Kitabı oku: «Discours civiques»
Danton
DISCOURS CIVIQUES
INTRODUCTION
I
Voici le seul orateur populaire de la Révolution
De tous ceux qui, à la Constituante, à la Législative ou à la Convention, ont occupé la tribune et mérité le laurier de l’éloquence, Danton est le seul dont la parole trouva un écho dans la rue et dans le coeur du peuple. C’est véritablement l’homme de la parole révolutionnaire, de la parole d’insurrection. Que l’éloquence noblement ordonnée d’un Mirabeau et les discours froids et électriques d’un Robespierre, soient davantage prisés que les harangues hagardes et tonnantes de Danton, c’est là un phénomène qui ne saurait rien avoir de surprenant. Si les deux premiers de ces orateurs ont pu léguer à la postérité des discours qui demeurent le testament politique d’une époque, c’est qu’ils furent rédigés pour cette postérité qui les accueille. Pour Danton rien de pareil. S’il atteste quelquefois cette postérité, qui oublie en lui l’orateur pour le meneur, c’est par pur effet oratoire, parce qu’il se souvient, lui aussi, des classiques dont il est nourri, et ce n’est qu’un incident rare. Ce n’est pas à cela qu’il prétend. Il ne sait point «prévoir la gloire de si loin». Il est l’homme de l’heure dangereuse, l’homme de la patrie en danger; l’homme de l’insurrection. «Je suis un homme de Révolution»[1], lui fait-on dire. Et c’est vrai. Telles, ses harangues n’aspirent point à se survivre. Que sa parole soit utile et écoutée à l’heure où il la prononce, c’est son seul désir et il estime son devoir accompli.
On conçoit ce que cette théorie, admirable en pratique, d’abnégation et de courage civique, peut avoir de défectueux pour la renommée oratoire de l’homme qui en fait sa règle de conduite, sa ligne politique. Nous verrons, plus loin, que ce n’est pas le seul sacrifice fait par Danton à sa patrie.
Ces principes qu’il proclame, qu’il met en oeuvre, sont la meilleure critique de son éloquence. «Ses harangues sont contre toutes les règles de la rhétorique: ses métaphores n’ont presque jamais rien de grec ou de latin (quoiqu’il aimât à parler le latin). Il est moderne, actuel»[2], dit M. Aulard qui lui a consacré de profondes et judicieuses études. C’est là le résultat de son caractère politique, et c’est ainsi qu’il se trouve chez Danton désormais inséparable de son éloquence. Homme d’action avant tout, il méprise quelque peu les longs discours inutiles. Apathie déconcertante chez lui. En effet, il semble bien, qu’avocat, nourri dans la basoche, coutumier de toutes les chicanes, et surtout de ces effroyables chicanes judiciaires de l’ancien régime, il ait dû prendre l’habitude de les écouter en silence, quitte à foncer ensuite, tète baissée, sur l’adversaire. Mais peut-être est-ce de les avoir trop souvent écoutés, ces beaux discours construits selon les méthodes de la plus rigoureuse rhétorique, qu’il se révèle leur ennemi le jour où la basoche le lâche et fait de l’avocat aux Conseils du Roi l’émeutier formidable rué à l’assaut des vieilles monarchies? Sans doute, mais c’est surtout parce qu’il n’est point l’homme de la chicane et des tergiversations, parce que, mêlé à la tourmente la plus extraordinaire de l’histoire, il comprend, avec le coup d’oeil de l’homme d’État qu’il fut dès le premier jour, le besoin, l’obligation d’agir et d’agir vite. Qui ne compose point avec sa conscience, ne compose point avec les événements. Cela fait qu’au lendemain d’une nuit démente, encore poudreux, de la bagarre, un avocat se trouve ministre de la Justice.
Se sent-il capable d’assumer cette lourde charge? Est-il préparé à la terrible et souveraine fonction? Le sait-il? Il ne discute point avec lui-même et accepte. Il sait qu’il est avocat du peuple, qu’il appartient au peuple. Il accepte parce qu’il faut vaincre, et vaincre sur-le-champ[3].
Cet homme-là n’est point l’homme de la mûre réflexion, et de là ses fautes. Il accepte l’inspiration du moment, pourvu, toutefois, qu’elle s’accorde avec l’idéal politique que, dès les premiers jours, il s’est proposé d’atteindre.
