Kitabı oku: «Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice», sayfa 2
Bessie et Abbot s'étaient retirées.
Mme Reed, impatientée de mes terreurs et de mes sanglots, me repoussa brusquement dans la chambre, et me renferma sans me dire un seul mot. Je l'entendis partir. Je suppose que j'eus alors une sorte d'évanouissement, car je n'ai pas conscience de ce qui suivit.
CHAPITRE III
Dès que la sensation se réveilla en moi, il me sembla que je sortais d'un effrayant cauchemar, et que je voyais devant mes yeux une lueur rougeâtre rayée de barres noires et épaisses. J'entendis des voix qui parlaient bas et que couvrait le murmure du vent ou de l'eau. L'agitation, l'incertitude, et par-dessus tout un sentiment de terreur, avaient jeté la confusion dans mes facultés. Au bout de peu de temps, je sentis quelqu'un s'approcher de moi, me soulever et me placer dans une position commode. Personne ne m'avait jamais traitée avec autant de sollicitude; ma tête était appuyée contre un oreiller ou posée sur un bras. Je me trouvais à mon aise.
Cinq minutes après, le nuage était dissipé. Je m'aperçus que j'étais cachée dans mon lit et que la lueur rougeâtre venait du feu. La nuit était tombée, une chandelle brûlait sur la table; Bessie, debout au pied du lit, tenait dans sa main un vase plein d'eau, et un monsieur, assis sur une chaise près de mon oreiller, se penchait vers moi.
J'éprouvai un inexprimable soulagement, une douce conviction que j'étais protégée, lorsque je m'aperçus qu'il y avait un inconnu dans la chambre, un étranger qui n'habitait pas le château de Gateshead et qui n'appartenait pas à la famille de Mme Reed. Détournant mon regard de Bessie (quoique sa présence fût pour moi bien moins gênante que ne l'aurait été par exemple celle de Mlle Abbot), j'examinai la figure de l'étranger; je le reconnus: c'était M. Loyd, le pharmacien. Mme Reed l'appelait quelquefois quand les domestiques se trouvaient indisposés; pour elle et pour ses enfants, elle avait recours à un médecin.
«Qui suis-je?» me demanda M. Loyd.
Je prononçai son nom en lui tendant la main. Il la prit et me dit avec un sourire:
«Tout ira bien dans peu de temps.»
Puis il m'étendit soigneusement, recommandant à Bessie de veiller à ce que je ne fusse pas dérangée pendant la nuit. Après avoir donné quelques indications et déclaré qu'il reviendrait le jour suivant, il partit, à mon grand regret. Je me sentais si protégée, si soignée, pendant qu'il se tenait assis sur cette chaise au chevet de mon lit! Quand il eut fermé la porte derrière lui, la chambre s'obscurcit pour moi, et mon coeur s'affaissa de nouveau. Une inexprimable tristesse pesait sur lui.
«Vous sentez-vous besoin de sommeil, mademoiselle? demanda Bessie presque doucement.
– Pas beaucoup, hasardai-je, car je craignais de m'attirer une parole dure; cependant j'essayerai de dormir.
– Désirez-vous boire, ou croyez-vous pouvoir manger un peu?
– Non, Bessie, je vous remercie.
– Alors je vais aller me coucher, car il est minuit passé; mais vous pourrez m'appeler si vous avez besoin de quelque chose pendant la nuit.»
Quelle merveilleuse politesse! Aussi je m'enhardis jusqu'à faire une question.
«Bessie, demandai-je, qu'ai-je donc? suis-je malade?
– Je suppose qu'à force de pleurer vous vous serez évanouie dans la chambre rouge.»
Bessie passa dans la pièce voisine, qui était destinée aux domestiques, et je l'entendis dire:
– Sarah, venez dormir avec moi dans la chambre des enfants, je ne voudrais pour rien au monde rester seule la nuit avec cette pauvre petite; si elle allait mourir! L'accès qu'elle a eu est si étrange! Elle aura probablement vu quelque chose. Madame est aussi par trop dure.»
