Kitabı oku: «Les grandes espérances», sayfa 18
CHAPITRE XXVII
«Mon cher monsieur Pip,
«Je vous écris la présente, à la demande de M. Gargery, pour vous faire savoir qu'il va se rendre à Londres, en compagnie de M. Wopsle. Il serait bien content s'il lui était permis d'aller vous voir. Il compte passer à l'Hôtel Barnard, mardi, à neuf heures du matin. Si cela vous gênait, veuillez y laisser un mot. Votre pauvre sœur est toujours dans le même état où vous l'avez laissée. Nous parlons de vous tous les soirs dans la cuisine, et nous nous demandons ce que vous faites et ce que vous dites pendant ce temps-là. Si vous trouvez que je prends ici des libertés, excusez-les pour l'amour des jours passés. Rien de plus, cher monsieur Pip, de
«Votre reconnaissante et à jamais affectionnée servante,
«Biddy.
«P. S. Il désire très particulièrement que je vous écrive ces deux mots: What larks7. Il dit que vous comprendrez. J'espère et je ne doute pas que vous serez charmé de le voir, quoique vous soyez maintenant un beau monsieur, car vous avez toujours eu bon cœur, et lui, c'est un digne, bien digne homme. Je lui ai tout lu, excepté seulement la dernière petite phrase, et il désire très particulièrement que je vous répète encore: What larks.»
Je reçus cette lettre par la poste, le lundi matin. Le rendez-vous était donc pour le lendemain. Qu'il me soit permis de confesser exactement avec quels sentiments j'attendis l'arrivée de Joe.
Ce n'était pas avec plaisir, bien que je tinsse à lui par tant de liens. Non; c'était avec un trouble considérable, un peu de mortification et un vif sentiment de mauvaise humeur en pensant à son manque de manières. Si j'avais pu l'empêcher de venir, en donnant de l'argent, j'en aurais certainement donné. Ce qui me rassurait le plus, c'est qu'il venait à l'Hôtel Barnard et non pas à Hammersmith, et que conséquemment il ne tomberait pas sous la griffe de Drummle. Je n'avais pas d'objection à laisser voir Joe à Herbert ou à son père, car je les estimais tous les deux; mais j'aurais été très vexé de le laisser voir par Drummle, pour lequel je n'avais que du mépris. C'est ainsi que, dans la vie, nous commettons généralement nos plus grandes bassesses et nos plus grandes faiblesses pour des gens que nous méprisons.
J'avais commencé à décorer nos chambres, tantôt d'une manière tout à fait inutile, tantôt d'une manière mal appropriée, et ces luttes avec le délabrement de l'Hôtel Barnard ne laissaient pas que d'être fort coûteuses. À cette époque, nos chambres étaient bien différentes de ce que je les avais trouvées, et je jouissais de l'honneur d'occuper une des premières pages dans les registres des tapissiers voisins. J'avais été bon train dans les derniers temps, et j'avais même poussé les choses jusqu'à m'imaginer de faire mettre des bottes à un jeune garçon; c'était même des bottes à revers. On aurait pu dire que c'était moi qui étais le domestique, car lorsque j'eus pris ce monstre dans le rebut de la famille de ma blanchisseuse, et que je l'eus affublé d'un habit bleu, d'un gilet canari, d'une cravate blanche, de culottes beurre frais et des bottes susdites, je dus lui trouver peu de travail à faire, mais beaucoup de choses à manger, et, avec ces deux terribles exigences, il troublait ma vie.
Ce fantôme vengeur reçut l'ordre de se trouver à son poste, dès huit heures du matin, le mardi suivant, dans le vestibule; c'étaient deux pieds carrés, garnis de tapis; et Herbert me suggéra l'idée de certains mets pour le déjeuner, qu'il supposait devoir être du goût de Joe. Bien que je lui fusse sincèrement obligé de l'intérêt et de la considération qu'il témoignait pour mon ami, j'avais en même temps un vague soupçon que si Joe fût venu pour le voir, lui, il n'aurait pas été à beaucoup près aussi empressé.
