Kitabı oku: «Jacques le fataliste et son maître», sayfa 16
LE MAÎTRE
Et pourquoi haïssez-vous les portraits?
JACQUES
C'est qu'ils ressemblent si peu, que, si par hasard on vient à rencontrer les originaux, on ne les reconnaît pas. Racontez-moi les faits, rendez-moi fidèlement les propos, et je saurai bientôt à quel homme j'ai affaire. Un mot, un geste m'en ont quelquefois plus appris que le bavardage de toute une ville.
LE MAÎTRE
Un jour Desglands…
JACQUES
Quand vous êtes absent, j'entre quelquefois dans votre bibliothèque, je prends un livre, et c'est ordinairement un livre d'histoire.
LE MAÎTRE
Un jour Desglands…
JACQUES
Je lis du pouce tous les portraits.
LE MAÎTRE
Un jour Desglands…
JACQUES
Pardon, mon maître, la machine était montée, et il fallait qu'elle allât jusqu'à la fin.
LE MAÎTRE
Y est-elle?
JACQUES
Elle y est.
LE MAÎTRE
Un jour Desglands invita à dîner la belle veuve avec quelques gentilshommes d'alentour. Le règne de Desglands était sur son déclin; et parmi ses convives il y en avait un vers lequel son inconstance commençait à la pencher. Ils étaient à table, Desglands et son rival placés l'un à côté de l'autre et en face de la belle veuve. Desglands employait tout ce qu'il avait d'esprit pour animer la conversation; il adressait à la veuve les propos les plus galants; mais elle, distraite, n'entendait rien, et tenait les yeux attachés sur son rival. Desglands avait un œuf frais à la main; un mouvement convulsif, occasionné par la jalousie, le saisit, il serre les poings, et voilà l'œuf chassé de sa coque et répandu sur le visage de son voisin. Celui-ci fit un geste de la main. Desglands lui prend le poignet, l'arrête, et lui dit à l'oreille: «Monsieur, je le tiens pour reçu…» Il se fait un profond silence; la belle veuve se trouve mal. Le repas fut triste et court. Au sortir de table, elle fit appeler Desglands et son rival dans un appartement séparé; tout ce qu'une femme peut faire décemment pour les réconcilier, elle le fit; elle supplia, elle pleura, elle s'évanouit, mais tout de bon; elle serrait les mains à Desglands, elle tournait ses yeux inondés de larmes sur l'autre. Elle disait à celui-ci: «Et vous m'aimez!..» à celui-là: «Et vous m'avez aimée…» à tous les deux: «Et vous voulez me perdre, et vous voulez me rendre la fable, l'objet de la haine et du mépris de toute la province! Quel que soit celui des deux qui ôte la vie à son ennemi, je ne le reverrai jamais; il ne peut être ni mon ami ni mon amant; je lui voue une haine qui ne finira qu'avec ma vie…» Puis elle retombait en défaillance, et en défaillant elle disait: «Cruels, tirez vos épées et enfoncez-les dans mon sein; si en expirant je vous vois embrassés, j'expirerai sans regret!..» Desglands et son rival restaient immobiles ou la secouraient, et quelques pleurs s'échappaient de leurs yeux. Cependant il fallut se séparer. On remit la belle veuve chez elle plus morte que vive.
JACQUES
Eh bien! monsieur, qu'avais-je besoin du portrait que vous m'avez fait de cette femme? Ne saurais-je pas à présent tout ce que vous en avez dit?
LE MAÎTRE
Le lendemain Desglands rendit visite à sa charmante infidèle; il y trouva son rival. Qui fut bien étonné? Ce fut l'un et l'autre de voir à Desglands la joue droite couverte d'un grand rond de taffetas noir. «Qu'est-ce que cela? lui dit la veuve.
DESGLANDS
Ce n'est rien.
SON RIVAL
Un peu de fluxion?
DESGLANDS
Cela se passera.»
Après un moment de conversation, Desglands sortit, et, en sortant, il fit à son rival un signe qui fut très-bien entendu. Celui-ci descendit, ils passèrent, l'un par un des côtés de la rue, l'autre par le côté opposé; ils se rencontrèrent derrière les jardins de la belle veuve, se battirent, et le rival de Desglands demeura étendu sur la place, grièvement, mais non mortellement blessé. Tandis qu'on l'emporte chez lui, Desglands revient chez sa veuve, il s'assied, ils s'entretiennent encore de l'accident de la veille. Elle lui demande ce que signifie cette énorme et ridicule mouche qui lui couvre la joue. Il se lève, il se regarde au miroir. «En effet, lui dit-il, je la trouve un peu trop grande…» Il prend les ciseaux de la dame, il détache son rond de taffetas, le rétrécit tout autour d'une ligne ou deux, le replace et dit à la veuve: «Comment me trouvez-vous à présent?
– Mais d'une ligne ou deux moins ridicule qu'auparavant.
– C'est toujours quelque chose.»
Le rival de Desglands guérit. Second duel où la victoire resta à Desglands: ainsi cinq à six fois de suite; et Desglands à chaque combat rétrécissant son rond de taffetas d'une petite lisière, et remettant le reste sur sa joue.
JACQUES
Quelle fut la fin de cette aventure? Quand on me porta au château de Desglands, il me semble qu'il n'avait plus son rond noir.
LE MAÎTRE
Non. La fin de cette aventure fut celle de la belle veuve. Le long chagrin qu'elle en éprouva, acheva de ruiner sa santé faible et chancelante.
JACQUES
Et Desglands?
LE MAÎTRE
Un jour que nous nous promenions ensemble, il reçoit un billet, il l'ouvre, et dit: «C'était un très-brave homme, mais je ne saurais m'affliger de sa mort…» Et à l'instant il arrache de sa joue le reste de son rond noir, presque réduit par ses fréquentes rognures à la grandeur d'une mouche ordinaire. Voilà l'histoire de Desglands. Jacques est-il satisfait; et puis-je espérer qu'il écoutera l'histoire de mes amours, ou qu'il reprendra l'histoire des siennes?
JACQUES
Ni l'un, ni l'autre.
LE MAÎTRE
Et la raison?
JACQUES
C'est qu'il fait chaud, que je suis las, que cet endroit est charmant, que nous serons à l'ombre sous ces arbres, et qu'en prenant le frais au bord de ce ruisseau nous nous reposerons.
LE MAÎTRE
J'y consens; mais ton rhume?
JACQUES
Il est de chaleur; et les médecins disent que les contraires se guérissent par les contraires.
LE MAÎTRE
Ce qui est vrai au moral comme au physique. J'ai remarqué une chose assez singulière; c'est qu'il n'y a guère de maximes de morale dont on ne fît un aphorisme de médecine, et réciproquement peu d'aphorismes de médecine dont on ne fît une maxime de morale.
JACQUES
Cela doit être.
Ils descendent de cheval, ils s'étendent sur l'herbe. Jacques dit à son maître: «Veillez-vous? dormez-vous? Si vous veillez, je dors; si vous dormez, je veille.»
Son maître lui dit: «Dors, dors.
– Je puis donc compter que vous veillerez? C'est que cette fois-ci nous y pourrions perdre deux chevaux.»
Le maître tira sa montre et sa tabatière; Jacques se mit en devoir de dormir; mais à chaque instant il se réveillait en sursaut, et frappait en l'air ses deux mains l'une contre l'autre. Son maître lui dit: À qui diable en as-tu?
JACQUES
J'en ai aux mouches et aux cousins. Je voudrais bien qu'on me dît à quoi servent ces incommodes bêtes-là?
LE MAÎTRE
Et parce que tu l'ignores, tu crois qu'elles ne servent à rien? La nature n'a rien fait d'inutile et de superflu.
JACQUES
Je le crois; car puisqu'une chose est, il faut qu'elle soit.
LE MAÎTRE
Quand tu as ou trop de sang ou du mauvais sang, que fais-tu? Tu appelles un chirurgien, qui t'en ôte deux ou trois palettes. Eh bien! ces cousins, dont tu te plains, sont une nuée de petits chirurgiens ailés qui viennent avec leurs petites lancettes te piquer et te tirer du sang goutte a goutte.
JACQUES
Oui, mais à tort et à travers, sans savoir si j'en ai trop ou trop peu. Faites venir ici un étique, et vous verrez si les petits chirurgiens ailés ne le piqueront pas. Ils songent à eux; et tout dans la nature songe à soi et ne songe qu'à soi. Que cela fasse du mal aux autres, qu'importe, pourvu qu'on s'en trouve bien?..
Ensuite il refrappait en l'air de ses deux mains, et il disait: Au diable les petits chirurgiens ailés!
LE MAÎTRE
Jacques, connais-tu la fable de Garo75?
JACQUES
Oui.
LE MAÎTRE
Comment la trouves-tu?
JACQUES
Mauvaise.
LE MAÎTRE
C'est bientôt dit.
JACQUES
Et bientôt prouvé. Si au lieu de glands, le chêne avait porté des citrouilles, est-ce que cette bête de Garo se serait endormi sous un chêne? Et s'il ne s'était pas endormi sous un chêne, qu'importait au salut de son nez qu'il en tombât des citrouilles ou des glands? Faites lire cela à vos enfants.
LE MAÎTRE
Un philosophe de ton nom ne le veut pas76.
JACQUES
C'est que chacun a son avis, et que Jean-Jacques n'est pas Jacques.
LE MAÎTRE
Et tant pis pour Jacques.
JACQUES
Qui sait cela avant que d'être arrivé au dernier mot de la dernière ligne de la page qu'on remplit dans le grand rouleau?
LE MAÎTRE
À quoi penses-tu?
JACQUES
Je pense que, tandis que vous me parliez et que je vous répondais, vous me parliez sans le vouloir, et que je vous répondais sans le vouloir.
LE MAÎTRE
Après?
JACQUES
Après? Et que nous étions deux vraies machines vivantes et pensantes.
LE MAÎTRE
Mais à présent que veux-tu?
JACQUES
Ma foi, c'est encore tout de même. Il n'y a dans les deux machines qu'un ressort de plus en jeu.
LE MAÎTRE
Et ce ressort-là…?
JACQUES
Je veux que le diable m'emporte si je conçois qu'il puisse jouer sans cause. Mon capitaine disait: «Posez une cause, un effet s'ensuit; d'une cause faible, un faible effet; d'une cause momentanée, un effet d'un moment; d'une cause intermittente, un effet intermittent; d'une cause contrariée, un effet ralenti; d'une cause cessante, un effet nul.»
LE MAÎTRE
Mais il me semble que je sens au dedans de moi-même que je suis libre, comme je sens que je pense.
JACQUES
Mon capitaine disait: «Oui, à présent que vous ne voulez rien; mais veuillez vous précipiter de votre cheval?»
LE MAÎTRE
Eh bien! je me précipiterai.
JACQUES
Gaiement, sans répugnance, sans effort, comme lorsqu'il vous plaît d'en descendre à la porte d'une auberge?
LE MAÎTRE
Pas tout à fait; mais qu'importe, pourvu que je me précipite, et que je prouve77 que je suis libre?
JACQUES
Mon capitaine disait: «Quoi! vous ne voyez pas que sans ma contradiction il ne vous serait jamais venu en fantaisie de vous rompre le cou? C'est donc moi qui vous prends par le pied, et qui vous jette hors de selle. Si votre chute prouve quelque chose, ce n'est donc pas que vous soyez libre, mais que vous êtes fou.» Mon capitaine disait encore que la jouissance d'une liberté qui pourrait s'exercer sans motif serait le vrai caractère d'un maniaque.
LE MAÎTRE
Cela est trop fort pour moi; mais, en dépit de ton capitaine et de toi, je croirai que je veux quand je veux.
JACQUES
Mais si vous êtes et si vous avez toujours été le maître de vouloir, que ne voulez-vous à présent aimer une guenon; et que n'avez-vous cessé d'aimer Agathe toutes les fois que vous l'avez voulu? Mon maître, on passe les trois quarts de sa vie à vouloir, sans faire.
LE MAÎTRE
Il est vrai.
JACQUES
Et à faire sans vouloir.
LE MAÎTRE
Tu me démontreras celui-ci?
JACQUES
Si vous y consentez.
LE MAÎTRE
J'y consens.
JACQUES
Cela se fera, et parlons d'autre chose…
Après ces balivernes et quelques autres propos de la même importance, ils se turent; et Jacques, relevant son énorme chapeau, parapluie dans les mauvais temps, parasol dans les temps chauds, couvre-chef en tout temps, le ténébreux sanctuaire sous lequel une des meilleures cervelles qui aient encore existé consultait le destin dans les grandes occasions;… les ailes de ce chapeau relevées lui plaçaient le visage à peu près au milieu du corps; rabattues, à peine voyait-il à dix pas devant lui: ce qui lui avait donné l'habitude de porter le nez au vent; et c'est alors qu'on pouvait dire de son chapeau:
Os illi78 sublime dedit, cœlumque tueri
Jussit, et erectos ad sidera tollere vultus.
Ovide, Métam., lib. I, v. 85.
Jacques donc, relevant son énorme chapeau et promenant ses regards au loin, aperçut un laboureur qui rouait inutilement de coups un des deux chevaux qu'il avait attelés à sa charrue. Ce cheval, jeune et vigoureux, s'était couché sur le sillon, et le laboureur avait beau le secouer par la bride, le prier, le caresser, le menacer, jurer, frapper, l'animal restait immobile, et refusait opiniâtrement de se relever.
Jacques, après avoir rêvé quelque temps à cette scène, dit à son maître, dont elle avait aussi fixé l'attention: Savez-vous, monsieur, ce qui se passe là?
LE MAÎTRE
Et que veux-tu qui se passe autre chose que ce que je vois?
JACQUES
Vous ne devinez rien?
LE MAÎTRE
Non. Et toi, que devines-tu?
JACQUES
Je devine que ce sot, orgueilleux, fainéant animal est un habitant de la ville, qui, fier de son premier état de cheval de selle, méprise la charrue; et pour vous dire tout, en un mot, que c'est votre cheval, le symbole de Jacques que voilà, et de tant d'autres lâches coquins comme lui, qui ont quitté les campagnes pour venir porter la livrée dans la capitale, et qui aimeraient mieux mendier leur pain dans les rues, ou mourir de faim, que de retourner à l'agriculture, le plus utile et le plus honorable des métiers.
Le maître se mit à rire; et Jacques, s'adressant au laboureur qui ne l'entendait pas, disait: «Pauvre diable, touche, touche tant que tu voudras: il a pris son pli, et tu useras plus d'une mèche à ton fouet, avant que d'inspirer à ce maraud-là un peu de véritable dignité et quelque goût pour le travail…» Le maître continuait de rire. Jacques, moitié d'impatience, moitié de pitié, se lève, s'avance vers le laboureur, et n'a pas fait deux cents pas que, se retournant vers son maître, il se met à crier: «Monsieur, arrivez, arrivez; c'est votre cheval, c'est votre cheval.»
Ce l'était en effet. À peine l'animal eut-il reconnu Jacques et son maître, qu'il se releva de lui-même, secoua sa crinière, hennit, se cabra, et approcha tendrement son mufle du mufle de son camarade. Cependant Jacques, indigné, disait entre ses dents: «Gredin, vaurien, paresseux, à quoi tient-il que je ne te donne vingt coups de bottes?..» Son maître, au contraire, le baisait, lui passait une main sur le flanc, lui frappait doucement la croupe de l'autre, et pleurant presque de joie, s'écriait: «Mon cheval, mon pauvre cheval, je te retrouve donc!»
Le laboureur n'entendait rien à cela. «Je vois, messieurs, leur dit-il, que ce cheval vous a appartenu; mais je ne l'en possède pas moins légitimement; je l'ai acheté à la dernière foire. Si vous vouliez le reprendre pour les deux tiers de ce qu'il m'a coûté, vous me rendriez un grand service, car je n'en puis rien faire. Lorsqu'il faut le sortir de l'écurie, c'est le diable; lorsqu'il faut l'atteler, c'est pis encore; lorsqu'il est arrivé sur le champ, il se couche, et il se laisserait plutôt assommer que de donner un coup de collier ou que de souffrir un sac sur son dos. Messieurs, auriez-vous la charité de me débarrasser de ce maudit animal-là? Il est beau, mais il n'est bon à rien qu'à piaffer sous un cavalier, et ce n'est pas là mon affaire…» On lui proposa un échange avec celui des deux autres qui lui conviendrait le mieux; il y consentit, et nos deux voyageurs revinrent au petit pas à l'endroit où ils s'étaient reposés, et d'où ils virent, avec satisfaction, le cheval qu'ils avaient cédé au laboureur se prêter sans répugnance à son nouvel état.
JACQUES
Eh bien! monsieur?
LE MAÎTRE
Eh bien! rien n'est plus sûr que tu es inspiré; est-ce de Dieu, est-ce du diable? Je l'ignore. Jacques, mon cher ami, je crains que vous n'ayez le diable au corps.
JACQUES
Et pourquoi le diable?
LE MAÎTRE
C'est que vous faites des prodiges, et que votre doctrine est fort suspecte.
JACQUES
Et qu'est-ce qu'il y a de commun entre la doctrine que l'on professe et les prodiges qu'on opère?
LE MAÎTRE
Je vois que vous n'avez pas lu dom la Taste79.
JACQUES
Et ce dom la Taste que je n'ai pas lu, que dit-il?
LE MAÎTRE
Il dit que Dieu et le diable font également des miracles.
JACQUES
Et comment distingue-t-il les miracles de Dieu des miracles du diable?
LE MAÎTRE
Par la doctrine. Si la doctrine est bonne, les miracles sont de Dieu; si elle est mauvaise, les miracles sont du diable.
JACQUES. (Ici Jacques se mit à siffler, puis il ajouta:)
Et qui est-ce qui m'apprendra à moi, pauvre ignorant, si la doctrine du faiseur de miracles est bonne ou mauvaise? Allons, monsieur, remontons sur nos bêtes. Que vous importe que ce soit de par Dieu ou de par Belzébuth que votre cheval se soit retrouvé? En ira-t-il moins bien?
LE MAÎTRE
Non. Cependant, Jacques, si vous étiez possédé…
JACQUES
Quel remède y aurait-il à cela?
LE MAÎTRE
Le remède! ce serait, en attendant l'exorcisme… ce serait de vous mettre à l'eau bénite pour toute boisson.
JACQUES
Moi, monsieur, à l'eau! Jacques à l'eau bénite! J'aimerais mieux que mille légions de diables me restassent dans le corps, que d'en boire une goutte, bénite ou non bénite. Est-ce que vous ne vous êtes pas aperçu que j'étais hydrophobe?..
Ah! hydrophobe? Jacques a dit hydrophobe?.. Non, lecteur, non; je confesse que le mot n'est pas de lui. Mais, avec cette sévérité de critique-là, je vous défie de lire une scène de comédie ou de tragédie, un seul dialogue, quelque bien qu'il soit fait, sans surprendre le mot de l'auteur dans la bouche de son personnage. Jacques a dit: «Monsieur, est-ce que vous ne vous êtes pas encore aperçu qu'à la vue de l'eau, la rage me prend?..» Eh bien? en disant autrement que lui, j'ai été moins vrai, mais plus court.
Ils remontèrent sur leurs chevaux; et Jacques dit à son maître: «Vous en étiez de vos amours au moment où, après avoir été heureux deux fois, vous vous disposiez peut-être à l'être une troisième.»
LE MAÎTRE
Lorsque tout à coup la porte du corridor s'ouvre. Voilà la chambre pleine d'une foule de gens qui marchent tumultueusement; j'aperçois des lumières, j'entends des voix d'hommes et de femmes qui parlaient tous à la fois. Les rideaux sont violemment tirés; et j'aperçois le père, la mère, les tantes, les cousins, les cousines et un commissaire qui leur disait gravement: «Messieurs, mesdames, point de bruit; le délit est flagrant; monsieur est un galant homme: il n'y a qu'un moyen de réparer le mal; et monsieur aimera mieux s'y prêter de lui-même que de s'y faire contraindre par les lois…»
À chaque mot il était interrompu par le père et par la mère qui m'accablaient de reproches; par les tantes et par les cousines qui adressaient les épithètes les moins ménagées à Agathe, qui s'était enveloppé la tête dans les couvertures. J'étais stupéfait, et je ne savais que dire. Le commissaire s'adressant à moi, me dit ironiquement: «Monsieur, vous êtes fort bien; il faut cependant que vous ayez pour agréable de vous lever et de vous vêtir…» Ce que je fis, mais avec mes habits qu'on avait substitués à ceux du chevalier. On approcha une table; le commissaire se mit à verbaliser. Cependant la mère se faisait tenir à quatre pour ne pas assommer sa fille, et le père lui disait: «Doucement, ma femme, doucement; quand vous aurez assommé votre fille, il n'en sera ni plus ni moins. Tout s'arrangera pour le mieux…» Les autres personnages étaient dispersés sur des chaises, dans les différentes attitudes de la douleur, de l'indignation et de la colère. Le père, gourmandant sa femme par intervalles, lui disait: «Voilà ce que c'est que de ne pas veiller à la conduite de sa fille…» La mère lui répondait: «Avec cet air si bon et si honnête, qui l'aurait cru de monsieur?..» Les autres gardaient le silence. Le procès-verbal dressé, on m'en fit lecture; et comme il ne contenait que la vérité, je le signai et je descendis avec le commissaire, qui me pria très-obligeamment de monter dans une voiture qui était à la porte, d'où l'on me conduisit avec un assez nombreux cortége droit au For-l'Évêque.
JACQUES
Au For-l'Évêque! en prison!
LE MAÎTRE
En prison; et puis voilà un procès abominable. Il ne s'agissait de rien moins que d'épouser Mlle Agathe; les parents ne voulaient entendre à aucun accommodement. Dès le matin, le chevalier m'apparut dans ma retraite. Il savait tout. Agathe était désolée; ses parents étaient enragés; il avait essuyé les plus cruels reproches sur la perfide connaissance qu'il leur avait donnée; c'était lui qui était la première cause de leur malheur et du déshonneur de leur fille; ces pauvres gens faisaient pitié. Il avait demandé à parler à Agathe en particulier; il ne l'avait pas obtenu sans peine. Agathe avait pensé lui arracher les yeux, elle l'avait appelé des noms les plus odieux. Il s'y attendait; il avait laissé tomber ses fureurs; après quoi il avait tâché de l'amener à quelque chose de raisonnable; mais cette fille disait une chose à laquelle, ajoutait le chevalier, je ne sais point de réplique: «Mon père et ma mère m'ont surprise avec votre ami; faut-il leur apprendre que, en couchant avec lui, je croyais coucher avec vous?..» Il lui répondait: «Mais en bonne foi croyez-vous que mon ami puisse vous épouser?.. – Non, disait-elle, c'est vous, indigne, c'est vous, infâme, qui devriez y être condamné.»
«Mais, dis-je au chevalier, il ne tiendrait qu'à vous de me tirer d'affaire.
– Comment cela?
– Comment? en déclarant la chose comme elle est.
– J'en ai menacé Agathe; mais, certes, je n'en ferai rien. Il est incertain que ce moyen nous servît utilement; et il est très-certain qu'il nous couvrirait d'infamie. Aussi c'est votre faute.
– Ma faute?
– Oui, votre faute. Si vous eussiez approuvé l'espièglerie que je vous proposais, Agathe aurait été surprise entre deux hommes, et tout ceci aurait fini par une dérision. Mais cela n'est point, et il s'agit de se tirer de ce mauvais pas.
– Mais, chevalier, pourriez-vous m'expliquer un petit incident? C'est mon habit repris et le vôtre remis dans la garde-robe; ma foi, j'ai beau y rêver, c'est un mystère qui me confond. Cela m'a rendu Agathe un peu suspecte; il m'est venu dans la tête qu'elle avait reconnu la supercherie, et qu'il y avait entre elle et ses parents je ne sais quelle connivence.
– Peut-être vous aura-t-on vu monter; ce qu'il y a de certain, c'est que vous fûtes à peine déshabillé, qu'on me renvoya mon habit et qu'on me redemanda le vôtre.
– Cela s'éclaircira avec le temps…»
Comme nous étions en train, le chevalier et moi, de nous affliger, de nous consoler, de nous accuser, de nous injurier et de nous demander pardon, le commissaire entra; le chevalier pâlit et sortit brusquement. Ce commissaire était un homme de bien, comme il en est quelques-uns, qui, relisant chez lui son procès-verbal, se rappela qu'autrefois il avait fait ses études avec un jeune homme qui portait mon nom; il lui vint en pensée que je pourrais bien être le parent ou même le fils de son ancien camarade de collége: et le fait était vrai. Sa première question fut de me demander qui était l'homme qui s'était évadé quand il était entré.
«Il ne s'est point évadé, lui dis-je, il est sorti; c'est mon intime ami, le chevalier de Saint-Ouin.
– Votre ami! vous avez là un plaisant ami! Savez-vous, monsieur, que c'est lui qui m'est venu avertir? Il était accompagné du père et d'un autre parent.
– Lui!
– Lui-même.
– Êtes-vous bien sûr de votre fait?
– Très-sûr; mais comment l'avez-vous nommé?
– Le chevalier de Saint-Ouin.
– Oh! le chevalier de Saint-Ouin, nous y voilà. Et savez-vous ce que c'est que votre ami, votre intime ami le chevalier de Saint-Ouin? Un escroc, un homme noté par cent mauvais tours. La police ne laisse la liberté du pavé à cette espèce d'hommes-là, qu'à cause des services qu'elle en tire quelquefois. Ils sont fripons et délateurs des fripons; et on les trouve apparemment plus utiles par le mal qu'ils préviennent ou qu'ils révèlent, que nuisibles par celui qu'ils font…»
Je racontai au commissaire ma triste aventure, telle qu'elle s'était passée. Il ne la vit pas d'un œil beaucoup plus favorable; car tout ce qui pouvait m'absoudre ne pouvait ni s'alléguer ni se démontrer au tribunal des lois. Cependant il se chargea d'appeler le père et la mère, de serrer les pouces à la fille, d'éclairer le magistrat, et de ne rien négliger de ce qui servirait à ma justification; me prévenant toutefois que, si ces gens étaient bien conseillés, l'autorité y pourrait très-peu de chose.
«Quoi! monsieur le commissaire, je serais forcé d'épouser?
– Épouser! cela serait bien dur, aussi ne l'appréhendé-je pas; mais il y aura des dédommagements, et dans ce cas ils sont considérables…» Mais, Jacques, je crois que tu as quelque chose à me dire.
JACQUES
Oui; je voulais vous dire que vous fûtes en effet plus malheureux que moi, qui payai et qui ne couchai pas. Au demeurant, j'aurais, je crois, entendu votre histoire tout courant, si Agathe avait été grosse.
LE MAÎTRE
Ne te dépars pas encore de ta conjecture; c'est que le commissaire m'apprit, quelque temps après ma détention, qu'elle était venue faire chez lui sa déclaration de grossesse.
JACQUES
Et vous voilà père d'un enfant…
LE MAÎTRE
Auquel je n'ai pas nui.
JACQUES
Mais que vous n'avez pas fait.
LE MAÎTRE
Ni la protection du magistrat, ni toutes les démarches du commissaire ne purent empêcher cette affaire de suivre le cours de la justice; mais comme la fille et ses parents étaient mal famés, je n'épousai pas entre les deux guichets. On me condamna à une amende considérable, aux frais de gésine80, et à pourvoir à la subsistance et à l'éducation d'un enfant provenu des faits et gestes de mon ami le chevalier de Saint-Ouin, dont il était le portrait en miniature. Ce fut un gros garçon, dont Mlle Agathe accoucha très-heureusement entre le septième et le huitième mois, et auquel on donna une bonne nourrice, dont j'ai payé les mois jusqu'à ce jour.
JACQUES
Quel âge peut avoir monsieur votre fils?
LE MAÎTRE
Il aura bientôt dix ans. Je l'ai laissé tout ce temps à la campagne, où le maître d'école lui a appris à lire, à écrire et à compter. Ce n'est pas loin de l'endroit où nous allons; et je profite de la circonstance pour payer à ces gens ce qui leur est dû, le retirer, et le mettre en métier.
Jacques et son maître couchèrent encore une fois en route. Ils étaient trop voisins du terme de leur voyage, pour que Jacques reprît l'histoire de ses amours; d'ailleurs il s'en manquait beaucoup que son mal de gorge fût passé. Le lendemain ils arrivèrent… – Où? – D'honneur je n'en sais rien. – Et qu'avaient-ils à faire où ils allaient? – Tout ce qu'il vous plaira. Est-ce que le maître de Jacques disait ses affaires à tout le monde? Quoi qu'il en soit, elles n'exigeaient pas au delà d'une quinzaine de séjour. Se terminèrent-elles bien, se terminèrent-elles mal? C'est ce que j'ignore encore. Le mal de gorge de Jacques se dissipa, par deux remèdes qui lui étaient antipathiques, la diète et le repos.
Un matin le maître dit à son valet: «Jacques, bride et selle les chevaux et remplis ta gourde; il faut aller où tu sais.» Ce qui fut aussitôt fait que dit. Les voilà s'acheminant vers l'endroit où l'on nourrissait depuis dix ans, aux dépens du maître de Jacques, l'enfant du chevalier de Saint-Ouin. À quelque distance du gîte qu'ils venaient de quitter, le maître s'adressa à Jacques dans les mots suivants: Jacques, que dis-tu de mes amours?
JACQUES
Qu'il y a d'étranges choses écrites là-haut. Voilà un enfant de fait, Dieu sait comment! Qui sait le rôle que ce petit bâtard jouera dans le monde? Qui sait s'il n'est pas né pour le bonheur ou le bouleversement d'un empire?
LE MAÎTRE
Je te réponds que non. J'en ferai un bon tourneur ou un bon horloger. Il se mariera; il aura des enfants qui tourneront à perpétuité des bâtons de chaise dans ce monde.
JACQUES
Oui, si cela est écrit là-haut. Mais pourquoi ne sortirait-il pas un Cromwell de la boutique d'un tourneur? Celui qui fit couper la tête à son roi, n'était-il pas sorti de la boutique d'un brasseur, et ne dit-on pas aujourd'hui?..
LE MAÎTRE
Laissons cela. Tu te portes bien, tu sais mes amours; en conscience tu ne peux te dispenser de reprendre l'histoire des tiennes.
JACQUES
Tout s'y oppose. Premièrement, le peu de chemin qui nous reste à faire; secondement, l'oubli de l'endroit où j'en étais; troisièmement, un diable de pressentiment que j'ai là… que cette histoire ne doit pas finir; que ce récit nous portera malheur, et que je ne l'aurai pas sitôt repris qu'il sera interrompu par une catastrophe heureuse ou malheureuse.
LE MAÎTRE
Si elle est heureuse, tant mieux!
JACQUES
D'accord; mais j'ai là… qu'elle sera malheureuse.
LE MAÎTRE
Malheureuse! soit; mais que tu parles ou que tu te taises, arrivera-t-elle moins?
JACQUES
Qui sait cela?
LE MAÎTRE
Tu es né trop tard de deux ou trois siècles.
JACQUES
Non, monsieur, je suis né à temps comme tout le monde.
LE MAÎTRE
Tu aurais été un grand augure.
JACQUES
Je ne sais pas bien précisément ce que c'est qu'un augure, ni ne me soucie de le savoir.
LE MAÎTRE
C'est un des chapitres importants de ton traité de la divination.
JACQUES
Il est vrai; mais il y a si longtemps qu'il est écrit, que je ne m'en rappelle pas un mot. Monsieur, tenez, voilà qui en sait plus que tous les augures, oies fatidiques et poulets sacrés de la république; c'est la gourde. Interrogeons la gourde.
Jacques prit sa gourde, et la consulta longuement. Son maître tira sa montre et sa tabatière, vit l'heure qu'il était, prit sa prise de tabac, et Jacques dit: Il me semble à présent que je vois le destin moins noir. Dites-moi où j'en étais.
LE MAÎTRE
Au château de Desglands, ton genou un peu remis, et Denise chargée par sa mère de te soigner.
JACQUES
Denise fut obéissante. La blessure de mon genou était presque refermée; j'avais même pu danser en rond la nuit de l'enfant; cependant j'y souffrais par intervalles des douleurs inouïes. Il vint en tête au chirurgien du château qui en savait un peu plus long que son confrère, que ces souffrances, dont le retour était si opiniâtre, ne pouvaient avoir pour cause que le séjour d'un corps étranger qui était resté dans les chairs, après l'extraction de la balle. En conséquence il arriva dans ma chambre de grand matin; il fit approcher une table de mon lit; et lorsque mes rideaux furent ouverts, je vis cette table couverte d'instruments tranchants; Denise assise à mon chevet, et pleurant à chaudes larmes; sa mère debout, les bras croisés, et assez triste; le chirurgien dépouillé de sa casaque, les manches de sa veste retroussées, et sa main droite armée d'un bistouri.
LE MAÎTRE
Tu m'effrayes.
JACQUES
Je le fus aussi. «L'ami, me dit le chirurgien, êtes-vous las de souffrir?
– Fort las.
– Voulez-vous que cela finisse et conserver votre jambe?
– Certainement.
– Mettez-la donc hors du lit, et que j'y travaille à mon aise.»
J'offre ma jambe. Le chirurgien met le manche de son bistouri entre ses dents, passe ma jambe sous son bras gauche, l'y fixe fortement, reprend son bistouri, en introduit la pointe dans l'ouverture de ma blessure, et me fait une incision large et profonde. Je ne sourcillai pas, mais Jeanne détourna la tête, et Denise poussa un cri aigu, et se trouva mal…
Gésine, vieux mot; couches.
Et dans l'effort de la gésine,Sur la litière elle invoquaitEt Junon l'accoucheuse, et madame Lucine.Eust. Le Noble(Br.)
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