Kitabı oku: «Leçons d'histoire», sayfa 4
CINQUIÈME SÉANCE
De l'art de lire l'histoire; cet art n'est point à la portée des enfants: l'histoire, sans enseignement, leur est plus dangereuse qu'utile.—De l'art d'enseigner l'histoire.—Vues de l'auteur sur un cours d'études de l'histoire.—De l'art d'écrire l'histoire.—Examen des préceptes de Lucien et de Mably.
NOUS avons vu que les faits historiques fournissent matière à trois genres d'utilité: l'une relative aux particuliers, l'autre relative aux gouvernements et aux sociétés, et la troisième applicable aux sciences et aux arts. Mais, parce que cette utilité quelconque ne s'offre point d'elle-même, ni sans le mélange d'inconvénients et de difficultés; parce que, pour être recueillie, elle exige des précautions et un art particulier; nous avons commencé l'examen des principes et des règles de cet art, et nous allons continuer aujourd'hui de les développer en les divisant en deux branches: art d'étudier l'histoire; art de composer et d'écrire l'histoire.
J'ai déja indiqué que, sous aucun rapport, l'étude de l'histoire ne me paraissait convenir aux enfants, parce que les faits dont elle se compose exigent une expérience déja acquise, et une maturité de jugement incompatible avec leur âge; que par conséquent elle devait être bannie des écoles primaires, avec d'autant plus de raison que la très-grande majorité des citoyens y est destinée aux métiers et aux arts, dont ils doivent tirer leur subsistance, et dont la pratique, absorbant tout leur temps, leur fera oublier, et leur, rendra absolument inutile toute notion purement savante et spéculative; j'ajoute, qu'obligés de croire sur parole et sur autorité magistrale, ils y pourraient contracter des erreurs et des préjugés, dont l'influence s'étendrait sur toute leur vie. Il ne s'agit pas de savoir beaucoup, mais de savoir bien; car le demi-savoir est un savoir faux, cent fois pire que l'ignorance. Ce qu'on peut se permettre d'histoire avec les enfants, et j'étends ce nom à tous les hommes simples et sans instruction, doit se réduire à la morale, c'est-à-dire aux préceptes de conduite à leur usage; et parce que ces préceptes, tirés des faits et des exemples, deviennent plus saillants, l'on peut se permettre d'employer des anecdotes et des récits d'actions vertueuses, surtout si l'on en use sobrement; car l'abondance est indigeste; et, pour le dire en passant, un vice majeur de l'éducation française, est de vouloir trop dire et trop faire. On apprend aux hommes à parler; on devrait leur apprendre à se taire: la parole dissipe la pensée, la méditation l'accumule; le parlage né de l'étourderie engendre la discorde; le silence, enfant de la sagesse, est l'ami de la paix. Athènes éloquente ne fut qu'un peuple de brouillons; Sparte silencieuse fut un peuple d'hommes posés et graves; et ce fut sans doute pour avoir érigé le silence en vertu, que Pythagore reçut des deux Grèces le titre de sage.
Au-dessus des écoles primaires, et dans le second degré de l'instruction, l'esprit des jeunes gens, plus développé, devient plus capable de recevoir celle qui naît de l'histoire. Cependant, si vous vous rappelez les impressions de notre jeune âge, vous vous ressouviendrez que, pendant long-temps, la partie qui, dans nos lectures, excita le plus notre intérêt, qui l'attacha presque exclusivement, fut celle des combats et des anecdotes militaires. Vous observerez qu'en lisant l'histoire ancienne, par Rollin, ou l'histoire de France, par Velly, nous glissions rapidement, ou nous nous traînions languissamment sur les articles de mœurs, de lois, de politique, pour arriver aux siéges, aux batailles, ou aux aventures particulières; et dans ces aventures et dans les histoires personnelles, nous préférions ordinairement celles des guerriers à grands mouvements, à la vie paisible des législateurs et des philosophes, ce qui m'amène à deux réflexions: l'une, que l'étude de l'histoire ne devient que très-tardivement utile aux jeunes gens à qui elle offre peu de points de contact; l'autre, que ne les touchant que par le côté moral, et surtout par celui des passions, il serait dangereux de les y livrer d'eux-mêmes et sans guide. L'on ne peut leur mettre en main que des histoires préparées ou choisies dans une intention: or, en un