Quoi qu'il en soit, je vins en ville le lundi soir pour être prêt à recevoir Joe. Je me levai de grand matin pour faire donner à la salle à manger et au déjeuner leur plus splendide apparence. Malheureusement, la matinée était pluvieuse, et un ange n'aurait pu s'empêcher de voir que Barnard répandait des larmes de suie en dehors des fenêtres, comme si quelque ramoneur gigantesque avait pleuré au-dessus des toits.
À mesure que le moment approchait, j'aurais voulu fuir, mais le Vengeur, suivant les ordres reçus, était dans le vestibule, et bientôt j'entendis Joe dans l'escalier. Je devinais que c'était Joe, à sa manière bruyante de monter les marches, se souliers de grande tenue étant toujours trop larges, et au temps qu'il mit à lire les noms inscrits sur les portes des autres étages pendant son ascension. Lorsqu'enfin il s'arrêta à notre porte, j'entendis ses doigts suivre les lettres de mon nom, et ensuite j'entendis distinctement respirer, à travers le trou de la serrure; finalement, il donna un unique petit coup sur la porte, et Pepper, tel était le nom compromettant du Vengeur, annonça:
«M. Gargery!»
Je crus que Joe ne finirait jamais de s'essuyer les pieds, et que j'allais être obligé de sortir pour l'enlever du paillasson; mais à la fin, il entra.
«Joe, comment allez-vous, Joe?
– Pip, comment allez-vous, Pip?»
Avec son bon et honnête visage, ruisselant et tout luisant d'eau et de sueur, il posa son chapeau entre nous sur le plancher, et me prit les deux mains et les fit manœuvrer de haut en bas, comme si j'eusse été la dernière pompe brevetée.
«Je suis aise de vous voir, Joe… Donnez-moi votre chapeau.»
Mais Joe, prenant avec soin son chapeau dans ses deux mains, comme si c'eût été un nid garni de ses œufs, ne voulait pas se séparer de cette partie de sa propriété, et s'obstinait à parler par-dessus de la manière la plus incommode du monde.
«Comme vous avez grandi! dit Joe, comme vous avez gagné!.. Vous êtes devenu tout à fait un homme de bonne compagnie.»
Joe réfléchit pendant quelques instants avant de trouver ces mots:
«… À coup sûr, vous ferez honneur à votre roi et à votre pays.
– Et vous, Joe, vous avez l'air tout à fait bien.
– Dieu merci! dit Joe, je suis également bien; et votre sœur ne va pas plus mal, et Biddy est toujours bonne et obligeante, et tous nos amis ne vont pas plus mal, s'ils ne vont pas mieux; excepté Wopsle qui a fait une chute.»
Et pendant tout ce temps, prenant toujours grand soin du nid d'oiseaux qu'il tenait dans ses mains, Joe roulait ses yeux tout autour de la chambre et suivait les dessins à fleur de ma robe de chambre.
«Il a fait une chute, Joe?
– Mais oui, dit Joe en baissant la voix; il a quitté l'église pour se mettre au théâtre; le théâtre l'a donc amené à Londres avec moi, et il a désiré, dit Joe en plaçant le nid d'oiseaux sous son bras gauche et en se penchant comme s'il y prenait un œuf avec sa main droite, vous offrir ceci comme je voudrais le faire moi-même.»
Je pris ce que Joe me tendait. C'était l'affiche toute chiffonnée d'un petit théâtre de la capitale, annonçant, pour cette semaine même, les premiers débuts du célèbre et renommé Roscius, amateur de province, dont le jeu sans pareil, dans les pièces les plus tragiques de notre poète national, venait de produire dernièrement une si grande sensation dans les cercles dramatiques de la localité.
«Étiez-vous à cette représentation, Joe? demandai-je.
– J'y étais, dit Joe avec emphase et solennité.
– A-t-il fait une grande sensation?
– Mais oui, dit Joe; on lui a jeté certainement beaucoup de pelures d'oranges: particulièrement au moment où il voit le fantôme. Mais je m'en rapporte à vous, monsieur, est-ce fait pour encourager un homme et lui donner du cœur à l'ouvrage, que d'intervenir à tout moment entre lui et le fantôme, en disant: Amen. Un homme peut avoir eu des malheurs et avoir été à l'église, dit Joe en baissant la voix et en prenant le ton de l'étonnement et de la persuasion, mais ce n'est pas une raison pour qu'on le pousse à bout dans un pareil moment. C'est à dire que si l'ombre du propre père de cet homme ne peut attirer son attention, qu'est-ce donc qui le pourra, monsieur? Encore bien plus quand son affliction est malheureusement si légère, que le poids des plumes noires la chasse. Essayez de la fixer comme vous pourrez.»
