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Kitabı oku: «Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2», sayfa 12

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CHAPITRE XIV

Des artisans, des marchands et du commerce

LA classe qui fait valoir les denrées en les mettant en œuvre ou en circulation, n’est pas si maltraitée que celle qui les procrée: la raison en est que les biens des artisans et des marchands, consistant en effets mobiliers, sont moins soumis aux regards du gouvernement que ceux des paysans; en outre, les artisans et les marchands, rassemblés dans les villes, échappent plus aisément, par leur foule, à la rapacité de ceux qui commandent. C’est là une des causes principales de la population des villes dans la Syrie, et même dans toute la Turkie: tandis qu’en d’autres pays les villes sont en quelque sorte le regorgement des campagnes, là elles ne sont que l’effet de leur désertion. Les paysans chassés de leurs villages, viennent y chercher un refuge; et ils y trouvent la tranquillité, et même l’aisance. Les pachas veillent avec d’autant plus de soins à ce dernier article, que leur sûreté personnelle en dépend; car, outre les effets immédiats d’une sédition qui pourrait leur être funeste, la Porte ne leur pardonnerait pas d’exposer son repos pour le pain du peuple. Ils ont donc soin de tenir les vivres à bon marché dans les lieux considérables, et surtout dans celui de leur résidence: s’il y a disette, c’est toujours là qu’elle se fait le moins sentir. En pareil cas ils prohibent toute sorte de grains, ils obligent, sous peine de mort, quiconque en possède de le vendre au prix qu’ils y mettent; et si le pays en manque absolument, ils en envoient chercher au dehors, comme il arriva à Damas en novembre 1784. Le pacha mit des gardes sur toutes les routes, permit aux Arabes de piller tout chargement qui sortirait du pays, et envoya ordre dans le Hauran de vider toutes les matmoures; en sorte que, pendant que les paysans mouraient de faim dans les villages, le peuple de Damas ne payait le pain que deux paras (deux sous et demi) la livre de France, et croyait le payer très-cher; mais comme dans la machine politique nul ressort n’est indépendant, l’on n’a point porté des atteintes funestes à la culture, sans que les arts et le commerce s’en soient ressentis. Quelques détails sur cette partie vont faire juger si le gouvernement s’en occupe plus que des autres.