tel cas, est-ce bien l'histoire que l'on enseigne? sont-ce les faits tels qu'ils sont qu'on leur montre, ou n'est-ce pas plutôt les faits tels qu'on les voit, tels qu'on les veut faire voir16? Et alors n'est-ce pas un roman et un mode d'éducation? Sans doute, et le l'ai déja dit, ce mode a des avantages, mais il peut avoir des inconvénients; car, de même que nos ancêtres du moyen âge se sont trompés en adoptant une morale qui contrarie tous les penchants de la nature au lieu de les diriger, de même il est à craindre que l'âge présent ne se trompe aussi en en prenant une qui ne tend qu'à exalter les passions au lieu de les modérer; de manière que, passant d'un excès à l'autre, d'une crédulité aveugle à une incrédulité farouche, d'une apathie misanthropique à une cupidité dévorante, d'une patience servile à un orgueil oppresseur et insociable, nous n'aurions fait que changer de fanatisme, et quittant celui des Goths du neuvième siècle, nous retournerions à celui des enfants d'Odin, les Francs et les Celtes, nos premiers aïeux; et tels seraient les effets de cette moderne doctrine, qui ne tend qu'à exalter les courages, qu'à les pousser au delà du but de défense et de conservation qu'indique la nature; qui ne prêche que mœurs et vertus guerrières, comme si l'idée de la vertu, dont l'essence est de conserver, pouvait s'allier à l'idée de la guerre dont essence est de détruire; qui appelle patriotisme une haine farouche de toute autre nation, comme si l'amour exclusif des siens n'était pas la vertu spéciale des loups et des tigres; comme si dans la société générale du genre humain il y avait une autre justice, d'autres vertus pour les peuples que pour les individus; comme si un peuple guerrier et conquérant différait d'un individu perturbateur et méchant, qui s'empare du bien de son voisin, parce qu'il est le plus fort; une doctrine enfin qui ne tend qu'à ramener l'Europe aux siècles et aux mœurs féroces des Cimbres et des Teutons; et cette doctrine est d'autant plus dangereuse que l'esprit de la jeunesse, ami du mouvement et porté à l'enthousiasme militaire, adopte avidement ses préceptes. Instituteurs de la nation, pesez bien un fait qui est sous vos yeux: si vous, si la génération actuelle élevée dans des mœurs douces, et qui, pour hochets de son enfance, ne connut que les poupées et les petites chapelles; si cette génération a pris en si peu de temps un tel essor de mœurs sanguinaires17, que sera-ce de celle qui s'élève dans la rapine et le carnage, et qui fait les jeux de son bas âge, des horreurs que nous inventons? Encore un pas, et l'on ressuscitera parmi nous les étranges effets de frénésie que la doctrine d'Odin produisit jadis en Europe, et dont, au dixième siècle, l'école danoise du gouverneur de Jomsbourg offrit un exemple digne d'être cité; je le tire de l'un des meilleurs ouvrages de ce siècle, l'histoire de Danemarck, par le professeur Mallet. Après avoir parlé, dans son introduction, liv. 4, de la passion que les Scandinaves, comme tous les Celtes, avaient pour la guerre; après en avoir montré la cause dans leurs lois, dans leur éducation et dans leur religion, il raconte le fait suivant:
L'histoire nous apprend que Harald, roi de Danemarck, qui vivait dans le milieu du dixième siècle, avait fondé sur la côte de Poméranie une ville nommée Julin, ou Jomsbourg; qu'il y avait envoyé une colonie de jeunes Danois, et en avait donne le gouvernement à un nommé Palnatocko. Ce nouveau Lycurgue avait fait de sa ville une seconde Lacédémone; tout y était uniquement dirigé vers le but de former des soldats; il avait défendu, dit l'auteur de l'histoire de cette colonie, d'y prononcer seulement le nom de la peur, même dans les dangers les plus imminents. Jamais un citoyen de Julin ne devait céder au nombre, quelque grand qu'il fût, mais se battre intrépidement, sans prendre la fuite, même devant une multitude très-supérieure; la vue d'une mort présente n'eût pas même été une excuse pour lui. Il paraît que ce législateur parvint en effet à détruire dans le plus grand nombre de ses élèves jusqu'au dernier reste de ce sentiment si profond et si naturel, qui nous fait redouter notre destruction: rien ne le prouve mieux qu'un trait de leur histoire qui mérite d'avoir place ici par sa singularité.
