Kitabı oku: «Les grandes espérances», sayfa 8
«Puis-je vous aider?»
Et il me répondit:
«Non, merci!»
Ensuite, je lui dis:
«Je vous souhaite une bonne après-midi.»
Et il me répondit:
«Moi de même.»
En arrivant dans la cour, je trouvai Estelle, attendant avec ses clefs; mais elle ne me demanda ni où j'avais été, ni pourquoi je l'avais fait attendre. Son visage rayonnait comme s'il lui était arrivé quelque chose d'heureux. Au lieu d'aller droit à la porte, elle s'arrêta dans le passage pour m'attendre.
«Viens ici!.. tu peux m'embrasser si tu veux.»
Je l'embrassai sur la joue qu'elle me tendait. Je crois que je serais passé dans le feu pour l'embrasser; mais je sentais que ce baiser n'était accordé à un pauvre diable tel que moi que comme une menue pièce de monnaie, et qu'il ne valait pas grand'chose.
Les visiteurs, les cartes et le combat m'avaient retenu si longtemps que, lorsque j'approchai de la maison, les dernières lueurs du soleil disparaissaient derrière les marais, et le fourneau de Joe faisait flamboyer une longue trace de feu au travers de la route.
CHAPITRE XII
Je n'étais pas fort rassuré sur le compte du jeune homme pâle. Plus je pensais au combat, plus je me rappelais les traits ensanglantés de ce jeune homme, plus je sentais qu'il devait m'être fait quelque chose pour l'avoir mis dans cet état. Le sang de ce jeune homme retomberait sur ma tête, et la loi le vengerait. Sans avoir une idée bien positive de la peine que j'encourais, il était évident pour moi que les jeunes gars du village ne devaient pas aller dans les environs ravager les maisons des gens bien posés et rosser les jeunes gens studieux de l'Angleterre sans attirer sur eux quelque punition sévère. Pendant plusieurs jours, je restai enfermé à la maison, et je ne sortis de la cuisine qu'après m'être assuré que les policemen du comté n'étaient pas à mes trousses, tout prêts à s'élancer sur moi. Le nez du jeune homme pâle avait tâché mon pantalon, et je profitai du silence de la nuit pour laver cette preuve de mon crime. Je m'étais écorché les doigts contre les dents du jeune homme, et je torturais mon imagination de mille manières pour trouver un moyen d'expliquer cette circonstance accablante quand je serais appelé devant les juges.
Quand vint le jour de retourner au lieu témoin de mes actes de violence, me terreurs ne connurent plus de bornes. Les envoyés de la justice venus de Londres tout exprès ne seraient-ils pas en embuscade derrière la porte? Miss Havisham ne voudrait-elle pas elle-même tirer vengeance d'un crime commis dans sa maison, et n'allait-elle pas se lever sur moi, armée d'un pistolet et m'étendre mort à ses pieds? N'aurait-on pas soudoyé une bande de mercenaires pour tomber sur moi dans la brasserie et me frapper jusqu'à la mort? J'avais, je dois le dire, une assez haute opinion du jeune homme pâle pour le croire étranger à toutes ces machinations; elles se présentaient à mon esprit, ourdies par ses parents, indignés de l'état de son visage et excités par leur grand amour pour ses traits de famille.
Quoi qu'il en soit, je devais aller chez miss Havisham, et j'y allai. Chose étrange! rien de notre lutte n'avait transpiré, on n'y fit pas la moindre allusion, et je n'aperçus pas le plus petit homme, jeune ou pâle! Je retrouvai la même porte ouverte, j'explorai le même jardin, je regardai par la même fenêtre, mais mon regard se trouva arrêté par des volets fermés intérieurement. Tout était calme et inanimé. Ce fut seulement dans le coin où avait eu lieu le combat que je pus découvrir quelques preuves de l'existence du jeune homme; il y avait là des traces de sang figé, et je les couvris de terre pour les dérober aux yeux des hommes.