À ce moment, l'air effrayé de Joe, qui paraissait aussi terrifié que s'il eût vu un fantôme, m'annonça qu'Herbert venait d'entrer dans la chambre. Je présentai donc Joe à Herbert, qui avança la main, mais Joe se recula et continua à tenir le nid d'oiseaux.
«Votre serviteur, monsieur, dit-il, j'espère que vous et Pip…»
Ici ses yeux tombèrent sur le groom qui déposait des rôties sur la table, et son regard semblait indiquer si clairement qu'il considérait ce jeune gentleman comme un membre de la famille, que je le regardai en fronçant les sourcils, ce qui l'embarrassa encore davantage.
«Je parle de vous deux, messieurs; j'espère que vous vous portez bien, dans ce lieu renfermé? Car l'endroit où nous sommes peut être une excellente auberge, selon les goûts et les opinions que l'on a à Londres, dit Joe confidentiellement; mais quant à moi, je n'y garderais pas un cochon, surtout si je voulais l'engraisser sainement et le manger de bon appétit.»
Après avoir émis ce jugement flatteur sur les mérites de notre logement, et avoir montré incidemment sa tendance à m'appeler monsieur, Joe, invité à se mettre à table, chercha autour de la chambre un endroit convenable où il pût déposer son chapeau, comme s'il ne pouvait trouver une place pour un objet si rare: il finit par le poser sur l'extrême bord de la cheminée, d'où ce malheureux chapeau ne tarda pas à tomber à plusieurs reprises.
«Prenez-vous du thé ou du café, monsieur Gargery? demanda Herbert, qui faisait toujours les honneurs du déjeuner.
– Je vous remercie, monsieur répondit Joe en se roidissant des pieds à la tête; je prendrai ce qui vous sera la plus agréable à vous-même.
– Préférez-vous le café?
– Merci, monsieur, répondit Joe, évidemment embarrassé par cette question, puisque vous êtes assez bon pour choisir le café, je ne vous contredirai pas; mais ne trouvez-vous pas que c'est un peu échauffant?
– Du thé, alors?» dit Herbert en lui en versant.
Ici, le chapeau de Joe tomba de la cheminée; il se précipita pour le ramasser et le posa exactement au même endroit, comme s'il eût fallu absolument, selon les règles de la bienséance, qu'il retombât presque aussitôt.
«Quand êtes-vous arrivé ici, monsieur Gargery?
– Était-ce hier dans l'après-midi? répondit Joe après avoir toussé dans sa main, comme s'il avait eu le temps d'attraper un rhume depuis qu'il était arrivé. Non, non… Oui, oui… c'était hier dans l'après-midi, dit-il avec une apparence de sagesse mêlée de soulagement et de stricte impartialité.
– Avez-vous déjà vu quelque chose à Londres?
– Mais oui, monsieur, fit Joe. M. Wopsle et moi, nous sommes allés tout droit au grand magasin de cirage, mais nous n'avons pas trouvé que cela répondît aux belles affiches rouges posées sur les murs. Je veux dire, ajouta Joe en matière d'explication, quand à ce qui est de l'archi-tec-ta-to-ture…»
Je crois réellement que Joe aurait encore prolongé ce mot, qui exprimait pour moi un genre d'architecture de ma connaissance, si son attention n'eût été providentiellement détournée par son chapeau qui roulait de nouveau à terre. En effet, ce chapeau exigeait de lui une attention constante et une vivacité d'œil et de main assez semblable à celle d'un joueur de cricket8.
Il joua avec ce couvre-chef d'une manière surprenante, et déploya une grande adresse, tantôt se précipitant sur lui et le rattrapant au moment où il glissait à terre, tantôt l'arrêtant à moitié chemin, le heurtant partout, et le faisant rebondir comme un volant à tous les coins de la chambre, et contre toutes les fleurs du papier qui garnissait le mur, avant de pouvoir s'en emparer et le sentir en sûreté; puis, finalement, le laissant tomber dans le bol à rincer les tasses, où je pris la liberté de mettre la main dessus.
