Kitabı oku: «Le magasin d'antiquités, Tome II», sayfa 12
CHAPITRE XVI
Dès le matin, Nelly fut levée de bonne heure: après s'être acquittée d'abord des soins du ménage, après avoir tout apprêté pour le maître d'école, bien assurément contre le désir de cet excellent homme, car il eût voulu lui épargner cette peine, elle détacha d'un clou enfoncé près de la cheminée un petit trousseau de clefs que le vieux bachelier lui avait solennellement remis la veille, et elle sortit seule pour aller visiter l'église.
Le ciel était serein et brillant, l'air transparent, parfumé de la fraîche senteur des feuilles récemment tombées, et vivifiant pour les sens. Le cours d'eau voisin étincelait et coulait avec un murmure mélodieux; la rosée scintillait sur les tertres verts, comme des larmes versées sur les morts par les esprits bienfaisants.
Quelques jeunes enfants, aux figures épanouies, jouaient à cache- cache parmi les tombes. Ils avaient avec eux un petit poupon qu'ils avaient posé tout endormi sur la sépulture d'un enfant dans un lit de feuilles sèches. Cette sépulture était toute récente; peut-être en ce lieu gisait une petite créature qui, douce et patiente dans sa maladie, s'était souvent mise là sur son séant pour regarder ces heureux joueurs, avant de se reposer tout à fait à la même place.
Nelly s'arrêta près de la troupe mutine et demanda à l'un des enfants:
«De qui est-ce là le tombeau?
– Ce n'est pas un tombeau, répondit celui-ci; c'est un jardin… le jardin de mon frère. Il est plus vert que les autres jardins, et les oiseaux l'aiment bien, parce que mon frère avait l'habitude de donner à manger aux oiseaux.»
Tout en parlant, l'enfant considérait Nelly avec un sourire. Il s'agenouilla, s'étendit un moment en appuyant sa joue contre le gazon, puis se releva et s'enfuit gaiement en quelques bonds rapides.
Nelly dépassa l'église, dont elle contempla la tour gothique, franchit la porte guichetée du cimetière, et pénétra dans le village. Le vieux fossoyeur, appuyé sur une béquille, prenait l'air devant la porte de sa chaumière et il souhaita le bonjour à Nelly.
«Allez-vous mieux? dit Nelly s'arrêtant pour causer avec lui.
– Oui, certainement, répondit le vieillard. Je vous remercie beaucoup; infiniment mieux.
– Avant peu, vous serez tout à fait bien.
– Avec la permission de Dieu et un peu de patience. Mais entrez, entrez.»
Le vieux fossoyeur la précéda en boitant.
«Prenez garde; il y a, dit-il, un pas à descendre.»
Ayant lui-même descendu ce pas, non sans une grande difficulté, il introduisit Nelly dans sa modeste habitation.
«Vous voyez, dit-il, il n'y a qu'une chambre. Il y en a bien une autre là-haut, mais depuis quelques années elle ne me sert pas, parce que l'escalier est devenu trop rude à monter. Toutefois, je pense bien que je la reprendrai l'été prochain.»
Nelly s'étonna qu'une tête grise comme cet homme, surtout exerçant une pareille profession, pût parler aussi à l'aise du temps à venir. Il s'aperçut que son regard se promenait sur les outils accrochés le long de la muraille, et il sourit.
«Je parie, dit-il, savoir ce que vous pensez.
– Eh bien?
– Vous pensez que je me sers de tous ces outils pour creuser les tombes.
– En effet, je m'étonnais de ce que vous aviez besoin d'en employer tant.
– Et vous aviez bien raison. C'est que, voyez-vous, je suis jardinier. Je bêche le terrain pour y planter des choses destinées à vivre et à croître. Il ne faut pas croire que mes oeuvres doivent toutes moisir et pourrir en terre. Voyez-vous au milieu cette bêche?
– Qui est si vieille, si ébréchée, si usée?.. Oui.
