contrariaient madame de Sévigné, qui aurait voulu qu'une partie de ses riches revenus ecclésiastiques fussent employés à faire du bien à ses frères156, et particulièrement au moins riche de tous, le chevalier de Grignan, Adhémar.
Plein de courage et animé d'une noble ambition, Adhémar157 parvint, par de beaux faits d'armes, au grade de maréchal de camp, lorsque son frère aîné épousa mademoiselle de Sévigné. Quoique bien jeune encore, il obtint le commandement du régiment qui portait le nom de Grignan158; et, à cette occasion, madame de Sévigné prit le soin de lui donner une devise: c'était une fusée poussée à une grande élévation, avec ces mots italiens: Che peri, purchè s'innalzi159, «Qu'elle périsse, pourvu qu'elle s'élève.» Le plus jeune de tous les Grignan, il n'avait point cette morgue de famille qui faisait dire à M. de Guilleragues que tous les Grignan étaient des glorieux. Lorsqu'on lui opposait l'exemple du chevalier Adhémar160, «Celui-là, disait-il pour ne pas se rétracter, n'est que glorioset.» Ce singulier sobriquet de petit Glorieux resta au chevalier Adhémar161. De tous ses frères, il était le plus attentif et le plus complaisant pour madame de Grignan; il lui servait de secrétaire lorsque quelque indisposition l'empêchait de tenir la plume162. Ce fut là sans doute ce qui valut à madame de Grignan les malins vaudevilles et les épigrammes que l'on composa sur elle163, moins cependant à propos d'Adhémar qu'au sujet du frère de celui-ci, nommé, à cause de sa taille, le grand chevalier. Il se trouvait alors au château de Grignan, et mourut l'année suivante à Paris, de la petite vérole, chez son oncle l'évêque d'Uzès164. C'est à ce chevalier de Grignan que madame de Sévigné défendait de monter à cheval en présence de sa fille165, tant le souvenir de la fausse couche qu'il avait occasionnée par sa chute faisait d'impression sur elle. Tels étaient dans la famille de Grignan les hommes qui se réunissaient au château de Grignan, et en composaient la société. Les filles que le comte de Grignan avait eues de son premier mariage avec Angélique-Claire d'Angennes étaient encore trop jeunes pour y figurer166. L'aînée n'avait que dix ans, et la cadette seulement sept ans, lorsque leur père se remaria avec mademoiselle de Sévigné167. Le duc de Montausier, leur oncle par alliance, puisqu'il avait épousé Julie d'Angennes, s'opposait à ce qu'elles allassent demeurer chez leur belle-mère, craignant que celle-ci ne se prévalût de l'innocence de leur jeune âge, et ne leur inspirât prématurément de l'inclination pour la vie religieuse: cependant il finit par céder aux instances de madame de Grignan, et s'aperçut bientôt qu'il ne s'était pas trompé dans ses prévisions168. Louise-Catherine-Adhémar, l'aînée des deux filles de M. de Grignan et de Claire d'Angennes, excitée par sa belle-mère, ses oncles et toute sa famille, dans son penchant à la dévotion, voulut entrer aux Carmélites; mais la délicatesse de sa santé ne lui permit pas de soutenir les austérités de l'ordre: elle ne put achever son noviciat; elle se retira comme pensionnaire dans un couvent, et y vécut avec autant de régularité et de piété que la religieuse cloîtrée la plus attachée à ses devoirs. Sur le bien de sa mère, il lui revenait quarante mille écus; elle en fit don à son père; et madame de Grignan ne déguise pas qu'elle se servit de l'influence qu'elle avait acquise sur cette jeune fille, pour la déterminer à prendre cette résolution. Bussy profite de cette occasion pour lancer un sarcasme piquant, mais juste169, contre madame de Grignan; et madame de Sévigné, au contraire, chez qui la tendresse pour sa fille, et sa continuelle préoccupation pour tout ce qui concernait ses intérêts et sa grandeur, étouffaient tout autre sentiment, la félicite d'avoir «fait merveille», et exprime, par les termes les plus énergiques, son admiration pour Catherine-Adhémar, qu'elle appelle une fille céleste, par opposition à sa sœur cadette, qui est pour elle la fille terrestre170. En effet, celle-ci, Françoise-Julie, qu'on nommait ordinairement mademoiselle d'Alérac171, quoique soumise à la même éducation et aux mêmes influences que sa sœur, eut des goûts très-différents: elle aimait le monde, et elle se plaisait beaucoup dans la société de madame de Sévigné, qui la trouvait aimable172. Jolie et faite pour plaire173, elle fut recherchée en mariage par le chevalier de Polignac et M. de Belesbat. Ces deux mariages se rompirent, non par le fait de madame de Grignan. Pourtant le défaut d'accord entre la belle-mère et la belle-fille fut tel, que celle-ci abandonna brusquement la maison paternelle, et se retira chez son oncle par alliance, le duc de Montausier, et ensuite au couvent des Feuillantines174. Elle se maria enfin avec le marquis de Vibraye, sans la participation et aussi sans l'opposition de sa famille175.
Des trois sœurs qu'avait le comte de Grignan, une seule doit nous occuper, puisque celle qui se fit religieuse à Aubenas176, et celle qui se maria au marquis de Saint-Andiol (en 1661)177, ne sont mentionnées que deux ou trois fois dans la correspondance de madame de Sévigné. Il n'en est pas de même de Thérèse-Adhémar de Monteil; celle-ci épousa le comte de Rochebonne178, qui commanda longtemps à Lyon pour le roi. La comtesse de Rochebonne ressemblait beaucoup à son frère, le comte de Grignan: c'est dire assez qu'elle n'était pas belle; aussi est-ce par antiphrase et en plaisantant que madame de Sévigné la qualifie de jolie femme179. Sa laideur, et la surdité dont elle était affligée, étaient rachetées par le plus heureux caractère. Elle s'était liée d'amitié avec madame de Grignan, et l'affection que celle-ci avait pour elle s'étendait jusqu'à ses enfants. Elle en avait un grand nombre; presque tous étaient remarquables par leur esprit précoce, leurs jolies figures, la fraîcheur de leur teint et leurs grâces enfantines180.
Un des parents du comte de Grignan, que madame de Sévigné aimait le mieux, était le chevalier comte de la Garde, qui avait été gouverneur de la ville de Furnes et lieutenant des gardes du corps de la reine mère181. Sa baronnie de la Garde était voisine du comté de Grignan, et il allait fréquemment au château. Lorsqu'il échoua dans le projet de mariage qu'il avait conçu, on était presque certain qu'il resterait célibataire182; et comme la forte pension dont il jouissait le rendait riche, on croyait qu'il avantagerait le comte de Grignan. Dans cet espoir, madame de Sévigné avait pour lui de grands égards; il fut la seule personne à laquelle elle permit de faire copier le portrait de sa fille, peint par Mignard183: elle avait refusé rabutinement, comme elle le dit, cette faveur à ses plus intimes amis, au bel abbé, l'évêque de Carcassonne, à l'abbesse de Fontevrault, sœur de madame de Montespan, enfin même à MADEMOISELLE184. Le chevalier de la Garde ne put rien faire pour son cousin, le comte de Grignan; la riche pension de 18,000 livres dont il jouissait (36,000 fr.) fut supprimée, et il fut presque entièrement ruiné185.
A toutes ces personnes que le mariage de mademoiselle de Sévigné avec le comte de Grignan avait placées dans des rapports de famille et d'intimité tant avec elle qu'avec madame de Sévigné, il faut joindre la marquise du Puy du Fou, mère de la seconde femme du comte de Grignan186. Elle avait peu d'esprit, mais sa bonté la faisait chérir. Comme elle demeurait à Paris, madame de Sévigné la voyait souvent, et même la recherchait, à cause de l'attachement qu'elle avait conservé pour celui qui avait été son gendre, et de l'amitié qu'elle avait pour madame de Grignan. Madame de Sévigné passait des heures entières avec madame du Puy du Fou, et lui confiait sa petite-fille Marie-Blanche, et madame du Puy du Fou en avait soin comme de son propre enfant187.
Les Simiane étaient aussi cousins des Grignan188; et, parmi les nouvelles connaissances que son séjour en Provence procura à madame de Grignan, on remarque la marquise de Simiane, dont le fils épousa celle à qui nous devons la publication des Lettres. Madame de Sévigné avait eu occasion de rencontrer dans le monde madame de Simiane, et elle félicite sa fille d'avoir en elle une compagnie agréable189. Elle fait l'éloge de son amabilité, mais elle ne lui reconnaît pas une excellente tête; elle la blâme de vouloir se séparer de son mari, à cause des fréquentes infidélités qu'il lui faisait, ajoutant assez lestement: «Quelle folie! Je lui aurais conseillé de faire quitte à quitte avec lui190.»
La maison de madame de Grignan se composait d'un nombreux personnel, conforme au rang qu'elle tenait en Provence; et ceux qui en faisaient partie paraissent avoir été bien choisis pour la soulager dans les devoirs qu'elle avait à remplir, et la distraire de ce qu'ils pouvaient avoir de pénible. Deux femmes de chambre étaient attachées à son service; et l'une d'elles, nommée Deville, fille de son maître d'hôtel191, en savait assez pour l'aider, et, au besoin, pour la suppléer dans ses correspondances. Une demoiselle de Montgobert, pieuse mais enjouée, d'un esprit original, plaisait beaucoup à madame de Sévigné192; elle était demoiselle de compagnie; et Ripert193, l'intendant des Grignan, était un homme d'esprit et d'une société agréable: il avait sa chambre au château de Grignan, à côté de celle des deux pages194.
Madame de Sévigné instruisait avec grand soin madame de Grignan des variations de la mode. Elle savait que sa fille, par sa beauté et par son rang, avait en Provence le privilége d'être le patron sur lequel les femmes se réglaient195; et c'est à la cour de Louis XIV qu'alors la mode avait, pour toute l'Europe, établi le siége de son empire. Les lettres de madame de Sévigné fourniraient d'exacts et nombreux détails à celui qui voudrait nous retracer les lois absolues et les bizarres volontés de cette capricieuse reine du monde élégant. C'est surtout lorsqu'elle était à Aix196, que madame de Grignan avait ses plus fréquentes réunions et étalait le plus de luxe. Madame de Sévigné faisait fréquemment à sa fille des cadeaux de modes nouvelles, et lui envoyait des cravates, des éventails, et autres petits objets; mais madame de Grignan ayant écrit à sa mère qu'elle se proposait de se faire peindre et de lui faire présent de son portrait, madame de Sévigné lui envoya un tour de perles de douze mille écus, acheté à la vente de l'ambassadeur de Venise. Elle lui écrivait en même temps: «On l'a admiré ici: si vous l'approuvez, qu'il ne vous tienne point au cou; il sera suivi de quelques autres197.»
Cependant, même à Aix, madame de Grignan pouvait se soustraire au monde et à la dissipation; et elle n'y manquait pas aux époques où la religion lui en faisait un devoir. Elle se retirait alors dans le couvent des sœurs de Sainte-Marie, où par un privilége spécial, et à cause de son aïeule la bienheureuse Chantal, elle était admise temporairement sur le pied de religieuse, et avait sa cellule particulière198.
Le séjour de madame de Grignan chez les sœurs de Sainte-Marie n'était jamais bien long, et n'avait lieu qu'à de grands intervalles. Cette existence calme et reposée pouvait lui plaire pendant quelques jours, par son contraste avec l'agitation de sa vie habituelle; mais elle n'avait pas, comme sa mère, le goût de la retraite et de la campagne, les rêveries d'une âme profondément émue, les palpitations d'un cœur avide de tendresse et d'amour. Ces troubles intérieurs, qui étaient à la fois pour madame de Sévigné une source intarissable de jouissances et de tourments, lui étaient inconnus. Elle savait que sa réputation de beauté, de savoir, de raison, de prudence, s'était accrue à la cour depuis son départ, et par son année de séjour en Provence199. Le rang qu'elle tenait dans ce pays flattait son orgueil: là, peut-être, elle se félicitait de n'être pas éclipsée par sa mère comme à Versailles, comme à Paris. C'eût été pour elle déchoir que de cesser d'être la première, que de se retrouver sur un degré d'infériorité ou même d'égalité. M. de Grignan ne pensait pas ainsi: il aurait mieux aimé être auprès du monarque, que d'avoir l'honneur de le représenter dans une province lointaine; les peines et les soins du gouvernement lui étaient à charge. Ayant appris que le maréchal de Bellefonds voulait quitter sa place de premier maître d'hôtel du roi, il était disposé à acquérir cette charge; mais madame de Grignan s'y opposa, et le fit rester en Provence. On peut juger combien cette résolution affligea sa mère, qui n'osa s'en plaindre que bien doucement. «Ma chère enfant, lui dit-elle, cette grande paresse de ne vouloir pas seulement sortir un moment d'où vous êtes, me blesse le cœur. Je trouve les pensées de M. de Grignan bien plus raisonnables. Celle qu'il avait pour la charge du maréchal de Bellefonds, en cas qu'il l'eût quittée, était tout à fait de mon goût; vous aurez vu comme la chose a tourné: mais j'aimerais assez que le désir de vous rapprocher ne vous quittât point quand il arrive des occasions; et M. d'Uzès aurait fort bonne grâce à témoigner au roi qu'il est impossible de le servir si loin de sa personne sans beaucoup de chagrin, surtout quand on a passé la plus grande partie de sa vie auprès de lui200.»