Quant à son col de chemise et à son col d'habit, c'étaient deux problèmes à étudier, mais également insolubles. Pourquoi faut-il qu'un homme se gêne à ce point, pour se croire complètement habillé! Pourquoi faut-il qu'il croie nécessaire de faire pénitence en souffrant dans ses habits de fête. Alors Joe tomba dans une si inexplicable rêverie, que sa fourchette en resta suspendue, entre son assiette et sa bouche. Ses yeux se portaient dans de si étranges directions; il était affligé d'une toux si extraordinaire et se tenait si éloigné de la table, qu'il laissa tomber plus de morceaux qu'il n'en mangeait, prétendant ensuite qu'il n'avait rien laissé échapper; et je fus très content, au fond du cœur, quand Herbert nous quitta pour se rendre dans la Cité.
Je n'avais ni assez de sens ni assez de sentiment pour reconnaître que tout cela était de ma faute, et que si j'avais été plus sans cérémonie avec Joe, Joe aurait été plus à l'aise avec moi. Je me sentais gêné et à bout de patience avec lui; il avait ainsi amoncelé des charbons ardents sur ma tête.
«Puisque nous sommes seuls maintenant, monsieur… commença Joe.
– Joe, interrompis-je d'un ton chagrin, comment pouvez-vous m'appeler monsieur?»
Joe me regarda un instant avec quelque chose d'indécis dans le regard qui ressemblait à un reproche. En voyant sa cravate de travers, ainsi que son col, j'eus conscience qu'il avait une sorte de dignité qui sommeillait en lui.
«Nous sommes seuls, maintenant, reprit Joe, et comme je n'ai ni l'intention ni le loisir de rester ici bien longtemps, je vais conclure dès à présent, en commençant par vous apprendre ce qui m'a procuré le plaisir que vous me faites en ce moment. Car si ce n'était pas, dit Joe avec son ancien air de bonne franchise, que mon seul désir est de vous être utile, je n'aurais pas eu l'honneur de rompre le pain en compagnie de gentlemen tels que vous deux, et dans leur propre demeure.»
Je désirais si peu revoir le regard qu'il m'avait déjà jeté, que je ne lui fis aucun reproche sur le ton qu'il prenait.
«Eh bien! monsieur, continua Joe, voilà ce qui s'est passé; je me trouvais aux Trois jolis Bateliers, l'autre soir, Pip…»
Toutes les fois qu'il revenait à son ancienne affection, il m'appelait Pip, et quand il retombait dans ses ambitions de politesse, il m'appelait monsieur.
«Alors, dit Joe en reprenant son ton cérémonieux, Pumblechook arriva dans sa charrette; il était toujours le même… iden-tique… et me faisant quelquefois l'effet d'un peigne qui m'aurait peigné à rebrousse poil, en se donnant par toute la ville comme si c'était lui qui eût été votre camarade d'enfance, et comme si vous le regardiez comme le compagnon de vos jeux.
– Allons donc! mais c'était vous, Joe.
– Je l'avais toujours cru, Pip, dit Joe en branlant doucement la tête, bien que cela ne signifie pas grand'chose maintenant, monsieur. Eh bien! Pip, ce même Pumblechook, ce faiseur d'embarras, vint me trouver aux Trois jolis Bateliers (où l'ouvrier vient boire tranquillement une pinte de bière et fumer une pipe sans faire d'abus), et il me dit: «Joseph, miss Havisham désire vous parler.
– Miss Havisham, Joe?
– Elle désire vous parler; ce sont les paroles de Pumblechook.»
Joe s'assit et leva les yeux au plafond.
«Oui, Joe; continuez, je vous prie.
– Le lendemain, monsieur, dit Joe en me regardant comme si j'étais à une grande distance de lui, après m'être fait propre, je fus voir miss A.
– Miss A, Joe, miss Havisham?