Sur le vaste palier qui séparait la chambre de miss Havisham de l'autre chambre où était dressée la longue table, je vis une chaise de jardin, une de ces chaises légères montées sur des roues et qu'on pousse par derrière. On l'avait apportée là depuis ma dernière visite, et dès ce moment je fus chargé de pousser régulièrement miss Havisham, dans cette chaise, autour de sa chambre et autour de l'autre, quand elle se trouvait fatiguée de me pousser par l'épaule. Nous faisions ces voyages d'une chambre à l'autre sans interruption, quelquefois pendant trois heures de suite. Ces voyages ont dû être extrêmement nombreux, car il fut décidé que je viendrais tous les deux jours à midi pour remplir ces fonctions, et je me rappelle très bien que cela dura au moins huit ou dix mois.
À mesure que nous nous familiarisions l'une avec l'autre, miss Havisham me parlait davantage et me faisait quelquefois des questions sur ce que je savais et sur ce que je comptais faire. Je lui dis que j'allais être l'apprenti de Joe; que je ne savais rien, et que j'avais besoin d'apprendre toute chose, avec l'espoir qu'elle m'aiderait à atteindre ce but tant désiré. Mais elle n'en fit rien; au contraire, elle semblait préférer me voir rester ignorant. Elle ne me donnait jamais d'argent, mais seulement mon dîner, et elle ne parla même jamais de me payer mes services.
Estelle était toujours avec nous; c'était toujours elle qui me faisait entrer et sortir, mais elle ne m'invita plus jamais à l'embrasser. Quelquefois elle me tolérait, d'autres fois elle me montrait une certaine condescendance; tantôt elle était très familière avec moi, tantôt elle me disait énergiquement qu'elle me haïssait. Miss Havisham me demandait quelquefois tout bas et quand nous étions seuls: «Pip, n'est-elle pas de plus en plus jolie?» Et quand je lui répondais: «Oui,» ce qui était vrai, elle semblait s'en réjouir secrètement. Aussi, tandis que nous jouions aux cartes, miss Havisham nous regardait avec un bonheur d'avare, quels que pussent être les caprices d'Estelle. Et quand ces caprices devenaient si nombreux et si contradictoires que je ne savais plus que dire ni que faire, miss Havisham l'embrassait avec amour et lui murmurait dans l'oreille quelque chose qui sonnait comme ceci: «Désespérez-les tous, mon orgueil et mon espoir!.. désespérez-les tous sans remords!»
Il y avait une chanson dont Joe se plaisait à fredonner des fragments pendant son travail, elle avait pour refrain: le vieux Clem. C'était, à vrai dire, une singulière manière de rendre hommage à un saint patron; mais, je crois bien que le vieux Clem lui-même ne se gênait pas beaucoup avec ses forgerons. C'était une chanson qui imitait le bruit du marteau sur l'enclume; ce qui excusait jusqu'à un certain point l'introduction du nom vénéré du vieux Clem. À la fin, on devait frapper son voisin d'un coup de poing en criant: «Battez, battez vieux Clem!.. Soufflez, soufflez le feu, vieux Clem!.. Grondez plus fort, élancez-vous plus haut!» Un jour, miss Havisham me dit, peu après avoir pris place dans sa chaise roulante, et en agitant ses doigts avec impatience:
«Là!.. là!.. là!.. chante…»
Je me mis à chanter tout en poussant la machine. Il arriva qu'elle y prît un certain goût, et qu'elle répétât tout en roulant autour de la grande table et de l'autre chambre. Souvent même Estelle se joignait à nous; mais nos accords étaient si réservés, qu'à nous trois nous faisions moins de bruit dans la vieille maison que le plus léger souffle du vent.
Q'allais-je devenir avec un pareil entourage? Comment empêcher son influence sur mon caractère? Faut-il s'étonner si, de même que mes yeux, mes pensées étaient éblouies quand je sortais de ces chambres obscures pour me retrouver dehors à la clarté du jour?
Peut-être me serais-je décidé à parler à Joe du jeune homme pâle, si je ne m'étais pas lancé d'abord dans ce dédale d'exagérations monstrueuses que j'ai déjà avouées. Je sentais parfaitement que Joe ne manquerait pas de voir dans ce jeune homme pâle un voyageur digne de monter dans le carrosse en velours noir. En conséquence je gardai sur lui le silence le plus profond. D'ailleurs, la frayeur qui m'avait saisi tout d'abord en voyant miss Havisham et Estelle se concerter, ne faisait qu'augmenter avec le temps. Je ne mis donc toute ma confiance qu'en Biddy, et c'est à elle seule que j'ouvris mon cœur. Pourquoi me parut-il naturel d'agir ainsi, et pourquoi Biddy prenait-elle un intérêt si grand à tout ce que je lui disais? Je l'ignorais alors, bien que je pense le savoir aujourd'hui.
Pendant ce temps, les conciliabules allaient leur train dans la cuisine du logis, et mon pauvre esprit était agité et aigri des ennuis et des désagréments qui en résultaient toujours. Cet âne de Pumblechook avait coutume de venir le soir pour causer de moi et de mon avenir avec ma sœur, et je crois réellement (avec moins de repentir que je n'en devrais éprouver) que si alors j'avais pu ôter la clavette de l'essieu de sa voiture, je l'eusse fait avec plaisir. Ce misérable homme était si borné et d'une faiblesse d'esprit telle qu'il ne pouvait parler de moi et de ce que je deviendrais sans m'avoir devant lui, comme si cela eût pu y faire quelque chose, et il m'arrachait ordinairement de mon escabeau (en me tirant par le collet de ma veste) et me faisait quitter le coin où j'étais si tranquille, pour me placer devant le feu comme pour me faire rôtir. Il commençait ainsi en s'adressant à ma sœur:
«Voici un garçon, ma nièce, un garçon que vous avez élevé à la main. Tiens-toi droit, mon garçon, relève la tête et ne sois pas ingrat pour eux, comme tu l'es toujours. Voyons, ma nièce, qu'y a-t-il à faire pour ce garçon?»
Et alors il me rebroussait les cheveux, ce dont, je l'ai déjà dit, je n'ai jamais témoigné la moindre reconnaissance à personne, et me tenait devant lui en me tirant par la manche: spectacle bête et stupide qui ne pouvait être égalé en bêtise et en stupidité que par M. Pumblechook lui-même.
Ma sœur et lui se livraient alors aux supputations les plus absurdes sur miss Havisham, et sur ce qu'elle ferait de moi et pour moi. Je finissais toujours par pleurer de dépit, et j'avais toutes les peines du monde à ne pas me jeter sur lui pour le battre. Pendant ces conversations, chaque fois que ma sœur m'interpellait, cela me causait une douleur aussi forte que si l'on m'eût arraché une dent, et Pumblechook, qui se voyait déjà mon patron, promenait sur moi le regard dépréciateur d'un entrepreneur qui se voit engagé dans une affaire peu lucrative.
Joe ne prenait aucune part à ces discussions; mais Mrs Joe lui adressait assez souvent la parole, car elle voyait clairement qu'elle n'était pas d'accord avec lui relativement à ce qu'on ferait de moi. J'étais en âge d'être l'apprenti de Joe, et toutes les fois que ce dernier, assis pensif auprès du feu, tenait le poker entre ses genoux, et dégageait la cendre qui obstruait les barres inférieures du foyer, ma sœur devinait facilement dans cette innocente action une protestation contre ses idées. Elle ne manquait jamais alors de se jeter sur lui, de le secouer vigoureusement, et de lui arracher le poker des mains, de sorte que ces débats avaient toujours une fin orageuse. Tout à coup et sans le moindre prétexte, ma sœur se retournait sur moi, me secouait rudement et me jetait ces mots à la figure:
«Allons! En voilà assez!.. Va te coucher, tu nous as donné assez de peine pour une soirée, j'espère!»
Comme si c'eût été moi qui les eusse priés en grâce de tourmenter ma pauvre existence.
Cet état de chose dura longtemps, et il eût pu durer plus longtemps encore, mais un jour que miss Havisham se promenait, comme à l'ordinaire, en s'appuyant sur mon épaule, elle s'arrêta subitement et, se penchant sur moi, elle me dit, avec un peu d'humeur:
«Tu deviens grand garçon, Pip!»
Je pensai que je devais lui faire entendre, par un regard méditatif, que c'était sans doute le résultat de circonstances sur lesquelles je n'avais aucun pouvoir.
Elle n'en dit pas davantage pour cette fois, mais elle s'arrêta bientôt pour me considérer encore, et un moment après elle recommença de nouveau en fronçant les sourcils et en faisant la mine. Le jour suivant, quand notre exercice quotidien fut fini, et que je l'eus reconduite à sa table de toilette, elle appela mon attention au moyen du mouvement impatient des ses doigts.
«Redis-moi donc le nom de ton forgeron?
– Joe Gargery, madame.
– C'est chez lui que tu devais entrer en apprentissage?
– Oui, miss Havisham.
– Tu aurais mieux fait d'y entrer tout de suite. Crois-tu que Gargery consente à venir ici avec toi, et à apporter ton acte de naissance?»
Je répondis que Joe ne manquerait pas de se trouver très honoré de venir.
«Alors, qu'il vienne.
– À quelle heure voulez-vous qu'il vienne, miss Havisham?
Là!.. là!.. Je ne connais plus rien aux heures… mais qu'il vienne bientôt et seul avec toi.»
Lorsque le soir je rentrai à la maison et que je fis part à Joe du message dont j'étais chargé pour lui, ma sœur monta sur ses grands chevaux et s'exalta plus que je ne l'avais encore vue. Elle nous demanda si nous la prenions pour un paillasson, tout au plus bon pour essuyer mes souliers, et comment nous osions en user ainsi avec elle et pour quelle société nous avions l'amabilité de la croire faite? Quand elle eut épuisé ce torrent de questions et d'injures, elle éclata en sanglots et jeta un chandelier à la tête de Joe, mit son tablier de cuisine, ce qui était toujours un très mauvais signe, et commença à tout nettoyer avec une ardeur sans pareille. Non contente d'un nettoyage à sec, elle prit un seau et une brosse, et fit tant de gâchis, qu'elle nous força à nous réfugier dans la cour de derrière. Il était dix heures du soir quand nous nous risquâmes à rentrer. Alors, ma sœur demanda à brûle-pourpoint à Joe pourquoi il n'avait pas épousé une négresse? Joe ne répondit rien, le pauvre homme, mais il se mit à caresser ses favoris de l'air le plus piteux du monde, et il me regardait, comme s'il pensait réellement qu'il eût tout aussi bien fait.
CHAPITRE XIII
J'éprouvai une vive contrariété, le lendemain matin, en voyant Joe revêtir ses habits du dimanche, pour m'accompagner chez miss Havisham. Cependant, je ne pouvais pas lui dire qu'il était beaucoup mieux dans ses habits de travail, puisqu'il avait cru nécessaire de faire toilette, car je savais que c'était uniquement pour moi qu'il avait pris toute cette peine, et qu'il se gênait horriblement en portant un faux-col tellement haut par derrière, qu'il lui relevait les cheveux sur le sommet de la tête comme un plumet.
Pendant le déjeuner, ma sœur annonça son intention de nous accompagner à la ville, en disant que nous la laisserions chez l'oncle Pumblechook, et que nous irions la reprendre «quand nous en aurions fini avec nos belles dames.» Manière de s'exprimer, qui, soit dit en passant, était d'un mauvais présage pour Joe. La forge fut donc fermée pour toute la journée, et Joe écrivit à la craie sur sa porte (ainsi qu'il avait coutume de le faire dans les rares occasions où il quittait son travail) le mot «SORTI,» accompagné d'une flèche tracée dans la direction qu'il avait prise.
Nous partîmes pour la ville. Ma sœur ouvrait la marche avec son grand chapeau de castor, elle portait un panier tressé en paille avec la même solennité que si c'eût été le grand sceau d'Angleterre. De plus elle avait une paire de socques, un châle râpé et un parapluie, bien que le temps fût clair et beau. Je ne sais pas bien si tous ces objets étaient emportés par pénitence ou par ostentation; mais je crois plutôt qu'ils étaient exhibés pour faire voir qu'on les possédait. Beaucoup de dames, imitant Cléopâtre et d'autres souveraines, aiment, lorsqu'elles voyagent, à traîner après elles leurs richesses et à s'en faire un cortège d'apparat.
En arrivant chez M. Pumblechook, ma sœur nous quitta et entra avec fracas. Il était alors près de midi; Joe et moi nous nous rendîmes donc directement à la maison de miss Havisham. Comme à l'ordinaire, Estelle vint ouvrir la porte, et dès qu'elle parut, Joe ôta son chapeau et, en le tenant par le bord, il se mit à le balancer d'une main dans l'autre, comme s'il eût eu d'importantes raisons d'en connaître exactement le poids.
Estelle ne fit attention ni à l'un ni à l'autre, mais elle nous conduisit par un chemin que je connaissais très bien. Je la suivais et Joe venait le dernier. Quand je tournai la tête pour regarder Joe, je le vis qui continuait à peser son chapeau avec le plus grand soin. Je remarquai en même temps qu'il marchait sur la pointe des pieds.
Estelle nous invita à entrer. Je pris donc Joe par le pan de son habit, et je l'introduisis en présence de miss Havisham. Miss Havisham était assise devant sa table de toilette, et leva aussitôt les yeux sur nous.
«Oh! dit-elle à Joe. Vous êtes le mari de la sœur de ce garçon?»
Je n'aurais jamais imaginé mon cher et vieux Joe si changé. Il restait là, immobile, sans pouvoir parler, avec sa touffe de cheveux en l'air et la bouche toute grande ouverte, comme un oiseau extraordinaire attendant une mouche au passage.
«Vous êtes le mari de la sœur de cet enfant-là? répéta miss Havisham.
– C'est-à-dire, mon petit Pip, me dit Joe d'un ton excessivement poli et confiant, que lorsque j'ai courtisé et épousé ta sœur, j'étais, comme on dit, si tu veux bien me permettre de le dire, un garçon…»
La situation devenait fort embarrassante, car Joe persistait à s'adresser à moi, au lieu de répondre à miss Havisham.
«Bien, dit miss Havisham, vous avez élevé ce garçon avec l'intention d'en faire votre apprenti, n'est-ce pas, monsieur Gargery?
– Tu sais, mon petit Pip, répliqua Joe, que nous avons toujours été bons amis, et que nous avons projeté de partager peines et plaisir ensemble, à moins que tu n'aies quelque objection contre la profession; que tu ne craignes le noir et la suie, par exemple, ou à moins que d'autres ne t'en aient dégoûté, vois-tu, mon petit Pip…
– Cet enfant-là a-t-il jamais fait la moindre objection?.. A-t-il du goût pour cet état?
– Tu dois le savoir, mon petit Pip, mieux que personne, repartit Joe; c'était jusqu'à présent le plus grand désir de ton cœur.»
Et il répéta avec plus de force, de raisonnement, de confiance et de politesse que la première fois:
«N'est-ce pas, mon petit Pip, que tu ne fais aucune objection, et que c'est bien le plus grand désir de ton cœur?»
C'est en vain que je m'efforçais de lui faire comprendre que c'était à miss Havisham qu'il devait s'adresser; plus je lui faisais des signes et des gestes, plus il devenait expansif et poli à mon égard.
«Avez-vous apporté ses papiers? demanda miss Havisham.
– Tu le sais, mon petit Pip, répliqua Joe avec une petite moue de reproche. Tu me les a vu mettre dans mon chapeau, donc tu sais bien où ils sont…»
Sur ce, il les retira du chapeau et les tendit, non pas à mis Havisham, mais à moi. Je commençais à être un peu honteux de mon compagnon, quand je vis Estelle, qui était debout derrière le fauteuil de miss Havisham, rire avec malice. Je pris les papiers des mains de Joe et les tendis à miss Havisham.
«Espériez-vous quelque dédommagement pour les services que m'a rendus cet enfant? dit-elle en le fixant.
– Joe, dis-je, car il gardait le silence, pourquoi ne réponds-tu pas?..
– Mon petit Pip, repartit Joe, en m'arrêtant court, comme si on l'avait blessé, je trouve cette question inutile de toi à moi, et tu sais bien qu'il n'y a qu'une seule réponse à faire, et que c'est: Non! Tu sais aussi bien que moi que c'est: Non, mon petit Pip; pourquoi alors me le fais-tu dire?..»
Miss Havisham regarda Joe d'un air qui signifiait qu'elle avait compris ce qu'il était réellement, et elle prit un petit sac placé sur la table à côté d'elle.
«Pip a mérité une récompense en venant ici, et la voici. Ce sac contient vingt-cinq guinées. Donne-le à ton maître, Pip.»
Comme s'il eût été tout à fait dérouté par l'étonnement que faisaient naître en lui cette étrange personne et cette chambre non moins étrange, Joe, même en ce moment, persista à s'adresser à moi:
«Ceci est fort généreux de ta part, mon petit Pip, dit-il, et c'est avec reconnaissance que je reçois ton cadeau, bien que je ne l'aie pas plus cherché ici qu'ailleurs. Et maintenant, mon petit Pip, continua Joe en me faisant passer du chaud au froid instantanément, car il me semblait que cette expression familière s'adressait à miss Havisham; et maintenant, mon petit Pip, pouvons-nous faire notre devoir? Peut-il être fait par tous deux, ou bien par l'un ou par l'autre, ou bien par ceux qui nous ont offert ce généreux présent… pour être… une satisfaction pour le cœur de ceux… qui… jamais…»
Ici Joe sentit qu'il s'enfonçait dans un dédale de difficultés inextricables, mais il reprit triomphalement par ces mots:
«Et moi-même bien plus encore!»
Cette dernière phrase lui parut d'un si bon effet, qu'il la répéta deux fois.
«Adieu, Pip, dit miss Havisham. Reconduisez-les, Estelle.
– Dois-je revenir, miss Havisham? demandai-je.
– Non, Gargery est désormais ton maître. Gargery, un mot.»
En sortant, je l'entendis dire à Joe d'une voix distincte:
«Ce petit s'est conduit ici en brave garçon, et c'est sa récompense. Il va sans dire que vous ne compterez sur rien de plus.»
Je ne sais comment Joe sortit de la chambre; je n'ai jamais bien pu m'en rendre compte, mais je sais qu'au lieu de descendre, il monta tranquillement à l'étage supérieur, qu'il resta sourd à toutes mes observations et que je fus forcé de courir après lui pour le remettre dans le bon chemin. Une minute après, nous étions sortis, la porte était refermée, et Estelle était partie!
Dès que nous fûmes en plein air, Joe s'appuya contre un mur et me dit:
«C'est étonnant!»
Et il resta longtemps sans parler, puis il répéta à plusieurs reprises:
«Étonnant!.. très étonnant!..»
Je commençais à croire qu'il avait perdu la raison. À la fin, il allongea sa phrase et dit:
«Je t'assure, mon petit Pip, que c'est on ne peut plus étonnant!»
J'ai des raisons de penser que l'intelligence de Joe s'était éclairée par ce qu'il avait vu, et que, pendant notre trajet jusqu'à la maison de Pumblechook, il avait ruminé et adopté un projet subtil et profond. Mes raisons s'appuient sur ce qui se passa dans le salon de Pumblechook, où nous trouvâmes ma sœur en grande conversation avec le grainetier détesté.
«Eh bien! s'écria ma sœur; que vous est-il arrivé? Je m'étonne vraiment que vous daigniez revenir dans une aussi pauvre société que la nôtre. Oui, je m'en étonne vraiment!
– Miss Havisham, dit Joe en me regardant, comme s'il cherchait à faire un effort de mémoire, nous a bien recommandé de présenter ses… Était-ce ses compliments ou ses respects, mon petit Pip?
– Ses compliments, dis-je.
– C'est ce que je croyais, répondit Joe: ses compliments à Mrs Gargery.
– Grand bien me fasse! observa ma sœur, quoique cependant elle fût visiblement satisfaite.
– Elle voudrait, continua Joe en me regardant de nouveau, et en faisant un effort de mémoire, que l'état de sa santé lui eût… permis… n'est-ce pas, mon petit Pip?
– D'avoir le plaisir… ajoutai-je.
– … De recevoir des dames, ajouta Joe avec un grand soupir.
– C'est bien, dit ma sœur, en jetant un regard adouci à M. Pumblechook. Elle aurait pu envoyer ses excuses un peu plus tôt, mais il vaut mieux tard que jamais. Et qu'a-t-elle donné à ce jeune gredin-là?
– Rien! dit Joe, rien!..»
Mrs Joe allait éclater, mais Joe continua:
«Ce qu'elle donne, elle le donne à ses parents, c'est-à-dire elle le remet entre les mains de sa sœur mistress J. Gargery… Telles sont ses paroles: J. Gargery. Elle ne pouvait pas savoir, ajouta Joe avec un air de réflexion, si J. veut dire Joe ou Jorge.»
Ma sœur se tourna du côté de Pumblechook, qui polissait avec le creux de la main, les bras de son fauteuil, et lui faisait des signes de tête, en regardant alternativement le feu et elle, comme un homme qui savait tout et avait tout prévu.
«Et combien avez-vous reçu? demanda ma sœur en riant.
– Que penserait l'honorable compagnie, de dix livres? demanda Joe.
– On dirait, repartit vivement ma sœur, que c'est assez bien… ce n'est pas trop… mais enfin, c'est assez…
– Eh bien! il y a plus que cela,» dit Joe.
Cet épouvantable imposteur de Pumblechook s'empressa de dire, sans cesser toutefois de polir le bras de son fauteuil:
«Plus que cela, ma nièce…
– Vous plaisantez? fit ma sœur.
– Non pas, ma nièce, dit Pumblechook; mais attendez un peu. Continuez, Joseph, continuez.
– Que dirait-on de vingt livres? continua Joe.
– Mais on dirait que c'est très beau, continua ma sœur.
– Eh! bien, dit Joe, c'est plus de vingt livres.»
Cet hypocrite de Pumblechook continuait ses signes de tête, et dit en riant.
«Plus que cela, ma nièce… Très bien! Continuez, Joseph, continuez.
– Eh bien! pour en finir, dit Joe en tendant le sac à ma sœur, c'est vingt-cinq livres que miss Havisham a données.
– Vingt-cinq livres, ma nièce, répéta cette vile canaille de Pumblechook, en prenant les mains de ma sœur. Et ce n'est pas plus que vous ne méritez. Ne vous l'avais-je pas dit, lorsque vous m'avez demandé mon opinion? et je souhaite que cet argent vous profite.»
Si le misérable s'en était tenu là, son rôle eût été assez abject; mais non, il parla de sa protection d'un ton qui surpassa toutes ces hypocrisies antérieures.
«Voyez-vous, Joseph, et vous, ma nièce, dit-il en me tiraillant par le bras, je suis de ces gens qui vont jusqu'au bout et surmontent tous les obstacles quand une fois ils ont commencé quelque chose. Ce garçon doit être engagé comme apprenti, voilà mon système; engagez-le donc sans plus tarder.
– Nous savons, mon oncle Pumblechook, dit ma sœur en serrant le sac dans ses mains, que nous vous devons beaucoup.
– Ne vous occupez pas de moi, ma nièce, repartit le diabolique marchand de graines, un plaisir est un plaisir; mais ce garçon doit être engagé par tous les moyens possibles, et je m'en charge.»
Il y avait un tribunal à la maison de ville, tout près de là, et nous nous rendîmes auprès des juges pour m'engager, par contrat, à être l'apprenti de Joe. Mais ce qui ne me sembla pas drôle du tout, c'est que Pumblechook me poussait devant lui, comme si j'avais fouillé dans une poche, ou incendié un meuble. Tout le monde croyait que j'avais commis quelque mauvaise action et que j'avais été pris en flagrant délit, car j'entendais des gens autour de moi qui disaient: «Qu'a-t-il fait?» Et d'autres: «Il est encore tout jeune; mais il a l'air d'un mauvais drôle, n'est-ce pas?» Un personnage, à l'aspect bienveillant, alla même jusqu'à me donner un petit livre, orné d'une vignette sur bois, représentant un jeune mauvais sujet, portant un attirail de chaînes, aussi complet que celui de l'étalage d'un marchand de saucisses et intitulé: «POUR LIRE DANS MA CELLULE.»
C'était un endroit singulier, que la grande salle où nous entrâmes. Les bancs me parurent encore plus grands que ceux de l'église. Il y avait beaucoup de spectateurs pressés sur ces bancs, et des juges formidables, dont l'un avait la tête poudrée. Les uns se couchaient dans leur fauteuil, croisaient leurs bras, prenaient une prise de tabac, et s'endormaient. Les autres écrivaient ou lisaient le journal. Il y avait aussi plusieurs sombres portraits appendus aux murs et qui parurent à mes yeux peu connaisseurs un composé de sucre d'orge et de taffetas gommé. C'est là que, dans un coin, mon identité fut dûment reconnue et attestée, le contrat passé, et que je fus engagé. M. Pumblechook me soutint pendant tous ces petits préliminaires, comme si l'on m'eût conduit à l'échafaud.
En sortant, et après nous être débarrassés des enfants, que l'espoir de me voir torturer publiquement avait excités au plus haut point, et qui furent très désappointés en voyant que mes amis m'entouraient, nous rentrâmes chez Pumblechook. Les vingt-cinq livres avaient mis ma sœur dans une telle joie, qu'elle voulut absolument dîner au Cochon bleu, pour fêter cette bonne aubaine, et Pumblechook partit avec sa voiture pour ramener au plus vite les Hubbles et M. Wopsle.
Je passai une bien triste journée, car il semblait admis d'un commun accord que j'étais de trop dans cette fête, et, ce qu'il y a de pire, c'est qu'ils me demandaient tous, de temps en temps, quand ils n'avaient rien de mieux à faire, pourquoi je ne m'amusais pas.
Et que pouvais-je répondre, si ce n'est que je m'amusais beaucoup, quand, hélas! je m'ennuyais à mourir?
Quoi qu'il en soit, ils étaient tous grands, sensés raisonnables et pouvaient faire ce qu'ils voulaient et ils en profitaient. Le vil Pumblechook, à qui revenait l'honneur de tout cela, occupait le haut de la table, et quand il entama son speech sur mon engagement, il eut soin d'insinuer hypocritement que je serais passible d'emprisonnement si je jouais aux cartes, si je buvais des liqueurs fortes, ou si je rentrais tard, ou bien encore si je fréquentais de mauvaises compagnies; ce qu'il considérait, d'après mes précédents, comme inévitable. Il me mit debout sur une chaise, à côté de lui, pour illustrer ses suppositions et rendre ses remarques plus palpables.
Les seuls autres souvenirs qui me restent de cette grande fête de famille, c'est qu'on ne voulut pas me laisser dormir, et que toutes les fois que je fermais les yeux, on me réveillait pour me dire de m'amuser; puis, que très tard dans la soirée, M. Wopsle nous récita l'ode de Collins et il jeta à terre son sabre taché de sang avec un tel fracas, que le garçon accourut nous dire: «Que les gens du dessous nous présentaient leurs compliments, et nous faisaient dire que nous n'étions pas Aux armes des Bateleurs;» puis que tous les convives étaient de belle humeur, et qu'en rentrant au logis ils chantaient: Viens belle dame. M. Wopsle faisait la basse avec sa voix terriblement sonore, se vantait de connaître les affaires particulières de chacun, et affirmait qu'il était l'homme qui, malgré ses gros yeux dont on ne voyait que le blanc, et sa faiblesse, l'emportait encore sur tout le reste de la société.
Enfin, je me souviens qu'en rentrant dans ma petite chambre, je me trouvai très misérable, et que j'avais la conviction profonde que je ne prendrais jamais goût au métier de Joe. Je l'avais aimé d'abord ce métier; mais d'abord, ce n'était plus maintenant!