Sarah revint avec Bessie. Elles se mirent toutes les deux au lit. Je les entendis parler bas une demi-heure avant de s'endormir. Je saisis quelques mots de leur conversation, et j'en pus deviner le sujet.
«Une forme tout habillée de blanc passa devant elle et disparut… Un grand chien noir était derrière lui… Trois violents coups à la porte de la chambre… une lumière dans le cimetière, juste au- dessus de son tombeau…»
À la fin toutes les deux s'endormirent. Le feu et la chandelle continuaient à brûler. Je passai la nuit dans une veille craintive; mes oreilles, mes yeux, mon esprit, étaient tendus par la frayeur, une de ces frayeurs que les enfants seuls peuvent éprouver.
Aucune maladie longue ou sérieuse ne suivit cet épisode de la chambre rouge. Cependant mes nerfs en reçurent une secousse dont je me ressens encore aujourd'hui. Oui, madame Reed, grâce à vous j'ai supporté les douloureuses angoisses de plus d'une souffrance mentale; mais je dois vous pardonner, car vous ne saviez pas ce que vous faisiez: vous croyiez seulement déraciner mes mauvais penchants, alors que vous brisiez les cordes de mon coeur.
Le jour suivant, vers midi, j'étais levée, habillée, et, après m'être enveloppée dans un châle, je m'étais assise près du foyer. Je me sentais faible et brisée; mais ma plus grande souffrance provenait d'un inexprimable abattement qui m'arrachait des pleurs secrets; à peine avais-je essuyé une larme de mes yeux qu'une autre la suivait, et pourtant j'aurais du être heureuse, car personne de la famille Reed n'était là. Tous les enfants étaient sortis dans la voiture avec leur mère; Abbot elle-même cousait dans une autre chambre, et Bessie, qui allait et venait pour mettre des tiroirs en ordre, m'adressait de temps à autre une parole d'une douceur inaccoutumée. J'aurais dû me croire en paradis, habituée comme je l'étais à une vie d'incessants reproches, d'efforts méconnus; mais mes nerfs avaient été tellement ébranlés que le calme n'avait plus pouvoir de les apaiser, et que le plaisir n'excitait plus en eux aucune sensation agréable.
Bessie descendit dans la cuisine, et m'apporta une petite tarte sur une assiette de porcelaine de Chine, où l'on voyait des oiseaux de paradis posés sur une guirlande de boutons de roses. Cette assiette avait longtemps excité chez moi une admiration enthousiaste; j'avais souvent demandé qu'on me permît de la tenir dans mes mains et de l'examiner de plus près; mais jusque-là j'avais été jugée indigne d'une telle faveur; et maintenant cette précieuse porcelaine était placée sur mes genoux, et on m'engageait amicalement à manger la délicate pâtisserie qu'elle contenait, faveur inutile, venant trop tard, comme presque toutes les faveurs longtemps désirées et souvent refusées! Je ne pus pas manger la tarte; le plumage des oiseaux et les teintes des fleurs me semblèrent flétris.
Je mis de côté l'assiette et le gâteau. Bessie me demanda si je voulais un livre; ce mot vint me frapper comme un rapide aiguillon, Je lui demandai de m'apporter le Voyage de Gulliver. Ce volume, je l'avais lu et relu toujours avec un nouveau plaisir. Je prenais ces récits pour des faits véritables, et j'y trouvais un intérêt plus profond que dans les contes de fées; car, après avoir vainement cherché les elfes parmi les feuilles, les clochettes, les mousses, les lierres qui recouvraient les vieux murs, mon esprit s'était enfin résigné à la triste pensée qu'elles avaient abandonné la terre d'Angleterre, pour se réfugier dans quelque pays où les bois étaient plus incultes, plus épais, et où les hommes avaient plus besoin d'elles; tandis que le Lilliput et le Brobdignag étant placés par moi dans quelque coin de la terre, je ne doutais pas qu'un jour viendrait où, pouvant faire un long voyage, je verrais de mes propres yeux les petits champs, les petites maisons, les petite arbres de ce petit peuple; les vaches, les brebis, les oiseaux de l'un des royaumes, ou les hautes forêts, les énormes chiens, les monstrueux chats, les hommes immenses de l'autre empire.