– Je dis, monsieur, répliqua Joe avec un air de formalité légale, comme s'il faisait son testament, miss A ou autrement miss Havisham. Elle s'exprima ainsi qu'il suit: «Monsieur Gargery, vous êtes en correspondance avec M. Pip?» Ayant en effet reçu une lettre de vous, j'ai pu répondre que je l'étais. Quand j'ai épousé votre sœur, monsieur, j'ai dit: «Je le serai;» et, interrogé par votre amie, Pip, j'ai dit: «Je le suis.» – Voudrez-vous lui dire alors, dit-elle, qu'Estelle est ici, et qu'elle serait bien aise de le voir?»
Je sentais mon visage en feu, en levant les yeux sur Joe. J'espère qu'une des causes lointaines de cette douleur devait venir de ce que je sentais que si j'avais connu le but de sa visite, je lui aurais donné plus d'encouragement.
«Biddy, continua Joe, quand j'arrivai à la maison et la priai de vous écrire un petit mot, Biddy hésita un moment: «Je sais, dit-elle, qu'il sera plus content d'entendre ce mot de votre bouche; c'est jour de fête, si vous avez besoin de le voir, allez-y.» J'ai fini, monsieur, dit Joe en se levant, et, Pip, je souhaite que vous prospériez et réussissiez de plus en plus.
– Mais vous ne vous en allez pas tout de suite, Joe?
– Si fait, je m'en vais, dit Joe.
– Mais vous reviendrez pour dîner, Joe?
– Non, je ne reviendrai pas,» dit Joe.
Nos yeux se rencontrèrent, et tous les «monsieur» furent bannis du cœur de cet excellent homme, quand il me tendit la main.
«Pip! mon cher Pip, mon vieux camarade, la vie est composée d'une suite de séparations de gens qui ont été liés ensemble, s'il m'est permis de le dire: l'un est forgeron, un autre orfèvre, celui-ci bijoutier, celui-là chaudronnier; les uns réussissent, les autres ne réussissent pas. La séparation entre ces gens-là doit venir un jour ou l'autre, et il faut bien l'accepter quand elle vient. Si quelqu'un a commis aujourd'hui une faute, c'est moi. Vous et moi ne sommes pas deux personnages à paraître ensemble dans Londres, ni même ailleurs, si ce n'est quand nous sommes dans l'intimité et entre gens de connaissance. Je veux dire entre amis. Ce n'est pas que je sois fier, mais je n'ai pas ce qu'il faut, et vous ne me verrez plus dans ces habits. Je suis gêné dans ces habits, je suis gêné hors de la forge, de notre cuisine et de nos marais. Vous ne me trouveriez pas la moitié autant de défauts, si vous pensiez à moi et si vous vous figuriez me voir dans mes habits de la forge, avec mon marteau à la main, voire même avec ma pipe. Vous ne me trouveriez pas la moitié autant de défauts si, en supposant que vous ayez eu envie de me voir, vous soyez venu mettre la tête à la fenêtre de la forge et regarder Joe, le forgeron, là, devant sa vieille enclume, avec son vieux tablier brûlé, et attaché à son vieux travail. Je suis terriblement triste aujourd'hui; mais je crois que, malgré tout, j'ai dit quelque chose qui a le sens commun. Ainsi donc, Dieu te bénisse, mon cher petit Pip, mon vieux camarade, Dieu te bénisse!»
Je ne m'étais pas trompé, en m'imaginant qu'il y avait en lui une véritable dignité. La coupe de ses habits m'était aussi indifférente, quand il eut dit ces quelques mots, qu'elle eût pu l'être dans le ciel. Il me toucha doucement le front avec ses lèvres et partit. Aussitôt que je fus revenu suffisamment à moi, je me précipitai sur ses pas, et je le cherchai dans les rues voisines, mais il avait disparu.
CHAPITRE XXVIII
Il était clair que je devais me rendre à notre ville dès le lendemain, et dans les premières effusions de mon repentir, il me semblait également clair que je devais descendre chez Joe. Mais quand j'eus retenu ma place à la voiture pour le lendemain, quand je fus allé chez M. Pocket, et quand je fus revenu, je n'étais en aucune façon convaincu de la nécessité de ce dernier point, et je commençai à chercher quelque prétexte et à trouver de bonnes raisons pour descendre au Cochon bleu:
«Je serais un embarras chez Joe, pensai-je; je ne suis pas attendu, et mon lit ne sera pas prêt. Je serai trop loin de miss Havisham. Elle est exigeante et pourrait ne pas le trouver bon.»
On n'est jamais mieux trompé sur terre que par soi-même, et c'est avec de tels prétextes que je me donnai le change. Que je reçoive innocemment et sans m'en douter une mauvaise demi-couronne fabriquée par un autre, c'est assez déraisonnable, mais qu'en connaissance de cause je compte pour bon argent des pièces fausses de ma façon, c'est assurément chose curieuse! Un étranger complaisant, sous prétexte de mettre en sûreté et de serrer avec soin mes banknotes pour moi s'en empare, et me donne des coquilles de noix; qu'est-ce que ce tour de passe-passe auprès du mien, si je serre moi-même mes coquilles de noix, et si je les fais passer à mes propres yeux pour des banknotes.
Après avoir décidé que je devais descendre au Cochon bleu, mon esprit resta dans une grande indécision. Emmènerais-je mon groom avec moi ou ne l'emmènerais-je pas? C'était bien tentant de se représenter ce coûteux mercenaire avec ses bottes, prenant publiquement l'air sous la grande porte du Cochon bleu. Il y avait quelque chose de presque solennel à se l'imaginer introduit comme par hasard dans la boutique du tailleur, et confondant de surprise admiratrice l'irrespectueux garçon de Trabb. D'un autre côté, le garçon de Trabb pouvait se glisser dans son intimité et lui dire beaucoup de choses; ou bien, hardi et méchant comme je le connaissais, il le poursuivrait peut-être de ses huées jusque dans la Grande Rue. Ma protectrice pourrait aussi entendre parler de lui, et ne pas m'approuver. D'après tout cela, je résolus de laisser le Vengeur à la maison.
C'était pour la voiture de l'après-midi que j'avais retenu ma place; et comme l'hiver était revenu, je ne devais arriver à destination que deux ou trois heures après le coucher du soleil. Notre heure de départ de Cross Keys était fixée à deux heures. J'arrivai un quart d'heure en avance, suivi du Vengeur, si je puis parler ainsi d'un individu qui ne me suivait jamais, quand il lui était possible de faire autrement.
À cette époque, on avait l'habitude de conduire les condamnés au dépôt par la voiture publique, et comme j'avais souvent entendu dire qu'ils voyageaient sur l'impériale, et que je les avais vus plus d'une fois sur la grande route balancer leurs jambes enchaînées au-dessus de la voiture, je ne fus pas très surpris quand Herbert, en m'apercevant dans la cour, vint me dire que deux forçats allaient faire route avec moi; mais j'avais une raison, qui commençait à être une vieille raison, pour trembler malgré moi des pieds à la tête quand j'entendais prononcer le mot forçat.
«Cela ne vous inquiète pas, Haendel? dit Herbert.
– Oh! non!
– Je croyais que vous paraissiez ne pas les aimer.
– Je ne prétends pas que je les aime, et je suppose que vous ne les aimez pas particulièrement non plus; mais ils me sont indifférents.
– Tenez! les voilà, dit Herbert, ils sortent du cabaret; quel misérable et honteux spectacle!»
Les deux forçats venaient de régaler leur gardien, je suppose, car ils avaient avec eux un geôlier, et tous les trois s'essuyaient encore la bouche avec leurs mains. Les deux malheureux étaient attachés ensemble et avaient des fers aux jambes, des fers dont j'avais déjà vu un échantillon, et ils portaient un habillement que je ne connaissais que trop bien aussi. Leur gardien avait une paire de pistolets et portait sous son bras un gros bâton noueux, mais il paraissait dans de bons termes avec eux et se tenait à leur côté, occupé à voir mettre les chevaux à la voiture. Ils avaient vraiment l'air de faire partie de quelque exhibition intéressante, non encore ouverte, et lui, d'être leur directeur. L'un était plus grand et plus fort que l'autre, et on eût dit que, selon les règles mystérieuses du monde des forçats, comme des gens libres, on lui avait alloué l'habillement le plus court. Ses bras et ses jambes étaient comme de grosses pelotes de cette forme et son accoutrement le déguisait d'une façon complète. Cependant, je reconnus du premier coup son clignotement d'œil. J'avais devant moi l'homme que j'avais vu sur le banc, aux Trois jolis Bateliers, certain samedi soir, et qui m'avait mis en joue avec son fusil invisible!
Il était facile de voir que jusqu'à présent il ne me reconnaissait pas plus que s'il ne m'eût jamais vu de sa vie. Il me regarda de côté, et ses yeux rencontrèrent ma chaîne de montre; alors il se mit à cracher comme par hasard, puis il dit quelques mots à l'autre forçat, et ils se mirent à rire; ils pivotèrent ensuite sur eux-mêmes en faisant résonner leurs chaînes entremêlées, et finirent par s'occuper d'autre chose. Les grands numéros qu'ils avaient sur le dos, leur enveloppe sale et grossière comme celle de vils animaux; leurs jambes enchaînées et modestement entourées de mouchoirs de poche, et la manière dont tous ceux qui étaient présents les regardaient et s'en tenaient éloignés, en faisaient, comme l'avait dit Herbert, un spectacle des plus désagréables et des plus honteux.
Mais ce n'était pas encore tout. Il arriva que toute la rotonde de la voiture avait été retenue par une famille quittant Londres, et qu'il n'y avait pas d'autre place pour les deux prisonniers que sur la banquette de devant, derrière le cocher. Là-dessus, un monsieur de mauvaise humeur, qui avait pris la quatrième place sur cette banquette, se mit dans une violente colère, et dit que c'était violer tous les traités que de le mêler à une si atroce compagnie; que c'était pernicieux, infâme, honteux, et je ne sais plus combien d'autres choses. À ce moment les chevaux étaient attelés et le cocher impatient de partir. Nous nous préparâmes tous à monter, et les prisonniers s'approchèrent avec leur gardien, apportant avec eux cette singulière odeur de mie de pain, d'étoupe, de fil de caret, de pierre enfumée qui accompagne la présence des forçats.
– Ne prenez pas la chose si mal, monsieur, dit le gardien au voyageur en colère, je me mettrai moi-même auprès de vous, et je les placerai tout au bout de la banquette. Ils ne vous adresseront pas la parole, monsieur, vous ne vous apercevrez pas qu'ils sont là.
– Et il ne faut pas m'en vouloir, grommela le forçat que j'avais reconnu; je ne tiens pas à partir, je suis tout disposé à rester, en ce qui me concerne; la première personne venue peut prendre ma place.
– Ou la mienne, dit l'autre d'un ton rude, je ne vous aurais gêné ni les uns ni les autres si l'on m'eût laissé faire.»
Puis ils se mirent tous deux à rire, à casser des noix, en crachant les coquilles tout autour d'eux, comme je crois réellement que je l'aurais fait moi-même à leur place si j'avais été aussi méprisé.
À la fin, on décida qu'on ne pouvait rien faire pour le monsieur en colère, et qu'il devait ou rester, ou se contenter de la compagnie que le hasard lui avait donnée; de sorte qu'il prit sa place sans cesser cependant de grogner et de se plaindre, puis le gardien se mit à côté de lui. Les forçats s'installèrent du mieux qu'ils purent, et celui des deux que j'avais reconnu s'assit si près derrière moi que je sentais son souffle dans mes cheveux.
«Adieu, Haendel!» cria Herbert quand nous nous mîmes en mouvement.
Et je songeai combien il était heureux qu'il m'eût trouvé un autre nom que celui de Pip.
Il est impossible d'exprimer avec quelle douleur je sentais la respiration du forçat me parcourir, non-seulement derrière la tête, mais encore toute l'épine dorsale; c'était comme si l'on m'eût touché la moelle au moyen de quelque acide mordant et pénétrant au point de me faire grincer des dents. Il semblait avoir un bien plus grand besoin de respirer qu'un autre homme et faire plus de bruit en respirant; je sentais qu'une de mes épaules remontait et s'allongeait par les efforts que je faisais pour m'en préserver.
Le temps était horriblement dur, et les deux forçats maudissaient le froid. Avant d'avoir fait beaucoup de chemin, nous étions tous tombés dans une immobilité léthargique, et quand nous eûmes passé la maison qui se trouve à mi-route, nous ne fîmes autre chose que de somnoler, de trembler et de garder le silence. Je m'assoupis moi-même en me demandant si je ne devais pas restituer une couple de livres sterling à ce pauvre misérable avant de le perdre de vue, et quel était le meilleur moyen à employer pour y parvenir. Tout en réfléchissant ainsi, je sentis ma tête se pencher en avant comme si j'allais tomber sur les chevaux. Je m'éveillai tout effrayé et repris la question que je m'adressais à moi-même.
Mais je devais l'avoir abandonnée depuis plus longtemps que je ne le pensais, puisque, bien que je ne pusse rien reconnaître dans l'obscurité, aux lueurs et aux ombres capricieuses de nos lanternes, je devinais les marais de notre pays, au vent froid et humide qui soufflait sur nous. Les forçats, en se repliant sur eux-mêmes pour avoir plus chaud et pour que je pusse leur servir de paravent, se trouvaient encore plus près de moi. Les premiers mots que je leur entendis échanger quand je m'éveillai répondaient à ceux de ma propre pensée.
«Deux banknotes d'une livre.
– Comment les a-t-il eues? dit le forçat que je ne connaissais pas.
– Comment le saurais-je? repartit l'autre. Quelqu'un les lui aura données, des amis, je pense.
– Je voudrais, dit l'autre avec une terrible imprécation contre le froid, les avoir ici.
– Les deux billets d'une livre, ou les amis?
– Les deux billets d'une livre. Je vendrais tous les amis que j'ai et que j'ai eus pour un seul, et je trouverais que c'est un fameux marché. Eh bien! il disait donc?..
– Il disait donc, reprit le forçat que j'avais reconnu: tout fut dit et fait en une demi-minute derrière une pile de bois, à l'arsenal de la Marine. Vous allez être acquitté? Je le fus. Trouverai-je le garçon qui l'a nourri, qui a gardé son secret, et lui donnerai-je les deux billets d'une livre? Oui, je le trouverai. Et c'est ce que j'ai fait.
– Vous êtes fou! grommela l'autre. Moi je les aurais dépensés à boire et à manger. Il était sans doute bien naïf. Vous dites qu'il ne savait rien sur votre compte?
– Non, pas la moindre chose. Autres bandes, autres vaisseaux. Il avait été jugé pour rupture de ban et condamné.
– Est-ce là sur l'honneur, la seule fois que vous ayez travaillé dans cette partie du pays?
– C'est la seule fois.
– Quelle est votre opinion sur l'endroit?
– Un très vilain endroit; de la vase, du brouillard, des marais et du travail. Du travail, des marais, du brouillard et de la vase.»
Ils témoignèrent tous deux de leur aversion pour le pays avec une grande énergie de langage, et après avoir épuisé ce sujet il ne leur resta plus rien à dire.
Après avoir entendu ce dialogue j'aurais assurément dû descendre et me cacher dans la solitude et dans l'ombre de la route, si je n'avais pas tenu pour certain que cet homme ne pouvait avoir aucun soupçon de mon identité. En vérité, non seulement ma personne était si changée, mais j'avais des habits si différents et j'étais dans des circonstances si opposées qu'il n'était pas probable qu'il pût me reconnaître sans quelque secours accidentel. Pourtant ce fait seul d'être avec lui sur la voiture était assez étrange pour me remplir de crainte et me faire penser qu'à l'aide de la moindre coïncidence il pourrait à tout moment me reconnaître, soit en entendant prononcer mon nom, soit en m'entendant parler. Pour cette raison, je résolus de descendre aussitôt que nous toucherions à la ville et de me mettre ainsi hors de sa portée. J'exécutai ce projet avec succès. Mon petit portemanteau se trouvait dans le coffre, sous mes pieds; je n'avais qu'à tourner un ressort pour m'en emparer; je le jetai avant moi, puis je descendis devant le premier réverbère et posai les pieds sur les premiers pavés de la ville. Quant aux forçats, ils continuèrent leur chemin avec la voiture, et, comme je savais vers quel endroit de la rivière ils devaient être dirigés, je voyais dans mon imagination le bateau des forçats les attendant devant l'escalier vaseux. J'entendis encore une voix rude s'écrier: «Au large, vous autres!» comme à des chiens. Je voyais de nouveau cette maudite arche de Noé, ancrée au loin, dans l'eau noire et bourbeuse.