– C'est la bêche du fossoyeur, et vous voyez qu'elle a du service. On se porte bien dans ce pays-ci, et cependant elle a fait joliment du travail. Si elle pouvait parler, cette bêche, elle vous parlerait de plus d'une besogne inattendue qu'elle et moi nous avons accomplie ensemble; mais j'oublie tout à présent, je n'ai plus qu'une pauvre mémoire. Ce n'est pas bien nouveau ce que je vous dis là, ajouta-t-il avec empressement; cela a toujours été et sera toujours.
– Voilà des fleurs et des arbustes pour témoigner de votre autre besogne, dit l'enfant.
– Oh! oui, et aussi de grands arbres… Et ceux-ci ne sont pas étrangers aux travaux du fossoyeur, comme vous pourriez le croire.
– Non!..
– Non, c'est-à-dire dans mon esprit, dans mon souvenir. Souvent ils ont aidé ma mémoire; car ils me disent que j'ai planté tel arbre pour la naissance de tel homme. L'arbre reste pour me rappeler que l'homme est mort. Quand je contemple son ombre large, et me souviens de ce qu'était cet arbre au temps de cet homme, cela me remet juste à la pensée l'âge de mon autre besogne, et alors je puis vous préciser l'époque où je creusai sa tombe.
– Mais il y en a qui peuvent vous faire souvenir aussi de quelqu'un de vivant?
– De vingt morts pour un vivant, tant femmes que maris, pères et mères, frères, soeurs, enfants, amis, oh! oui, une vingtaine pour le moins. Voilà ce qui fait que la bêche du fossoyeur est devenue tout usée, tout ébréchée. Il m'en faudra une neuve l'été prochain.»
L'enfant le regarda vivement; elle s'imaginait que ce vieillard voulait plaisanter avec son âge et ses infirmités; mais le fossoyeur qui ne se doutait nullement de sa surprise parlait très- sérieusement.
«Ah! dit-il après un court silence, les hommes n'apprennent rien… Non, ils n'apprennent rien. Il n'y a que nous, nous qui retournons cette terre où rien ne pousse et où tout meurt, qui pensions à ces choses; je dis, comme il faut y penser… Vous avez été à l'église?
– J'y vais en ce moment, répondit Nell.
– Il y a là, dit le fossoyeur, un vieux puits, juste sous le beffroi, un puits profond, noir et sonore. Durant quarante ans, vous n'avez qu'à laisser glisser le seau jusqu'à ce que le premier noeud de la corde soit dégagé du treuil, et alors vous l'entendez clapoter dans l'eau froide et sombre. Peu à peu l'eau se retire; de sorte qu'au bout de dix ans il faut plonger jusqu'au second noeud, dérouler beaucoup plus de corde, sinon le seau se balance tendu et vide. Dix ans après, l'eau s'est retirée encore; cela va jusqu'au troisième noeud. Dix ans de plus, et le puits s'est desséché; et alors si vous descendez le seau jusqu'à ce que vos bras soient épuisés de fatigue et que vous ayez employé à peu près toute la corde, vous entendrez sur le sol au-dessous un cliquetis et un bruissement soudain, un son qui vous paraîtra si prolongé et si lointain, qu'il vous fera manquer le coeur, et que vous serez entraînée en avant comme si vous alliez tomber dans le puits.
– Quel endroit terrible pour y aller la nuit!.. s'écria l'enfant qui avait suivi si attentivement les regards et les paroles au fossoyeur, qu'elle se croyait au bord de l'abîme.
– Qu'est-ce que ce puits? Un tombeau!.. reprit-il. Quoi de plus? Tous nos vieillards le savent, et cependant lequel d'entre eux y songe, quand leur printemps s'est évanoui, quand la force leur manque, quand leur vie va déclinant? pas un seul!
– N'êtes-vous pas très-âgé vous-même? demanda involontairement l'enfant.
– J'aurai soixante-dix-neuf ans l'été prochain.
– Vous travaillez encore, quand vous êtes mieux portant?
– Travailler! certainement. Vous verrez près d'ici mes jardins. C'est moi qui ai arrangé, disposé en entier de mes mains tout le terrain. L'année prochaine, ce sera à peine si je pourrai apercevoir le ciel, tant mon feuillage sera devenu épais. Et puis j'ai ma besogne d'hiver aussi, le soir.»