Il n’a point, comme Mirabeau, le génie de la facilité, cette abondance méridionale que parent les plus belles fleurs de l’esprit, de l’intelligence et de la réminiscence. Mirabeau, c’est un phénomène d’assimilation, extraordinaire écho des pensées d’autrui qu’il fond et dénature magnifiquement au creuset de sa mémoire, une manière de Bossuet du plagiat que nul sujet ne trouve pris au dépourvu.
Danton, lui, avoue simplement son ignorance en certaines matières. «Je ne me connais pas grandement en finances», disait-il un jour[4] et il parle cinq minutes. Mirabeau eût parlé cinq heures. Il n’a point non plus, comme Robespierre, ce don de l’axiome géométrique, cette logique froide qui tombe comme le couperet, établit, ordonne, institue, promulgue et ne discute pas. Quand cela coule des minces lèvres de l’avocat d’Arras, droit et rigide à la tribune, on ne songe pas que durant des nuits il s’est penché sur son papier, livrant bataille au mot rebelle, acharné sur la métaphore, raturant, recommençant, en proie a toutes les affres du style. Or, Danton n’écrit rien[5]. Paresse, a-t-on dit? Peut-être. Il reconnaît: «Je n’ai point de correspondance».[6]. C’est l’aveu implicite de ses improvisations répétées. Qui n’écrit point de lettres ne rédige point de discours. C’est chose laissée à l’Incorruptible et à l’Ami du Peuple. Ce n’est point davantage à Marat qu’on peut le comparer. L’éloquence de celui-ci a quelque chose de forcené et de lamentatoire, une ardeur d’apostolat révolutionnaire et de charité, de vengeur et d’implorant à la fois. Ce sont bien des plaintes où passé, suivant la saisissante expression de M. Vellay, l’ombre désespérée de Cassandre[7]. Chez Danton, rien de tout cela. Et à qui le comparer sinon qu’à lui?
Dans son style on entend marcher les événements. Ils enflent son éloquence, la font hagarde, furieuse, furibonde; chez lui la parole bat le rappel et bondit armée. Aussi, point de longs discours. Toute colère tombe, tout enthousiasme faiblit. Les grandes harangues ne sont point faites de ces passions extrêmes. Si pourtant on les retrouve dans chacun des discours de Danton, c’est que de jour en jour elles se chargent de ranimer une vigueur peut-être fléchissante, quand, à Arcis-sur-Aube, il oublie l’orage qui secoue son pays pour le foyer qui l’attend, le sourire de son fils, la présence de sa mère, l’amour de sa femme, la beauté molle et onduleuse des vifs paysages champenois qui portent alors à l’idylle et à l’églogue ce grand coeur aimant. Mais que Danton reprenne pied a Paris, qu’il se sente aux semelles ce pavé brûlant du 14 juillet et du 10 août, que l’amour du peuple et de la patrie prenne le pas sur l’amour et le souvenir du pays natal, c’est alors Antée. Il tonne à la tribune, il tonne aux Jacobins, il tonne aux armées, il tonne dans la rue. Et ce sont les lambeaux heurtés et déchirés de ce tonnerre qu’il lègue à la postérité.
Ses discours sont des exemples, des leçons d’honnêteté, de foi, de civisme et surtout de courage. Quand il se sent parler d’abondance, sur des sujets qui lui sont étrangers, il a comme une excuse à faire. «Je suis savant dans le bonheur de mon pays», dit-il[8]. Cela, c’est pour lui la suprême excuse et le suprême devoir. Son pays, le peuple, deux choses qui priment tout. Entre ces deux pôles son éloquence bondit, sur chacun d’eux sa parole pose le pied et ouvre les ailes. Et quelle parole! Au moment où Paris et la France vivent dans une atmosphère qui sent la poudre, la poussière des camps, il ne faut point être surpris de trouver dans les discours de Danton comme un refrain de Marseillaise en prose. Sa métaphore, au bruit du canon et du tocsin, devient guerrière et marque le pas avec les sections en marche, avec les volontaires levés à l’appel de la patrie en danger. Elle devient audacieuse, extrême, comme le jour où, dans l’enthousiasme de la Convention, d’abord abattue par la trahison de Dumouriez, il déclare à ses accusateurs: «Je me suis retranché dans la citadelle de la raison; j’en sortirai avec le canon de la vérité et je pulvériserai les scélérats qui ont voulu m’accuser».[9] Cela, Robespierre ne l’eût point écrit et dit. C’est chez Danton un mépris de la froide et élégante sobriété, mais faut-il conclure de là que c’était simplement de l’ignorance? Cette absence des formes classiques du discours et de la recherche du langage, c’est à la fièvre des événements, à la violence de la lutte qu’il faut l’attribuer, déclare un de ses plus courageux biographes[10]. On peut le croire. Mais pour quiconque considère Danton à l’action, cette excuse est inutile. Son oeuvre politique explique son éloquence. Si elle roule ces scories, ces éclats de rudes rocs, c’est qu’il méprise les rhéteurs, c’est, encore une fois, et il faut bien le répéter, parce qu’il a la religion de l’action; et ce culte seul domine chez lui. Il ne va point pour ce jusqu’à la grossièreté, cette grossièreté de jouisseur, de grand mangeur, de matérialiste, qu’on lui attribue si volontiers. «Aucune de ses harangues ne fournit d’indices de cette grossièreté», dit le Dr Robinet[11]. Et quand même cela eût été, quand même elles eussent eu cette violence et cette exagération que demande le peuple à ses orateurs, en quoi diminueraient-elles la mémoire du Conventionnel?» Je porte dans mon caractère une bonne portion de gaieté française», a-t-il répondu[12]. Mais cette gaieté française, c’est celle-là même du pays de Rabelais. Si Pantagruel est grossier, Danton a cette grossièreté-là.
Il sait qu’on ne parle point au peuple comme on parle à des magistrats ou a des législateurs, qu’il faut au peuple le langage rude, simple, franc et net du peuple. Paris n’a-t-il point bâillé à l’admirable morceau de froid lyrisme et de noble éloquence de Robespierre pour la fête de l’Être Suprême? C’est en vain que, sur les gradins du Tribunal révolutionnaire, Vergniaud déroula les plus harmonieuses périodes classiques d’une défense à la grande façon. Mais Danton n’eut à dire que quelques mots, à sa manière, et la salle se dressa tout à coup vers lui, contre la Convention. Il fallut le bâillon d’un décret pour museler le grand dogue qui allait réveiller la conscience populaire.
Là seul fut l’art de Danton. La Révolution venait d’en bas, il descendit vers elle et ne demeura pas, comme Maximilien Robespierre, à la place où elle l’avait trouvé. Par là, il sut mieux être l’écho des désirs, des besoins, le cri vivant de l’héroïsme exaspéré, le tonnerre de la colère portée à son summum. Il fut la Révolution tout entière, avec ses haines françaises, ses fureurs, ses espoirs et ses illusions. Robespierre, au contraire, la domina toujours et, jacobin, resta aristocrate parmi les jacobins. Derrière la guillotine du 10 thermidor s’érige la Minerve antique, porteuse du glaive et des tables d’airain. Derrière la guillotine du 16 germinal se dresse la France blessée, échevelée et libre, la France de 93. Ne cherchons pas plus loin. De là la popularité de Danton; de là l’hostilité haineuse où le peuple roula le cadavre sacrifié par la canaille de thermidor à l’idéal jacobin et français.
II
La Patrie! Point de discours où le mot ne revienne. La Patrie, la France, la République; point de plus haut idéal proposé à ses efforts, à son courage, à son civisme. Il aime son pays, non point avec cette fureur jalouse qui fait du patriotisme un monopole à exploiter, il l’aime avec respect, avec admiration. Il s’incline devant cette terre où fut le berceau de la liberté, il s’agenouille devant cette patrie qui, aux nations asservies, donne l’exemple de la libération. C’est bien ainsi qu’il se révèle comme imbu de l’esprit des encyclopédistes[13], comme le représentant politique le plus accrédité de l’école de l’Encyclopédie.[14] Le peuple qui, le premier, conquit sur la tyrannie la sainte liberté est à ses yeux le premier peuple de l’univers. Il est de ce peuple, lui. De là son orgueil, son amour, sa dévotion. Jamais homme n’aima sa race avec autant de fierté et de fougue; jamais citoyen ne consentit tant de sacrifices à son idéal. En effet, Danton n’avait pas comme un Fouché, un Lebon, un Tallien, à se tailler une existence nouvelle dans le régime nouveau; au contraire. Pourvu d’une charge fructueuse, au sommet de ce Tiers État qui était alors autre chose et plus que notre grande bourgeoisie contemporaine, la Révolution ne pouvait que lui apporter la ruine d’une existence laborieuse mais confortable, aisée, paisible. Elle vint, cette Révolution attendue, espérée, souhaitée, elle vint et cet homme fut à elle. Il aimait son foyer, cela nous le savons, on l’a prouvé, démontré; il quitta ce foyer, et il fut à la chose publique. Nous connaissons les angoisses de sa femme pendant la nuit du 10 août. Cette femme, il l’aimait, il l’aima au point de la faire exhumer, huit jours après sa mort, pour lui donner le baiser suprême de l’adieu; et pourtant, il laissa là sa femme pour se donner à la neuve République. Il quitta tout, sa vieille mère (et il l’adorait, on le sait), son foyer, pour courir dans la Belgique enflammer le courage des volontaires. Dans tout cela il apportait un esprit d’abnégation sans exemple. Il sacrifiait sa mémoire, sa gloire, son nom, son honneur à la Patrie. «Que m’importe d’être appelé buveur de sang, pourvu que la patrie soit sauvée!» Et il la sauvait. Il était féroce, oui, à la tribune, quand il parlait des ennemis de son pays. Il en appelait aux mesures violentes, extrêmes, au nom de son amour pour la France. Il était terrible parce qu’il aimait la Patrie avant l’humanité.
Et pourtant, on l’a dit, cet homme «sous des formes âprement révolutionnaires, cachait des pensées d’ordre social et d’union entre les patriotes». Qui, aujourd’hui, après les savants travaux de feu A. Bougeart [15] et du Dr Robinet, ne saurait souscrire a cette opinion d’Henri Martin? Son idéal, en effet, était l’ordre, la concorde entre les républicains. Jusque dans son dernier discours à la Convention, alors que déjà à l’horizon en déroute montait l’aube radieuse et terrible du 16 germinal, alors encore il faisait appel à la concorde, à la fraternité, à l’ordre. Sorti de la classe qui l’avait vu naître, il ne pouvait être un anarchiste, un destructeur de toute harmonie. Il aimait trop son pays pour n’avoir point l’orgueil de construire sur les ruines de la monarchie la cité nouvelle promise au labeur et à l’effort de la race libérée. Était-il propre à cette tâche? L’ouvrier de la première heure aurait-il moins de mérite que celui de la dernière? «C’était un homme bien extraordinaire, fait pour tout», disait de lui l’empereur exilé, revenu au jacobinisme auquel il avait dû de retrouver une France neuve[16].
La réorganisation, l’organisation faudrait-il dire, fut son grand but.
Qu’on lise ces discours, on y verra cette préoccupation constante: satisfaire les besoins de la République, les devancer, l’organiser. Cela, certes, est indéniable.
Ainsi que Carnot organisa la victoire, il médita d’organiser la République. Ce qui est non moins incontestable, c’est que le temps et les moyens lui firent défaut, et que, lassé du trop grand effort donné, son courage fléchit. Le jour où il souhaita le repos fut la veille de sa ruine.
Son programme politique, M. Antonin Dubost l’a exposé avec une sobre netteté dans son bel ouvrage sur la politique dantoniste. «Repousser l’invasion étrangère, écrit-il, briser les dernières résistances rétrogrades et constituer un gouvernement républicain en le fondant sur le concours de toutes les nuances du parti progressif, indépendamment de toutes vues particulières, de tout système quelconque, dans l’unique but de permettre au pays de poursuivre son libre développement intellectuel, moral et pratique entravé depuis si longtemps par la coalition rétrograde; mettre au service de cette oeuvre une énergie terrible, nécessaire pour conquérir notre indépendance nationale et pour rompre les fils de la conspiration royaliste, et une opiniâtreté comme on n’en avait pas encore vu à établir entre tous les républicains un accord étroit sans lequel la fondation de la république était impossible, tel était le programme de Danton à son entrée au pouvoir. Ce programme, il en a poursuivi l’application jusqu’à son dernier jour, à travers des résistances inouïes et avec un esprit de suite, une souplesse, une appropriation des moyens aux circonstances qui étonneront toujours des hommes doués de quelque aptitude politique».[17]
Ces moyens, on le sait, furent souvent violents, mais ici encore ils étaient, reprenons l’expression de M. Dubost, appropriés aux circonstances. Or, jamais pays ne se trouva en pareille crise, en présence de telles circonstances. Terribles, elles durent être combattues terriblement. À la Terreur prussienne répondit la Terreur française. L’arme se retourna contre ceux qui la brandissaient. C’est là l’explication et la justification—nous ne disons pas excuse,—du système. Cette explication est vieille, nul ne l’ignore, mais c’est la seule qui puisse être donnée, c’est la seule qui ait été combattue.
En effet, enlevez à la Terreur la justification des circonstances, et c’est là un régime de folie et de sauvagerie. Thème facile aux déclarations réactionnaires, on ne s’arrête que là. C’est un argument qui semble péremptoire et sans réplique; le lieu commun qui autorise les pires arguties et fait condamner, pêle-mêle, Danton, Robespierre, Fouquier-Tinville, Carrier, Lebon et Saint-Just. Cette réprobation, Danton, par anticipation, l’assuma. Il consentit à charger sa mémoire de ce qui pouvait sembler violent, excessif et inexorable dans les mesures qu’il proposait.
Le salut de la Patrie primait sa justification devant la postérité.
Or, il n’échappe à quiconque étudie avec son âme, avec sa raison, l’heure de cette crise, que c’est précisément là qu’il importe de chercher la glorification de Danton. Ces mesures contre les suspects, le tribunal révolutionnaire, l’impôt sur les grosses fortunes, la Terreur enfin, ce fut lui qui la proposa. Et la Terreur sauva la France. Si quelque bien-être et quelque liberté sont notre partage aujourd’hui dans le domaine politique et matériel, c’est à la Terreur que nous les devons. La responsabilité était terrible. Danton l’assuma devant l’Histoire, courageusement, franchement, sans arrière-pensée, car, on l’a avoué, l’ombre de la trahison et de la lâcheté effrayait cet homme[18]. Il se révéla l’incarnation vibrante et vivante de la défense nationale à l’heure la plus tragique de la race française.
Cette défense, la Terreur l’assura à l’intérieur et à l’extérieur. À l’instant même où elle triomphait de toutes résistances, Danton faiblit. Pour la première fois il recula, il se sentit fléchir sous l’énorme poids de cette responsabilité et il douta de lui-même et de la justice de la postérité. Et celui que Garat appelait un grand seigneur de la Sans-culotterie[19] eut comme honte de ce qui lui allait assurer une indéfectible gloire. Et c’est l’heure que la réaction guette, dans cette noble et courageuse vie, pour lui impartir sa dédaigneuse indulgence; c’est l’heure où elle est tentée d’absoudre Danton des coups qu’il lui porta, au nom d’une clémence qui ne fut chez lui que de la lassitude.
III
C’est contre cet outrageant éloge de la clémence de Danton qu’il faut défendre sa mémoire. La réaction honore en lui la victime de la pitié et de Robespierre. C’est pour avoir tenté d’arrêter la marche de la Terreur qu’il succomba, répète le thème habituel des apologistes malgré eux.
Il faut bien le dire: pour faire tomber Danton, il ne fallut que Danton lui-même, et, si cette mort fut le crime de Maximilien, elle fut aussi son devoir.
La Gironde abattue, Danton se trouva en présence de deux partis réunis cependant par les mêmes intérêts: les Hébertistes à la Commune, les Montagnards à la Convention. Entre eux point de place pour les modérés, ce modéré fût-il Danton. Il revenait, lui, de sa ferme d’Arcis-sur-Aube, de cette maison paysanne dont le calme et le repos demeuraient son seul regret dans la terrible lutte. Il estimait avoir fait son devoir jusqu’au bout, il estimait peut-être aussi que la Révolution était au terme de son évolution, qu’elle était désormais établie sur des bases indestructibles. On sait quelles illusions c’étaient là en 1794. Pourtant Danton y crut, il y crut pour l’amour du repos, par lassitude.
Il s’arrêta alors qu’il eût fallu continuer la rude marche, il s’arrêta alors que la Patrie demandait un dernier effort. Son influence était puissante encore; vers cette grande tête ravagée et illuminée se tournaient un grand nombre de regards sur les bancs de la Montagne. De cette bouche éloquente, pleine d’éclats éteints, de foudres muettes, pouvait venir le mot d’ordre fatal. La lassitude de Danton pouvait être prise par les Dantonistes comme une réprobation; un mot de fatigue pouvait être interprété comme un ordre de recul. Reculer, c’était condamner la Terreur, la paralyser au moment de son dernier effort. Et c’est ici que le devoir de Maximilien s’imposa: il lui fallut choisir de la Révolution ou de Danton. Il choisit. C’est ce devoir qu’on lui impute comme un crime.
Et pourtant! pourtant, oui, c’était un crime, cet austère, atroce et formidable Devoir! L’homme qu’il fallait frapper au nom du progrès révolutionnaire parce qu’il devenait un danger, cet homme avait réveillé l’énergie guerrière de la France, cet homme avait, pour appeler à la défense du sol, trouvé des mots qui avaient emporté et déchiré le coeur du peuple, il avait été son incarnation, son écho, sa bouche d’airain. Cet homme avait proposé tout ce qui avait sauvé la Patrie et c’était au nom de ces mêmes mesures qu’il importait de le frapper. Et il fut frappé.
Robespierre ne se résigna point à l’atroce tâche avec la joie sauvage, la cruauté froide et la facilité dont on charge sa mémoire. Un de ceux qui se décidèrent à abattre Danton sans discuter, Vadier, ce même Vadier qui disait: «Nous allons vider ce Turbot farci!», Vadier reconnut plus tard qu’il lui avait, au contraire, fallu vaincre l’opposition de Robespierre, le retard que l’Incorruptible apportait à se décider pour l’arrestation de son ancien ami. Non point qu’il n’en avait pas compris la nécessité, nous venons de montrer que pour l’inflexibilité de Robespierre la chose était un devoir, mais parce qu’il lui répugnait d’arracher de son coeur le souvenir de l’amour que Danton avait porté à la patrie. Cet aveu de Vadier fut consigné par Taschereau-Fargues, dans une brochure devenue rare, où, rapportant les détails de l’arrestation, il ajoute: «Pourquoi ne dirai-je point que cela fut un assassinat médité, préparé de longue main, lorsque deux jours après cette séance où présidait le crime, le représentant Vadier, me racontant toutes les circonstances de cet événement, finit par me dire: que Saint-Just, par son entêtement, avait failli occasionner la chute des membres des deux comités, car il voulait, ajouta-t-il, que les accusés fussent présents lorsqu’il aurait lu le rapport à la Convention nationale; et telle était son opiniâtreté que, voyant notre opposition formelle, il jeta de rage son chapeau dans le feu, et nous planta là. Robespierre était aussi de son avis; il craignait qu’en faisant arrêter préalablement ces députés, celle démarche ne fût tôt ou tard répréhensible; mais, comme la peur était un argument irrésistible auprès de lui, je me servis de cette arme pour le combattre: Tu peux courir la chance d’être guillotiné, si tel est ton plaisir; pour moi, je veux éviter ce danger, en les faisant arrêter sur-le-champ, car il ne faut point se faire illusion sur le parti que nous devons prendre; tout se réduit à ces mots: Si nous ne les faisons point guillotiner, nous le serons nous-mêmes».[20]
L’hésitation de Robespierre vaincue, Danton était perdu.
L’accusation contre Danton compléta le crime. C’était le compléter, l’aggraver, en effet, que d’élever contre lui le reproche de la vénalité. De source girondine, le grief fut repris par les Montagnards; et il a fallu attendre près d’un siècle pour en laver la mémoire outragée et blasphémée de Danton. Mais le premier pas fait, les autres ne coûtèrent guère et on sait jusqu’où Saint-Just alla. Ici point d’excuse. Cette haute et pure figure se voile tout à coup, s’efface et il ne demeure qu’un faussaire odieux, celui qui donnera, dans le dos de Danton, le coup de couteau dont il ne se relèvera pas. Fouquier-Tinville, dans son dernier mémoire justificatif, a éclairé les dessous de cette terrible machination, il a dit d’où était venu le coup, on a reconnu la main… Hélas! la main qui, à Strasbourg et sur le Rhin, signa les plus brillantes et les plus enflammées des proclamations jacobines!
Au 9 thermidor, quand, immobile, muet, déchu, Saint-Just se tient debout devant la tribune où Robespierre lance son dernier appel à la raison française, dans le tumulte hurlant de la Convention déchaînée, peut-être, devinant l’expiation, Saint-Just se remémora-t-il les suprêmes paroles de Danton au Tribunal révolutionnaire: «Et toi, Saint-Just, tu répondras à la postérité de la diffamation lancée contre le meilleur ami du peuple, contre son plus ardent défenseur!»[21]
Et c’est ce qui fait cette jeune et noble gloire un peu moins grande et un peu moins pure.