Le commerce en Syrie, considéré dans la manière dont il se pratique, est encore dans cet état d’enfance qui caractérise les siècles barbares et les pays non policés. Sur toute la côte, il n’y a pas un seul port capable de recevoir un bâtiment de 400 tonneaux, et les rades ne sont pas même assurées par des forts; les corsaires maltais profitaient autrefois de cette négligence pour faire des prises jusqu’à terre; mais comme les habitants rendaient les négociants européens responsables des accidents, la France a obtenu de l’ordre de Malte que ces corsaires n’approcheraient plus jusqu’à la vue de terre; en sorte que les naturels peuvent faire tranquillement leur cabotage, qui est assez vivace depuis Lataqîé jusqu’à Yâfa. Dans l’intérieur, il n’y a ni grandes routes ni canaux, pas même de ponts sur la plupart des rivières et des torrents, quelque nécessaires qu’ils fussent pendant l’hiver. Il n’y a de ville à ville ni poste ni messagerie. Le seul courrier qui existe est le Tartare qui vient de Constantinople à Damas par Alep. Ce courrier n’a de relais que dans les grandes villes, à de très-grandes distances; mais il peut démonter en cas de besoin tout cavalier qu’il rencontre. Il mène, selon l’usage des Tartares, un second cheval en main, et souvent il a un compagnon, de peur d’accident. De ville en ville les relations s’exécutent par des voituriers qui n’ont jamais de départ fixe. La raison en est qu’ils ne peuvent se mettre en chemin que par troupes ou caravanes; personne ne voyage seul, vu le peu de sûreté habituelle des routes. Il faut attendre que plusieurs voyageurs veuillent aller au même endroit, ou profiter du passage de quelque grand qui se fait protecteur, et souvent oppresseur de la caravane. Ces précautions sont surtout nécessaires dans les pays ouverts aux Arabes, tels que la Palestine et toute la frontière du désert, et même sur la route d’Alep à Skandaroun, à raison des brigands kourdes. Dans les montagnes et sur la côte entre Lataqîé et le Carmel, l’on voyage avec plus de sûreté; mais les chemins dans les montagnes sont très-pénibles, parce que les habitants, loin de les adoucir, les rendent scabreux, afin, disent-ils, d’ôter aux Turks l’envie d’y amener leur cavalerie. Il est remarquable que dans toute la Syrie, l’on ne voit pas un chariot ni une charrette; ce qui vient sans doute de la crainte de les voir prendre par les gens du gouvernement, et de faire d’un seul coup une grosse perte. Tous les transports se font à dos de mulets, d’ânes ou de chameaux; ces animaux y sont tous excellents. Les deux premiers sont plus employés dans les montagnes, et rien n’égale leur adresse à grimper et glisser sur des talus de roc vif. Le chameau est plus usité dans les plaines, parce qu’il consomme moins et porte davantage. Sa charge ordinaire est d’environ 750 livres de France. Sa nourriture est de tout ce que l’on veut lui donner, paille, broussailles, noyaux de dattes pilés, fèves, orge, etc. Avec une livre d’aliments, et autant d’eau par jour, on peut le mener des semaines entières. Dans le trajet du Caire à Suez, qui est de 40 à 46 heures (y compris les repos), ils ne mangent ni ne boivent; mais ces diètes répétées les épuisent comme tous les animaux: alors ils ont une haleine cadavéreuse. Leur marche ordinaire est très-lente, puisqu’ils ne font que 17 à 1800 toises à l’heure: il est inutile de les presser, ils n’en vont pas plus vite; ils peuvent, avec des pauses, marcher 15 et 18 heures par jour. Il n’y a d’auberges en aucun lieu; mais les villes et la plupart des villages ont un grand bâtiment appelé khan, ou kervan-seraï, qui sert d’asile à tous les voyageurs. Ces hospices, toujours placés hors l’enceinte des villes, sont composés de quatre ailes régnant autour d’une cour carrée qui sert de parc. Les logements sont des cellules où l’on ne trouve que les quatre murs, de la poussière, et quelquefois des scorpions. Le gardien de ce khan est chargé de donner la clef et une natte: le voyageur à dû se fournir du reste; ainsi il doit porter avec lui son lit, sa batterie de cuisine, et même ses provisions; car souvent l’on ne trouve pas de pain dans les villages. En conséquence les Orientaux donnent à leur attirail la plus grande simplicité et la forme la plus portative. Celui d’un homme qui ne veut manquer de rien, consiste en un tapis, un matelas, une couverture, deux casseroles avec leurs couvercles, entrant les uns dans les autres; plus, deux plats, deux assiettes et une cafetière, le tout de cuivre bien étamé; plus, une petite boîte de bois pour le sel et le poivre; six tasses à café sans anses, emboîtées dans un cuir; une table ronde en cuir, que l’on pend à la selle du cheval; de petites outres ou sacs de cuir pour l’huile, le beurre fondu, l’eau et l’eau-de-vie, si c’est un chrétien; enfin une pipe, un briquet, une tasse de coco, du riz, des raisins secs, des dattes, du fromage de Cypre, et surtout du café en grain, avec la poêlette pour le rôtir, et