En parlant ainsi, il ouvrit un buffet près duquel il était assis et il en tira quelques petites boîtes de vieux bois grossièrement sculptées.
«Des gentilshommes qui sont épris des temps anciens et de ce qui s'y rattache, dit-il, achètent volontiers ces échantillons de notre église et de nos ruines. Parfois je confectionne ces boîtes avec des débris de chêne que je trouve çà et là, parfois avec des restes de cercueils que les voûtes ont préservés longtemps de la destruction. Voyez ceci; c'est un petit coffret de cette dernière matière, il est garni aux arêtes de fragments de plaques de cuivre sur lesquelles ont été gravées autrefois des inscriptions funèbres qu'on lirait bien difficilement aujourd'hui. À cette époque de l'année, je n'ai pas pour le moment beaucoup de ce bois, mais j'en aurai abondamment l'été prochain.»
L'enfant lui fit compliment de ces jolis ouvrages; puis bientôt après elle s'éloigna. Tout en marchant, elle pensait combien il était étrange que ce vieillard qui tirait une triste morale de ses travaux et de tous les objets dont il était entouré, ne s'en fut jamais fait l'application à lui-même; et que, tout en s'appesantissant sur l'incertitude de la vie humaine, il semblât, dans ses paroles comme dans ses actions, se croire immortel. Mais ses réflexions ne s'arrêtèrent pas sur ce sujet; car elle avait assez de raison pour comprendre que dans les desseins de bonté et de charité de la Providence la nature humaine doit être ainsi, et que le vieux fossoyeur, avec ses plans pour l'été suivant, n'était que le type de l'humanité tout entière.
Ce fut au sein de ces méditations qu'elle atteignit l'église. Il lui fut facile de trouver la clef qui ouvrait la porte extérieure, car à chacune des clefs était attachée une étiquette de parchemin jauni. Le cliquetis de la serrure éveilla un bruit sourd; et quand Nelly entra dans l'église d'un pas chancelant, l'écho qui y retentit la fit tressaillir.
Tout ce qui se produit dans notre vie, soit en bien, soit en mal, nous frappe par le contraste. Si le calme d'un simple village avait ému l'enfant d'autant plus vivement qu'elle avait été obligée, pour y arriver, de traverser, sous le poids de la fatigue et du chagrin, des chemins noirs et rudes, quelle ne fut pas son impression lorsqu'elle se trouva seule au milieu de ce monument solennel! La lumière même, en passant par les fenêtres surbaissées, semblait vieille et grise; l'air, pénétré de miasmes de terre et de moisissure, était comme chargé d'un principe de mort dont le temps avait dégagé les parties les plus impures, et il soupirait à travers les arcades, les nefs et les faisceaux de piliers, comme le souffle des siècles écoulés! Le pavé était tout brisé, tout usé par les pieds des fidèles, comme si le Temps, venant à la suite des pèlerins, avait effacé leurs traces pour ne laisser que des dalles qui s'en allaient en miettes. Les poutres étaient rompues, les arcades affaissées; les murailles sapées tombaient en poussière; la terre avait perdu son niveau; sur les tombes fastueuses, pas une épitaphe n'était restée: tout enfin, marbre, pierre, fer, bois et poussière, n'était plus qu'un monument de ruine commune. Les oeuvres les plus belles comme les plus vulgaires, les plus simples comme les plus riches, les plus magnifiques comme les moins imposantes, les oeuvres du ciel aussi bien que celles de l'homme, avaient toutes subi le même sort et présentaient le même aspect.
Une partie de l'édifice avait servi de chapelle baronniale; on y voyait les images des guerriers couchés sur leurs lits de pierre, les mains jointes, les jambes croisées. Ces chevaliers qui avaient combattu en Palestine, étaient encore ceints de leur épée et couverts de leur armure comme de leur vivant. Les armes de quelques-uns, leur casque, leur cotte de mailles étaient suspendus près d'eux, à la muraille, à des crochets rouillés. Tout brisés et mutilés qu'étaient ces débris, ils conservaient encore leur ancienne forme et une partie de leur antique splendeur.
