Kitabı oku: «Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4)», sayfa 12
Il paraît qu'il y a une lettre singulière de feu la duchesse de Broglie à Schlegel, publiée dans les œuvres complètes de celui-ci. Elle lui écrit au sujet des difficultés de Schlegel sur la religion. Cette lettre est curieuse pour ceux qui ont connu la duchesse de Broglie, à cause des révélations sur elle-même, bien plus que par la force des raisonnement. Elle dit par exemple: «Je sais, et par expérience, que l'âme peut souffrir plus que tous les tourments du corps, si elle se trouve vide, dépouillée, privée des objets qui lui plaisent et ne pouvant rien aimer de ce qui l'entoure.»
Quel aveu! Le plus étrange, c'est que c'est son mari et sa famille qui viennent de faire imprimer séparément cette lettre, et qu'ils la distribuent de tous côtés; tant les caractères imprimés portent à la tête des doctrinaires, qu'ils ne s'embarrassent pas qu'une des leurs dise qu'elle ne pouvait les souffrir. Les drôles de gens! La Duchesse a évidemment souffert du manque d'affection, mais son organisation ne l'a pas entraînée, et l'extrême froideur qui règne dans tout ce qu'elle a écrit prouve que l'abstraction a pu lui suffire. Dieu lui a fait là une grande grâce! L'aridité, ou du moins la sécheresse, vient quelquefois en aide à la vertu.
Un mot encore de Rome. L'Impératrice, et les quatre-vingts chevaux qu'elle a réclamés, ont fait leur entrée à Rome, au milieu d'une foule morne, effrayée de la maigreur de squelette de la Czarine. Cette robuste mourante a été, dès le lendemain, à Saint-Pierre et y a marché d'un pas très ferme; puis de là, elle s'est rendue à la villa Borghèse par un temps désagréablement refroidi à la suite d'un gros orage; cela n'a pas empêché l'Impératrice de descendre de voiture, de s'asseoir dans une allée, de demander le nom des promeneurs et d'en faire appeler (qu'elle ne connaissait pas) pour leur parler. Le lendemain, elle devait aller chez le Saint-Père, le jour après à son église grecque et recevoir tous les Russes. On ne pense pas qu'elle s'amuse à Rome pendant les trois semaines qu'elle compte y rester; elle doit retourner par mer à Gênes, puis par Turin et la Suisse à Wildbad. La société romaine, qui affiche depuis quelque temps une grande insouciance pour tout ce qui est princes et rois, ne fait rien pour la divertir. On ne parle que d'un déjeuner offert à la Czarine par les Doria dans leur belle villa Pamphili.
Sagan, 8 mai 1857.– On m'écrit encore de Rome que l'Impératrice de Russie, en se rendant chez le Saint-Père, a demandé à celui-ci de lui montrer tout son appartement, y compris la chambre à coucher où jamais femme ne peut entrer. Le Saint-Père y a cependant consenti, et a mené cette importune personne partout. Il me semble qu'il a eu grand tort, et qu'il aurait dû tout simplement lui dire que jamais aucune personne du sexe féminin n'y pénétrait.
Le ciel romain est moins complaisant; car, après un hiver d'une sécheresse remarquable, il ne cesse de pleuvoir à verse depuis que la Czarine est présente.
Sagan, 12 mai 1857.– A la fête donnée à Villeneuve-l'Étang, près Paris, par l'Empereur Napoléon au Grand-Duc Constantin de Russie, malgré les brodequins en gros-de-naples et les plus magnifiques dentelles, il y a eu des parties de barre jusqu'à huit heures du soir, des courses sur les collines où on simulait l'assaut d'un château fort; puis des promenades sur l'eau, l'Impératrice ramant et conduisant une petite barque! l'Empereur courant de vrais dangers sur une planche qu'on appelle patin, sur laquelle il faut une adresse infinie pour se tenir en équilibre, et qu'il conduit avec une dextérité remarquable. N'est-ce pas comme un apologue! La Grande-Duchesse Stéphanie était au milieu de toute cette joie, malgré son âge et un changement qui a frappé tout le monde. Elle est revenue à huit heures du soir à Paris en calèche découverte.
Lord Cowley a engagé le Grand-Duc Constantin à aller en Angleterre; il se bornera à une course à l'île de Wight.
Sagan, 24 juin 1857.– Quelqu'un, de l'entourage de la Reine de Prusse, me mande de Téplitz que le Roi comptait aller, de Marienbad, faire une courte visite à Vienne, avant de venir prendre la Reine, à Marienbad, pour se rendre avec elle à Sans-Souci, où on attend la Czarine veuve, le 18 juillet219.
Sagan, 31 juillet 1857.– J'entends dire de tristes choses sur la santé du roi de Prusse. L'état moral se ressent de la dernière secousse, par une extrême agitation. Il dit lui-même: «Je suis à bout.» On lui épargne les affaires; mais cela ne saurait durer ainsi, car il y a des choses qu'il est urgent de décider; bref, c'est un état de santé qui se remettra sans doute, mais le coup de tocsin a sonné.
Günthersdorf, 17 août 1857.– On m'écrit que le jour où le feld-maréchal Radetzky a quitté Vérone pour se rendre à Milan, où il va finir les quelques jours qu'il lui reste à passer sur cette terre, il a été entouré d'ovations par les indigènes; on avait tapissé les rues, toute la population de Vérone était au débarcadère; il y a eu des vivats, sans fin. C'est le seul Autrichien qui trouve franchement grâce auprès des Italiens. Je suis bien aise qu'il ait eu ces acclamations pour dernière joie humaine. Son successeur, l'Archiduc Maximilien, et sa jeune épouse doivent être arrivés hier à Venise; s'ils y sont bien reçus, ils y resteront plusieurs semaines; sinon, ils iront sans délai à Milan.
On mande de Toscane que l'arrivée du Pape y a causé de grandes discussions à cause du cérémonial. Le Nonce voulait que le Grand-Duc précédât à cheval la voiture du Saint-Père à son entrée à Florence, comme l'a fait le Duc de Modène. Après force parlementage, il a été décrété que le Grand-Duc héréditaire et son frère iraient au-devant du Pape, jusqu'à la frontière, et toute la famille Grand-Ducale à la station delle tre Maschere, à trois heures de Florence, auberge dont Boccace fait mention dans son Décaméron220.
Le général de Goyon prépare un grand bal superbe à Rome pour la Saint-Napoléon; mais, hors deux vieilles centenaires et trois jeunes femmes en couches, il n'y a pas une seule femme mobile de la société à Rome. Qui est-ce qui dansera221?
Günthersdorf, 26 août 1857.– Le Saint-Père a été reçu par la cour de Toscane avec la plus antique magnificence. La population a été convenable à l'entrée et profondément émue et touchée, à la bénédiction donnée sur le balcon du palais Pitti. Tout le monde ou presque tout le monde des quarante mille personnes présentes s'est mis à genoux. On dit que c'est admirable.
Sagan, 23 septembre 1857.– Je me suis rendue hier à Sorau pour me trouver à la descente du wagon royal, afin de donner une preuve de respectueux attachement au Roi qui se rendait à Muskau. La Reine m'a semblé fatiguée; ses yeux ne quittaient guère le Roi que j'ai trouvé fort affaissé, rouge, pesant dans sa marche; en cherchant à m'expliquer son itinéraire, il embrouillait les dates que la Reine redressait. J'ai reçu de cet abattement inaccoutumé une impression très pénible. Les entours répétaient avec affectation que le Roi se portait à merveille. Je voudrais le pouvoir penser.
Sagan, 12 octobre 1857.– On peut imaginer quelle est la confusion des esprits, l'agitation des uns, l'embarras des autres depuis cette nouvelle attaque survenue au Roi de Prusse. Je verrai tout cela de plus près demain à Berlin. D'après ce que j'entends, le mieux se soutient et je crois à un nouveau sursis; mais à quelles conditions? Permettra-t-on au Roi de s'occuper du gouvernement? ou bien songera-t-on à une abdication ou à un état intermédiaire, et aux mains de qui? avec quelle latitude? avec quelles entraves? L'air me semble bien chargé d'électricité222.
Le Prince Frédéric-Guillaume223 est venu déjeuner ici; il a reçu de graves nouvelles; il a causé sérieusement avec moi; toujours plein de bons et honorables sentiments; mais il ne saurait bien naviguer que sur une mer pacifique.
Berlin, 16 octobre 1857.– Le Roi n'est plus en danger de mort pour le moment. La Reine est très contente de l'extrême délicatesse du Prince de Prusse à son égard. Elle-même est digne au possible. Je pars le cœur oppressé et l'esprit bien inquiet pour Nice.
Nice, 13 novembre 1857.– Il y a quinze jours que je suis arrivée. J'ai repris mes leçons d'italien dans la prévision d'une semaine sainte passée à Rome, projet bien vague encore, soumis à tout ce que l'imprévu peut apporter d'obstacle. Je me complais dans cette chance, et je la repousse d'autant moins que je me sens un vrai besoin de reporter mes yeux et mes pensées sur un horizon plus large que celui dans lequel mes derniers mois ont été renfermés.
Nice, 16 novembre 1867.– Dans les lettres que je reçois de Sans-Souci, il n'est question que des rapides progrès du Roi vers le bien moral et physique, ainsi que des précautions extrêmes dont il est entouré. Jusqu'à quand ces précautions s'étendront-elles? Quelle en sera la durée? De tout ce que la Providence pouvait préparer de plus difficile pour le Prince de Prusse, de moins heureux, de moins satisfaisant pour le pays, pour son bien-être intérieur, pour le repos des esprits et pour le rôle à jouer à l'extérieur, c'est ce qui, d'en haut, a été décrété à la Prusse!
Le dubitatif, qui s'étend nécessairement sur toute chose, est une situation malsaine et malséante pour chacun.
Nice, 7 décembre 1857.– J'ai eu hier des lettres de Charlottenbourg. Le Roi va très bien de santé et irait bien au moral sans une certaine incertitude de mémoire dont il s'aperçoit, ce qui le peine et l'impatiente; il fait de grandes promenades à pied et en voiture. Il mange avec la Reine et sa sœur de Mecklembourg-Schwerin, qui est revenue s'établir pour l'hiver à Charlottenbourg. Il voit quelquefois, pour un quart d'heure, quelque habitué; mais, à tout prendre, il est assez muré encore. Les médecins redoutent toute excitation. Le Prince de Prusse se remet de sa grippe dont plus de quatre-vingt mille personnes ont été atteintes à Berlin.
Nice, 31 décembre 1857.– Je termine cette année en meilleure santé que je ne l'ai traversée. Cependant les nouvelles, moins satisfaisantes, de ma fille gâtent le sommeil qui m'était revenu; les nerfs qui se calmaient et la tête qui s'était dégagée, tout cela reprend et je suis moins bien, en raison des moins bonnes lettres que ces derniers jours m'ont apportées…
On m'écrit de Berlin: «Le Roi ne pourra pas de longtemps reprendre le gouvernement; cependant, il y a espoir qu'il finira par se remettre; mais, pour le moment, sa tête est bien faible encore. Il a lui-même la conviction que son état lui interdira, pour un temps indéfini, tout travail sérieux. Il se trouve très bien remplacé par son frère, dont on est généralement fort content. Cet intérim prolongé a des inconvénients bien graves pour la marche des affaires.»
1858
Nice, 2 janvier 1858.– J'étais préoccupée de l'état de Pauline quand, hier, une dépêche télégraphique arrivée le soir m'a fait voir que l'état était grave. Je pars donc ce matin; j'irai le plus vite possible.
Paris, 4 janvier 1858.– Je me suis embarquée avant-hier à Nice sur un assez mauvais bateau, mais il me faisait gagner douze heures; j'ai fait le trajet en trente-six heures et je ne regrette pas cette hâte; car, si j'ai un regret, c'est de ne pas être venue plus tôt, et d'avoir écouté les dires des médecins et les conseils de mes correspondants, au lieu de suivre mes instincts. Je trouve Pauline très mal; les médecins disent que le cas n'est pas désespéré; mais il me paraît, à moi, qu'il est bien près de l'être et que, peut-être, dans quelques jours, cette âme séraphique aura pris son vol vers la céleste patrie. Elle a toute sa tête et paraît fort aise de me voir224.
Paris, 9 janvier 1858.– Je viens de passer de bien mauvais jours. Mes anxiétés pour Pauline sont aggravées par neuf à douze degrés de froid! Mais il faut louer Dieu de tout et le remercier à genoux du mieux notable qui, depuis vingt-quatre heures, s'est manifesté dans l'état de Pauline, lorsqu'il s'agissait de rien moins que de l'extrême-onction qu'elle demandait.
Paris, 16 janvier 1858.– L'attentat d'avant-hier a ému tout Paris et aura un retentissement en Europe225. Elle est bien malade partout, cette pauvre Europe. Je vis si uniquement à l'hôtel d'Albuféra, qu'en dehors de là, tout est ignorance pour moi226.
Paris, 25 janvier 1858.– On dit, répète, raconte et croit tout dans la seule maison où je suis en communication avec le monde extérieur; mais on y dit tant de choses contradictoires que le vrai est difficile à en extraire; cependant, avec ce que mes fils me rapportent de leurs clubs, et ce que le duc de Noailles me dit dans les visites qu'il me fait une demi-heure avant mon dîner, j'apprends quelques bruits. Je n'en suis pas plus habile. Chacun voit par sa propre lunette, dont les verres me paraissent assez obscurs; la passion, la rancune, la poltronnerie, la bassesse ou un stupide dédain, ou bien encore l'âcreté des ambitions déçues: tout cela fait un vilain ou du moins un stupide ensemble, dans lequel la raison, la modération, le vrai ne trouvent guère leur place. Il en résulte pour moi un tableau sombre et alarmant, quoique les dernières découvertes aient le mérite de mettre beaucoup de choses à nu, et de valoir peut-être à l'Europe un sursis dans le crime.
Paris, 29 janvier 1858.– Je ne dirai rien du Paris social, puisque je n'y participe pas, rien du Paris politique, puisque j'en suis plus loin encore; reste le Paris académique, qui pourrait bien être assez épineux et délicat à toucher; car tous les sujets vont devenir de plus en plus scabreux.
M. de Hatzfeldt est revenu hier de Berlin; il va avoir trois Princes prussiens à recevoir; c'est beaucoup à la fois227. Il paraît que la grande affection de la Famille Royale d'Angleterre pour l'Empereur et l'Impératrice des Français a fait beaucoup d'impression sur les Princes prussiens, et qu'ils arrivent déjà fort modifiés de ce qu'ils étaient en quittant leurs propres foyers.
Paris, 27 février 1858.– Les Anglais qui sont ici s'accordent à dire que le Cabinet Derby traversera la session, mais n'ira pas au delà. Lady Westmorland me mande qu'elle trouve lord Palmerston très baissé, très brisé et que sa chute était moins étonnante que ne l'avait été la durée de ses victoires parlementaires228. La mort du Père de Ravignan est généralement reconnue, par le bon public, comme une perte sensible; Pauline en est attristée profondément. Le bon Père lui avait fait dire par leur médecin commun de bien touchantes paroles.
Le procès d'Orsini, la condamnation, les discours, les plaidoiries, de nombreuses arrestations, le meeting à Londres et surtout le discours fort inattendu du général Mac-Mahon au Sénat, qui pourrait bien briser le bâton de maréchal qu'il entrevoyait; voilà ce qui défraie le parlage des salons. L'inquiétude morale se mêle à tout: on entend des bruits sourds, on marche et on sent la terre trembler sous ses pieds. On s'émeut de tout, on ne se rassure sur rien. Le doute, ce grand tourment de l'âme, s'empare des masses comme des individus; ce qui formait le charme de la société, la sûreté confiante, s'envole à tire-d'aile; l'on se heurte, d'autant plus aisément et plus rudement, qu'on est plus près les uns des autres.
Paris, 3 mars 1858.– La lettre d'Orsini, dont la publication a été permise par celui à qui elle était adressée (ce qui ne laisse pas que d'étonner le Corps diplomatique); ce qui s'est passé au meeting de Londres229, le discours de Félix Pyat, l'autorisation accordée aux généraux Changarnier et Bedeau de rentrer en France230 (autorisation destinée à rassurer, dit-on, tout ce qui n'est pas rouge, ou à tenir ces messieurs plus sous la main); puis des arrestations nombreuses, ne portant, du reste, que sur des écarlates; voilà, avec les funérailles de M. de Ravignan, ce qui occupe Paris depuis plusieurs jours!
Paris, 12 mars 1858.– La brochure parue hier, intitulée: Napoléon III et l'Angleterre, qu'on croit être tracée de la main du maître, est l'événement du jour, et les paris sont ouverts pour savoir si elle fera un bon ou un mauvais effet de l'autre côté du détroit231. On dit qu'à Vienne, l'autorisation donnée à la publication de la lettre d'Orsini a fait un mauvais effet.
Paris, 10 avril 1858.– L'infâme article signé Rigault qu'a donné, il y a quelques jours, le voltairien Journal des Débats sur les sermons du carême, est faux dans les faits, lourd dans son ironie de mauvais goût. Il est mal pensé, mal senti, mal dit232. Celui d'Albert de Broglie, sur le Père de Ravignan, a ses parties charmantes quoiqu'il témoigne de la gêne que lui cause le souvenir de ce séjour à Rome, pendant lequel il avait été chargé de jouer de mauvais tours aux Pères Jésuites. Ah! si le présent n'était pas encadré entre le passé et l'avenir, comme ce serait plus commode de parler et d'écrire!
Paris, 14 avril 1858.– Voilà les pouvoirs du Prince de Prusse prolongés233; mais cet indéfini est bien fâcheux. Aussi, comme le parti ultra-libéral relève la tête en Prusse! On achèvera, sous ce pauvre Prince (et cela sous forme semi-légale), le peu qui survivait de 1848. Tout va mal en Prusse, comme ici, comme partout. C'est ennuyeux d'assister à la fin du monde; j'en trouve le spectacle fort laid!
Paris, 22 avril 1858.– M. Guizot est venu hier chez moi et m'a forcée à avoir une explication sur certain passage du premier volume de ses Mémoires qu'il vient de publier234. Alors je la lui ai accordée, et il a passé condamnation avec une humilité qui ne lui est pas habituelle. Il m'a, de lui-même, promis de rayer, dans la seconde édition, certains mots malsonnants; il a convenu des mauvaises interprétations dont plusieurs paroles étaient susceptibles. Enfin, il m'a dit qu'en parlant de l'ambassade de M. de Talleyrand à Londres, il le replacerait dans sa vraie lumière. Il m'a priée d'observer que, de tous les écrivains qui ont parlé de M. de Talleyrand depuis sa mort, il était celui qui l'avait le plus ménagé; mais il a aussi ajouté qu'il regrettait et qu'il me demandait pardon de ne pas m'avoir montré ce passage manuscrit, mais que comme j'avais décliné toute communication avec lui au sujet de M. de Talleyrand, il n'aurait pas cru qu'il serait bien venu à m'en occuper. Bref, il a voulu être singulièrement doux.
Paris, 17 mai 1858.– C'est aujourd'hui un anniversaire qui me reporte vivement vers un temps de ma vie dont il ne me reste plus rien que ce qui a survécu dans mon cœur et qui s'éteindra avec cette petite flamme de l'existence qui jette encore une faible lueur sur le court sentier qui me reste à parcourir. Je le vois sans regret s'abréger: «Je m'ennuie des choses de la terre», comme dit l'Imitation, sans avoir, malheureusement, une ardeur égale des choses du ciel!
J'ai eu une intéressante lettre d'Angleterre. Le maréchal Pélissier s'y ennuie et demande à n'y pas rester longtemps235. La situation actuelle de l'Angleterre me paraît assez pauvre, sans grand danger. Le parti Tory est bien déchu. On fait ce que l'on peut pour réconcilier lord Palmerston et lord John Russel, et réorganiser ainsi le parti libéral236; mais il est douteux qu'on y parvienne. On dit que Macaulay se meurt et qu'il est devenu méconnaissable.
Paris, 19 mai 1858.– La nouvelle de la mort de Mme la Duchesse d'Orléans s'est répandue bien rapidement dans Paris237. On peut imaginer la diversité des impressions qu'une semblable nouvelle fait éprouver. L'intrigue protestante, très vive et très soutenue par la défunte, est atterrée, bien des ambitions expectantes sont déroutées. Les fusionnistes disent: «Pourquoi pas une année plus tôt?» Des catholiques fervents sont en actions de grâces. J'ignore l'impression du monde officiel. On se demande, de partout, sous quel toit, sous quelle direction les orphelins, qui ne sont plus des enfants, vont se trouver, se placer et s'abriter. Il mondo va da se238. L'hostilité, l'intrigue pâlissent devant le terrible imprévu qui, parti de haut, broie, pulvérise tout ce qui se croit capable de l'éviter ou de le diriger.
Paris, 21 mai 1858.– Mme la Duchesse d'Orléans a laissé un testament; il était déposé ici, chez un notaire, qui est parti hier pour le porter à Claremont. On suppose qu'il est plus politique que privé et qu'il est le commentaire de celui de son mari. Les gens de bon sens s'en alarment. Il y a foule pour aller assister aux obsèques qui auront lieu demain. Dans cette foule, toutes les nuances orléanistes, même celles entachées de républicanisme, s'y trouvent. Il n'y a que les fusionnistes qui s'abstiennent, comme Guizot, Duchâtel, Broglie, le duc de Montmorency. Les orléanistes pointus sont désolés; l'intrigue du prosélytisme protestant fort déconcertée; les catholiques pur sang en actions de grâces.
Le Gouvernement a fait mettre, dans la Patrie d'avant-hier au soir, un article convenable dans la forme, habile à son point de vue dans le fond. Dans le monde officiel, les uns sont satisfaits qu'une personne, qui, dit-on, se trouvait plus ou moins compromise dans la plupart des complots, qui, en tout cas, était le principe vital, agissant, persévérant d'un des prétendants, n'existe plus. Les autres croient, qu'elle de moins, il y a plus de chances pour que la fusion se reprenne, et y voient un danger. Tout ceci le démontre clairement.
M. Thiers est dans les partants, et cela contre le gré de sa femme et de sa belle-mère, quoique Mme la Duchesse d'Orléans écrivît toutes les semaines à Mme Dosne! Il va, dit-on, pour s'emparer du comte de Paris, si toutefois il y parvient. Voici aussi trois cent mille livres de rente, payées jusqu'ici par la France, qui vont faire défaut. On me dit, de bonne source, que la Reine Marie-Amélie, quoique souffrante et alitée, a pris cette mort subite avec un grand calme. Son cœur ni sa conscience n'ont jamais été en sympathie avec cette belle-fille ambitieuse, intrigante et protestante. On ajoute que les beaux-frères seront soulagés, car elle pesait sur eux de sa volonté, de son activité et de sa persévérance obstinée dans de certaines routes. Il n'y a que ses fils qui soient, dit-on, désespérés. Voilà ce que je recueille de divers côtés. Je m'abstiens de toute opinion, de toute prévision. Je suis un simple écho.
Paris, 25 mai 1858.– La mort de Mme la Duchesse d'Orléans est encore le sujet de toutes les conversations. Que de déceptions dans la vie de cette Princesse, où l'ambition a tenu une si grande place! Quel brusque dénouement à tant de vaines aspirations! Je ne sais rien de plus triste que de mourir ainsi, sans avoir pu se recueillir en face de l'éternité. Je ne cherche pas à démêler quelles seront les conséquences de cette disparition imprévue; elles pourraient être immenses; mais, dans les temps où nous vivons, les événements tournent le plus souvent de manière à confondre toute prévoyance humaine.
La Reine malade, au lit, n'a reçu aucune des personnes qui s'étaient rendues aux obsèques. Le comte de Paris et le duc de Chartres sont pour le moment à Claremont; ils iront ensuite en Allemagne pour voir leur grand'mère de Mecklembourg; puis ils reviendront se fixer en Angleterre, chez eux, voulant témoigner de leur indépendance à tous leurs oncles. Il reste à chacun des deux orphelins cent quatre-vingt mille livres de rentes, qui proviennent de l'héritage de Madame Adélaïde, et d'économies faites, depuis longtemps, au profit de celui des deux frères qui n'avait pas la chance du trône.
On m'a raconté que les trois Princes, oncles, tous vêtus de noir et d'une pâleur mate, ressemblaient aux Princes de France du temps de la Ligue; le duc de Nemours surtout était la reproduction de Henri IV. Le testament ne contient que des dispositions pécuniaires; mais il y a un écrit en forme de lettre qui, pour le moment, ne sera pas publié, mais qui ne rendra pas les chances pacifiques. La Reine a été plus saisie qu'affligée. Elle ira à St Léonard's dans peu de jours; on espère que l'air de la mer rendra des forces à cette pauvre Niobé. Sa faiblesse est grande et ne laisse pas que d'inquiéter.
A l'audience que M. le comte de Paris a donnée aux différentes personnes venues de Paris, il a dit: «J'ai beaucoup perdu; mais l'esprit, les conseils de ma mère me guideront toujours; c'est en ce sens qu'elle n'est pas morte.» M. de Montguyon, présent, a eu l'inconvenance de prendre la parole et de dire comme corollaire: «Messieurs, est-ce assez clair?». Sur quoi, le comte de Paris a repris: «Oui, messieurs, ce que je viens de vous dire, vous pouvez le répéter à tous.» C'est un de ceux présents qui m'a raconté cette scène.
Paris, 29 mai 1858.– On n'a pas fait part de Claremont à Frohsdorff, tandis que le Comte de Chambord a écrit spontanément à la vénérable tante, ce qui impatiente les orléanistes pointus et les républicains à l'eau de rose, qui se donnent le triste plaisir d'inventer les plus grandes stupidités, des impossibilités évidentes pour irriter et exciter la crédulité merveilleuse des partis.
Hélas! il y a des gens mal intentionnés pour tout inventer, il y a aussi des imbéciles pour tout croire.
On a ouvert le testament de la Duchesse d'Orléans; le grand écrit politique avait été retiré et détruit, parce qu'il devait être refait à Eisenach, dans le courant de l'été, avec l'aide de M. Thiers, qui devait s'y rendre à cet effet.
On me mande d'Angleterre ce qui suit: «Quel singulier choix que le maréchal Pélissier comme ambassadeur! Ses goûts, ses manières dépassent tout ce qu'on peut imaginer; tout ici l'ennuie, ce qui n'est pas étonnant, vu qu'il paraît avoir en haine la vie de la société et la vie politique. La politique, les femmes, la conversation lui sont totalement antipathiques; il lui reste le jeu et la table, mais, des personnes qui lui ont adressé la parole, aucune n'a envie de recommencer. Il n'a pas même voulu se faire présenter aux dames du Corps diplomatique». On a de l'humeur dans Albion, le high-life anglais est peu propre à comprendre un soldat africain; les défauts le choquent, les qualités lui échappent.
Nouvelle réunion à Bade des deux correspondants.
Sagan, 27 juillet 1858.– On m'écrit de Tegernsee que la santé du Roi de Prusse se fortifie, sans apporter de changement dans l'état de l'intelligence.
Voici ce que je trouve dans une lettre de Londres: «On n'est préoccupé ici que de Cherbourg et de la visite que la Reine Victoria doit y faire239. Elle devait d'abord y aller avec six vaisseaux, les gens d'esprit ont dit: «Non, cinquante ou un seul.» Elle ira avec deux frégates; la mer sera couverte de yachts et de steamers particuliers; les deux Chambres du Parlement sont aussi invitées et auront leur vaisseau. Lord Palmerston voulait y aller; mais, quand il a vu le sentiment public, il y a renoncé.»
Berlin, 14 août 1858.– Il n'y a, pour ainsi dire, personne à Berlin; chacun a pris le large ou est à Potsdam pour satisfaire sa badauderie. En général, on n'approuve pas la visite actuelle de la Reine Victoria; on ne la trouve pas suffisamment motivée au point de vue maternel et peu délicate en regard du Roi.
L'arrivée de la Reine à Potsdam a été tardive; les illuminations étaient éteintes; il ne restait que tout juste assez de luminaire pour éclairer l'immuable paletot du Prince consort240 et la tenue, plus que négligée, de la Mission britannique à Berlin, qui a mêlé ses redingotes et ses cravates noires à la tenue de grand gala de la Famille Royale, des autorités supérieures, réunies au débarcadère de Potsdam. Voilà pour le début.
Ici, à Berlin, on ne parle que du shocking anglais et de la pose du câble électrique entre l'Angleterre et l'Amérique. Ceci me frappe plus que les cravates noires et les pantalons écrus. Nous avons beau être accoutumés aux miracles électriques, ce nouvel effort reste étourdissant; la terre deviendra trop petite pour la science et la puissance de l'homme.
Sir James Graham voulait aller à Hambourg; sur quoi lord John Russel lui a écrit: «How can you go to such a national humiliation241?» Il paraît que c'est là, en effet, le sentiment public. Pour la France, la visite de la Reine Victoria à Cherbourg est une démonstration pacifique; pour l'Angleterre, il me semble que c'est un principe d'humeur et d'hostilité qu'on pourra bien ne pas oublier de sitôt.
Les médecins ont souhaité que le Roi de Prusse allât passer les mois de septembre et d'octobre à Côme; il y avait d'abord consenti; puis il s'y est refusé avec obstination et a résolu de revenir le plus vite possible à Sans-Souci; il voulait même y arriver avant que la visite britannique ne fût achevée, et la Reine a eu beaucoup de peine à l'en empêcher. Il paraît que ce pauvre Roi, et cette malheureuse et royale garde-malade, reviendront à Sans-Souci dans les premiers jours de septembre. Le Roi n'est mieux que physiquement.
Berlin, 17 août 1858.– La Cour est venue, hier, à Berlin, pour montrer les différents palais à la Reine Victoria; le lunch a eu lieu chez la Princesse Frédéric-Guillaume; personne d'autre n'y était invité que l'Olympe, les Radziwill et moi. La Reine a été des plus gracieuses, se souvenant de moi et de Pauline à Kensington-Palace, causante, rieuse, animée, l'air gaie, tout à fait en bonne veine. Sa fille, plus grande que sa mère, a pourtant l'air moins royal; elle plaît à son mari et paraît en train de faire des enfants; elle remplit ainsi les deux grandes conditions; en outre, elle a l'air ouvert et naturel.
Berlin, 24 août 1858.– Voici une lettre d'Angleterre qui dit ceci: «Nous sommes inquiets ici, même des libéraux quand ils sont modérés, lord Grey, par exemple. On ne sait comment lutter contre le mal qui nous trouble. Les hommes sérieux conviennent eux-mêmes que ce qui leur manque le plus, c'est le courage de dire tout haut ce qu'ils pensent. Ils disent que le premier qui ferait hardiment appel au bon sens national contre l'esprit radical trouverait beaucoup d'appui; mais cet homme ne se trouve pas.»
On me disait hier que le Roi Léopold a eu un gros échec par le rejet de sa loi sur les fortifications d'Anvers; c'était sa propre idée et il y tenait fortement. Il en avait parlé à Londres, dans son dernier voyage, comme de sa meilleure garantie contre les ambitions et les révolutions françaises. On ne sait pas encore comment il a pris ce coup, et s'il fera quelque chose pour revenir sur cette question242. Quand il est battu, il devient encore plus silencieux que de coutume.
En même temps, il paraissait à Londres une brochure, Lettre au Parlement et à la presse, signée: Félix Pyat, Besson et Talandier au nom du Comité de la commune révolutionnaire et en date du 24 février 1858. Cette brochure défendait le droit à l'assassinat et faisait l'apologie de l'attentat dans le langage le plus passionné.