le mortier de bois pour le piler. Je cite ces détails parce qu’ils prouvent que les Orientaux sont plus avancés que nous dans l’art de se passer de beaucoup de choses, et cet art n’est pas sans mérite. Nos négociants européens ne s’accommodent pas de tant de simplicité; aussi leurs voyages sont-ils très-dispendieux, et par cette raison très-rares; mais les naturels, même les plus riches, ne font pas difficulté de passer une partie de leur vie de cette manière sur les routes de Bagdâd, de Basra, du Kaire, et même de Constantinople. Les voyages sont leur éducation, leur science, et dire d’un homme qu’il est négociant, c’est dire qu’il est voyageur. Ils y trouvent l’avantage de puiser leurs marchandises aux premières sources, de les avoir à meilleur marché, de veiller à leur sûreté en les escortant, de parer aux accidents qui peuvent arriver, et d’obtenir quelques graces sur les péages qui sont multipliés; enfin, ils apprennent à connaître les poids et les mesures, dont l’extrême diversité rend leur art très-compliqué. Chaque ville a son poids qui, avec un même nom, diffère en valeur de celui d’une autre. Le rotl d’Alep pèse environ six livres de Paris; celui de Damas, cinq un quart; celui de Saide, moins de cinq; celui de Ramlé, près de sept. Le seul derhem, c’est-à-dire, la dragme, qui est le premier élément de ces mesures, est le même partout. Les mesures longues varient moins: l’on n’en connaît que deux, la coudée égyptienne (drâà Masri), et la coudée de Constantinople (drâà Stambouli). Les monnaies sont encore plus fixes, et l’on peut parcourir tout l’empire, depuis Kotchim jusqu’à Asouan, sans changer d’espèces. La plus simple de ces monnaies est le para, appelé aussi medin, fadda, qata, mesrié; il est de la grandeur d’une pièce de six sous, et ne vaut que cinq de nos liards. Après le para, viennent successivement les pièces de cinq, de dix et de vingt paras; puis la zolata ou izlote, qui en vaut trente; la piastre, dite qerch asadi, ou piastre au lion, qui vaut 40 paras, ou 50 sous de France; c’est la plus usitée dans le commerce: enfin l’aboukelb, ou piastre au chien, qui vaut 60 paras. Toutes ces monnaies sont d’argent tellement allié de cuivre, que l’aboukelb a la grandeur d’un écu de six livres, quoiqu’il ne vaille que 3 livres 15 sous. Elles ne portent point d’effigie, selon la défense du Prophète, mais seulement le chiffre du sultan d’un côté, et de l’autre ces mots: Sultan des deux continents Kâbân72 (c’est-à-dire Seigneur), des deux mers, le Sultan, fils du Sultan N, frappé à Stamboul (Constantinople), ou à Masr (le Kaire), qui sont les deux seules villes où l’on batte monnaie. Les pièces d’or sont le sequin, dit dahab, c’est-à-dire, pièce d’or; et encore zahr-mahaboub, ou fleur bien-aimée: il vaut trois piastres de 40 paras, ou sept livres dix sous; le demi-sequin ne vaut que 60 paras. Il y a encore un sequin dit fondouqli, qui en vaut 170, mais il est très-rare. Outre ces monnaies, qui sont celles de l’empire, il y a aussi quelques espèces d’Europe qui n’ont pas moins de cours; ce sont en argent les dahlers d’Allemagne, et en or les sequins de Venise. Les dahlers valent en Syrie 90 à 92 paras, et les sequins 205 à 208. Ces deux espèces gagnent huit à dix paras de plus en Égypte. Les sequins de Venise sont très-recherchés pour la finesse de leur titre, et pour faire des parures aux femmes. La façon de ces parures n’exige pas beaucoup d’art; il s’agit tout simplement de percer la pièce d’or, pour l’attacher à une chaîne également d’or qui règne en rivière sur la poitrine. Plus cette chaîne a de sequins, plus il y a de pareilles chaînes, plus une femme est censée parée. C’est le luxe favori et l’émulation générale: il n’y a pas jusqu’aux paysannes qui, faute d’or, portent des piastres ou de moindres pièces; mais les femmes d’un certain rang dédaignent l’argent; elles ne veulent que des sequins de Venise, ou de grandes pièces d’Espagne et des cruzades: telle d’entre elles en porte deux et trois cents, tant en rivière qu’en rouleau couché sur le front, au bord du bonnet: c’est un vrai fardeau; mais elles ne croient pas payer trop cher le plaisir d’étaler ce trésor au bain public, devant une foule de rivales, dont la jalousie même est une jouissance. L’effet de ce luxe sur le commerce, est d’en retirer des sommes considérables, dont le fonds reste mort; en outre, lorsqu’il rentre en circulation quelques-unes de ces pièces, comme elles ont perdu de leur poids en les perçant, il faut les peser. Cet usage de peser la monnaie est habituel et général en Syrie, en Égypte et dans toute la Turkie. L’on n’y refuse aucune pièce, quelque dégradée qu’elle soit; le marchand tire son trébuchet et l’estime: c’est comme au temps d’Abraham, lorsqu’il acheta son sépulcre. Dans les paiements considérables, l’on fait venir un agent de change, qui compte des milliers de paras, rejette beaucoup de pièces fausses, et pèse tous les sequins ensemble ou l’un après l’autre.