Ainsi les traces de la violence survivent à l'homme sur la terre, et les vestiges de la guerre et du carnage se mêlent aux emblèmes funéraires, longtemps après que ceux qui répandirent la désolation sont devenus des atomes de poussière.
L'enfant s'assit dans ce lieu vénérable et silencieux, parmi les figures roides et immobiles des tombes qui, pour Kelly, donnaient à ce côté de l'église encore plus de tranquillité et de majesté; promenant autour d'elle des regards pleins d'un respect craintif mélangé d'un plaisir calme, elle se trouva heureuse: elle sentit qu'elle jouissait du repos. Elle prit une Bible sur un banc et se mit à lire; puis, posant le livre, elle s'abandonna à la pensée des jours d'été, du brillant printemps qui reviendrait; des rayons de soleil qui tomberaient obliquement sur la nature endormie; des feuilles qui trembleraient à la fenêtre et projetteraient sur le pavé leur ombre lumineuse; des chants d'oiseaux; des boutons et des fleurs s'épanouissant autour des portes; de la douce brise qui se jouerait dans l'espace et ferait flotter les bannières déchirées. Peu importait que ce lieu éveillât des idées de mort! Quand on mourrait, il resterait toujours le même; ces objets, ces sons se présenteraient avec le même charme; il n'y avait rien de pénible à penser qu'on dormirait au milieu d'eux.
Nelly quitta la chapelle, lentement et se retournant souvent pour regarder en arrière. Elle arriva à une porte basse qui donnait sur la tour, l'ouvrit, gravit dans l'ombre l'escalier tournant; parfois seulement elle apercevait, par le demi-jour d'étroites meurtrières, les degrés qu'elle venait de quitter, ou entrevoyait le reflet métallique des cloches chargées de poussière. Enfin, elle termina son ascension et atteignit le sommet de la tour.
Oh! quelle explosion éclatante et soudaine de lumière! La fraîcheur des plaines et des bois qui s'étendaient au loin de tous côtés, jusqu'à la limite azurée de l'horizon; les troupeaux qui paissaient dans les pâturages; la fumée qui, s'élevant par-dessus les arbres, semblait sortir de la terre; les enfants qui près de l'église se livraient à leurs joyeux ébats; tout était beau, tout était heureux! C'était comme une transition de la mort à la vie, comme un vol vers le ciel.
Les écoliers passèrent au moment où Nelly arrivait au porche et refermait la porte de l'église. En longeant l'école, elle put entendre un bourdonnement de voix. Ce jour-là seulement, son ami avait commencé ses classes. Le bruit augmenta; Kelly se retourna et vit les enfants sortir en troupe et se disperser avec des cris joyeux et des gambades. «Je suis bien contente, pensa-t-elle, qu'ils passent devant l'église.» Et elle eut la fantaisie de s'arrêter pour voir quel effet produisait ce bruit, et comme l'écho en serait agréable en venant expirer dans ses oreilles.
Ce même jour, par deux fois encore, Nelly visita la vieille chapelle, lut à la même place le même livre, et se laissa aller au même cours de pensées tranquilles. Lorsque le crépuscule du soir fut tombé, quand les ombres de la nuit qui descendait rendirent l'édifice plus grave et plus sévère encore, Nelly resta comme rivée au sol, sans rien craindre ni sans songer à s'éloigner.
Ses amis, qui la cherchaient, la trouvèrent enfin en ce lieu et la ramenèrent à la maison. Elle était pâle, mais paraissait heureuse jusqu'au moment où, avant de se séparer, on échangea le bonsoir. Alors, comme le pauvre maître d'école se penchait pour baiser la joue de Nelly, il crut sentir une larme tomber sur son visage.
CHAPITRE XVII
Parmi ses occupations diverses, le vieux bachelier trouvait dans l'antique église une source inépuisable d'intérêt et d'agrément. Il en était devenu fier, comme la plupart des hommes le sont des merveilles du petit monde où ils se meuvent; il en avait fait une étude particulière; il en avait appris l'histoire; plus d'un jour d'été le trouva dans l'intérieur de l'église, plus d'une soirée d'hiver le vit au coin du feu du desservant, méditant sur ce sujet favori et ajoutant quelque richesse nouvelle à son petit trésor de traditions et de légendes.