Cependant, quand ce volume chéri fut placé dans mes mains, quand je me mis à le feuilleter page par page, cherchant dans ses merveilleuses gravures le charme que j'y avais toujours trouvé, tout m'apparut sombre et nu: les géants n'étaient plus que de grands spectres décharnés; les pygmées, des lutins redoutables et malfaisants; Gulliver, un voyageur désespéré, errant dans des régions terribles et dangereuses. Je fermai le livre que je n'osai plus continuer, et je le plaçai sur la table, à côté de cette tarte que je n'avais pas goûtée.
Bessie avait fini de nettoyer et d'arranger la chambre, et après s'être lavé les mains, elle ouvrit un tiroir rempli de brillantes étoffes de soie, et commença un chapeau neuf pour la poupée de Georgiana. Elle chantait en cousant:
«Il y a bien longtemps, alors que notre vie était semblable à celle des bohémiens.»
Jadis, j'avais souvent entendu ce chant; il me rendait toujours joyeuse, car Bessie avait une douce voix, du moins elle me semblait telle; mais en ce moment, bien que sa voix fût toujours aussi douce, je trouvais à ses accents une indéfinissable tristesse. Quelquefois, préoccupée par son travail, elle chantait le refrain très bas, et ces mots: «Il y a bien longtemps» arrivaient toujours comme la plus triste cadence d'un hymne funèbre. Elle passa à une autre ballade; celle-ci était vraiment mélancolique.
«Mes pieds sont meurtris; mes membres sont las. Le chemin est long; la montagne est sauvage; bientôt le triste crépuscule que la lune n'éclairera pas de ses rayons répandra son obscurité sur le sentier du pauvre orphelin.
«Pourquoi m'ont-ils envoyé si seul et si loin, là où s'étendent les marécages, là où sont amoncelés les sombres rochers? Le coeur de l'homme est dur et les bons anges veillent seuls sur les pas du pauvre orphelin.
«Cependant la brise du soir souffle doucement; le ciel est sans nuages, et les brillantes étoiles répandent leurs purs rayons. Dieu, dans sa bonté, accorde protection, soutien et espoir au pauvre orphelin.
«Quand même je tomberais en passant sur le pont en ruines, quand même je devrais errer, trompé par de fausses lumières, mon père, qui est au Ciel, murmurerait à mon oreille des promesses et des bénédictions, et presserait sur son coeur le pauvre orphelin.
«Cette pensée doit me donner courage, bien que je n'aie ni abri ni parents. Le ciel est ma demeure, et là le repos ne me manquera pas. Dieu est l'ami du pauvre orphelin.»
«Venez, mademoiselle Jane, ne pleurez pas,» s'écria Bessie lorsqu'elle eut fini. Autant valait dire au feu: «Ne brûle pas;» mais comment aurait-elle pu deviner les souffrances auxquelles j'étais en proie?
M. Loyd revint dans la matinée.
«Eh quoi! déjà debout? dit-il en entrant. Eh bien, Bessie, comment est-elle?»
Bessie répondit que j'allais très bien.
«Alors elle devrait être plus joyeuse… Venez ici, mademoiselle
Jane; vous vous appelez Jane, n'est-ce pas?
– Oui, monsieur, Jane Eyre.
– Eh bien! vous avez pleuré, mademoiselle Jane Eyre; pourriez- vous me dire pourquoi? Avez-vous quelque tristesse?
– Non, monsieur.
– Elle pleure sans doute parce qu'elle n'a pas pu aller avec madame dans la voiture, s'écria Bessie.
– Oh non! elle est trop âgée pour un tel enfantillage.»
Blessée dans mon amour-propre par une telle accusation, je répondis promptement:
«Jamais je n'ai pleuré pour si peu de chose; je déteste de sortir dans la voiture; je pleure parce que je suis malheureuse.
– Oh! fi, mademoiselle,» s'écria Bessie.