Quelques-uns d'entre eux, ayant fait une irruption dans les états d'un puissant seigneur norvégien, nommé Haquin, furent vaincus, malgré l'opiniâtreté de leur résistance; et les plus distingués, ayant été faits prisonniers, les vainqueurs les condamnèrent à mort, conformément à l'usage du temps; cette nouvelle au lieu de les affliger, fut pour eux un sujet de joie; le premier se contenta de dire, sans changer de visage, et sans donner le moindre signe d'effroi: Pourquoi ne m'arriverait-il pas la même chose qu'à mon père? il est mort, et je mourrai. Un guerrier, nommé Torchill, qui leur tranchait la tête, ayant demandé au second ce qu'il pensait, il répondit qu'il se souvenait trop bien des lois de Julin, pour prononcer quelque parole qui marquât la peur. A la même question, le troisième répondit qu'il se réjouissait de mourir avec sa gloire, et qu'il la préférait à une vie infâme comme celle de Torchill. Le quatrième fit une réponse plus longue et plus singulière: «Je souffre, dit-il, la mort de bon cœur, et cette heure m'est agréable; je te prie seulement, ajouta-t-il en s'adressant à Torchill, de me trancher la tête le plus prestement qu'il sera possible, car c'est une question que nous avons souvent agitée à Julin, de savoir si l'on conserve quelque sentiment après avoir été décapité; c'est pourquoi je vais prendre ce couteau d'une main, et si, après avoir été décapité, je le porte contre toi, ce sera une marque que je n'ai pas entièrement perdu le sentiment; si je le laisse tomber, ce sera une preuve du contraire; hâte-toi de décider cette question.» Torchill, ajoute l'historien, se hâta de lui trancher la tête, et le couteau tomba18. Le cinquième montra la même tranquillité, et mourut en raillant ses ennemis. Le sixième recommanda à Torchill de le frapper au visage: «Je me tiendrai, dit-il, immobile, tu observeras si je ferme seulement les yeux; car nous sommes habitués à Jomsbourg à ne pas remuer, même quand on nous donne le coup de la mort; nous nous sommes exercés à cela les uns les autres.» Il mourut en tenant sa promesse, et en présence de tous les spectateurs. Le septième était, dit l'historien, un jeune homme d'une grande beauté, et à la fleur de l'âge; sa longue chevelure blonde semblait de soie, et flottait en bouclés sur ses épaules: Torchill lui ayant demandé s'il redoutait la mort: «Je la reçois volontiers, dit-il, puisque j'ai rempli le plus grand devoir de la vie, et que j'ai vu mourir tous ceux à qui je ne puis survivre; je te prie seulement qu'aucun esclave ne touche mes cheveux, et que mon sang ne les salisse point.»
Ce trait vous prouve quelle est là puissance des préceptes de l'éducation, dans un genre même aussi contraire à la nature; et il peut en même temps prouver l'abus qu'il serait possible de faire de l'histoire, puisqu'un tel exemple, il y a plusieurs mois19, n'eut pas manqué de servir à autoriser le fanatisme; et tel est le danger qu'en effet je trouve à l'histoire, d'offrir presque éternellement des scènes de folie, de vice et de crime, et par conséquent des modèles et des encouragements aux écarts les plus monstrueux.
En vain dira-t-on que les maux qui en résultent suffisent pour en détourner. Il est en morale une vérité profonde à laquelle on ne fait point assez d'attention; c'est que le spectacle du désordre et du vice laisse toujours de dangereuses impressions; qu'il sert moins à en détourner, qu'à y accoutumer par la vue, et à y enhardir par l'excuse que fournit l'exemple. C'est le même mécanisme physique qui fait qu'un récit obscène jette le trouble dans l'ame la plus chaste, et que le meilleur moyen de maintenir la vertu, c'est de ne pas lui présenter les images du vice20.
Dans le genre dont je parle, je dirai volontiers que les meilleurs ouvrages sont les moins mauvais, et que le parti le plus sage serait d'attendre que les jeunes gens eussent déjà un jugement à eux, et libre de l'influence magistrale; pour les introduire à la lecture de l'histoire; leur esprit neuf, mais non pas ignorant, n'en serait que plus propre à saisir des points de vue nouveaux, et à ne point fléchir devant les préjugés qu'inspire une éducation routinière. Si j'avais à tracer un plan d'études en ce genre, après avoir requis ces conditions, voici la marche qui me paraîtrait la plus convenable.