Presque tout le commerce de Syrie est entre les mains des Francs, des Grecs et des Arméniens. Ci-devant il était dans celles des Juifs: les Musulmans s’en mêlent peu, non qu’ils en soient détournés par esprit de religion, ou par nonchalance, comme l’ont cru quelques politiques, mais parce qu’ils y trouvent des obstacles suscités par le gouvernement; fidèle à son esprit, la Porte, au lieu de donner à ses sujets une préférence marquée, a trouvé plus lucratif de vendre à des étrangers leurs droits et leur industrie. Quelques états d’Europe, en traitant avec elle, ont obtenu que leurs marchandises ne paieraient de douane que trois pour cent, tandis que celles des sujets turks paient de rigueur dix, ou de grace sept pour cent; en outre, la douane, une fois acquittée dans un port, n’est plus exigible dans un autre pour des Francs, et elle l’est pour les sujets. Enfin les Francs ayant trouvé commode d’employer comme agents les chrétiens latins, ils ont obtenu de les faire participer à leurs priviléges, et ils les ont soustraits au pouvoir des pachas, et à la justice turke. On ne peut les dépouiller, et si l’on a un procès de commerce avec eux, il faut venir le plaider devant le consul européen. Avec tant de désavantage, est-il étonnant que les musulmans cèdent le commerce à leurs rivaux? Ces agents des Francs sont connus en Levant sous le nom de drogmans barataires, c’est-à-dire, d’interprètes73 privilégiés. Le barat ou privilége est une patente dont le sultan fait présent aux ambassadeurs résidants à la Porte. Ci-devant ces ambassadeurs en faisaient présent à leur tour à des sujets choisis dans chaque comptoir; mais depuis 20 ans, on leur a fait comprendre qu’il était plus lucratif de les vendre. Le prix actuel est de cinq à six mille livres; chaque ambassadeur en a 50, qui se renouvellent à la mort de chaque titulaire, ce qui forme un casuel assez considérable.

La nation d’Europe qui fait le plus grand commerce en Syrie, est la française. Ses importations consistent en cinq articles principaux, qui sont, 1º les draps de Languedoc; 2º les cochenilles qui se tirent de Cadix; 3º les indigos; 4º les sucres; et 5º les cafés des Antilles, qui ont pris faveur chez les Turks, et qui servent à mélanger ceux d’Arabie, plus estimés, mais trop chers. A ces objets, il faut ajouter des quincailleries, des fers fondus, du plomb en lames, de l’étain, quelques galons de Lyon, quelques savons, etc.

Les retours consistent presque entièrement en cotons, soit filés, soit en laine, soit ouvrés en toiles assez grossières; en quelques soies de Tripoli, les autres sont prohibées; en noix de galle, en cuivre et en laines qui viennent du dehors de la Syrie. Les comptoirs ou échelles74 des Français sont au nombre de sept, savoir: Alep, Skandaroun, Lataqîé, Tripoli, Saide, Acre et Ramlé. La somme de leurs importations se monte à 6,000,000..... savoir:


Tout ce commerce s’exploite presque uniquement par la ville de Marseille. Ce n’est pas qu’il ne soit permis à nos autres ports de la Méditerranée et même de l’Océan, d’expédier des vaisseaux en Levant; mais l’obligation où ils sont à leur retour de relâcher au lazaret de Marseille pour y faire quarantaine, en leur rendant cette permission onéreuse, la rend inutile. La province de Languedoc, où se fabriquent les draps qui font la base de notre exportation, a de tout temps sollicité l’avantage d’avoir aussi un lazaret pour traiter directement avec la Turkie; mais le gouvernement s’y est toujours refusé, par la crainte d’ouvrir plusieurs portes à un fléau aussi terrible que la peste. Il refuse également aux étrangers, et même aux naturels de Turkie, de débarquer leurs marchandises à Marseille, à moins de payer un droit de vingt pour cent. Cette exclusion avait été levée en 1777, d’après plusieurs motifs raisonnés, dont l’ordonnance rendait compte; mais les négociants de Marseille ont tellement réclamé, que les choses sont remises sur l’ancien pied depuis le mois d’avril 1785. C’est à la France à discuter ses intérêts à cet égard. Considéré par rapport à l’empire turk, l’on peut assurer que son commerce avec l’Europe et l’Inde lui est plutôt nuisible qu’avantageux. En effet, les objets que cet état exporte étant tous des matières brutes et non ouvrées, il se prive de tous les avantages qu’il aurait à les faire travailler par ses propres sujets. En second lieu, les marchandises qui viennent de l’Europe et de l’Inde étant des objets de pur luxe, elles n’augmentent les jouissances que de la classe des riches, des gens du gouvernement, et ne servent peut-être qu’à rendre plus dure la condition du peuple et des cultivateurs. Sous un gouvernement qui ne respecte point les propriétés, le désir de multiplier les jouissances doit irriter la cupidité et redoubler les vexations. Pour avoir plus de draps, de fourrures, de galons, de sucre, de châles et d’indiennes, il faut plus d’argent, plus de coton, plus de soies, plus d’extorsions. Il a pu en résulter un avantage instantané aux états qui ont fourni les objets de ce luxe; mais la surabondance du présent n’a-t-elle pas été prise sur l’aisance de l’avenir? Et peut-on espérer de faire long-temps un commerce riche avec un pays qui se ruine?

CHAPITRE XV

Des arts, des sciences, et de l’ignorance

LES arts et les métiers en Syrie donnent lieu à plusieurs considérations. 1º Leurs espèces sont infiniment moins nombreuses que parmi nous; à peine en peut-on compter plus d’une vingtaine, même en y comprenant ceux de première nécessité. D’abord la religion de Mahomet ayant proscrit toute image et toute figure, il n’existe ni peinture, ni sculpture, ni gravure, ni cette foule de métiers qui en dépendent. Les chrétiens sont les seuls qui, pour l’usage de leurs églises, achètent quelques tableaux faits à Constantinople par des Grecs qui, pour le goût, sont de vrais Turks. En second lieu, une foule de nos métiers se trouvent supprimés par le petit nombre de meubles usités chez les Orientaux. Tout l’inventaire d’une riche maison consiste en tapis de pied, en nattes, en coussins, en matelas, quelques petits draps de coton, des plateaux de cuivre ou de bois qui servent de table; quelques casseroles, un mortier, une meule portative, quelques porcelaines, et quelques assiettes de cuivre étamé. Tout notre attirail de tapisseries, de bois de lits, de chaises, de fauteuils, de glaces, de secrétaires, de commodes, d’armoires; tout notre buffet avec son argenterie et son service de table; en un mot, toute notre menuiserie et ébénisterie y sont des choses ignorées, en sorte que rien n’est si facile que le délogement d’un ménage turk. Pocoke a pensé que la raison de ces usages venait de la vie errante qui fut la première de ces peuples; mais depuis le temps qu’ils se sont rendus sédentaires, ils en ont dû oublier l’esprit; et l’on doit plutôt en rapporter la cause au gouvernement, qui ramène tout au strict nécessaire. Les vêtements ne sont pas plus compliqués, quoiqu’ils soient bien plus dispendieux. On ne connaît ni chapeaux, ni perruques, ni frisures, ni boutons, ni boucles, ni cols, ni dentelles, ni tout ce détail dont nous sommes assiégés: des chemises de coton ou de soie, qui même chez les pachas ne se comptent pas par douzaines, et qui n’ont ni manchettes, ni poignets, ni collet plissé; une énorme culotte qui sert aussi de bas, un mouchoir à la tête, un autre à la ceinture, avec les trois grandes enveloppes de drap et d’indienne dont j’ai parlé au sujet des Mamlouks: voilà toute la toilette des Orientaux. Les seuls arts de luxe sont l’orfévrerie, bornée aux bijoux des femmes, aux soucoupes à café découpées en dentelles, et aux ornements des harnais et des pipes; enfin les fabriques des étoffes de soie d’Alep et de Damas. Du reste, lorsqu’on parcourt les rues de ces villes, l’on ne voit qu’une répétition de batteurs de coton à l’arc, de débitants d’étoffes et de merceries, de barbiers pour raser la tête, d’étameurs, de serruriers-maréchaux, de selliers, et surtout de vendeurs de petits pains, de quincailleries, de graines, de dattes, de sucreries, et très-peu de bouchers, toujours mal fournis. Il y a aussi dans ces capitales quelques mauvais arquebusiers qui ne font que raccommoder les armes; aucun ne sait fondre un canon de pistolet: quant à la poudre, le besoin fréquent de s’en servir, a donné à la plupart des paysans l’industrie de la faire, et il n’y a aucune fabrique publique.

Dans les villages, les habitants, bornés au plus étroit nécessaire, n’ont que les arts de premier besoin; chacun tâche de se suffire, afin de ne point partager ce qu’il a. Chaque famille se fabrique la grosse toile de coton dont elle s’habille. Chaque maison a son moulin portatif, avec lequel la femme broye l’orge ou le doura qui doivent nourrir. La farine de ces moulins est grossière; les petits pains ronds et plats qu’on en fait sont mal levés et mal cuits; mais ils font vivre, et c’est tout ce qu’on demande. J’ai déja dit combien les instruments de labourage étaient simples et peu coûteux. Dans les montagnes on ne taille point la vigne; l’on n’ente les arbres dans aucun endroit; tout enfin retrace la simplicité des premiers temps, qui peut-être, comme aujourd’hui, n’était que la grossièreté de la misère. Quand on demande les raisons de ce défaut d’industrie, l’on trouve partout pour réponse: C’est assez bon, cela suffit; à quoi servirait-il d’en faire davantage? Sans doute, puisqu’on n’en doit pas profiter.

2º La manière d’exercer les arts dans ces contrées, offre cette considération intéressante, qu’elle retrace presqu’en tout les procédés des siècles anciens: par exemple, les étoffes que l’on fabrique à Alep, ne sont pas de l’invention des Arabes; ils les tiennent des Grecs, qui eux-mêmes sans doute les imitèrent des anciens Orientaux. Les teintures dont ils usent, doivent remonter jusqu’aux Tyriens: elles ont une perfection qui n’est point indigne de ce peuple; mais les ouvriers, jaloux de leurs procédés, en font des mystères impénétrables. La manière dont les anciens bardaient les harnais de leurs chevaux, pour les garantir des coups de sabre, a dû être la même que l’on emploie encore à Alep et à Damas pour les têtières des brides75. Les écailles d’argent dont le cuir est recouvert, tiennent sans clous, et sont tellement emboîtées, que sans ôter la souplesse au cuir, il ne reste aucun interstice au tranchant. Le ciment dont ils usent doit être celui des Grecs et des Romains. Pour le bien composer, ils observent de n’employer la chaux que bouillante: ils y mêlent un tiers de sable, et un autre tiers de cendre et de brique pilée: avec ce composé, ils font des puits, des citernes et des voûtes imperméables. J’en ai vu en Palestine une espèce singulière qui mérite d’être citée. Cette voûte est formée de cylindres de briques de 8 à 10 pouces de longueur. Ces cylindres sont creux, et peuvent avoir deux pouces de diamètre à l’intérieur. Leur forme est légèrement conique. Le bout le plus large est fermé, l’autre est ouvert. Pour construire la voûte, on les range les uns à côté des autres, mettant le bout fermé en dehors: on les joint avec du plâtre de Jérusalem ou de Nâblous, et quatre ouvriers achèvent la voûte d’une chambre en un jour. Les premières pluies ont coutume de la pénétrer; mais on passe sur le dôme une couche à l’huile, et la voûte devient imperméable. L’on ferme les bouches de l’intérieur avec une couche de plâtre, et l’on a un toit durable et très-léger. Dans toute la Syrie, l’on fait avec ces cylindres les bordures des terrasses, afin d’empêcher les femmes qui s’y tiennent pour laver et sécher le linge, d’être vues. L’on a commencé depuis peu d’en faire usage à Paris; mais en Orient la pratique en est fort ancienne. La manière d’exploiter le fer dans le Liban doit l’être également, vu sa grande simplicité: c’est la méthode employée dans les Pyrénées, et connue sous le nom de fonte catalane; la forge consiste en une espèce de cheminée pratiquée au flanc d’un terrain à pic. L’on remplit de bois le tuyau; l’on y met le feu, et l’on souffle par la bouche d’en bas: l’on verse le minéral par le haut; le métal tombe au fond en masset, que l’on retire par cette même bouche, qui sert à allumer. Il n’y a pas jusqu’à leurs industrieuses serrures de bois à coulisse, qui ne remontent jusqu’au temps de Salomon, qui les désigne dans son cantique. L’on n’en peut pas dire autant de la musique. Elle ne paraît pas antérieure au siècle des kalifes, sous lesquels les Arabes s’y livrèrent avec tant de passion, que tous leurs savants d’alors ajoutent le titre de musicien à ceux de médecin, de géomètre et d’astronome; cependant, comme les principes en furent empruntés des Grecs, elle pourrait fournir des observations curieuses aux personnes versées en cette partie. Il est très-rare d’en trouver de tels en Orient. Le Kaire est peut-être le seul de l’Égypte et de la Syrie où il y ait des chaiks qui connaissent les principes de l’art. Ils ont des recueils d’airs qui ne sont pas notés à notre manière, mais écrits avec des caractères dont tous les noms sont persans. Toute leur musique est vocale; ils ne connaissent ni n’estiment l’exécution des instruments, et ils ont raison; car les leurs, sans en excepter la flûte, sont détestables. Ils ne connaissent non plus d’accompagnement que l’unisson et la basse-continue du monocorde. Ils aiment le chant à voix forcée dans les tons hauts, et il faut des poitrines comme les leurs pour en supporter l’effort pendant un quart d’heure. Leurs airs, pour le caractère et pour l’exécution, ne ressemblent à rien de ce qui est connu en Europe, si ce n’est les séguidillas des Espagnols. Ils ont des roulades plus travaillées que celles des Italiens mêmes, des dégradations et des inflexions de tons telles qu’il est extrêmement difficile à des gosiers européens de les imiter. Leur expression est accompagnée de soupirs et de gestes qui peignent la passion avec une force que nous n’oserions nous permettre. On peut dire qu’ils excellent dans le genre mélancolique. A voir un Arabe la tête penchée, la main près de l’oreille en forme de conque; à voir ses sourcils froncés, ses yeux languissants; à entendre ses intonations plaintives, ses tenues prolongées, ses soupirs sanglotants, il est presque impossible de retenir ses larmes, et des larmes qui, comme ils disent, ne sont pas amères: il faut bien qu’elles aient des charmes, puisque de tous les chants celui qui les provoque est celui qu’ils préfèrent, comme de tous les talents celui qu’ils préfèrent est celui du chant.

Il s’en faut de beaucoup que la danse, qui chez nous marche de front avec la musique, tienne le même rang dans l’opinion des peuples arabes: chez eux cet art est flétri d’une espèce de honte; un homme ne saurait s’y livrer sans déshonneur76, et l’exercice n’en est toléré que parmi les femmes. Ce jugement nous paraîtra sévère, mais avant de le condamner il convient de savoir qu’en Orient la danse n’est point une imitation de la guerre, comme chez les Grecs, ou une combinaison d’attitudes et de mouvements agréables, comme chez nous; mais une représentation licencieuse de ce que l’amour a de plus hardi. C’est ce genre de danse qui, porté de Carthage à Rome, y annonça le déclin des mœurs républicaines; et qui depuis, renouvelé dans l’Espagne par les Arabes, s’y perpétue encore sous le nom de fandango. Malgré la liberté de nos mœurs, il serait difficile, sans blesser l’oreille, d’en faire une peinture exacte; c’est assez de dire que la danseuse, les bras étendus, d’un air passionné, chantant et s’accompagnant des castagnettes qu’elle tient aux doigts, exécute, sans changer de place, des mouvements de corps que la passion même a soin de voiler de l’ombre de la nuit. Telle est leur hardiesse, qu’il n’y a que des femmes prostituées qui osent danser en public. Celles qui en font profession s’appellent Raouâzi, et celles qui y excellent prennent le titre d’Almé, ou de savantes dans l’art. Les plus célèbres sont celles du Kaire. Un voyageur récent en a fait un tableau séduisant; mais j’avoue que les modèles ne m’ont point causé ce prestige. Avec leur linge jaune, leur peau fumée, leur sein abandonné et pendant, avec leurs paupières noircies, leurs lèvres bleues et leurs mains teintes de henné, les Almé ne m’ont rappelé que les bacchantes des Porcherons; et si l’on observe que chez les peuples, même policés, cette classe de femmes conserve tant de grossièreté, l’on ne croira point que, chez un peuple où les arts les plus simples sont dans la barbarie, elle porte de la délicatesse dans celui qui en exige davantage.

L’analogie qui existe des arts aux sciences, doit faire pressentir que celles-ci sont encore plus négligées: disons mieux; elles sont entièrement inconnues. La barbarie est complète dans la Syrie comme dans l’Égypte; et l’équilibre qui a coutume d’exister dans un même empire, doit étendre ce jugement à toute la Turkie. En vain quelques personnes ont récemment réclamé contre cette assertion; en vain l’on a parlé de colléges, de lieux d’éducation, et de livres; ces mots en Turkie ne représentent pas les mêmes idées que chez nous. Les siècles des kalifes sont passés pour les Arabes, et ils sont à naître pour les Turks. Ces deux nations n’ont présentement ni géomètres, ni astronomes, ni musiciens, ni médecins; à peine trouve-t-on un homme qui sache saigner avec la flamme77: quand il a ordonné le cautère, appliqué le feu, ou prescrit une recette banale, sa science est épuisée: aussi les valets des Européens sont-ils consultés comme des Esculapes. Et où se formeraient des médecins, puisqu’il n’y a aucun établissement de ce genre, et que l’anatomie répugne aux préjugés de la religion? L’astronomie aurait plus d’attrait pour eux: mais par astronomie ils entendent l’art de lire les décrets du sort dans les mouvements des astres, et non la science profonde de soumettre ces mouvements au calcul. Les moines de Mar-hanna qui ont des livres, et qui entretiennent des relations avec Rome, ne sont pas à cet égard moins ignorants que les autres. Jamais, avant mon séjour, ils n’avaient ouï dire que la terre tournât autour du soleil, et peu s’en fallut que cette opinion n’y causât du scandale: car les zélés, trouvant que cela contrariait la sainte Bible, voulurent me traiter en hérétique: heureusement que le vicaire-général eut le bon esprit de douter et de dire: Sans en croire aveuglément les Francs, il ne faut pas les démentir; car tout ce qu’ils nous apportent de leurs arts est si fort au-dessus des nôtres, qu’ils peuvent apercevoir des choses qui sont au-dessus de nos idées. J’en fus quitte pour ne point prendre la rotation sur mon compte, et pour la restituer à nos savants, qui passent sûrement chez les moines pour des visionnaires.

72
   Kâbân est un terme tartare.


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73
   Interprète se dit en arabe terdjeman, dont nos anciens ont fait truchement; en Égypte on le prononce tergoman; et les Vénitiens en ont fait dragomano, qui nous est revenu en drogman.


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74
   Ce bizarre nom d’échelles est venu chez les Provençaux de l’italien scala, qui lui-même vient de l’arabe kalla, signifiant un lieu propre à recevoir des vaisseaux, une rade, un havre. Aujourd’hui les naturels disent, comme les Italiens, scala, rada.


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75
   J’observerai à ce sujet, que les Mamlouks, au Kaire, montrent encore tous les ans, à la procession de la caravane, des cottes-mailles, des casques à visière, des brassards et toute l’armure du temps des Croisés. Il y a aussi une collection de vieilles armes dans la Mosquée des derviches, à une lieue au-dessous du Kaire, sur le bord du Nil.


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76
   Il faut en excepter la danse sacrée des derviches, dont les tournoiements ont pour objet d’imiter les mouvements des astres.


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77
   Espèce de lancette à ressort qui ne suppose aucune adresse.


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Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2018
Hacim:
391 s. 20 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain