Kitabı oku: «Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5», sayfa 3
CHAPITRE III.
1673-1674
Détails sur la principauté d'Orange.—De ceux qui la possédèrent.—Le comte d'Hona, dernier gouverneur.—Mazarin la fait saisir.—Il fait démolir les fortifications de la ville d'Orange.—Cette principauté est donnée à la comtesse d'Auvergne par Louis XIV, qui ordonne au comte de Grignan de s'en emparer et d'assiéger la citadelle d'Orange.—Bercoffer, gouverneur de cette citadelle, veut se défendre.—Diverses allégations faites à madame de Sévigné, qui craint les résultats de ce siége.—Grignan est suivi de toute la noblesse.—Il attaque la citadelle d'Orange, qui se rend le 12 novembre.—Grignan la fait démolir.—Joie de madame de Sévigné en apprenant la prise de cette citadelle.—Ouverture de l'assemblée des communautés de Provence.—Discours de l'intendant.—Réponse de l'évêque de Marseille.—Don gratuit accordé.—Lutte entre le comte de Grignan et l'évêque de Marseille.—Une lettre de Colbert à l'évêque de Marseille l'oblige de céder.—Le marquis de Buous est nommé procureur du pays-joint.—Les 5,000 livres sont accordées par l'assemblée au comte de Grignan.—Opposition de l'évêque de Marseille et de l'évêque de Toulon à ce vote.—Colbert écrit encore à l'évêque de Marseille, et l'opposition est levée.—Félicitations et réflexions de madame de Sévigné sur ce double triomphe.—Ouverture des états de Bretagne.—Deux membres arrêtés pour avoir fait de l'opposition; ils sont rendus.—On abolit les édits oppresseurs, mais on double les impositions.—Le marquis de Coëtquen reproche à d'Harouis ses richesses et la ruine de la Provence.—La duchesse de Rohan, aïeule de Coëtquen, le rappelle à Paris, et l'entrée des états lui est interdite.—Madame de Sévigné approuve cet acte.—Le duc de Chaulnes repousse les ennemis des côtes de Bretagne.
A quinze lieues de la mer et des côtes de Provence, dans le département qui a reçu le nom poétique de Vaucluse, s'étend, borné par le Rhône à l'ouest, le petit pays dont Orange est la capitale. Il n'a que cinq lieues de long sur quatre de large. Le nombre de ses habitants, au temps de Louis XIV, n'a jamais dû excéder douze mille92, et la ville d'Orange, célèbre par plusieurs conciles, en renfermait plus de la moitié. Placé entre le Languedoc et le comtat Venaissin, la Provence et le Dauphiné, par le grand nombre de monuments et de constructions antiques que le temps a respectés, ce riant canton de la France est comme un fragment de la classique Italie transporté dans la Gaule. Riche par l'industrie de ses habitants, par ses vignes, sa garance, son safran, qui revêt ses plaines d'une teinte violette, il a, depuis les temps les plus reculés, formé un État indépendant. Néanmoins les rois de France le considéraient93 comme un fief de la Provence ou du Dauphiné, et, à titre de dauphins ou de comtes de Provence, ils prétendaient en être les premiers souverains; mais les princes d'Orange ne reconnaissaient pas cette prétention94, et leurs droits étaient depuis longtemps établis par des traités.
On comptait, depuis sept siècles, quatre dynasties des princes d'Orange. La dernière était celle des princes de Nassau, qui possédait cette principauté depuis cent cinquante ans. A ce titre elle fut, en 1650, transmise par héritage à Guillaume III95, qui, à l'époque dont nous traitons, était le grand ennemi de Louis XIV, et commandait les troupes de la majeure partie des puissances coalisées contre lui. Peu après l'époque de la naissance de Guillaume, sa mère, la princesse royale, fille de Charles Ier, qui espérait l'appui de la cour de France, où ses deux frères Charles et Jacques II (le duc d'York) s'étaient réfugiés, conclut un traité qui permettait à Louis XIV de se mettre en possession de la principauté d'Orange et qui stipulait que, dans le cas où le roi pour cette prise de possession serait obligé d'employer la force, et qu'il consentît ensuite à la rendre, il pourrait préalablement faire raser les fortifications de la capitale. Mazarin, en vertu de ce traité, fit résoudre dans le conseil que l'on se saisirait de la ville d'Orange et de la citadelle. Le maréchal Duplessis-Praslin fut chargé de cette expédition. Il préleva sur les plus riches protestants de Nîmes un impôt qui fut destiné à payer le comte d'Hona, gouverneur d'Orange96.
D'Hona, après une faible résistance, rendit la ville et la citadelle au maréchal Duplessis-Praslin, qui, après avoir fait transporter tous les canons et les munitions de guerre dans la citadelle, y mit une garnison de cinq cents hommes. Duplessis alla ensuite rejoindre le cardinal Mazarin à Saint-Jean-de-Luz. Un ingénieur fut envoyé à Orange pour diriger le travail de la démolition des fortifications. Cette destruction de leurs remparts et ce changement de domination désolèrent les habitants et en firent fuir un grand nombre97. «Ce fut là, dit le pasteur de la maison de Guillaume III, le premier échec que reçut la ville d'Orange; il fit perdre à cette ville tout le lustre qu'elle avait sous le gouvernement du comte d'Hona, seigneur libéral, civil et magnifique, qui, tenant une cour aussi leste que celle des princes d'Orange eux-mêmes, y attirait une foule d'étrangers de toutes les nations, et la rendait un des plus agréables séjours de la France98.»
Après le décès de la princesse royale, la princesse douairière, veuve de Frédéric-Henri de Nassau et grand'mère de Guillaume III, eut la libre jouissance de l'administration des biens de son petit-fils. La principauté d'Orange rentra ainsi, en 1665, sous la domination hollandaise99. On fit alors de grandes réjouissances dans toute la principauté; les festins, les fêtes durèrent huit jours. Les temples protestants furent rouverts, et la foule vint entendre les prédications des ministres. Dans la ville d'Orange les fenêtres furent toutes illuminées, et des lampions de couleur y figuraient partout le chiffre du prince.
Dans le mois de janvier 1673, Guillaume ayant fait confisquer le marquisat de Berg-op-Zoom et d'autres lieux qui appartenaient au comte d'Auvergne du chef de sa femme, Louis XIV fit don de la principauté d'Orange au comte d'Auvergne, et ordonna au comte de Grignan de s'en emparer de vive force si celui qui y commandait voulait résister100.
Dire au comte de Grignan de se rendre maître de ce pays d'Orange, c'était l'envoyer à la conquête du berceau de son illustre maison et le ramener dans la patrie de ses ancêtres; car il était historiquement prouvé que le premier comte propriétaire d'Orange fut Giraud-Adhémar IV, auquel l'empereur Frédéric Ier, comme suzerain de l'ancien royaume d'Arles, accorda l'investiture des seigneuries de Monteil et de Grignan. C'est du nom de Monteil-Adhémar que, par corruption, est venu celui de la ville de Montélimar101.
Le comte de Grignan se porta avec un grand zèle à l'exécution de l'ordre qu'il avait reçu.
Un Hollandais, nommé Berkoffer, était depuis sept ans, pour Guillaume, gouverneur de la principauté d'Orange; il refusa de se soumettre aux injonctions du comte de Grignan, et, avec le petit nombre de soldats qu'il avait à sa disposition, il se retira dans la citadelle, et parut déterminé à se défendre à outrance. Le bruit courait que Berkoffer avait deux cents hommes avec lui, et l'on savait qu'il ne manquait ni de canons ni de munitions102. Grignan se vit donc dans la nécessité d'entreprendre un siége; et cependant Louvois s'était refusé à lui envoyer les troupes et l'artillerie nécessaires pour une telle entreprise. Ce fut pour madame de Sévigné une cause d'inquiétude et d'angoisses. Elle redoutait les dangers, et s'affligeait de la dépense; et si son gendre ne réussissait pas, elle voyait le triomphe de l'évêque de Marseille assuré: toutes les négociations conduites avec tant de labeur et d'adresse pour faire nommer le marquis de Buous devaient échouer alors infailliblement. Les uns épouvantaient madame de Sévigné en exagérant les difficultés du siége; les autres la rassuraient et même la raillaient sur le peu de fondement de ses craintes. De Guilleragues,
ne tarissait pas sur ce sujet. Selon lui104, il ne fallait que des pommes cuites pour venir à bout de ce siége. C'était un duel entre Berkoffer et Grignan; donc il fallait couper le cou à Grignan, parce qu'il enfreignait les ordonnances contre les duels; et lui, Guilleragues, déjà demandait sa charge. Mais le marquis de Gorze, grand sénéchal de Provence, et de Vivonne prétendaient au contraire que le siége d'Orange serait long; qu'il était plus difficile qu'on ne croyait; que la citadelle était entourée de bons fossés, bien pourvue de canons, et avait des forces suffisantes pour faire une vive défense; qu'enfin M. de Grignan, avec sa petite troupe, avait tort d'entreprendre de forcer le gouverneur. Le duc d'Enghien et la Rochefoucauld assuraient qu'il ne réussirait pas105; que l'attaque d'une place de guerre exigeait des connaissances militaires spéciales, dont Grignan était dépourvu.
Tandis qu'on tenait ces discours, le comte de Grignan, quoiqu'il fût saisi de la fièvre106, ne se laissa pas décourager. Le ministre ne lui donnait ni argent ni soldats. Il fit prier cinq cents gentilshommes de la province de venir le joindre. Pas un ne refusa de répondre à son appel. Plusieurs nobles du comtat d'Avignon vinrent à sa rencontre sans avoir été convoqués: marque de sympathie qui le toucha vivement. Ainsi, à la tête d'environ sept cents cavaliers et de deux mille soldats des galères, qu'il avait commandés, Grignan se mit en marche le 31 octobre, et arriva le 2 novembre devant Orange avec sa petite armée, munie de quelques canons.
Il commença aussitôt le siége de la citadelle. On remplit les fossés avec des fagots et des mannequins fournis par la ville d'Orange, d'après les réquisitions faites aux magistrats107. Berkoffer voulut en vain s'opposer aux travaux des assiégeants par quelques volées de canon. Deux gentilshommes, le marquis de Briancour et M. de Roays, se distinguèrent par leur bravoure.
Le 12 novembre la tranchée fut ouverte, et le comte de Grignan ordonna l'assaut. Le marquis de Barbantane108, d'une valeur romanesque, selon madame de Sévigné, et M. de Ramatuelle commandaient l'escadron des nobles destinés à soutenir les soldats qui étaient sur la tranchée. Après que le comte de Grignan eut fait tirer deux décharges de canon, Berkoffer fit battre la chamade109, et M. de Beaufin fut admis dans la place. Le gouverneur promit de se rendre le 17, et l'on donna des otages de part et d'autre. Berkoffer avait assez d'artillerie pour faire acheter cher le triomphe aux assiégeants; mais il eût fallu abîmer la ville, ruiner ses amis: il aima mieux se rendre.
Le 18 novembre (1673), la garnison sortit de la citadelle sans aucune marque d'honneur; elle se composait de trente et un hommes; tous eurent la liberté d'emporter ce qui leur appartenait. Berkoffer se retira en Hollande avec sa famille110.
Le comte de Grignan fit démanteler la citadelle deux jours après son entrée; il y trouva douze canons de trente-six de balles de bronze, quarante petites pièces de campagne, deux coulevrines et onze autres pièces de moyen calibre, sept cents mousquets, deux cents fusils, des piques, des mousquetons, des obus, douze mille livres de poudre: il y avait de quoi armer une garnison de quatre mille hommes.
Huit jours après la reddition de la citadelle d'Orange, le comte de Grignan, conformément aux ordres qu'il avait reçus du roi, fit travailler à la démolition entière de la citadelle; mais ce travail ne put être terminé que dans le mois de mai suivant (1674). Le puits, qui avait 83 toises de profondeur et 30 de circonférence, fut comblé.
Le comte de Grignan s'était retiré aussitôt après avoir vu commencer la démolition de la place, et avait laissé la direction des travaux à Lausier111, son capitaine des gardes, qui commandait aux quatre compagnies des soldats de galères. Le comte de Grignan fut escorté à son retour par toute la noblesse de Provence et du comtat d'Avignon, qui l'avait volontairement suivi dans cette petite campagne112. La joie de madame de Sévigné fut grande quand elle en connut le glorieux résultat113. «J'embrasse le vainqueur d'Orange» (dit-elle dans sa lettre à sa fille)… «L'affaire d'Orange fait ici un bruit très-agréable pour M. de Grignan. Cette grande quantité de noblesse qui l'a suivi par le seul attachement pour lui, cette grande dépense, cet heureux succès, car voilà tout; tout cela fait honneur et donne de la joie à ses amis, qui ne sont pas ici en petit nombre. Le roi dit à souper: «Orange est pris; Grignan avait sept cents gentilshommes avec lui. On a tiraillé du dedans, et enfin on s'est rendu le troisième jour. Je suis fort content de Grignan114.»
Mais, comme l'observe madame de Sévigné, après avoir gagné cette bataille d'Orange il fallait en commencer une autre contre l'évêque de Marseille115; et, le lendemain du jour où elle écrivait ces lignes (le 5 décembre 1673), l'assemblée des communautés de Provence, siégeant à Lambesc, s'ouvrait «par authorité et permission de monseigneur le comte de Grignan, lieutenant général, commandant pour le roy au païs, et par mandement de messieurs les procureurs dudit pays, et par M. de Gerard, comte palatin, conseiller du roy en ses conseils, commissaire député, par mondit seigneur le comte de Grignan, pendant la maladie ou absence du seigneur de Rouillé, comte de Melay116.»
Mais de Rouillé, qui n'était ni malade ni absent, ouvrit le lendemain les délibérations par un assez long discours. Il demanda au nom du roi à l'assemblée de voter le don gratuit de 500,000 francs, la même somme qui avait été accordée l'année précédente. De Rouillé prétendait seulement exciter des sujets fidèles à remplir leur devoir envers leur souverain. «Si vous faites comparaison, disait-il117, de ce temps-ci avec celui des troubles et des désordres passés de cette province, vous reconnaîtrez encore mieux que votre bonheur est un pur effet de sa bonté et de sa clémence, que votre obéissance et vos soumissions vous ont acquis et vous peuvent conserver.»
Cependant de Rouillé, quittant le ton d'un servile courtisan, fait valoir, pour déterminer le vote de l'assemblée, des considérations plus justes et des motifs plus réels. La déclaration de guerre de l'Espagne a forcé le roi d'augmenter le nombre de ses armées de terre et de mer, et il est nécessaire pour le bien du royaume «qu'il fasse trembler toute la maison d'Autriche, et qu'il abaisse à ses pieds l'orgueil de cette république, autant ingrate qu'elle est insolente et ambitieuse, qui doit à la couronne de France toute son élévation et sa grandeur.»
«Vous n'ignorez pas, ajouta-t-il118, messieurs, que Sa Majesté emploie tous les ans dans cette province des sommes de deniers beaucoup plus grandes qu'elle n'en retire; et que les dépenses qu'elle fait à Toulon et à Marseille pour la construction, l'armement et l'entretien des vaisseaux et des galères, ou pour réparer ou fortifier ces places et les autres ports et lieux maritimes de ce pays, y apportent l'abondance par l'augmentation du commerce, par le débit et la consommation de vos denrées et par l'emploi de toutes sortes d'artisans et d'ouvriers, qui y trouvent leur subsistance et le soutien de leurs familles.»
L'évêque de Marseille répondit à l'intendant avec plus de dignité et de convenance. «Comme vous connaissez, monsieur, lui dit-il, notre zèle, vous connaissez aussi notre faiblesse; et il faut, s'il vous plaît, que, comme vous êtes l'homme du roi par votre caractère, vous soyez l'homme du peuple par votre générosité. Le roi aura sujet dans cette occasion d'être satisfait de la province, parce qu'elle ira pour son service aussi loin que ses forces le lui permettront; et il le sera en effet si vous employez, pour lui représenter les misères et les besoins du peuple, cette vivacité et cette lumière d'esprit que vous venez de montrer pour représenter à l'assemblée les besoins et les intentions de Sa Majesté.»
L'assesseur Decorio réitéra les condoléances sur la misère générale: «Les riches même n'ont point d'argent pour secourir les pauvres et les faire travailler. Les sources du commerce se trouvent taries par les nouveaux édits créant de nouveaux impôts, soit pour les contrôles des exploits, pour l'enregistrement des oppositions, pour conserver les hypothèques, les greffes des arbitrages, et le papier timbré.» Cependant il conclut à l'adoption de la proposition sur le don gratuit. Les 500,000 francs furent accordés, et l'assemblée décida en outre qu'il serait, comme précédemment, envoyé un courrier à la cour119, dont la dépense fut réglée, selon le taux habituel, à la somme de mille livres.
Après ce vote, qui, quoique le plus important, préoccupait peu, vu qu'il était considéré comme un vote obligatoire et de pure forme, vint l'affaire qui tenait tous les esprits suspendus, parce que tous les membres de l'assemblée avaient pris parti soit pour l'évêque de Marseille, soit pour le comte de Grignan, dont les intérêts étaient en présence. Il était impossible que le vote qui allait intervenir pût donner satisfaction à l'un des deux rivaux sans offenser l'autre.
L'assesseur déclara à l'assemblée que M. le marquis de Maillanne de la Rousselle, procureur du pays-joint pour la noblesse, étant décédé, il fallait pourvoir à son remplacement120; et l'intendant dit que M. de Pomponne lui avait écrit que le roi trouvait bon que l'assemblée fît cette nomination avec une pleine et entière liberté.
Nonobstant cette déclaration, le plus grand nombre des membres de l'assemblée ne doutaient pas que le roi n'eût fait un choix, et ils désiraient le connaître pour s'y conformer. Le succès du siége d'Orange avait déterminé le roi à donner toute satisfaction au comte de Grignan; et ce fut l'évêque de Marseille, dont l'influence sur l'assemblée était connue, qu'il chargea d'empêcher toute division et de réunir tous les votes sur le marquis de Buous. On ignorait cela, et l'attention fut grande lorsque l'évêque de Marseille, procureur-joint du clergé, prit la parole.
Il exposa que, se trouvant à la cour pour d'autres affaires lorsque cette place de procureur-joint pour la noblesse était venue à vaquer, il avait représenté que l'assemblée des communautés était de droit en possession de faire cette élection, au défaut des états; et que, pour ne pas perdre une occasion de servir la province, il avait prié instamment Sa Majesté de la maintenir dans ce droit et dans cet usage: ce qu'il a plu à Sa Majesté de lui accorder. Mais le roi avait appris depuis qu'il se présentait plusieurs concurrents et qu'il y avait contestation à cet égard. L'évêque déclara qu'il avait reçu à ce sujet une lettre de monseigneur Colbert, datée de Saint-Germain le 1er janvier, et il demanda qu'il en fût donné lecture. Cette lettre contenait ce qui suit:
«Monsieur,
«Le roi vous écrit, et à M. le comte de Grignan, sur le sujet de la mésintelligence qui est à présent entre vos maisons; et comme l'intention de Sa Majesté est que M. de Rouillé vous accommode ensemble, je crois vous devoir dire que vous ne pouvez rien faire qui soit plus conforme à son inclination pour son service que d'y apporter toutes les facilités qui dépendent de vous, étant bien difficile qu'il puisse avoir le succès qu'il est nécessaire pour sa satisfaction quand deux maisons aussi considérables que la vôtre et celle dudit sieur comte de Grignan seront dans une si grande division que celle où elles sont de présent; et je puis vous assurer que ceux qui apporteront plus de facilité à cet accommodement s'attireront plus de considération et de mérite dans l'esprit de Sa Majesté121.»
L'évêque de Marseille, après la lecture de cette lettre, déclara que M. de la Barben, qu'il avait proposé pour occuper cette charge de procureur-joint, avait le plus de droits pour l'obtenir; mais de la Barben avait un emploi qui l'appelait près de S. M., et il suppliait l'assemblée de ne pas penser à lui. «Et comme, par la lettre de monseigneur Colbert, dont on vient de donner lecture, il lui est donné avis, à lui évêque de Marseille, que le roi désire qu'il vive en bonne intelligence avec M. le comte de Grignan, et que ceux qui feront le plus d'avances en cette affaire seront ceux qui s'attireront plus de mérite dans l'esprit de S. M., n'ayant point de plus forte passion que celle de lui obéir et de donner à la province une marque de sa soumission aux ordres du roi, quoiqu'il y ait dans les pays beaucoup de sujets capables de remplir cet emploi, néanmoins il nomme M. le marquis de Buous122 en ladite charge de procureur du pays-joint pour la noblesse, et prie tous ses amis (c'est-à-dire qu'il prie tous les assistants sans en excepter aucun, car il les croit tous ses amis) de donner leur suffrage à M. le marquis de Buous, d'autant plus que c'est une personne de beaucoup de qualité et de mérite.
«Et tout de suite, continuant d'appeler les voix, l'assemblée a unanimement élu et nommé, sous le bon plaisir des prochains états et jusqu'à la tenue d'iceux, le sieur marquis de Buous (Pontevès) en ladite charge de procureur du pays-joint pour la noblesse, au lieu et place dudit sieur le marquis de Maillanne et de la Rousselle.»
Ainsi se termina cette grande affaire, grande seulement pour M. de Grignan et pour madame de Sévigné. L'on voit que l'évêque de Marseille, en cédant à M. de Grignan le champ de bataille, eut encore l'habileté de paraître en triomphateur; car tout se fit par lui, tout parut combiné pour lui procurer l'occasion de donner une nouvelle preuve de son dévouement au roi et de son influence singulière sur le pays de Provence.
Dans le cours des autres délibérations qui suivirent, l'évêque de Marseille eut bien soin de montrer qu'il avait voulu par ce vote aider aux désirs du roi, mais non complaire au gouverneur. Il s'empressa de combattre la proposition qui fut faite d'accorder au comte de Grignan les cinq mille francs de gratification pour l'entretènement de ses gardes qui lui avait été concédée dans les années précédentes. L'évêque de Marseille, en son nom et en celui de l'évêque de Toulon, dit que c'était par la pensée qu'ils avaient eue jusqu'ici que cette proposition n'aurait pas de suite pour l'avenir que, dans les dernières assemblées, ils ne s'étaient point opposés tous deux à ce qui avait été arrêté et délibéré sur ce sujet; mais comme ils s'apercevaient que cette gratification devenait insensiblement une charge et un tribut ordinaire de la province, il ne leur était pas permis de balancer entre des considérations particulières et l'intérêt public; et non-seulement ils s'opposaient à l'adoption de la proposition, mais ils espéraient que le seigneur intendant userait de son autorité pour qu'elle ne fût pas même mise en délibération123.
L'évêque de Marseille motiva cette opinion sur des raisons déjà alléguées dans les années précédentes. Il savait bien qu'elle ne pourrait prévaloir, et il n'était pas même dans ses intentions de faire changer l'avis de l'assemblée sur ce point. On ne l'ignorait pas; mais néanmoins, après que les cinq mille francs eurent été accordés par une délibération spéciale, l'évêque de Marseille et celui de Toulon protestèrent, et déclarèrent qu'ils étaient dans l'intention de se pourvoir vers S. M., «requérant messieurs les procureurs du pays de ne faire aucun mandement avant que ladite opposition soit décidée.»
Cette opposition elle-même était de pure forme, car l'évêque de Marseille ne doutait pas que cette délibération de l'assemblée serait approuvée par le roi comme elle l'avait été dans les années précédentes, et que l'assemblée allait en anéantir l'effet à l'instant même. On arrêta donc que, nonobstant ladite opposition, lesdits procureurs généraux du pays expédieraient leurs mandements124. L'intention des évêques était de conserver le droit et de maintenir le principe.
Cependant l'évêque de Marseille ne voulut pas que son opposition fût une vaine menace, ni rester entièrement étranger à la concession faite au comte de Grignan; il écrivit en cour, et dans la dernière séance de l'assemblée (le 12 janvier 1674) il dit «qu'il venait de recevoir une lettre du petit cachet du roi, datée du 1er de ce mois, par laquelle S. M., pour cette fois seulement et sans conséquence pour l'avenir, désire que l'assemblée accorde à monseigneur le comte de Grignan la somme de cinq mille livres pour la compagnie des gardes, en considération des dépenses qu'il vient de faire à Orange; et S. M. invite l'évêque de Marseille à concourir à cette décision avec ses amis.»—«Et par ainsi l'évêque de Marseille et le seigneur évêque de Toulon ont dit que, pour obéir à la volonté du roi, ils se départent de l'opposition qu'ils ont formée sur la délibération prise pour lesdits cinq mille livres aux termes de ladite lettre de Sa Majesté, pour cette fois seulement et sans conséquence pour l'avenir125.»
Telle fut la fin de cette lutte, et le dernier acte d'autorité de Forbin-Janson en Provence. Il ne tarda pas à être appelé à de plus hautes destinées126. Trois mois après la fin des délibérations de cette assemblée, Louis XIV écrivait à Sobieski, grand maréchal de Pologne, qu'il envoyait pour ambassadeur à la diète polonaise l'évêque de Marseille, dont la capacité lui était connue et dans lequel il désirait qu'il eût autant de confiance qu'en lui-même127.
Forbin-Janson fut encore pendant cinq ou six ans évêque de Marseille; mais, engagé dans des négociations diplomatiques, il n'eut pas plus de part à l'administration de son diocèse qu'à celle de la Provence. Aucun des évêques qui furent successivement nommés procureurs-joints par l'assemblée128 des communautés de la Provence n'eut ses talents, l'énergie de son caractère, son crédit à la cour et sa popularité. Le comte de Grignan fut donc pour toujours débarrassé d'un rival dangereux129. Janson plaisait beaucoup à madame de Sévigné; elle s'était flattée, par l'amitié qu'il lui témoignait, de le réconcilier avec sa fille. Elle écrivait à celle-ci que, si elle venait à Paris, on la verrait avec l'évêque dans le même carrosse130, sollicitant ensemble pour le comte de Grignan. Mais cet espoir ne se réalisa jamais, et madame de Grignan ne put pardonner à Janson sa longue opposition, quoique depuis il eût cessé de se montrer hostile envers elle ou aucun des siens131.
Madame de Sévigné avait eu lieu de craindre qu'il ne parvînt à faire échouer toutes ses démarches en faveur de la nomination du marquis de Buous, et elle avait cherché à persuader à sa fille que la réussite était de peu d'importance pour le lieutenant général gouverneur de Provence; mais quand elle se vit assurée du succès, elle changea de ton. En répondant à madame de Grignan, elle dit132: «Présentement que par votre lettre, qui me donne la vie, nous voyons votre triomphe quasi assuré, je vous avoue franchement que par tout pays c'est la plus jolie chose du monde que d'avoir emporté cette affaire malgré toutes les précautions, les prévenances, les prières, les menaces, les sollicitations, les vanteries de vos ennemis: en vérité cela est délicieux, et fait voir, autant que le siége d'Orange, la considération de M. de Grignan dans toute la Provence.»
On apprend par les lettres de l'archevêque d'Arles à madame de Sévigné que madame de Grignan avait tous les honneurs de la réussite, parce que, contre les conseils de sa mère, contre ceux de l'archevêque, elle avait toujours insisté pour qu'on ne fît aucune concession à l'évêque de Marseille. «L'archevêque, dit madame de Sévigné, est contraint d'avouer que, par l'événement, votre vigueur a mieux valu que sa prudence, et qu'enfin, à votre exemple, il s'est tout à fait jeté dans la bravoure. Cela m'a réjouie133.»
Tout cela s'écrivait avant la nomination du marquis de Buous et lorsqu'on la considérait comme très-probable; mais lorsque madame de Sévigné apprend que cette nomination est faite et a été l'objet d'un vote unanime, sa joie éclate dans toute sa force; et nous sommes instruits depuis combien de temps elle était, ainsi que les Grignan, préoccupée de cette affaire. «Ah! quel succès! quel succès! L'eussions-nous cru à Grignan? Hélas! nous faisions nos délices d'une suspension. Le moyen de croire qu'on renverse en un mois des mesures prises depuis un an? Et quelles mesures, puisqu'on offrait de l'argent!» Et très-judicieusement elle ajoute cette réflexion, faite par elle et par ses nombreux amis, qui, dès huit heures du matin, étaient venus la complimenter sur cette nouvelle: «Nous trouvons l'évêque toujours habile et toujours prenant les bons partis; il voit que vous êtes les plus forts et que vous nommez M. de Buous, et il nomme M. de Buous. Nous voulons tous que présentement vous changiez de style et que vous soyez aussi modestes dans la victoire que fiers dans le combat134.» Ce conseil dut être suivi forcément, car des ordres du roi parvinrent à M. de Grignan de s'abstenir de tout sentiment hostile envers l'évêque. «Voilà donc votre paix toute faite, dit madame de Sévigné. Je vous conseille de vous comporter selon le temps; et puisque le roi veut que vous soyez bien avec l'évêque, il faut lui obéir135.»
Les états de Bretagne se tinrent cette année à Vitré et en même temps que l'assemblée de Provence. Madame de Sévigné n'y alla point; mais elle fut parfaitement instruite de ce qui s'y passa. Ils s'ouvrirent le 24 novembre 1673, sous la présidence de la Trémouille, prince de Tarente, baron de Vitré, et ils ne furent terminés que le 10 janvier 1674. Ils ne présentèrent pas un spectacle aussi animé ni aussi brillant que ceux où, deux ans avant, madame de Sévigné s'était trouvée; mais ils ont un intérêt historique plus puissant. On y vit les derniers efforts des Bretons pour conserver contre les envahisseurs du despotisme les restes de leurs libertés, en vain garanties par les traités du double mariage d'Anne de Bretagne. Les demandes de subsides ayant donné lieu à des objections de la part de deux députés, Saint-Aubin Treslon et Des Clos de Sauvage (les noms de ces hommes courageux méritent d'être rappelés), le duc de Chaulnes, gouverneur, les fit arrêter. Six députés de chaque ordre furent envoyés au gouverneur pour réclamer contre cette mesure. Le duc de Chaulnes répondit qu'il n'avait fait qu'exécuter les ordres du roi. Mais la princesse de Tarente intervint auprès de M. de Chaulnes, et les deux députés furent relâchés. Douze députés furent délégués par les états pour aller rendre grâces à la princesse136. C'est cette affaire qui fait dire à madame de Sévigné: «il y a eu bien du bruit à nos états de Bretagne; vous êtes plus sages que nous137.» Ce qui se passa à ces états de plus important fut la révocation de plusieurs édits oppresseurs, depuis longtemps demandée, et en même temps le vote obligé d'une somme égale au don gratuit, pour suppléer au déficit que l'abolition des impôts perçus en vertu des édits occasionnait dans le trésor de l'État. Ainsi plaisir et chagrin en même temps; c'était une grâce vendue, et non accordée. La chose est très-exactement racontée dans une lettre de madame de Sévigné à sa fille.