Le bon pharmacien sembla un peu embarrassé. J'étais devant lui. Il fixa sur moi des yeux scrutateurs. Ils étaient gris, petits, et manquaient d'éclat; maintenant, cependant, je crois que je les trouverais perçants; il était laid, mais sa figure exprimait la bonté. Après m'avoir regardée à loisir, il me dit:
«Qu'est-ce qui vous a rendue malade hier?
– Elle est tombée, dit Bessie, prenant de nouveau la parole.
– Encore comme un petit enfant. Ne sait-elle donc pas marcher à son âge? Elle doit avoir huit ou neuf ans!
– On m'a frappée, et voilà ce qui m'a fait tomber, m'écriai-je vivement, par un nouvel élan d'orgueil blessé; mais ce n'est pas là ce qui m'a rendue malade,» ajoutai-je pendant M. Loyd prenait une prise de tabac.
Au moment où il remettait sa tabatière dans la poche de son habit, une cloche se fit entendre pour annoncer le repas des domestiques.
«C'est pour vous, Bessie, dit le pharmacien en se tournant vers la bonne. Vous pouvez descendre, je vais lire quelque chose à Mlle Jane jusqu'au moment où vous reviendrez.»
Bessie eût préféré rester; mais elle fut obligée de sortir, parce qu'elle savait que l'exactitude était un devoir qu'on ne pouvait enfreindre au château de Gateshead.
«Si ce n'est pas la chute qui vous a rendue malade, qu'est-ce donc? continua M. Loyd, quand Bessie fut partie.
– On m'a enfermée seule dans la chambre rouge, et quand vient la nuit, elle est hantée par un revenant.»
Je vis M. Loyd sourire et froncer le sourcil.
«Un revenant? dit-il; eh bien, après tout, vous n'êtes qu'une enfant, puisque vous avez peur des ombres.
– Oui, continuai-je; je suis effrayée de l'ombre de M. Reed. Ni Bessie ni personne n'entre le soir dans cette chambre quand on peut faire autrement, et c'était cruel de m'enfermer seule, sans lumière; si cruel, que je ne crois pas pouvoir l'oublier jamais.
– Quelle folie! et c'est là ce qui vous a rendue si malheureuse?
Avez-vous peur maintenant, au milieu du jour?
– Non, mais la nuit reviendra avant peu, et d'ailleurs je suis malheureuse pour d'autres raisons.
– Quelles autres raisons? Dites-m'en quelques-unes.»
Combien j'aurais désiré pouvoir répondre entièrement à cette question! mais combien c'était difficile pour moi! Les enfants sentent, mais n'analysent pas leurs sensations, et, s'ils parviennent à faire cette analyse dans leur pensée, ils ne peuvent pas la traduire par des paroles. Craignant cependant de perdre cette première et peut-être unique occasion d'adoucir ma tristesse en l'épanchant, je fis, après un instant de trouble, cette réponse courte, mais vraie.
«D'abord, je n'ai ni père, ni mère, ni frère, ni soeur.
– Mais vous avez une tante et des cousins qui sont bons pour vous.»
Je m'arrêtai encore un instant; puis je répondis simplement:
«C'est John Reed qui m'a frappée, et c'est ma tante qui m'a enfermée dans la chambre rouge.»
M. Loyd prit sa tabatière une seconde fois.
«Ne trouvez-vous pas le château de Gateshead bien beau? me demanda-t-il; n'êtes-vous pas bien reconnaissante de pouvoir demeurer dans une telle habitation?
– Ce n'est pas ma maison, monsieur, et Mlle Abbot dit que j'ai moins de droits ici qu'une servante.
– Bah! vous n'êtes pas assez simple pour avoir envie de quitter une si belle demeure?
– Si je pouvais aller ailleurs, je serais bien heureuse de la quitter; mais je ne le puis pas tant que je serai une enfant.
– Peut-être, qui sait? Avez-vous d'autres parents que Mme Reed?
– Je ne pense pas, monsieur.
– Aucun, du côté de votre père?
– Je ne sais pas; je l'ai demandé une fois à ma tante Reed; elle m'a dit que je pouvais avoir quelques pauvres parents du nom d'Eyre, mais qu'elle n'en savait rien.
– Si vous en aviez, aimeriez-vous à aller avec eux?»
