Kitabı oku: «Voyages loin de ma chambre t.2», sayfa 5
ÉTÉ 1889
JOURNAL D’UNE CAMPAGNARDE
à PARIS
PENDANT L’EXPOSITION
A mon fils Bertrand.
Je m’intéresse vivement à ton beau voyage à travers l’Algérie, la perle de nos colonies françaises. Tu as visité Alger, la superbe, la reine de ces lieux; Oran, la ville maritime; Constantine, la ville forte par excellence; Bône, l’élégante, la coquette, et qui remplace aujourd’hui l’antique Hippone de saint Augustin; Bougie, la marraine de toutes les chandelles de cire ou de stéarine; Blidah, la patrie poétique des roses parfumées et des oranges exquises. Tu veux maintenant connaître cette campagne algérienne si nouvelle pour toi; t’enfoncer dans la brousse et traverser les plaines d’Alfa; gravir les pentes escarpées de l’Atlas, côtoyer les sinuosités sablonneuses du désert, courir le long des grèves rocheuses qui festonnent la mer bleue. Les beautés grandioses de la nature sauvage t’attirent et te retiennent, et pendant que tu les admires, moi je réponds à l’appel de la civilisation qui convie le monde entier à ses fêtes, à ce spectacle unique: l’Exposition!
Puissent ces pages, faible écho de mes impressions t’intéresser à leur tour, te donner une idée de ces grandes joûtes pacifiques du progrès; un aperçu de toutes les merveilles que renferme aujourd’hui Paris qu’on pourrait appeler en ce moment le salon de l’univers.
ARRIVÉE A PARIS
Lundi soir, 16 Septembre 1889.
Depuis quelques heures je suis à Paris… Dans ce grand Paris entrevu si souvent dans mes rêves, et que je vais trouver ou plus beau ou peut-être moins beau qu’eux. Le rêve est une féerie sans limites, la réalité a toujours des bornes. Ah! que je suis impatiente de connaître toutes ces belles choses qui caressent ma pensée depuis tantôt cinq mois! Demain, dès que l’horloge aura sonné neuf coups, l’heure réglementaire de l’ouverture de l’Exposition, j’en aurai franchi le seuil.
Nos plans sont dressés. Quatre jours par semaine nous irons à l’Exposition, les autres jours nous visiterons Paris; nous nous reposerons aussi de temps en temps, on ne peut pas tout voir à la fois, et pour bien classer ses souvenirs, il faut que la mémoire puisse s’assimiler les choses et les mettre en place, autrement ce serait le chaos.
Je suis arrivée par la belle gare Saint-Lazare: un monde déjà à elle toute seule. J’ai pris une voiture et fouette cocher! Plus heureuse que cette grande dame du siècle de Louis XIV, qui aurait tant voulu se voir passer en carrosse, moi j’ai eu cet agrément, rien qu’en jetant un coup d’œil rapide sur toutes les grandes glaces qui ornent la devanture des magasins.
Quelle animation, quel mouvement, quel tapage! Ah! que je suis loin du calme des champs! Ce soir je vais m’endormir au bruit de mille rumeurs confuses qui me rappelleront la voix du vent dans les bois. Cette nuit je me croirai bercée par la rafale bourdonnante de nos plages bretonnes… Ce sera le doux songe des paupières closes et du pays natal, en attendant le grand rêve des yeux ouverts: Paris et l’Exposition!..
Mardi, 17 Septembre 1889.
Première impression
Entrées à l’Exposition aujourd’hui, cent soixante-deux mille huit cents personnes.
Je suis émerveillée, enthousiasmée!.. Quelle féerie pour les yeux et la pensée que cette Exposition! et quelle haute idée elle donne de l’intelligence humaine. C’est un amoncellement de splendeurs à donner le vertige.
Nous sommes arrivées par le Trocadéro, cette entrée grandiose entre toutes (il y en a vingt-trois) permet d’embrasser d’un coup d’œil l’aspect général de l’Exposition. De l’avenue de Suffren au quai d’Orsay, cette première impression est inoubliable.
L’intérêt et la curiosité s’éveillent au plus haut point. Tous les âges et tous les goûts peuvent se trouver ici dans leur élément.
Cette joute pacifique, cette grande exhibition ne renferme-t-elle pas une incomparable leçon de choses? Tout ce que l’esprit humain a inventé, dans le domaine de l’art et de l’industrie, de la science et de l’imagination, se trouve là. C’est aussi l’histoire palpable, vivante, de tous les produits naturels et si variés du globe. C’est le monde entier parlant au yeux et à l’imagination.
Le terre à terre des choses pratiques et usuelles les plus minimes coudoie l’idéal des choses artistiques et les plus vastes conceptions; la matière marche de front avec les productions les plus éthérées de l’esprit, et tout cela savamment classé, groupé, accumulé, dans le cadre le plus magistral qui se puisse rêver; et l’on reste stupéfait de tant de merveilles; tout ce qu’on voit paraît extraordinaire, c’est une contemplation sans fin.
Voilà un stock formidable de souvenirs qu’il serait bien difficile d’emmagasiner dans le cerveau; mais dont la mémoire retiendra ce qui l’aura frappée davantage.
L’Exposition de 1889 est la septième des Expositions universelles et la quinzième des Expositions nationales.
La première qui se tint au Champ de Mars en 1798, au sortir de la tourmente révolutionnaire comptait cent dix exposants; celle d’aujourd’hui en compte trente-huit mille.
Elle couvre une surface totale de soixante-dix hectares. Le visiteur intrépide qui voudrait tout parcourir en un jour aurait fait à la fin de ses étapes quarante kilomètres.6
La tour Eiffel est le clou, elle vous saute aux yeux avant même qu’on soit à Paris: mais, au dire des ingénieurs, le Dôme Central et la Galerie des Machines ne sont pas moins remarquables. C’est une trilogie de merveilles.
Sans compter tous les pavillons, les façades, les innombrables constructions qui représentent les cinq parties du monde, il y a sept palais principaux: Le beau palais du Trocadéro, le palais des Arts libéraux, où l’on voit dans tout son développement l’histoire du travail à travers les âges; le palais des Beaux-arts, encombré de chefs-d’œuvre: sculptures, peintures, gravures, dessins; le palais des Industries diverses, aussi magnifique, aussi resplendissant dans son genre; le palais des Machines, où l’esprit reste pétrifié d’étonnement et d’admiration; le palais du Pétrole, mais oui, cette huile minérale, découverte du XIXe siècle a son palais où sont représentés les appareils servant à son extraction; en un mot tout le matériel nécessaire à cette immense exploitation, ainsi que des échantillons de pétrole et de naphte. Cela intéresse les gens de la partie. Quant aux simples visiteurs, ils s’amusent un instant à regarder les grandes vues panoramiques qui décorent les murs intérieurs et qui représentent les ouvriers au travail sous le ciel d’Asie, d’Amérique et même d’Europe, au Caucase. Ces vues sont bien faites, et l’on comprend tout de suite que ces ouvriers ne sont pas de même race. Enfin le palais de l’Alimentation, le palais tentateur.
Et maintenant que j’ai effleuré toutes ces belles choses, voici mon opinion.
Il est impossible, même à l’imagination la plus féconde, de se faire de loin une idée de l’Exposition. Quant à ceux qui l’ont visitée, ils sont quand même dans l’impossibilité de la bien faire comprendre à ceux qui ne l’ont pas vue. Sans doute ces derniers pourront se rendre un compte exact de bien des choses prises séparément; ils pourront lire tous les livres traitant ce sujet aussi vaste qu’intéressant; ils pourront se représenter un palais, une galerie, un atelier, une usine; on pourra leur donner des détails, beaucoup de détails; mais cet ensemble incomparable, comment l’exprimer!
Mercredi, 18 Septembre 1889.
Le Jardin, le Musée et le Palais du Luxembourg
Buffalo-Bill
Temps délicieux, chaud le jour, tiède le soir; journée bien remplie, comme le seront, j’espère, toutes celles qui doivent suivre.
Nous avons passé la matinée en France, au Luxembourg, et l’après-midi au Mexique, à Buffalo-Bill.
Quel admirable jardin, que ce jardin du Luxembourg! il vous conduit jusqu’à la belle fontaine de l’Observatoire, au milieu de pelouses parfumées, à travers des bois ombreux qui vous donnent l’illusion d’une vraie campagne; ici on peut s’isoler, se croire aux champs et rêver à l’ombre des futaies, que l’automne d’un coup de son pinceau fantaisiste va rougir d’abord et bientôt effeuiller, hélas!
Ces belles statues, ces balustres élégants, ces bassins limpides évoquent les souvenirs d’antan. Il me semble que j’entrevois dans les allées, l’ombre de Marie de Médicis. Je crois entendre sous les charmilles chuchoter les grandes dames de la Cour.
En descendant ainsi les âges, j’arrive à des souvenirs plus cruels et plus récents. C’est dans le Jardin du Luxembourg qu’un grand nombre de fédérés furent enterrés, pendant la Commune; et ce mot si vrai d’un penseur me revenait en mémoire: «Tant que le peuple fera de la politique il ne sera pas heureux! Toute horreur appelle une autre horreur, et c’est comme cela que les représailles engendrent les haines éternelles.»
Pour chasser cette triste évocation, je me suis amusée à suivre la flottille en miniature que les enfants lancent sur le grand bassin, à voir les canards s’ébattre dans les ruisseaux et les hardis moineaux quémander familièrement les miettes de pain qu’un public, amant de la belle nature, ne leur marchande point.
J’ai admiré les orangers séculaires qui ont leurs parchemins comme ceux de Versailles. Ce ne sont plus des arbustes mais des arbres vivant dans des caisses, véritables petites maisons roulantes.
Les nombreuses statues qui ornent ce magnifique jardin et principalement les deux côtés de la grande terrasse sont pour la plupart des œuvres importantes au point de vue de l’art. J’y ai remarqué Sainte Geneviève, la patronne de Paris, Velléda la prophétesse des Gaules, des reines et des princesses.
Très belle la fontaine de Médicis, œuvre de Jacques Debrosse; charmants aussi les quatre groupes représentant plus loin l’Aurore, Le Jour, Le Crépuscule et la Nuit. Je regrette qu’une plaquette aux pieds de chaque statue n’indique pas et son nom et celui de l’auteur, même réflexion pour les Musées où il faut avoir un livret, consulter le catalogue, chercher le numéro; la plaquette simplifierait bien les choses et le nom de l’auteur se fixerait avec l’œuvre même dans le souvenir.
Le Musée du Luxembourg qui a quitté le Palais pour s’installer dans les serres restaurées ad hoc, n’a rien perdu au change. Il est dans de bonnes proportions pour être bien vu, il est tranquille, recueilli et l’on regarde à l’aise, ce qui est un grand agrément, les sculptures et les peintures qu’il renferme. La sculpture est contenue dans une salle unique de quatre cent trente-deux mètres carrés. La peinture qui occupe deux salles présente les œuvres les plus remarquables des artistes vivants. C’est comme l’antichambre du Louvre, où l’on n’est pas pressé d’entrer. On s’attarde d’autant plus volontiers dans l’antichambre, qu’il n’y a que les morts qui puissent entrer au Louvre. C’est là seulement qu’ils reçoivent la consécration suprême de leur talent, le couronnement de leur gloire.
Après le Musée, j’ai pu visiter le Palais.
C’est Marie de Médicis, qui prenant pour modèle le Palais Pitti à Florence posa en 1615 les fondations du Palais du Luxembourg. Il renferme de superbes appartements; la salle où le Sénat tient ses séances est l’ancienne salle de théâtre.
Très belles aussi, la galerie des bustes, la salle du trône, la chambre de Marie de Médicis; à remarquer encore le grand escalier aux monumentales proportions et la chapelle un peu négligée aujourd’hui, puisque depuis 1875, on n’y a pas dit la messe une seule fois.
Nous sommes rentrées, l’appétit bien aiguisé. Le fait est qu’à Paris on se dépense tant, qu’on a besoin de renouveler confortablement ses provisions de forces et de santé, pour garder son équilibre. Deux heures viennent de sonner, en route pour le Mexique!
Nous voici donc en pleine tribu de Peaux-Rouges.
C’est un vrai village, non bâti, mais composé d’un grand nombre de tentes en toile blanche, meublées sommairement de quelques tapis, de quelques peaux, dont s’enveloppent ces exotiques pour dormir. Les tentes des chefs sont un peu plus hautes et plus confortables, on y aperçoit quelques meubles, des sièges, une table, un divan; de plus elles sont bariolées de dessins grossiers aux couleurs vives, qui dénotent que chez ces amateurs de chevelures, l’art n’est pas encore sorti de ses langes. Cependant cette promenade à travers ce campement pittoresque, où l’on entrevoit de grands gaillards cuivrés qui ressemblent à des bandits, ne manque pas d’originalité, et me paraît l’une des principales attractions du spectacle qu’on va chercher à Buffalo-Bill.
Un vaste cirque solidement construit, le plus grand du monde, dit le programme, permet à plusieurs milliers de personnes de prendre place à la fois; le fond du cirque est tendu d’immenses toiles peintes, représentant un coin de la terre mexicaine; ce décor, ce trompe l’œil est d’un bel effet et prête à l’illusion. On rêve un instant pampas, savanes et forêts vierges.
Le personnel est fort nombreux: deux cents chevaux, poneys et buffles sauvages, deux cent cinquante Indiens, pionniers, trappeurs, cow-boys, chasseurs, cavaliers; ces derniers sur leurs chevaux, sans selle, exécutent des fantasias endiablées. Assez curieuses la danse de la Guerre et de la Plume, la chasse au lazo des chevaux fuyant et galopant en liberté.
L’attaque d’un convoi par les Peaux-Rouges manque un peu de prestige; on sent trop que ce n’est pas vrai. Un antique carrosse, dans lequel on fait monter quelques-unes des personnes de marque venues à la représentation, apparaît et parcourt la piste, ce qui simule le voyage; puis soudain retentissent des cris terribles et des coups de feu, le carrosse est entouré de sauvages, il y a lutte, combat, mais enfin tout se termine heureusement, comme dans les contes moraux: la horde sauvage est repoussée avec perte et les honnêtes voyageurs continuent tranquillement leur route.
Ce qu’il y a de très remarquable, c’est l’adresse des tireurs, hommes et femmes, Miss Oakley particulièrement, elle brise avec une rapidité et une précision extraordinaires des boules de verre lancées dans l’espace, sans prendre à peine le temps de les viser.
Nous avons vu travailler les deux bronchos ramenés d’Amérique par le grand peintre Rosa Bonheur, celui-ci n’ayant trouvé personne pour les dresser les a offerts au colonel Cody qui avec ses Mexicains et ses cow-boys est venu à bout de les dompter.
En somme grand bruit à ces représentations, beaucoup de cris et de coups de fusils, beaucoup de chiens, de buffles, de chevaux et de sauvages, n’en déplaise au colonel Cody, un des héros (de théâtre) du moment, et que Paris qui est vraiment la meilleure ville du monde invite à ses fêtes et acclame comme s’il était un vrai héros. Tous ces gens là sont bien d’une autre race que la nôtre et voilà sans doute pourquoi on les accueille si bien. On aime le changement.
Buffalo est amusant à voir une fois: foule énorme comme partout; on nous a montré de loin M. Loyson, ex-Père Hyacinthe, et M. Lincoln, ministre des Etats-Unis.
Pendant les entr’actes on vend une sorte de gâteau mexicain rond comme une ballotte, composé de graines de maïs rouges, pétries dans une espèce de pâte sucrée, le tout enveloppé d’un papier de soie et d’une faveur rose ou bleue. C’est tout à fait joli, tout à fait alléchant, mais ça n’est bon… que pour les yeux, au goût c’est détestable.
Jeudi, 19 Septembre 1889.
Exposition. – Palais et Jardin du Trocadéro
Hier à six heures du matin, le thermomètre marquait quatre degrés au dessus de zéro, au pied de la Tour Eiffel, et sept degrés à son sommet. Il y avait donc une température plus chaude en haut qu’en bas, il paraît que cette différence a déjà été signalée cet hiver et qu’on pourra la constater à peu près chaque matin.
C’est au Palais du Trocadéro7, qui fut le palais dominant de l’Exposition de 1878 et à ses délicieux jardins que nous avons consacré notre journée. Le Palais est dépassé aujourd’hui, mais c’est égal, il est toujours superbe avec ses galeries extérieures ornées de statues, ses cascades, ses tours quadrangulaires de 70 mètres de haut; sa salle des fêtes qui peut contenir six mille personnes. La galerie intérieure de droite contient des objets anciens qui sont de purs chefs-d’œuvre en bijouterie.
Tous ces trésors échappés aux révolutions, à la guerre, au pillage, à la fonte, racontent magnifiquement l’histoire de l’orfèvrerie française depuis saint Louis jusqu’à nos jours. Nous avons là sous les yeux les trésors les plus célèbres des anciennes abbayes de France, et ceux des grandes cathédrales. Voilà des crédences, des émaux byzantins, des crosses splendides, des patênes, des ostensoirs, des mîtres, des encensoirs, des reliquaires superbes et même des châsses aux précieuses reliques. Voici une croix de l’évêché d’Avignon, trois plaques d’évangéliaires, un calice en or massif du huitième siècle (église de Saint-Gozlin, à Nancy), un reliquaire pour la Sainte-Epine (sœurs Augustines d’Arras), une nef en nacre de perles montée sur argent doré, un Christ sortant du tombeau (don de Henri II à une église).
Admirons aussi les spécimens de l’orfèvrerie profane: le lit d’Antoine, duc de Lorraine et de Renée de Bourbon, sa femme (1515); une collection de coffrets, des bustes en terre cuite de Philippe le Beau et Jeanne la Folle, etc., etc.
Toutes ces pièces rarissimes aujourd’hui, sont l’œuvre de ces fameux orfèvres du Roi qui furent des maîtres.
L’ensemble de ces objets est évalué modestement à quarante millions.
La galerie de gauche est un musée d’architecture. On y voit la reproduction dans leur grandeur naturelle des principales parties de nos monuments historiques, chaires en dentelle de pierre, jubés à jour, statues colossales, tombeaux, portiques, rosaces, portails des plus belles cathédrales tel que celui de Chartres, cloître de Saint-Trophyme; tout cela est représenté avec la fidélité de détail et le fini d’exécution de l’original même. Après un examen attentif de tous ces fragments colossaux, on connaît le passé architectural de son pays, du moyen-âge, de la Renaissance, car aujourd’hui, l’éclectisme le plus absolu règne dans nos monuments modernes. Les architectes actuels empruntent à chacun des cinq ordres ce qui leur convient le mieux, sans s’occuper le moins du monde de rester classique. Ils sont les fondateurs d’un sixième ordre, l’Ordre du Mélange.
Et la suite de cette visite rétrospective et un peu sévère, on éprouve une véritable satisfaction à promener dans les jardins du Trocadéro et à se retrouver au milieu des fleurs qui toujours jeunes et belles sont de tous les temps.
On dirait qu’elles sont les Benjamines de la Nature qui les chérit tout particulièrement et aime à renouveler sans cesse leur fugitive beauté.
C’est d’elles qu’on peut surtout dire: les fleurs sont mortes, vivent les fleurs! Chaque saison, que dis-je! chaque semaine presque apporte une flore différente et c’est ainsi que nous voyons se succéder les camélias, les azalées, les cynéraires, les pensées, les jacinthes, les tulipes, les geraniums, les roses, les œillets, les marguerites, les dalhias, les chrysantèmes la dernière fleur d’automne et peut-être la plus belle parce qu’elle trône seule, toutes ses autres sœurs, les frileuses ont déserté la place. Ah! oui les fleurs sont sans rivales, dans l’art de charmer, de ravir.
Quel enchantement pour les yeux, quel régal pour l’odorat! Si j’osais je dirais que toutes les fleurs de pourpre et de flamme d’azur et d’or étincelantes au soleil semblent tirer un véritable feu d’artifice sous les regards éblouis des promeneurs.
Le Trocadéro est non seulement rempli de fleurs mais aussi de fruits et de légumes, charmant trio qui unit l’agréable à l’utile.
Deux mille cinq cents espèces comprenant quatre mille cinq cents rosiers ouvrent ici leurs cassolettes depuis le commencement de l’été.
Des serres élégantes étalent leurs curieuses collections au nombre desquelles les orchidées brillent par leur variété. Les fruits et les légumes rangés par espèce sont groupés avec un art qui rehausse encore leur éclat.
Ces arbres fruitiers affectent en général la forme des figures géométriques cônes et pyramides mais il y en a de plus bizarres où le fil de fer et la taille jouent un grand rôle.
Question d’amour propre et de parade car les fruits n’en sont pas meilleurs.
On est aussi arrivé à cultiver les arbres fruitiers en pot. Ils sont tout à fait gentils et pimpants dans leur petite taille. Voilà une méthode parfaite qui permettra aux raffinés de servir tout un verger sur leur table et de cueillir au moment du dessert le fruit tout frais à l’arbre même.
Tous les arbres verts de la création ont ici de nobles représentants en tête desquels marchent le Sciadopitys, l’Araucaria Imbricata et le Wellingtonia gigantea qui sont les trois géants végétaux de la Chine, du Chili et de l’Amérique du Nord.
Par exemple une exposition dont je rêve encore et qui n’offre guère de géants, c’est celle du Japon. Ce jardin, orné de vases japonais blancs et bleus, palissé de bambous, garde une saveur locale très prononcée.
Presque tous ses conifères sont nanifiés. Ces plantes là sont bien celles que nous voyons étaler par les artistes japonais sur leurs paravents, leurs potiches, leurs meubles; plantes invraisemblables qui paraissent plutôt l’œuvre d’une imagination fantaisiste que celle de la nature.
Ces arbres qui en liberté atteindraient une hauteur énorme, ici, vivent en pots. Voilà un érable de cinquante ans qui n’a pas plus de cinquante centimètres de haut.
Voilà des sapins, des tuyas lilliputiens, aux troncs tourmentés, bossus, biscornus, qui ont cent et cent cinquante ans d’existence. On les a traités comme on traite le pied des Chinoises en entravant leur crue, mais quels soins il a fallu pour les empêcher de mourir, ces pauvres arbres, ainsi livrés à la torture. C’est plus curieux que beau, il faut que ces Japonais soient de fameux arboriculteurs pour réussir de pareils monstres.
Le Pavillon des forêts m’a séduite par son élégance et son originalité.
Qu’on se figure une construction toute en bois dont la façade, la galerie extérieure, les panneaux sont obtenus par la juxtaposition et l’assemblage de bois de toutes les couleurs, les colonnes sont des arbres séculaires non écorcés.
L’intérieur renferme des échantillons de tous les arbres existant sur la terre. Ce sont des rondelles épaisses, parfois d’une largeur phénoménale, sciées dans le tronc; cette collection est unique dans son genre.
Nous avons passé la soirée à la maison, dans l’intimité de quelques bons amis que ma cousine avait conviés à son dîner hebdomadaire. Un convive retardataire, un jeune homme habitué de la maison, entre au salon en gasconnant comme un riverain de la Garonne. Ciel! quel langage!
Qu’avez-vous, s’écrie-t-on en chœur? «Eh! bienne, mais rienne, seulement ze ne veux pas avoir l’air d’un étranzé dans ma ville natale, puisqu’on ne parle plus français à Paris, mais toutes les langues et tous les idiomes du globe, ze fais comme les autres.»
Il est de fait que la multitude est innombrable partout. Paris ne s’appartient plus; envahissement général des trains, des omnibus, des bateaux, des tramways, des fiacres, des hôtels et des théâtres. Les propriétaires et les directeurs sont dans l’allégresse; ils ont beau augmenter le prix des chambres et des places, il n’y en a jamais assez. Quel succès que cette Exposition! Elle mourra debout, battant son plein, aussi suivie, aussi admirée et même plus que les premiers jours.
Cependant comme il est impossible de contenter tout le monde, bon nombre de Parisiens sont furieux. On a pris leur Paris, ils ne sont plus chez eux, et ils envoient à tous les diables la province et l’étranger.
Le jeune homme s’étant assis a continué: «D’ailleurs Paris n’a jamais été aux Parisiens… En temps ordinaire, le nombre des étrangers est huit pour cent de la population; celui des Français nés dans les départements et habitant Paris est cinquante-huit pour cent; les Parisiens de Paris y sont trente-huit pour cent, juste le tiers. Les savants nous apprennent que sous l’Empereur Julien (qui habitait Paris et l’appelait ses délices) la population était de huit mille habitants. Il n’y avait pas d’exposition alors!
Sous Clovis, il y avait à Paris trente mille habitants. Sous Louis VII en 1220, cent vingt mille habitants. En 1590, le recensement indiqua deux cent mille âmes.
La progression s’augmenta chaque année et nous voyons qu’en 1876, Paris avait près de deux millions d’habitants. Actuellement on donne comme chiffre sûr: deux millions six cent mille.»
Notre jeune homme ne se fût peut-être pas arrêté là sans la phrase traditionnelle: «Madame est servie».
Ce n’était plus le temps de discourir; mais d’offrir son bras, ce qu’il a fait en s’avançant vers moi.
Rassurez-vous, lui ai-je dit en souriant, votre Paris vous sera bientôt rendu.
Vendredi, 20 Septembre 1899.