D'abord, j'exigerais que mes élèves eussent des notions préliminaires dans les sciences exactes, telles que les mathématiques, la physique, l'état du ciel et du globe terrestre, c'est-à-dire qu'ils eussent l'esprit muni de moyens et de termes de comparaison, pour juger des faits qui leur seraient racontés: j'ai dit l'état du ciel et du globe terrestre, parce que, sans quelques idées d'astronomie, l'on ne conçoit rien en géographie, et que sans un aperçu de géographie, l'on ne sait où placer les scènes de l'histoire, qui flottent dans l'esprit comme les nuages dans l'air. Je ne trouverais point nécessaire que mes élèves eussent approfondi les détails de ces deux sciences: l'histoire les leur fournira; et je ne demanderais point qu'ils fussent exempts de préjugés, soit en morale, soit en idées religieuses; il suffirait qu'ils ne fussent entêtés de rien; qu'ils eussent l'esprit ouvert à l'observation; et je ne doute pas que le spectacle varié de tous les contrastes de l'histoire ne redressât leurs idées en les étendant. C'est pour ne connaître que soi et les siens, qu'on est opiniâtre; c'est pour n'avoir vu que son clocher, qu'on est intolérant, parce que l'opiniâtreté et l'intolérance ne sont que les fruits d'un égoïsme ignorant; et que quand on a vu beaucoup d'hommes, quand on a comparé beaucoup d'opinions, l'on s'aperçoit que chaque homme a son prix, que chaque opinion a ses raisons, et l'on émousse les angles tranchants d'une vanité neuve pour rouler doucement dans le torrent de la société; ce fruit de sagesse et d'utilité que l'on recueille des voyages, l'histoire le procure aussi; car l'histoire est un voyage qui se fait avec cet agrément, que sans péril ni fatigue, et sans changer de place, on parcourt l'univers des temps et des lieux. Or, de même qu'un voyageur ne commence pas par s'aller placer en ballon dans les terres australes, ni dans les pays inaccessibles et inconnus, pour prendre de là sa course vers la terre habitée; de même, si j'en suis cru de mes élèves en histoire, ils ne se jetteront point d'abord dans la nuit de l'antiquité ni dans les siècles incommensurables, pour de là tomber, sans savoir comment, dans des âges contigus au nôtre, qui n'ont aucune ressemblance avec les premiers: ils éviteront donc tous ces livres d'histoire qui d'un seul bond vous transportent à l'origine du monde, qui vous en calculent l'époque comme du jour d'hier, et qui vous déclarent que là il n'y a point à raisonner, et que là il faut croire sans contester. Or, comme les contestations sont une mauvaise chose, et que cependant le raisonnement est une boussole que l'on ne peut quitter, il faut laisser ces habitants des antipodes dans leur pôle austral; et imitant les navigateurs prudents, partir d'abord de chez nous, voguer terre à terre, et n'avancer qu'à mesure que le pays nous devient connu. Je serais donc d'avis que l'on étudiât d'abord l'histoire du pays où l'on est né, où l'on doit vivre, et où l'on peut acquérir la preuve matérielle de faits, et voir les objets de comparaison. Et cependant je ne prétendrais pas blâmer une méthode qui commencerait par un pays étranger, car cet aspect d'un ordre de choses, de coutumes, de mœurs qui ne sont pas les nôtres, a un effet puissant pour rompre le cours de nos préjugés, et pour nous faire voir nous-mêmes sous un jour nouveau, qui produit en nous le désintéressement et l'impartialité: l'unique condition que je tienne pour indispensable, est que ce soit une histoire de temps et de pays bien connus, et possible à vérifier. Que ce soit l'histoire d'Espagne, d'Angleterre, de Turkie ou de Perse, tout est égal, avec cette seule différence qu'il paraît que jusqu'ici nos meilleures histoires ont été faites sur des pays d'Europe, parce que ce sont eux que nous connaissons le mieux. D'abords nos élèves prendraient une idée générale d'un pays et d'une nation donnés, dans l'écrivain le plus estimé qui en a traité. Par-là, ils acquerraient une première échelle de temps, à laquelle tout viendrait, et tout devrait se rapporter. S'ils voulaient approfondir les détails, ils auraient déja trouvé dans ce premier ouvrage l'indication des originaux, et ils pourraient les consulter et les compulser: ils le devraient même sur les articles où leur auteur aurait témoigné de l'incertitude et de l'embarras. D'une première nation, ou d'une première période connues, ils passeraient à une voisine qui les aurait plus intéressés, qui aurait le plus de connexion avec des points nécessaires à éclaircir ou à développer. Ainsi de proche en proche, ils prendraient une connaissance suffisante de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique et du Nouveau-Monde; car, suivant toujours mon principe de ne procéder que du connu à l'inconnu, et du voisin à l'éloigné, je ne voudrais pas qu'ils