Je réfléchis. La pauvreté semble douloureuse aux hommes, encore plus aux enfants. Ils ne se font pas idée de ce qu'est une pauvreté industrieuse, active et honorable; le mot ne leur rappelle que des vêtements en lambeaux, le manque de nourriture, le foyer sans flammes, les rudes manières et les vices dégradants.
«Non, répondis-je, je ne voudrais pas appartenir à des pauvres.
– Pas même s'ils étaient bons pour vous?»
Je secouai la tête; je ne pouvais pas comprendre comment des pauvres auraient été bons; et puis apprendre à parler comme eux, adopter leurs manières, ne point recevoir d'éducation, grandir comme ces malheureuses femmes que je voyais quelquefois nourrir leurs enfants ou laver leurs vêtements à la porte des fermes du village, non, je n'étais pas assez héroïque pour accepter l'abjection en échange de la liberté.
«Mais vos parents sont-ils donc si pauvres? Sont-ce des ouvriers?
– Je ne puis le dire; ma tante prétend que, si j'en ai, ils doivent appartenir à la race des mendiants, et je ne voudrais pas aller mendier.
– Aimeriez-vous à aller en pension?»
Je réfléchis de nouveau. Je savais à peine ce qu'était une pension. Bessie m'en avait parlé comme d'une maison où les jeunes filles étaient assises sur des bancs de bois, devant une grande table, et où l'on exigeait d'elles de la douceur et de l'exactitude. John Reed détestait sa pension et raillait ses maîtres; mais les goûts de John ne pouvaient servir de règle aux miens. Si les détails que m'avait donnés Bessie, détails qui lui avaient été fournis par les jeunes filles d'une maison où elle avait servi avant de venir à Gateshead, étaient un peu effrayants, d'un autre côté, je trouvais bien de l'attrait dans les talents acquis par ces mêmes jeunes filles. Bessie me vantait les beaux paysages, les jolies fleurs exécutés par elles; puis elles savaient chanter des romances, jouer des pièces, traduire des livres français. En écoutant Bessie, mon esprit avait été frappé, et je sentais l'émulation s'éveiller en moi. D'ailleurs, la pension amènerait un complet changement de vie, remplirait une longue journée, m'éloignerait des habitants du château, serait enfin le commencement d'une nouvelle existence.
«Que j'aimerais à aller en pension! répondis-je sans plus d'hésitation.
– Eh bien, eh bien! qui sait ce qui peut arriver? me dit M. Loyd en se levant. Il faudrait à cette enfant un changement d'air et d'entourage, ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même, les nerfs ne sont pas en bon état.»
Bessie rentra. Au même moment on entendit la voiture de Mme Reed qui roulait dans la cour.
«Est-ce votre maîtresse, Bessie? demanda M. Loyd. Je voudrais bien lui parler avant de partir.»
Bessie l'invita à passer dans la salle à manger, et elle marcha devant lui pour lui montrer le chemin.
Dans l'entretien qui eut lieu entre lui et Mme Reed, je suppose, d'après ce qui se passa plus tard, que le pharmacien l'engagea à m'envoyer en pension. Cet avis fut sans doute adopté tout de suite; car le soir même Abbot et Bessie vinrent dans la chambre des enfants, et, me croyant endormie, se mirent à causer sur ce sujet.
«Madame, disait Abbot, est bien contente de se trouver débarrassée de cette ennuyeuse enfant, qui semble toujours vouloir surveiller tout le monde ou méditer quelque complot.»
Je crois qu'Abbot me considérait comme un Guy Faukes enfant.
Alors, pour la première fois, j'appris par la conversation d'Abbot et de Bessie que mon père avait été un pauvre ministre, ma mère l'avait épousé malgré ses amis, qui considéraient ce mariage comme au-dessous d'elle. Mon grand-père Reed, irrité de cette désobéissance, avait privé ma mère de sa dot.
Après un an de mariage, mon père fut attaqué du typhus. La contagion l'avait atteint pendant qu'il visitait les pauvres d'une grande ville manufacturière, où l'épidémie faisait de rapides progrès. Ma mère tomba malade en le soignant, et tous deux moururent à un mois d'intervalle.
Bessie, après avoir entendu ce récit, soupira et dit:
«Pauvre demoiselle Jane, elle est bien à plaindre!
– Oui, répondit Abbot; si c'était un bel enfant, on pourrait avoir pitié de son abandon; mais qui ferait attention à un semblable petit crapaud?
– C'est vrai, dit Bessie en hésitant; il est certain qu'une beauté comme Mlle Georgiana vous toucherait plus, si elle était dans la même position.
– Oui, s'écria l'ardente Mlle Abbot, je suis pour Mlle Georgiana, petite chérie avec ses yeux bleus, ses longues boucles et ses couleurs si fines, qu'on les dirait peintes. Bessie, j'ai envie de prendre un peu de lapin pour le souper.
– Moi aussi, avec quelques oignons grillés; venez descendons.»
Et elles partirent.
CHAPITRE IV
Depuis ma conversation avec M. Loyd et la conférence que je viens de rapporter entre Bessie et Mlle Abbot, j'espérais un prochain changement dans ma position; aussi combien étais-je impatiente d'une prompte guérison! Je désirais et j'attendais en silence; mais tout demeurait dans le même état. Les jours et les semaines s'écoulaient; j'avais recouvré ma santé habituelle; cependant, il n'était plus question du sujet qui m'intéressait tant. Mme Reed arrêtait quelquefois sur moi son regard sévère; mais elle m'adressait rarement la parole.
Depuis ma maladie, la ligne de séparation qui s'était faite entre ses enfants et moi devenait encore plus profonde. Je dormais à part dans un petit cabinet; je prenais mes repas seule; je passais tout mon temps dans la chambre des enfants, tandis que mes cousins se tenaient constamment dans le salon. Ma tante ne parlait jamais de m'envoyer en pension, et pourtant je sentais instinctivement qu'elle ne me souffrirait plus longtemps sous le même toit qu'elle; car alors, plus que jamais, chaque fois que son regard tombait sur moi, il exprimait une aversion profondément enracinée.
Éliza et Georgiana, obéissant évidemment aux ordres qui leur avaient été donnés, me parlaient aussi peu que possible. John me faisait des grimaces toutes les fois qu'il me rencontrait. Un jour, il essaya de me battre; mais je me retournai contre lui, poussée par ce même sentiment de colère profonde et de révolte désespérée qui une fois déjà s'était emparé de moi. Il crut prudent de renoncer à ses projets. Il s'éloigna de moi en me menaçant, et en criant que je lui avais cassé le nez. J'avais en effet frappé cette partie proéminente de son visage, avec toute la force de mon poing; quand je le vis dompté, soit par le coup, soit par mon regard, je me sentis toute disposée à profiter de mes avantages; mais il avait déjà rejoint sa mère, et je l'entendis raconter, d'un ton pleureur, que cette méchante Jane s'était précipitée sur lui comme une chatte furieuse. Sa mère l'interrompit brusquement.
«Ne me parlez plus de cette enfant, John, lui dit-elle; je vous ai défendu de l'approcher; elle ne mérite pas qu'on prenne garde à ses actes; je ne désire voir ni vous ni vos soeurs jouer avec elle.»
J'étais appuyée sur la rampe de l'escalier, tout près de là. Je m'écriai subitement et sans penser à ce que je disais:
«C'est-à-dire qu'ils ne sont pas dignes de jouer avec moi.»
Mme Reed était une vigoureuse femme. En entendant cette étrange et audacieuse déclaration, elle monta rapidement l'escalier; plus prompte qu'un vent impétueux, elle m'entraîna dans la chambre des enfants et me poussa près de mon lit, en me défendant de quitter cette place et de prononcer une seule parole pendant le reste du jour.
«Que dirait mon oncle Reed, s'il était là?» demandai-je presque involontairement.
Je dis presque involontairement; car ces paroles, ma langue les prononçait sans que pour ainsi dire mon esprit y eût consenti. Il y avait en moi une puissance qui parlait avant que je pusse m'y opposer.
