Kitabı oku: «David Copperfield – Tome I», sayfa 17
Jusque-là, la physionomie de ma tante n'avait exprimé que l'étonnement; assise sur le sable, elle me regardait en face, mais quand je me mis à pleurer, elle se leva précipitamment, me prit par le collet et m'emmena dans le salon. Son premier soin fut d'ouvrir une grande armoire, d'y prendre plusieurs bouteilles et de verser une partie de leur contenu dans ma bouche. Je suppose qu'elle les avait prises au hasard et sans choix, car je suis bien sûr d'avoir goûté d'enfilade de l'anisette, de la sauce d'anchois et une préparation pour la salade. Quand elle m'eut administré ces remèdes, comme j'étais dans un état nerveux qui ne me permettait pas d'étouffer mes sanglots, elle m'étendit sur le sofa, avec un châle sous ma tête, et le mouchoir qui ornait la sienne sous mes pieds, de peur que je ne salisse la housse, puis s'asseyant derrière l'écran vert dont j'ai déjà parlé et qui m'empêchait de voir son visage, elle déchargeait par intervalles l'exclamation de: «Miséricorde!» comme des coups de canon de détresse.
Au bout d'un moment elle sonna. «Jeannette!» dit ma tante. Quand la servante fut entrée, «montez faire mes compliments à M. Dick, et dites-lui que je voudrais lui parler.»
Jeannette eut l'air un peu étonnée de me voir étendu comme une statue sur le canapé (je n'osais pas bouger de peur de déplaire à ma tante), mais elle alla exécuter la commission. Ma tante se promena de long en large dans la chambre, ses mains derrière le dos, jusqu'à ce que le monsieur qui m'avait fait des grimaces de la fenêtre du premier étage entrât en riant.
«Monsieur Dick, lui dit ma tante, surtout pas de bêtises, parce que personne ne peut être plus sensé que vous quand cela vous convient. Nous le savons tous; ainsi, pas de bêtises, je vous prie.»
Il prit à l'instant un air grave et me regarda d'un air que j'interprétai comme une prière de ne pas parler de l'incident de la fenêtre.
«Monsieur Dick, reprit ma tante, vous m'avez entendue parler de David Copperfield? N'allez pas faire semblant de manquer de mémoire, parce que je sais aussi bien que vous ce qu'il en est.
– David Copperfield? dit M. Dick, qui me faisait l'effet de n'avoir pas des souvenirs très-nets sur la question. David Copperfield? oh! oui! sans doute. David, c'est vrai!
– Eh bien! dit ma tante; voilà son fils: il ressemblerait parfaitement à son père s'il ne ressemblait pas tant aussi à sa mère.
– Son fils? dit M. Dick, le fils de David? est-il possible?
– Oui, dit ma tante, et il a fait un joli coup! il s'est enfui. Ah! ce n'est pas sa soeur, Betsy Trotwood, qui se serait sauvée, elle!» Ma tante secoua la tête d'un air positif, pleine de confiance dans le caractère et la conduite discrète de cette fille accomplie, à laquelle il ne manquait que d'avoir jamais vu le jour.
«Oh! vous croyez qu'elle ne se serait pas sauvée? dit M. Dick.
– Est-il Dieu possible! dit ma tante. À quoi pensez-vous? Je ne sais peut-être pas ce que je dis? Elle aurait demeuré chez sa marraine, et nous aurions vécu très-heureuses ensemble. Où donc voulez-vous, je vous le demande, que sa soeur Betsy Trotwood se fût sauvée, et pourquoi!
– Je n'en sais rien, dit M. Dick.
– Eh bien! reprit ma tante, adoucie par la réponse, pourquoi faites-vous le niais, Dick, quand vous êtes fin comme l'ambre? Maintenant, vous voyez le petit David Copperfield, et la question que je voulais vous adresser, la voici: que faut-il que j'en fasse?
– Ce qu'il faut que vous en fassiez? dit M. Dick d'une voix éteinte et en se grattant le front; que faut-il en faire?
– Oui, dit ma tante, en le regardant sérieusement et en levant le doigt. Attention! il me faut un avis solide.
– Eh bien! si j'étais à votre place… dit M. Dick, en réfléchissant et en jetant sur moi un vague regard, je… ce coup d'oeil me sembla lui fournir une inspiration soudaine, et il ajouta vivement: je le ferais laver!
– Jeannette, dit ma tante en se retournant avec un sourire de triomphe que je ne comprenais pas encore; M. Dick a toujours raison; faites chauffer un bain!»
Quelque intérêt que je prisse à la conversation, je ne pus m'empêcher, pendant ce temps-là, d'examiner ma tante, M. Dick et Jeannette, et d'achever cet examen par la chambre où je me trouvais.
Ma tante était grande; ses traits étaient prononcés sans être désagréables, son visage, sa voix, sa tournure, sa démarche, tout indiquait une inflexibilité de caractère qui suffisait amplement pour expliquer l'effet qu'elle avait produit sur une créature aussi douce que ma mère, mais elle avait dû être assez belle dans sa jeunesse, malgré une expression de raideur et d'austérité. Je remarquai bientôt que ses yeux étaient vifs et brillants; ses cheveux gris formaient deux bandeaux contenus par une espèce de bonnet simple, plus communément porté dans ce temps-là qu'à présent, avec des pattes qui se nouaient sous la menton; sa robe était gris-lavande et très-propre, mais son peu d'ampleur indiquait que ma tante n'aimait pas à être gênée dans ses mouvements. Je me rappelle que cette robe me faisait l'effet d'une amazone dont on aurait écourté la jupe; elle portait une montre d'homme, à en juger par la forme et le volume, avec une chaîne et des cachets à l'avenant; le linge qu'elle portait autour du cou et des poignets ressemblait beaucoup aux cols et aux manchettes des chemises d'hommes.
J'ai déjà dit que M. Dick avait les cheveux gris et le teint frais; sa tête était de plus singulièrement courbée, et ce n'était pas par l'âge; sa vue me rappelait l'attitude des élèves de M. Creakle, quand il venait de les battre. Les grands yeux gris de M. Dick étaient à fleur de tête, et brillaient d'un éclat humide et étrange, ce qui, joint à ses manières distraites, à sa soumission envers ma tante, et à sa joie d'enfant quand elle lui faisait un compliment, me donna l'idée qu'il était un peu timbré, quoique j'eusse peine à m'expliquer comment, dans ce cas, il habitait chez ma tante. Il était vêtu comme tout le monde, en paletot gris et en pantalon blanc; une montre au gousset et de l'argent dans ses poches; il le faisait même sonner volontiers, comme s'il en était fier.
Jeannette était une jolie fille de dix-neuf à vingt ans, parfaitement propre et bien tenue. Quoique mes observations ne s'étendissent pas plus loin alors, je puis dire tout de suite ce que je ne découvris que par la suite, c'est qu'elle faisait partie d'une série de protégées que ma tante avait prises à son service tout exprès pour les élever dans l'horreur du mariage, ce qui faisait que généralement elles finissaient par épouser le garçon boulanger.
La chambre était aussi bien tenue que ma tante et Jeannette. En posant ma plume, il y a un moment, pour y réfléchir, j'ai senti de nouveau l'air de la mer mêlé au parfum des fleurs. J'ai revu les vieux meubles si soigneusement entretenus, la chaise, la table et l'écran vert qui appartenaient exclusivement à ma tante, la toile qui couvrait le tapis, le chat, les deux serins, la vieille porcelaine, la grande jatte pleine de feuilles de roses sèches, l'armoire remplie de bouteilles, et enfin, ce qui ne s'accordait guère avec le reste, je me suis revu couvert de poussière, étendu sur le canapé et observant curieusement tout ce qui m'entourait.
Jeannette nous avait quittés pour préparer le bain, quand ma tante, à ma grande terreur, changea tout à coup de visage et se mit à crier d'un air indigné et d'une voix étouffée:
«Jeannette, des ânes!»
Sur quoi Jeannette remonta l'escalier de la cuisine, comme si le feu était à la maison, se précipita sur une petite pelouse en dehors du jardin, et détourna deux ânes qui avaient eu l'audace d'y poser le pied, avec des dames sur leur dos, tandis que ma tante sortant aussi en toute hâte, saisissait la bride d'un troisième animal que montait un enfant, l'éloignait de ce lieu respectable et donnait une paire de soufflets à l'infortuné gamin chargé de conduire les ânes, qui avait osé profaner cet endroit consacré.
Je ne sais pas encore, à l'heure qu'il est, si ma tante avait des droits bien positifs sur cette petite pelouse, mais elle avait décidé dans son esprit qu'elle lui appartenait, et cela lui suffisait. On ne pouvait pas lui faire de plus sensible outrage que de faire passer un âne sur ce gazon immaculé. Quelque occupation qui pût l'absorber, quelque intéressante que fût la conversation à laquelle elle prenait part, un âne suffisait à l'instant pour détourner le cours de ses idées; elle se précipitait sur lui incontinent. Des seaux d'eau et des arrosoirs étaient toujours prêts dans un coin pour qu'elle pût déverser leur contenu sur les assaillants; il y avait des bâtons en embuscade derrière la porte pour faire des sorties d'heure en heure; c'était un état de guerre permanent. Je soupçonne même que c'était aussi une distraction agréable pour les âniers, ou peut-être encore que les baudets les plus intelligents, sachant ce qui en était, prenaient plaisir, par l'entêtement qui fait le fond de leur caractère, à passer toujours par ce chemin. Je sais seulement qu'il y eut trois assauts pendant qu'on préparait le bain, et que dans le dernier, le plus terrible de tous, je vis ma tante engager la lutte avec un âne roux, âgé d'une quinzaine d'années, et qu'elle lui cogna la tête deux ou trois fois contre la barrière du jardin, avant qu'il eût eu le temps de comprendre de quoi il s'agissait. Ces interruptions me paraissaient d'autant plus absurdes, qu'elle était justement occupée à me donner du bouillon avec une cuiller, convaincue que je mourais véritablement de faim, et que je ne pouvais recevoir de nourriture qu'à très-petites doses. C'est alors que, de temps en temps, au moment où j'avais la bouche ouverte, elle remettait la cuiller dans l'assiette en criant: «Jeannette, des ânes!» et repartait pour résister à l'assaut.
Le bain me fit grand bien. J'avais commencé à sentir des douleurs aiguës dans tous les membres, à la suite des nuits que j'avais passées à la belle étoile, et j'étais si fatigué, si abattu, que j'avais bien de la peine à rester éveillé cinq minutes de suite. Après le bain, ma tante et Jeannette me revêtirent d'une chemise, d'un pantalon appartenant à M. Dick, et m'enveloppèrent dans deux ou trois grands châles. Je devais avoir l'air d'un drôle de paquet, mais, dans tous les cas, c'était un paquet terriblement chaud. Je me sentais très-faible et très-assoupi, et je m'étendis de nouveau sur le canapé, où je m'endormis bientôt.
C'était peut-être un rêve, suite naturelle de l'image qui avait occupé si longtemps mon esprit, mais je me réveillai avec l'impression que ma tante s'était penchée vers moi, qu'elle avait écarté mes cheveux et arrangé l'oreiller qui soutenait ma tête, puis qu'elle m'avait regardé longtemps. Les mots: «Pauvre enfant!» semblaient aussi retentir à mes oreilles, mais je n'oserais assurer que ma tante les eût prononcés, car à mon réveil elle était assise près de la fenêtre, à regarder la mer, cachée derrière son écran mécanique qui tournait à volonté sur son pivot.
Le dîner arriva tout de suite après mon réveil: il se composait d'un pudding et d'un poulet rôti; j'étais assis à table, les jambes un peu retroussées sous moi-même, comme un pigeon à la crapaudine et ne les remuant qu'avec la plus grande difficulté. Mais, comme c'était ma tante qui m'avait ainsi emballé de ses propres mains, je n'osais pas me plaindre. Cependant j'étais extrêmement préoccupé de savoir ce qu'elle allait faire de moi, mais elle mangeait dans le plus profond silence, se bornant à me regarder fixement de temps en temps, et à dire «Miséricorde!» ce qui ne contribuait pas à calmer mes inquiétudes.
La nappe enlevée, on apporta du vin de Xérès, et ma tante m'en donna un verre, puis elle envoya chercher M. Dick, qui arriva aussitôt et prit son air le plus grave quand elle le pria de faire attention à mon histoire, qu'elle me fit raconter graduellement en réponse à une série de questions. Durant mon récit, elle tint les yeux fixés sur M. Dick, qui sans cela se serait endormi, je crois, et quand il essayait de sourire, ma tante le rappelait à l'ordre en fronçant les sourcils.
«Je ne puis concevoir de quelle fantaisie cette pauvre enfant a été prise d'aller se remarier, dit ma tante quand j'eus fini.
– Peut-être avait-elle de l'amour pour son second mari, suggéra M. Dick.
– De l'amour! répéta ma tante. Que voulez-vous dire? qu'est-ce qu'elle avait besoin de çà?
– Peut-être, dit M. Dick d'un air malin, après un moment de réflexion, peut-être que ça lui faisait plaisir.
– Plaisir, en vérité! répliqua ma tante; un beau plaisir, vraiment, pour cette pauvre enfant, d'aller donner son petit coeur au premier mauvais sujet venu qui ne pouvait manquer de la maltraiter d'une façon ou d'une autre. Que voulait-elle de plus, je vous le demande? Elle avait eu un mari. Elle avait trouvé David Copperfield, qui avait eu la rage des poupées de cire depuis son berceau. Elle avait un enfant (oh! à eux deux ils faisaient bien la paire) quand elle mit au monde celui que voici, ce fameux vendredi soir! Et que voulait-elle de plus, je vous le demande?»
M. Dick secoua la tête mystérieusement comme s'il pensait qu'il n'y avait rien à répondre à ça.
«Elle n'a même pas pu avoir un enfant comme tout le monde, continua ma tante. Qu'a-t-elle fait de la soeur de ce garçon, Betsy Trotwood? il n'en a seulement pas été question! Tenez, ne m'en parlez pas!
M. Dick avait l'air très-effrayé.
«Le petit médecin avec la tête de côté, dit ma tante, Chillip, je crois, un nom comme ça, qu'est-ce qu'il faisait là? il ne savait dire avec sa voix de rouge-gorge que son éternel: «C'est un garçon!» Un garçon! Ah! quels imbéciles que tous ces gens-là!»
La vivacité de l'expression troubla extrêmement M. Dick et moi aussi, à dire le vrai.
«Et puis, comme si cela ne suffisait pas, comme si elle n'avait pas fait assez de tort à la soeur de cet enfant, Betsy Trotwood, reprit ma tante, elle se remarie, elle épouse un meurtrier4 ou quelque nom comme ça, pour faire tort à son fils. Il fallait qu'elle fût bien enfant de ne pas prévoir ce qui est arrivé, et que son garçon irait un jour errer par le monde comme un vagabond, comme un petit Caïn en herbe; qui sait?»
M. Dick me regarda fixement comme pour reconnaître si je répondais à ce signalement.
«Et puis voilà cette femme avec un nom sauvage, dit ma tante, cette Peggotty qui se marie à son tour, comme si elle n'avait pas assez vu les inconvénients du mariage; il faut qu'elle se marie aussi, à ce que raconte cet enfant. J'espère bien, au moins, dit ma tante en branlant la tête, que son mari est de l'espèce qu'on voit si souvent figurer dans les journaux, et qu'il la battra en conscience.»
Je ne pouvais supporter d'entendre ainsi attaquer ma chère bonne, ni qu'on fit des voeux de cette nature sur son compte. Je dis à ma tante qu'elle se trompait, que Peggotty était la meilleure amie du monde, la servante la plus fidèle, la plus dévouée, la plus constante qu'on pût rencontrer; qu'elle m'avait toujours aimé tendrement et ma mère aussi, quelle avait soutenu la tête de ma mère à ses derniers moments, et qu'elle avait reçu son dernier baiser. Le souvenir des deux personnes qui m'avaient le plus aimé au monde me coupait la voix; je fondis en larmes en essayant de dire que la maison de Peggotty m'était ouverte, que tout ce qu'elle avait était à ma disposition; et que j'aurais été chercher un refuge chez elle, si je n'avais craint de lui attirer des difficultés insurmontables dans sa situation. Je ne pus aller plus loin et je cachai mon visage dans mes mains.
«Bien, bien! dit ma tante, cet enfant a raison de défendre ceux qui l'ont protégé. Jeannette, des ânes!»
Je crois que, sans ces malheureux ânes, nous en serions venus alors à nous comprendre: ma tante avait posé la main sur mon épaule, et, me sentant encouragé par cette marque d'approbation, j'étais sur le point de l'embrasser et d'implorer sa protection. Mais l'interruption et le désordre que jeta dans son esprit la lutte subséquente, mit un terme pour le moment à toute pensée plus douce; ma tante déclara avec indignation à M. Dick que son parti était pris et qu'elle était décidée à en appeler aux lois de son pays et à amener devant les tribunaux les propriétaires de tous les ânes de Douvres; cet accès d'ânophobie lui dura jusqu'à l'heure du thé.
Après le repas, nous restâmes près de la fenêtre dans le but, je suppose, d'après l'expression résolue du visage de ma tante, d'apercevoir de loin de nouveaux délinquants. Quand il fit nuit, Jeannette apporta des bougies, ferma les rideaux et plaça un damier sur la table.
«Maintenant, M. Dick, dit ma tante en le regardant sérieusement et en levant le doigt comme l'autre fois, j'ai encore une question à vous faire. Regardez cet enfant.
– Le fils de David? dit M. Dick d'un air d'attention et d'embarras.
– Précisément, dit ma tante. Qu'en feriez-vous, maintenant?
– Ce que je ferais du fils de David? dit M. Dick.
– Oui, répliqua ma tante, du fils de David.
– Oh! dit M. Dick, oui, j'en ferais… je le mettrais au lit!
– Jeannette, s'écria ma tante avec l'expression de satisfaction triomphante que j'avais déjà remarquée. M. Dick a toujours raison. Si le lit est prêt, nous allons le coucher.»
Jeannette déclara que le lit était prêt, et on me fit monter comme un prisonnier entre quatre gendarmes, ma tante en tête et Jeannette à l'arrière-garde. La seule circonstance qui me donnât encore de l'espoir, c'est que, sur la question de ma tante à propos d'une odeur de roussi qui régnait dans l'escalier, Jeannette répliqua qu'elle venait de brûler ma vieille chemise dans la cheminée de la cuisine. Mais il n'y avait pas d'autres vêtements dans ma chambre que le triste trousseau que j'avais sur le corps, et quand ma tante m'eut laissé là en me prévenant que ma bougie ne devait pas rester allumée plus de cinq minutes, je l'entendis fermer la porte à clef en dehors. En y réfléchissant, je me dis que peut-être ma tante, ne me connaissant pas, pouvait croire que j'avais l'habitude de m'enfuir, et qu'elle prenait ses précautions en conséquence.
Ma chambre était jolie, située au haut de la maison et donnait sur la mer, que la lune éclairait alors. Après avoir fait ma prière, mon bout de bougie s'étant éteint, je me rappelle que je restai près de la fenêtre à regarder les rayons de la lune sur l'eau, comme si c'était un livre magique où je pusse espérer de lire ma destinée, ou bien encore comme si j'allais voir descendre du ciel, le long de ses rayons lumineux, ma mère avec son petit enfant pour me regarder comme le dernier jour où j'avais vu son doux visage. Je me rappelle encore que le sentiment solennel qui remplissait mon coeur, quand je détournai enfin les yeux de ce spectacle, céda bientôt à la sensation de reconnaissance et de repos que m'inspirait la vue de ce lit entouré de rideaux blancs; je me souviens encore du plaisir avec lequel je m'étendis entre ces draps blancs comme la neige. Je pensais à tous les lieux solitaires où j'avais couché à la belle étoile et je demandai à Dieu de me faire la grâce de ne plus me trouver sans asile et de ne jamais oublier ceux qui n'avaient pas un toit où reposer leur tête. Je me souviens qu'ensuite je crus, petit à petit, descendre dans le monde des rêves par ce sentier de lumière qui jetait sur la mer un éclat mélancolique.
CHAPITRE XIV
Ce que ma tante fait de moi
En descendant le matin, je trouvai ma tante plongée dans de si profondes méditations devant la table du déjeuner, que l'eau contenue dans la bouilloire débordait de la théière et menaçait d'inonder la nappe, quand mon entrée la fit sortir de sa rêverie. J'étais sûr d'avoir été le sujet de ses réflexions; et je désirais plus ardemment que jamais de savoir ses intentions à mon égard; cependant je n'osais pas exprimer mon inquiétude, de peur de l'offenser.
Mes yeux, pourtant, n'étant pas gardés aussi soigneusement que ma langue, se dirigeaient sans cesse vers ma tante pendant le déjeuner. Je ne pouvais la regarder un moment sans que ses regards vinssent aussi rencontrer les miens; elle me contemplait d'un air pensif, et comme si j'étais à une très-grande distance, au lieu d'être, comme je l'étais, assis en face d'elle, devant un petit guéridon. Quand elle eut fini de manger, elle s'appuya d'un air décidé sur le dossier de sa chaise, fronça les sourcils, croisa les bras, et me contempla tout à son aise, avec une fixité et une attention qui m'embarrassaient extrêmement. Je n'avais pas encore fini de déjeuner, et j'essayais de cacher ma confusion en continuant mon repas, mais mon couteau se prenait dans les dents de ma fourchette, qui à son tour se heurtait contre le couteau; je coupais mon jambon d'une manière si énergique, qu'il volait en l'air au lieu de prendre le chemin de mon gosier, je m'étranglais en buvant mon thé qui s'entêtait à passer de travers; enfin j'y renonçai tout de bon, et je me sentis rougir sous l'examen scrutateur de ma tante.
«Or çà! dit-elle après un long silence.» Je levai les yeux et je soutins avec respect ses regards vifs et pénétrants.
«Je lui ai écrit, dit ma tante.
– À…?
– À votre beau-père, dit ma tante; je lui ai envoyé une lettre à laquelle il sera bien obligé de faire attention, sans quoi nous aurons maille à partir ensemble; je l'en préviens.
– Sait-il où je suis, ma tante? demandai-je avec effroi.
– Je le lui ai dit, fit ma tante avec un signe de tête.
– Est-ce que vous… vous me remettriez entre ses mains? demandai-je en balbutiant.
– Je ne sais pas, dit ma tante: nous verrons.
– Oh! mon Dieu! qu'est-ce que je vais devenir, m'écriai je, s'il faut que je retourne chez M. Murdstone!
– Je n'en sais rien, dit ma tante, en secouant la tête, je n'en sais rien du tout; nous verrons.»
J'étais profondément abattu, mon coeur était bien gros et mon courage m'abandonnait. Ma tante, sans prendre garde à moi, tira de l'armoire un grand tablier à bavette, s'en revêtit, lava elle-même les tasses, puis, quand tout fut en ordre, et remis sur le plateau, elle plia la nappe, qu'elle posa sur les tasses, et sonna Jeannette pour emporter le tout: elle mit ensuite des gants pour enlever les miettes, avec un petit balai, jusqu'à ce qu'on n'aperçût plus sur le tapis un grain de poussière, après quoi elle épousseta et rangea la chambre, qui me paraissait déjà dans un ordre parfait. Quand tous ces devoirs furent accomplis à sa satisfaction, elle ôta ses gants et son tablier, les plia, les enferma dans le coin de l'armoire d'où elle les avait tirés, puis vint s'établir avec sa boîte à ouvrage près de la table, à côté de la fenêtre ouverte, et se mit à travailler derrière l'écran vert en face du jour.
«Voulez-vous monter, me dit ma tante, en enfilant son aiguille, vous ferez mes compliments à M. Dick, et vous lui direz que je serais bien aise de savoir si son mémoire avance.»
Je me levai vivement pour m'acquitter de cette commission.
«Je suppose, dit ma tante en me regardant aussi attentivement que l'aiguille qu'elle venait d'enfiler, je suppose que vous trouvez le nom de M. Dick un peu court.
– C'est ce que je me disais hier, je le trouvais… un peu court, répondis-je.
– N'allez pas croire qu'il n'en a pas d'autre qu'il pût porter si cela lui convenait, dit ma tante d'un air de dignité. Babley, M. Richard Babley, voilà son véritable nom.»
J'allais dire, par un sentiment modeste de ma jeunesse et de la familiarité dont je m'étais déjà rendu coupable, qu'il vaudrait peut-être mieux que je lui donnasse son nom tout entier, mais ma tante reprit:
«Mais ne l'appelez jamais ainsi dans aucun cas. Il ne peut souffrir son nom, c'est une petite manie. Je ne sais pas, si on peut appeler cela une manie, car il a assez souffert de gens qui portent le même nom pour qu'il en ait conçu un dégoût mortel, Dieu le sait! M. Dick est son nom ici, et partout ailleurs maintenant; c'est-à-dire s'il allait jamais ailleurs, ce qu'il ne fait pas. Ainsi ayez bien soin, mon enfant, de ne jamais l'appeler autrement que M. Dick.»
Je promis d'obéir et je montai pour m'acquitter de mon message, en pensant en chemin que, si M. Dick travaillait depuis longtemps à son mémoire avec l'assiduité qu'il y mettait quand je l'avais aperçu par la porte ouverte en descendant déjeuner, le mémoire devait toucher à sa fin. Je le trouvai toujours absorbé dans la même occupation, une longue plume à la main et sa tête presque collée contre le papier. Il était si occupé que j'eus tout le temps de remarquer un grand cerf-volant dans un coin, de nombreux paquets de manuscrits en désordre, des plumes innombrables, et par-dessus tout une énorme provision d'encre (il y avait une douzaine, au moins, de bouteilles d'un litre rangées en bataille), avant qu'il s'aperçût de ma présence.
«Ah! Phébus! dit M. Dick en posant sa plume, je ne sais comment le monde va! Mais je vous dirai une chose, ajouta-t-il en baissant la voix, je ne voudrais pas que cela fût répété, mais…» Ici il me fit signe de m'approcher et, me parlant à l'oreille: «le monde est fou, fou à lier, mon garçon,» dit M. Dick en prenant du tabac dans une boîte ronde placée sur la table et en riant de tout son coeur.
Je m'acquittai de mon message sans m'aventurer à donner mon avis sur cette grave question.
«Eh bien! dit M. Dick en réponse, faites-lui mes compliments et dites que je… je crois être en bon train. Je crois vraiment être en bon train, dit M. Dick en passant la main dans ses cheveux gris et en jetant un regard un peu inquiet sur son manuscrit. Vous avez été en pension?
– Oui, monsieur, répondis-je, pendant quelque temps.
– Vous rappelez-vous la date, dit M. Dick en me regardant attentivement et en prenant sa plume, de la mort du roi Charles Ier?»
Je dis que je croyais que c'était en 1649.
«Eh bien! dit M. Dick en se grattant l'oreille avec sa plume et en me regardant d'un air de doute, c'est ce que disent les livres, mais je ne comprends pas comment cela s'est fait. S'il y a si longtemps, comment les gens qui l'entouraient ont-ils pu avoir la maladresse de faire passer dans ma tête un peu de la confusion qui était dans la sienne quand ils l'eurent coupée?»
Je fus très-étonné de la question, mais je ne pus lui donner aucun renseignement sur ce sujet.
«C'est très-étrange, dit M. Dick en jetant un regard découragé sur ses papiers et en passant de nouveau la main dans ses cheveux, mais je ne puis pas venir à bout de débrouiller cette question. Je n'ai pas l'esprit parfaitement net là-dessus. Mais peu importe, peu importe, dit-il gaiement et d'un air plus animé, nous avons le temps. Faites mes compliments à miss Trotwood, je suis en très-bon chemin!»
Je m'en allais, lorsqu'il attira mon attention sur le cerf-volant.
«Que pensez-vous de ce cerf-volant?» me dit-il.
Je répondis que je le trouvais très-beau. Il devait avoir au moins six pieds de haut.
«C'est moi qui l'ai fait. Nous le ferons partir un de ces jours, vous et moi, dit M. Dick. Voyez-vous?»
Il me montrait qu'il était fait de papier couvert d'une écriture fine et serrée, mais si nette, qu'en jetant mes regards sur les lignes, il me sembla voir deux ou trois allusions à la tête du roi Charles Ier.
«Il y a beaucoup de ficelle, dit M. Dick, et quand il monte bien haut, il porte naturellement les faits plus loin: c'est ma manière de les répandre. Je ne sais pas où il peut aller tomber, cela dépend des circonstances du vent et ainsi de suite, mais au petit bonheur!»
Il avait l'air si bon, si doux et si respectable, malgré son apparence de force et de vivacité, que je n'étais pas bien sûr que ce ne fût pas de sa part une plaisanterie pour m'égayer. Je me mis donc à rire, il en fit autant, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde.
«Eh bien! petit, dit ma tante quand je fus redescendu, comment va M. Dick ce matin?»
Je répondis qu'il lui faisait ses compliments, et qu'il était en très-bon chemin.
«Que pensez-vous de M. Dick?» demanda ma tante.
J'avais quelque envie d'essayer de détourner la question en répliquant que je le trouvais très-aimable, mais ma tante ne se laissait pas ainsi dérouter, elle posa son ouvrage sur ses genoux et me dit en croisant ses mains.
«Allons! votre soeur Betsy Trotwood m'aurait dit à l'instant ce qu'elle pensait de n'importe qui. Faites comme votre soeur tant que vous pourrez, et parlez!
– N'est-il pas… M. Dick n'est-il pas… Je vous fais cette question, parce que je ne sais pas, ma tante, s'il n'a pas la… la tête un peu dérangée, balbutiai-je, car je sentais bien que je marchais sur un terrain dangereux.
– Pas un brin, dit ma tante.
– Oh! vraiment! repris-je d'une voix faible.
– S'il y a quelqu'un au monde qui n'ait pas la tête dérangée, c'est M. Dick!» dit ma tante avec beaucoup de décision et d'énergie.
Je n'avais rien de mieux à faire que de répéter timidement:
«Oh! vraiment!
– On a dit qu'il était fou, reprit ma tante; j'ai un plaisir égoïste à rappeler qu'on a dit qu'il était fou, car sans cela je n'aurais jamais eu le bonheur de jouir de sa société et de ses conseils depuis dix ans et plus, à vrai dire depuis que votre soeur Betsy Trotwood m'a fait faux bond.
– Il y a si longtemps?
– Et c'étaient des gens bien sensés encore qui avaient l'audace de dire qu'il était fou, continua ma tante. M. Dick est un peu mon allié, n'importe comment, il n'est pas nécessaire que je vous explique cela. Sans moi, son propre frère l'aurait enfermé sa vie durant. Voilà tout!
Je me reproche ici un peu d'hypocrisie, lorsqu'en voyant l'indignation de ma tante sur ce point, je tâchai de prendre un air indigné comme elle.
«Un imbécile orgueilleux!» dit ma tante, parce que son frère était un peu original, quoiqu'il ne le soit pas à moitié autant que beaucoup de gens; il n'aimait pas qu'on le vit chez lui, et il allait l'envoyer dans une maison de santé, quoiqu'il eût été confié à ses soins par feu leur père, qui le regardait presque comme un idiot. Encore une belle autorité! C'était plutôt lui qui était fou, sans doute!»
Ma tante avait l'air si convaincu, que je fis de nouveaux efforts pour avoir l'air d'être convaincu comme elle.
«Là-dessus, je m'en mêlai, dit ma tante, et je lui fis une proposition. Je lui dis: «Votre frère a toute sa raison, il est infiniment plus sensé que vous ne l'êtes et ne le serez jamais, je l'espère, du moins. Faites-lui une petite pension, et qu'il vienne vivre chez moi. Je n'ai pas peur de lui; je ne suis pas vaniteuse, moi, je suis prête à le soigner et je ne le maltraiterai pas comme d'autres pourraient le faire, surtout dans un hospice.» Après de nombreuses difficultés, dit ma tante, j'ai eu le dessus, et il est ici depuis ce temps-là. C'est bien l'homme le plus aimable et le plus facile à vivre qu'il y ait au monde; et quant aux conseils!.. Mais personne ne sait, ne connaît et n'apprécie l'esprit de cet homme-là, excepté moi.»