remontassent dans les temps reculés, avant d'avoir une idée complète de l'état présent; cette idée acquise, nous nous embarquerions pour l'antiquité, mais avec prudence, et gagnant d'échelle en échelle, de peur de nous perdre sur une mer privée de rivages et d'étoiles arrivés aux confins extrêmes des temps historiques, et là trouvant quelques époques certaines, nous nous y placerions comme sur des promontoires, et nous tâcherions d'apercevoir, dans l'océan ténébreux de l'antiquité, quelques-uns de ces point saillants, qui, tels que des îles, surnagent aux flots des événements. Sans quitter terre, nous essayerions de connaître par divers rapports, comme par des triangles, la distance de quelques-uns; et elle deviendrait pour nous une base chronologique qui servirait à mesurer la distance des autres. Tant que nous verrions de tels points certains, et que nous pourrions en mesurer l'intervalle, nous avancerions, le fil à la main; mais alors que nous ne verrions plus que des brouillards et des nuages, et que les faiseurs de cosmogonies et de mythologies viendraient pour nous conduire aux pays des prodiges et des fées, nous retournerions sur nos pas; car ordinairement ces guides imposent pour condition de mettre un bandeau sur les yeux, et alors on ne sait où l'on va; de plus ils se disputent entre eux à qui vous aura, et il faut éviter les querelles: ce serait payer trop cher un peu de science, que de l'acheter au prix de la paix. A la vérité, mes élèves reviendraient l'esprit plein de doutes sur la chronologie des Assyriens et des Égyptiens; ils ne seraient pas sûrs de savoir, à 100 ans près, l'époque de la guerre de Troie, et seraient même très-portés à douter, et de l'existence humaine de tous les demi-dieux, et du déluge de Deucalion, et du vaisseau des Argonautes, et des 115 ans de règne de Fohi le Chinois, et de tous les prodiges indiens, chaldéens, arabes, plus ressemblants aux Mille et une Nuits qu'à l'histoire; mais pour se consoler, ils auraient acquis des idées saines sur une période d'environ 3,000 ans, qui est tout ce que nous connaissons de véritablement historique; et en compulsant leurs notes et tous les extraits de lecture qu'ils auraient soigneusement faits, ils auraient acquis les moyens de retirer de l'histoire toute l'unité dont elle est susceptible.
Je sens que l'on me dira qu'un tel plan d'études exige des années pour son exécution, et qu'il est capable d'absorber le temps et les facultés d'un individu; que par conséquent il ne peut convenir qu'à un petit nombre d'hommes, qui soit par leurs moyens personnels, soit par ceux que leur fournirait la société, pourraient y consacrer tout leur temps et toutes leurs facultés. Je conviens de la vérité de cette observation, et j'en conviens d'autant plus aisément qu'elle est mon propre résultat. Plus je considère la nature de l'histoire, moins je la trouve propre à devenir le sujet d'études vulgaires et répandues dans toutes les classes. Je conçois comment et pourquoi tous les citoyens doivent être instruits dans l'art de lire, d'écrire, de compter, de dessiner; comment et pourquoi l'on doit leur donner des notions des mathématiques, qui calculent les corps; de la géométrie, qui les mesure; de la physique, qui rend sensibles leurs qualités; de la médecine élémentaire, qui nous apprend à conduire notre propre machine, à maintenir notre santé; de la géographie même, qui nous fait connaître le coin de l'univers où nous sommes placés, où il nous faut vivre. Dans toutes ces notions, je vois bien des besoins usuels, pratiques, communs à tous les temps de la vie, à tous les instants du jour, à tous les états de la société; j'y vois des objets d'autant plus utiles, que sans cesse présents à l'homme, sans cesse agissants sur lui, il ne peut ni se soustraire à leurs lois par sa volonté, ni éluder leur puissance par des raisonnements et par des sophismes: le fait est là; il est sous son doigt, il le touche, il ne peut le nier; mais dans l'histoire, dans ce tableau fantastique de faits évanouis dont il ne reste que l'ombre, quelle est la nécessité de connaître ces formes fugaces, qui ont péri, qui ne renaîtront plus? Qu'importe au laboureur, à l'artisan, au marchand, au négociant, qu'il ait existé un Alexandre, un Attila, un Tamerlan, un empire d'Assyrie, un royaume de Bactriane, une république de Carthage, de Sparte ou de Rome? Qu'ont de commun ces fantômes avec son existence? qu'ajoutent-ils de nécessaire à sa conduite, d'utile à son bonheur? En serait-il moins sain, moins content, pour ignorer qu'il ait vécu de grands philosophes, même de grands législateurs, appelés Pythagore, Socrate, Zoroastre, Confucius, Mahomet? Les hommes sont passés, les maximes restent, et ce sont les maximes qui importent et qu'il faut juger, sans égard au moule qui les produisit, et que sans doute pour nous instruire la nature elle-même a brisé: elle n'a pas brisé les modèles; et si la maxime intéresse l'existence réelle, il faut la confronter aux faits naturels; leur identité ou leur dissonance décidera de l'erreur ou de la vérité. Mais, je le répète, je ne conçois point la nécessité de connaître tant de faits qui ne sont plus, et j'aperçois plus d'un inconvénient à en faire le sujet d'une occupation générale et classique; c'en est un que d'y employer un temps, et d'y consumer une attention qui seraient bien plus utilement appliqués à des sciences exactes et de premier besoin; c'en est un autre que cette difficulté de constater la vérité et la certitude des faits, difficulté qui ouvre la porte aux débats, aux chicanes d'argumentation; qui, à la démonstration palpable des sens, substitue des sentiments vagues de conscience intime et de persuasion; raisons de ceux qui ne raisonnent point, et qui, s'appliquant à l'erreur comme à la vérité, ne sont que l'expression de l'amour-propre, toujours prêt à s'exaspérer par la moindre contradiction, et à engendrer l'esprit de parti, l'enthousiasme et le fanatisme. C'est encore un inconvénient de l'histoire de ne être utile que par des résultats dont les éléments sont si compliqués, si mobiles, si capables d'induire en erreur, que l'on n'a presque jamais une certitude complète de s'en trouver exempt. Aussi persisté-je à regarder l'histoire, non point comme une science, parce que ce nom ne me paraît applicable qu'à des connaissances démontrables, telles que celles des mathématiques, de la physique, de la géographie, mais comme un art systématique de calculs qui ne sont que probables, tel qu'est l'art de la médecine: or, quoiqu'il soit vrai que dans le corps humain les éléments aient des propriétés fixes, et que leurs combinaisons aient un jeu déterminé et constant, cependant, parce que ces combinaisons sont nombreuses et variables, qu'elles ne se manifestent aux sens que par leurs effets, il en résulte pour l'art de guérir un état vague et conjectural, qui forme sa difficulté, et l'élève au-dessus de la sphère de nos connaissances vulgaires. De même en histoire, quoiqu'il soit certain que des faits ont produit de tels événements et de telles conséquences, cependant, comme l'état positif de ces faits, comme leurs rapports et leurs réactions ne sont pas déterminés ou connus, il en résulte une possibilité d'erreur; qui rend leurs applications, leur comparaison à d'autres faits une opération délicate, qui exige des esprits très-exercés dans ce genre d'étude, et doués d'une grande finesse de tact. Il est vrai que dans cette dernière considération, je désigne particulièrement l'utilité politique de l'histoire, et j'avoue qu'à mes yeux cette utilité est son propre et unique but; la morale individuelle, le perfectionnement des sciences et des arts ne me paraissent que des épisodes et des accessoires; l'objet principal, l'art fondamental, c'est l'application de l'histoire au gouvernement, à la législation, à toute l'économie politique des sociétés; de manière que j'appellerais volontiers l'histoire la science physiologique des gouvernements, parce qu'en effet elle apprend à connaître, par la comparaison des états passés, la marche des corps politiques, futurs et présents, les symptômes de leurs maladies, les indications de leur santé, les pronostics de leurs agitations et de leurs crises, enfin les remèdes que l'on y peut apporter. Sans doute ce fut pour avoir senti sa difficulté sous ce point de vue immense, que chez les anciens l'étude de l'histoire était particulièrement affectée aux hommes qui se destinaient aux affaires publiques; que chez eux, comme chez les modernes, les meilleurs historiens furent, ce que l'on appelle, des hommes d'état; et que dans un empire célèbre pour plus d'un genre d'institutions sages, à la Chine, l'on a, depuis des siècles, formé un collége spécial d'historiens. Les Chinois ont pensé, non sans raison, que le soin de recueillir et de transmettre les faits qui constituent la vie d'un gouvernement et d'une nation, ne devait point être abandonné au hasard ni aux caprices des particuliers; ils ont senti qu'écrire l'histoire était une magistrature qui pouvait exercer la plus grande influence sur la conduite des nations et de leurs gouvernements; en conséquence, ils ont voulu que des hommes, choisis pour leurs lumières et pour leurs vertus, fussent chargés de recueillir les événements de chaque règne, et d'en jeter les notes, sans se communiquer, dans des boîtes scellées, qui ne sont ouvertes qu'à la mort du prince ou de sa dynastie. Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir cette institution; il me suffit d'indiquer combien elle appuie l'idée élevée que je me fais de l'histoire. Je viens à l'art de la composer.
Deux écrivains distingués ont traité spécialement de la manière d'écrire l'histoire: le premier, Lucien, né à Samosate, sous le règne de Trajan, a divisé son traité en critique et en préceptes; dans l'a première partie, il persifle, avec cette gaieté piquante qui lui est propre, le mauvais goût d'un essaim d'historiens que la guerre de Marc-Aurèle contre les Parthes fit subitement éclore, dit-il, et vit périr comme un essaim de papillons après un orage. Parmi les défauts qu'il leur reproche, l'on remarque surtout l'ampoulure du style, l'affectation des grands mots, la surcharge des épithètes, et, par une suite naturelle de ce défaut de goût, la chute dans l'excès contraire, l'emploi d'expressions triviales, les détails bas et dégoûtants, le mensonge hardi, la lâche flatterie; de manière que l'épidémie dont furent attaqués sur la fin du second siècle les écrivains romains, eut les mêmes symptômes que celles dont l'Europe moderne a montré des exemples presque chez chaque peuple.
Dans la seconde partie, Lucien expose les qualités et les devoirs d'un bon historien. Il veut qu'il soit doué de sagacité; qu'il ait le sentiment des convenances; qu'il sache penser et rendre ses pensées; qu'il soit versé dans les affaires politiques et militaires; qu'il soit libre de crainte et d'ambition, inaccessible à la séduction ou à la menace; qu'il dise la vérité sans faiblesse et sans amertume; qu'il soit juste sans dureté, censeur sans âcreté et sans calomnie; qu'il n'ait ni esprit de parti, ni même esprit national; je le veux, dit-il, citoyen du monde, sans maître, sans loi, sans égard pour l'opinion de son temps, et n'écrivant que pour l'estime des hommes sensés, et pour le suffrage de la postérité.
Quant au style, Lucien recommande qu'il soit facile, pur, clair, proportionné au sujet; habituellement simple comme narratif, quelquefois noble, agrandi, presque poétique, comme les scènes qu'il peint; rarement oratoire, jamais déclamateur. Que les réflexions soient courtes; que l'a matière soit bien distribuée, les témoignages bien scrutés, bien pesés, pour distinguer le bon du mauvais aloi; en un mot, que l'esprit de l'historien, dit-il, soit une glace fidèle où soient réfléchis, sans altération, les faits; s'il rapporte un fait merveilleux, qu'il l'expose nûment, sans affirmer ni nier, pour ne point se rendre responsable; qu'en un mot, il n'ait pour but que la vérité; pour mobile que le désir d'être utile; pour récompense que l'estime, toute stérile qu'elle puisse être, des gens de bien et de la postérité; tel est le précis des 94 pages du traité de Lucien, traduit par Massieu.
Le second écrivain, Mably, a donné à son ouvrage la forme du dialogue, et l'a divisé en deux entretiens. On est d'abord assez surpris de voir trois interlocuteurs grecs parler de la guerre des insurgents contre les Anglais; Lucien eût raillé ce mélange, mais le sévère Mably n'entend pas raillerie. Dans le premier entretien, il parle des différents genres d'histoire, et d'abord des histoires universelles, et de leurs études préliminaires. Dans le second, il traite des histoires particulières, de leur objet, et de quelques observations communes à tous les genres.