«Comment! s'écria Mme Reed, respirant à peine. Ses yeux gris, ordinairement froids et immobiles, se troublèrent et prirent une expression de terreur; elle lâcha mon bras, semblant douter si j'étais une enfant ou un esprit.
J'avais commencé, je ne pouvais plus m'arrêter.
«Mon onde Reed est dans le ciel, continuai-je; il voit ce que vous faites et ce que vous pensez, et mon père et ma mère aussi; ils savent que vous m'enfermez tout le jour, et que vous souhaitez ma mort.»
Mme Reed se fut bientôt remise; elle me secoua violemment, et, après m'avoir donné un soufflet, elle partit sans ajouter un seul mot.
Bessie y suppléa par un sermon d'une heure; elle me prouva clairement que j'étais l'enfant la plus méchante et la plus abandonnée qui eût habité sous un toit. J'étais tentée de le croire, car je ne sentais que de mauvaises inspirations s'élever dans mon coeur.
Novembre, décembre et la moitié de janvier se passèrent. Noël et le nouvel an s'étaient célébrés à Gateshead avec la pompe ordinaire: des présents avaient été échangés, des dîners, des soirées donnés et reçus. J'étais naturellement exclue de ces plaisirs; toute ma part de joie était d'assister chaque jour à la toilette d'Éliza et de Georgiana, de les voir descendre dans le salon avec leurs robes de mousseline légère, leurs ceintures roses, leurs cheveux soigneusement bouclés. Puis j'épiais le passage du sommelier et du cocher; j'écoutais le son du piano et de la harpe, le bruit des verres et des porcelaines, au moment où l'on apportait les rafraîchissements dans le salon. Quelquefois même, lorsque la porte s'ouvrait, le murmure interrompu de la conversation arrivait jusqu'à moi.
Quand j'étais fatiguée de cette occupation, je quittais l'escalier pour rentrer dans la chambre solitaire des enfants; quoique cette pièce fût un peu triste, je n'y étais pas malheureuse; je ne désirais pas descendre, car personne n'aurait fait attention à ma présence. Si Bessie s'était montrée bonne pour moi, j'aurais mieux aimé passer toutes mes soirées près d'elle que de rester des heures entières sous le regard sévère de Mme Reed, dans une pièce remplie de femmes élégantes.
Mais Bessie, aussitôt que ses jeunes maîtresses étaient habillées, avait l'habitude de se rendre dans les régions bruyantes de la cuisine ou de l'office, et elle emportait ordinairement la lumière avec elle; alors, jusqu'au moment où le feu s'éteignait, je m'asseyais près du foyer avec ma poupée sur mes genoux, jetant de temps en temps un long regard tout autour de moi, pour m'assurer qu'aucun fantôme n'avait pénétré dans cette chambre demi-obscure. Lorsque les cendres rouges commençaient à pâlir, je me déshabillais promptement, tirant de mon mieux sur les noeuds et sur les cordons, et j'allais chercher dans mon petit lit un abri contre le froid et l'obscurité. J'emportais ma poupée avec moi. On a toujours besoin d'aimer quelque chose, et ne trouvant aucun objet digne de mon affection, je m'efforçais de mettre ma joie à chérir cette image flétrie et aussi déguenillée qu'un épouvantail.
C'est à peine si je puis me rappeler maintenant avec quelle absurde sincérité j'aimais ce morceau de bois qui me paraissait vivant et capable de sentir; je ne pouvais pas m'endormir sans avoir enveloppé ma poupée dans mon peignoir, et quand elle était bien chaudement, je me trouvais plus heureuse, parce que je la croyais heureuse elle-même.
Les heures me semblaient bien longues jusqu'au départ des convives. J'écoutais toujours si je n'entendrais point dans l'escalier les pas de Bessie; elle venait quelquefois chercher son dé et ses ciseaux, ou m'apporter pour mon souper une talmouse ou quelque autre gâteau. Elle s'asseyait près de mon lit pendant que je mangeais, et, quand j'avais fini, elle ramenait mes couvertures sur moi, et me disait, en m'embrassant deux fois: «Bonne nuit, mademoiselle Jane.» Alors Bessie me semblait l'être le meilleur, le plus beau, le plus doux de la terre; je souhaitais du fond de mon coeur la voir toujours aussi bonne et aussi aimable. Je désirais qu'elle ne me grondât plus, qu'elle cessât de m'imposer des tâches impossibles.