Comme il n'était pas de ces esprits farouches qui voudraient mettre à nu la Vérité, en la dépouillant du peu de voiles et de vêtements que le temps et la féconde imagination des poëtes aiment à lui prêter, des agréments qui la décorent et servent, comme les eaux de son puits, à donner des grâces de plus aux charmes qu'ils cachent et montrent à moitié, à éveiller l'intérêt et la curiosité plutôt qu'à faire naître la langueur et l'indifférence; comme, loin de ressembler à ces censeurs moroses et endurcis, le vieux bachelier aimait à voir la déesse couronnée de ces guirlandes de fleurs sauvages que la tradition a tressées pour lui en faire une brillante parure, et qui souvent ont d'autant plus de fraîcheur qu'elles ont plus de simplicité; il marchait d'un pas léger et posait une main légère sur la poussière des siècles. Il aurait été bien fâché de soulever aucune des nobles pierres qu'on y avait élevées sur les tombes, pour voir s'il était vrai qu'il y eût là- dessous quelque coeur honnête et loyal. Ainsi, par exemple, il y avait un vieux cénotaphe de pierre grossière qui, depuis longues générations, passait pour contenir les ossements d'un certain baron, lequel, après avoir porté le ravage, le pillage et le meurtre en pays étranger, était revenu plein de repentir et de douleur faire pénitence et mourir dans sa patrie. Or, de doctes antiquaires avaient récemment découvert que cette tradition n'était nullement fondée, et que le baron en question était mort, à les en croire, les armes à la main sur un champ de bataille, en grinçant des dents et proférant des malédictions jusqu'à son dernier soupir. Le vieux bachelier soutint haut et ferme que la tradition seule était véridique; que le baron, repentant de ses crimes, avait fait de grandes charités et rendu doucement son âme à Dieu; et que, si jamais baron monta au ciel, celui-ci y était assurément bien tranquille. Autre exemple: lorsque les mêmes archéologues prétendirent prouver qu'un certain caveau secret ne contenait nullement la tombe d'une vieille dame qui avait été pendue, traînée sur la claie et écartelée par les ordres de la glorieuse reine Élisabeth, pour avoir secouru un malheureux prêtre qui se mourait de faim et de soif à sa porte, le vieux garçon soutint solennellement, envers et contre tous, que l'église était sanctifiée par la présence des cendres de la pauvre dame; il démontra que les restes de la victime avaient été recueillis pendant la nuit aux quatre coins de la ville, apportés en secret dans l'église, et déposés dans le caveau. Il y a plus: le vieux bachelier, dans l'excès de son patriotisme local, alla jusqu'à nier la gloire de la reine Élisabeth et à dire tout haut qu'il mettait bien au-dessus d'une pareille gloire celle de la plus humble femme du royaume qui avait au coeur de la tendresse et de la piété. Quant à la tradition d'après laquelle la pierre plate posée près de la porte n'était point le tombeau du misérable qui avait déshérité son fils unique et légué à l'église une somme d'argent pour établir un carillon, le vieux bachelier s'empressa de l'admettre; il disait qu'il était impossible que le pays eût jamais produit un tel monstre. En un mot, il voulait bien que toute pierre ou toute plaque de cuivre fût le monument des actions seules dont la mémoire était digne de survivre, mais pour les autres, elles ne méritaient que l'oubli. Qu'ils eussent été ensevelis dans la terre consacrée, à la bonne heure, mais il les y laissait enfouis profondément, pour ne jamais revoir le jour.
Ce fut par les soins d'un si bon maître que l'enfant apprit facilement sa tâche. Déjà fortement émue par le monument silencieux et la paisible beauté du site au sein duquel il élevait sa majestueuse vieillesse entourée dune jeunesse perpétuelle, il semblait à Nelly, lorsqu'elle entendait ces récits, que cette église était le sanctuaire de toute bonté, de toute vertu. C'était comme un autre monde, où jamais le péché ni le chagrin n'étaient apparus, un lieu de repos inaltérable, où le mal n'osait mettre le pied.
Après lui avoir raconté, au sujet de presque toutes les tombes et les pierres sépulcrales, l'histoire qui s'y rattachait, il la conduisit dans la vieille crypte, maintenant un simple caveau noir, et lui montra comment elle était éclairée au temps des moines; comment, parmi les lampes qui pendaient du plafond, et les encensoirs qui, en se balançant, exhalaient les parfums de la myrrhe, et les chapes brillantes d'or et d'argent, et les peintures, et les étoffes précieuses, et les joyaux tout rayonnants, tout étincelants sur les arcades profondes, le chant des voix de vieillards avait retenti plus d'une fois à minuit dans les siècles reculés, tandis que des ombres dont le visage se cachait sous un capuchon étaient agenouillées tout autour à prier en défilant les grains de leur rosaire. De là, il la ramena dans l'église et lui fit remarquer, au haut des vieilles murailles, de petites galeries le long desquelles les nonnes avaient coutume de passer, à peine visibles de si loin dans leur costume sombre, s'y arrêtant parfois comme de tristes fantômes pour écouter les cantiques. Il lui apprenait aussi comment les guerriers, dont les images étaient couchées sur les tombes, avaient autrefois porté ces armes maintenant brisées; comme quoi ceci avait été un heaume, ceci un bouclier, ceci un gantelet; comme quoi ils avaient tenu l'épée à deux mains et assené sur l'ennemi les coups terribles de leur masse de fer. Tout ce qu'il disait, l'enfant le recueillait précieusement dans son esprit. Que de fois, la nuit, elle s'éveilla d'un rêve du temps passé et sortit de son lit pour aller regarder au dehors la vieille église, souhaitant avec ardeur de voir les croisées s'éclairer et d'entendre le son de l'orgue et les chants apportés sur l'aile du vent!
Le vieux fossoyeur ne tarda pas à aller mieux. Quand il fut sur pied, il apprit à l'enfant bien d'autres choses, quoique de nature différente. Il n'était pas encore en état de travailler; mais un jour qu'il y avait une fosse à creuser, il alla surveiller l'homme chargé de ce soin. Il était justement ce jour-là d'une humeur communicative; et l'enfant, d'abord debout à côté de lui, puis assise à ses pieds sur l'herbe, tournant vers lui son visage pensif, commença à causer avec le vieillard.
L'homme qui servait d'aide au fossoyeur était un peu plus âgé que lui, quoique beaucoup plus actif. Mais il était sourd, et lorsque le fossoyeur, qui par parenthèse eût fait à grand'peine un mille de chemin en une demi-journée, échangeait une observation avec lui au sujet de son ouvrage, l'enfant ne pouvait s'empêcher de remarquer qu'il y mettait une sorte de pitié impatiente pour l'infirmité de cet homme, comme s'il eût été lui-même la plus forte et la plus alerte des créatures vivantes.
«Je suis fâchée de vous voir faire cette besogne, dit l'enfant en s'approchant. Je n'avais pas entendu dire qu'il y eût quelqu'un de mort.
– Elle habitait un autre hameau, ma chère, répondit le fossoyeur, à trois milles d'ici.
– Était-elle jeune?
– Oui… oui; pas plus de soixante-quatre ans, je pense. David, avait-elle plus de soixante-quatre ans?
David, qui bêchait ferme, n'entendit pas un mot de cette question. Le fossoyeur, qui ne pouvait réussir à l'atteindre avec sa béquille et qui était aussi trop infirme pour se lever sans assistance, appela son attention en lui jetant sur son bonnet de coton rouge une motte de terre.
«Qu'est-ce qu'il y a? dit David en le regardant.
– Quel âge avait Becky Morgan? demanda le fossoyeur.
– Becky Morgan? répéta David.
– Oui, répliqua le fossoyeur; ajoutant d'un ton à moitié compatissant et à moitié grondeur, mais sans être entendu de son vieux compagnon: Vous devenez bien sourd, Davy, terriblement sourd.»
Ce dernier, interrompant sa besogne, se mit à nettoyer sa bêche avec un morceau d'ardoise qu'il avait sous la main à cet effet, et grattant dans son opération l'essence d'autant de Becky Morgans que le ciel seul peut en connaître, il se mit à réfléchir sur cette matière.
«Laissez-moi y penser, dit-il ensuite. J'ai vu, la nuit dernière, qu'on avait écrit sur le cercueil… N'était-ce pas soixante-dix- neuf ans?
– Non, non!
– Ah! oui, c'était cela, reprit le vieillard avec un soupir. Car je me souviens d'avoir pensé qu'elle était à peu près du même âge que nous. Oui, c'était soixante-dix-neuf ans.
– Êtes-vous sûr de n'avoir pas mal lu, Davy? demanda le fossoyeur, laissant voir sur ses traits une certaine émotion.
– Hein?.. dit l'autre; répétez-moi cela.
– Il est très-sourd! Il est tout à fait sourd! s'écria vivement le fossoyeur. Êtes-vous sûr d'avoir bien lu?
– Oh! oui. Pourquoi pas?
– Il est tout à fait sourd, murmura le fossoyeur; et puis je crois qu'il tombe en enfance.»
Nelly se demandait avec quelque étonnement quelle raison le fossoyeur pouvait avoir de parler ainsi, quand, à dire vrai, son assistant n'avait pas moins d'intelligence que lui et était infiniment plus robuste. Mais le fossoyeur n'ayant rien ajouté de plus, Nelly ne donna pas suite à cette réflexion.
«Vous m'avez parlé, dit-elle, de vos travaux de jardinage. Est-ce que vous plantez quelque chose ici?
– Dans le cimetière?.. Non, je n'y mets rien.
– J'y ai vu des fleurs et des arbustes. Tenez, en voici là-bas. Je m'imaginais qu'ils avaient poussé par vos soins, quoiqu'ils soient bien chétifs.
– Ils poussent à la grâce de Dieu, et Dieu sans doute a ses raisons pour qu'ils ne se montrent pas ici dans tout leur éclat.
– Je ne vous comprends pas.
– Eh bien! écoutez. Ces arbustes marquent les tombes de ceux qui avaient des amis tendres et dévoués.
– J'en étais sure!.. s'écria l'enfant. Ils ont bien fait, vraiment: cela me fait plaisir à penser.
– Oui, répliqua le fossoyeur; mais attendez. Regardez-les, ces arbustes; voyez comme ils penchent leur tête, comme ils sont languissants, comme ils dépérissent. En devinez-vous la cause?
– Non, répondit l'enfant.
– C'est que la mémoire de ceux qui sont couchés en ce lieu périt si vite! D'abord on vient soigner ces fleurs le matin, vers midi et le soir; bientôt les visites sont moins fréquentes; une fois par jour, une fois par semaine; d'une fois par semaine, elles arrivent à ne plus avoir lieu qu'une fois par mois; puis les intervalles sont éloignés et incertains; et enfin l'on ne vient plus du tout. Il est rare que ces marques de souvenir fleurissent longtemps. J'ai vu les fleurs d'été les plus passagères leur survivre presque toujours.
– Ce que vous m'apprenez là m'afflige extrêmement.
– Ah! répondit le vieillard en hochant la tête, c'est ainsi que s'expriment les braves gens qui entrent ici pour parcourir notre cimetière; mais moi je pense tout autrement. «C'est, me disent- ils, une louable habitude que vous avez dans ce pays de cultiver la terre autour des tombes, mais il est triste de voir toutes ces plantes s'étioler ou mourir.» Je leur demande pardon en leur répondant que, selon moi, c'est bon signe pour le bonheur de ceux qui survivent. C'est comme ça; la nature le veut.
– Peut-être cela vient-il de ce que les parents qui les pleurent s'habituent à regarder dans le jour le ciel bleu, et pendant la nuit les étoiles, et à penser que les morts habitent là et non dans leurs tombeaux.»
L'enfant avait prononcé ces paroles avec chaleur. Ce fut d'un accent de doute que le vieillard lui répondit:
«Oui, peut-être. Ce n'est pas impossible.
– Qu'il en soit ainsi ou non, pensa Nelly, je ferai de cet endroit mon jardin. Ce ne sera pas déjà si rude d'y donner un petit coup de bâche, et je suis certaine que j'y trouverai du plaisir.»
Le fossoyeur ne remarqua ni la coloration de ses joues brûlantes ni les larmes qui humectaient ses yeux. Il s'était tourné vers David qu'il appela par son nom. Bien évidemment la question de l'âge de Becky Morgan le troublait encore, quoique l'enfant eût peine à comprendre pourquoi.
Le deuxième ou troisième appel fait par son nom attira enfin l'attention du vieux compagnon, qui interrompit sa tâche, s'appuya sur sa bêche et posa sa main contre son oreille dure.
«Est-ce que vous m'appelez? dit-il.
– J'aurais cru, Davy, répondit le fossoyeur, que Becky Morgan… et il montra la tombe, était bien plus âgée que vous ou moi.
– Soixante-dix-neuf ans, répondit le vieillard avec un triste balancement de tête. Je vous dis que je l'ai vu.
– Vous l'avez vu?.. Oui; mais, Davy, les femmes n'avouent pas toujours leur âge.
– C'est possible tout de même, s'écria le compagnon, dont les yeux brillèrent tout à coup. Elle pouvait bien être plus âgée.
– J'en suis sûr. Songez donc seulement comme elle paraissait vieille. Vous et moi nous n'avions l'air que d'enfants auprès d'elle.
– Elle paraissait vieille, répéta David. Vous avez raison; elle paraissait vieille.
– Rappelez-vous, dit le fossoyeur, combien depuis longues, longues années, elle paraissait vieille; comment voulez-vous qu'elle n'eût que soixante-dix-neuf ans, notre âge seulement?
– Elle devait avoir pour le moins cinq ans de plus que nous! s'écria l'autre.
– Cinq ans!.. repartit le fossoyeur; dites plutôt dix. Elle avait bien quatre-vingt-neuf ans. Rappelez-vous l'époque à laquelle sa fille mourut. Certainement elle avait quatre-vingt- neuf ans comme un jour, et la voilà qui veut se donner dix ans de moins!.. O vanité humaine!..»
En fait de réflexions morales sur ce thème abondant, le compagnon ne resta pas en arrière, et tous deux ensemble y ajoutaient des commentaires nombreux, d'après l'autorité desquels il eût été permis de se demander, non pas si la défunte avait bien l'âge qu'on lui supposait, mais si elle n'avait pas parfaitement atteint la limite patriarcale de la centaine. Lorsqu'ils eurent décidé la question à leur satisfaction mutuelle, le fossoyeur, avec l'aide de son ami, se leva pour partir.
«Il fait froid à rester assis à cette place, dit-il, et il faut que je prenne des ménagements jusqu'à l'été prochain.
– Qu'est-ce? demanda David.
– Il est très-sourd, le pauvre diable!.. Bonjour.
– Ah! dit David le suivant du regard, il baisse considérablement.
Comme il vieillit tous les jours!»
Ce fut ainsi qu'ils se séparèrent, chacun de son côté, persuadé que l'autre avait moins de temps à vivre que lui; tous deux grandement consolés et rassurés par la petite fiction dont ils étaient tombés d'accord sur l'âge de Becky Morgan, car, grâce à cet expédient, la mort n'était plus pour eux un précédent de fâcheux augure, puisqu'elle leur promettait au moins une dizaine d'années à vivre encore.
L'enfant resta quelques minutes à considérer le vieux sourd, comme il rejetait la terre avec sa pelle, s'arrêtant souvent pour tousser et reprendre haleine, et se répétant entre les dents, avec une sorte de joie grave, que le fossoyeur baissait rapidement. À la fin elle s'éloigna et, traversant toute pensive le cimetière, elle rencontra sans s'y attendre le maître d'école qui était assis au soleil sur un tertre vert et lisait.