Bessie devait être une fille capable. Elle faisait adroitement tout ce qu'elle entreprenait, et je crois qu'elle racontait d'une manière remarquable, car les histoires dont elle amusait mon enfance m'ont laissé une impression profonde. Elle était jolie, si mes souvenirs sont exacts; c'était une jeune femme élancée, aux cheveux noirs, aux yeux foncés. Je me rappelle ses traits délicats, son teint blanc et transparent; mais son caractère était vif et capricieux. Cependant, bien qu'elle fût indifférente aux grands principes de justice, je la préférais à tous les autres habitants de Gateshead.
On était au 15 du mois de janvier, l'horloge avait sonné neuf heures. Bessie était descendue déjeuner, mes cousines n'avaient pas encore été appelées par leur mère. Éliza mettait son chapeau et sa robe la plus chaude pour aller visiter son poulailler. C'était son occupation favorite; mais ce qui lui plaisait plus encore, c'était de vendre ses oeufs à la femme de charge et d'amasser l'argent qu'elle en recevait. Elle avait des dispositions pour le commerce et une tendance singulière à thésauriser; car, non contente de trafiquer de ses oeufs et de ses poulets, elle cherchait à tirer le plus d'argent possible de ses fleurs, de ses graines et de ses boutures. Le jardinier avait ordre d'acheter à la jeune fille tous les produits de son jardin qu'elle désirait vendre, et Éliza aurait vendu les cheveux de sa tête si elle avait pu en tirer bénéfice. Quant à son argent, elle l'avait d'abord caché dans des coins, après l'avoir enveloppé dans de vieux morceaux de papier; mais quelques-unes de ces cachettes ayant été découvertes par la servante, Éliza craignit de perdre un jour tout son trésor, et elle consentit à le confier à sa mère en exigeant un intérêt de 50 ou 60 pour 100. Cet énorme intérêt, elle le touchait à chaque trimestre, et, pleine d'une anxieuse sollicitude, elle conservait dans un petit livre le compte de son argent.
Georgiana était assise devant une glace sur une chaise haute. Elle entremêlait ses cheveux de fleurs artificielles et de plumes fanées qu'elle avait trouvées dans une mansarde. Cependant je faisais mon lit, ayant reçu de Bessie l'ordre exprès de le finir avant son retour; car Bessie m'employait souvent comme une servante subalterne, pour nettoyer la chambre et épousseter les meubles. Après avoir étendu la courte-pointe et plié mes vêtements de nuit, j'allai à la fenêtre; quelques livres d'images et quelques jeux y avaient été oubliés. Je voulus les ranger, mais Georgiana m'ordonna durement de laisser ses affaires en repos. Me trouvant inoccupée, j'approchai mes lèvres des fleurs de glace qui obscurcissaient les carreaux, et bientôt je pus voir au dehors. Le sol avait été pétrifié par une rude gelée.
De la fenêtre on apercevait la loge du portier et l'allée par laquelle entraient les voitures; mon haleine avait, comme je l'ai dit, fait une place à mon regard sur le feuillage argenté qui revêtait les vitres, quand je vis les portes s'ouvrir. Une voiture entra. Je la regardai avec distraction se diriger vers la maison. Beaucoup de voitures venaient à Gateshead, mais les visiteurs qu'elles contenaient n'étaient jamais intéressants pour moi.
La calèche s'arrêta devant la porte; la sonnette fut tirée, et on introduisit le nouveau venu. Comme ces détails m'étaient indifférents, je reportai toute mon attention sur un petit rouge- gorge affamé, qui était venu chanter dans les branches dépouillées d'un cerisier placé devant le mur, au-dessous de la fenêtre. Il me restait encore du pain de mon déjeuner, j'en émiettai un morceau et je secouai l'espagnolette, voulant répandre les miettes sur le bord de la fenêtre, lorsque Bessie monta précipitamment l'escalier et arriva dans la chambre en criant: