Kitabı oku: «Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4)», sayfa 15
Sagan, 16 octobre 1859.– J'ai vu une lettre de Biarritz qui dit que l'Empereur Napoléon y était triste, mécontent, agité comme un homme qui vient d'avoir ou qui attend des mécomptes. Quand je vois des Gouvernements tolérer des assassins, comme ceux de Parme285, et préparer des massacres, je suis émerveillée de tant d'aveuglement et de coupable faiblesse.
Les adhésions épiscopales augmentent chaque jour. C'est au moins une étoile brillante dans le ciel sombre! M. de Cavour, qui était dernièrement à Genève, a dit, à qui voulait l'entendre, que l'Empereur Napoléon était le plus faible et le plus irrésolu des hommes, et que c'était là tout le secret de son machiavélisme; qu'il ne savait ni ce qu'il voulait, ni ce qu'il faisait.
Sagan, 29 octobre 1859.– Je viens d'avoir une visite de six heures du Prince-Régent de Prusse et de son beau-frère de Weimar, venant, tous deux, de la rencontre à Breslau avec l'Empereur de Russie286. Ils étaient tous deux en belle et bonne humeur. Le Prince-Régent était très satisfait de son entrevue avec le Czar, plus du maître que du ministre Gortschakoff. Le Prince-Régent m'a paru n'avoir envie ni de provoquer, ni d'avoir à faire la guerre offensive ou défensive à la France; mais il a en lui assez de défiance pour désirer préparer des chances défensives. Il est même désireux d'adoucir les dispositions de la Russie et les siennes propres envers l'Autriche. Tout cela est excellent, sage et modéré; mais il est faible, ce bon Prince.
Sagan, 3 novembre 1859.– J'avance lentement dans la lecture du livre publié sur Mme Récamier par sa fille adoptive, Mme Lenormant287. Le second volume est plus intéressant, ce me semble, que le premier, surtout à cause de M. de Chateaubriand: l'égoïsme reste en lui bien supérieur à la tendresse, il a évidemment plus besoin de Mme Récamier qu'il ne l'aime. A peine trouve-t-on, par-ci par-là, quelques mouvements de cœur, des aveux de faiblesse, presque de défaite; c'est un vaincu et il en convient. Cependant, le vrai naturel manque à ses lettres; l'éclat, le talent y abondent; c'est le grand écrivain drapant le pauvre amoureux. Il y a aussi là un homme qui me touche en m'étonnant par l'excès du désintéressement: c'est M. Ballanche. Tant d'amour et pas un désir! donnant son âme et sa vie pour n'être pas même le premier dans l'amitié, et en être content! C'est bien plus original et bien plus intéressant que Mathieu de Montmorency, tout saint qu'il fût.
Il y a, dans le numéro du Correspondant, poursuivi à cause de l'article de M. de Montalembert, un autre article bien spirituel de Villemain sur cet ouvrage de Mme Récamier. Il y fait patte de velours plus que ça ne lui appartient.
Sagan, 10 novembre 1859.– Il y a peut-être du vrai dans ce qu'on dit sur la vertu de Mme Récamier, à propos du livre publié par Mme Lenormant. Quoi qu'il en soit, Mme Récamier avait des qualités réelles, plus réelles que sa vertu. Elle était certainement douce, belle, égale, attachée, d'un commerce sûr et affectueux. Du moins, c'est ainsi qu'elle est restée dans le souvenir de ses nombreux amis, dont le nombre et la qualité prouvent la réalité de son mérite.
On m'écrit de Londres que les deux volumes de Mme Lenormant y font quelque bruit; on ne lui pardonne pas ses rigueurs moqueuses envers le duc de Wellington, et ses plaintes de ce que le duc de Devonshire lui avait interdit, à Rome, l'entrée de la chambre de sa mère mourante288. On est choqué de la déférence que lui témoignait Mme de Chateaubriand et la duchesse Mathieu de Montmorency. Dans le public anglais, ce livre ne tourne pas du tout au profit de M. de Chateaubriand. En effet, on l'y retrouve égoïste, orageux, fantasque, plein de fiel sous les apparences d'indifférence et d'une ambition vaniteuse, sous la forme affectée du détachement et de l'ennui. Mais quel talent d'écrivain!
Sagan, 17 novembre 1859.– La fête de Schiller a très mal tourné à Berlin; le public a été indécent, grossier, turbulent, et quoique la démonstration politique n'ait pas éclaté, la partie orgie roheit289 a été un mauvais indice. C'est à Berlin que la fête a été ainsi profanée; partout ailleurs, les choses se sont passées avec des formes décentes, mais le fond reste au profit du principe démocratique, qui a eu occasion de s'infiltrer et les chefs de s'aboucher.
M. d'Auerswald a fait de grands efforts pour engager le Prince-Régent à assister à cette ovation qui a produit une si vilaine scène, où des femmes ont été insultées avec un cynisme hideux. Le Régent s'est borné à assister de loin, par une fenêtre de la maison occupée par la Seehandlung; c'était moins fâcheux que d'être sur la place, mais c'était encore beaucoup trop290.
Berlin, 3 décembre 1859.– Me voici à Berlin depuis avant-hier soir; j'y suis arrivée saupoudrée de neige, qu'une forte gelée a arrêtée depuis hier. La disposition des esprits n'est pas ce que je voudrais. La session sera bien difficile et chacun se sent sous une calotte de plomb. Aussi le commerce, les affaires, tout souffre, car la confiance n'est nulle part.
Berlin, 20 décembre 1859.– Berlin est curieux à observer en ce moment, mais tristement curieux. M. de Moustiers, le ministre de France, a remis hier ses lettres de rappel; il a reçu du Régent le grand cordon de l'Aigle rouge avec diamants! Cela déplaît au ministre de Russie, Budberg. La Russie est, en général, d'assez mauvaise humeur contre la France, depuis le replâtrage de celle-ci avec l'Angleterre.
Berlin, 27 décembre 1859.– Il faisait grand froid il y a deux jours; depuis, le dégel a été complet et, en vingt-quatre heures, nous avons traversé l'épreuve d'une différence de seize degrés; il y avait de quoi jeter tout le monde sur le carreau. Le Roi est un peu plus lucide et un peu moins débile, ce qui laisse le fond des choses au même point.
La dernière brochure: le Pape et le Congrès, parue à Paris, qui fait tomber à la renverse la diplomatie, ne laisse pas que d'agiter et d'embarrasser, même ici; il n'y a que lord John Russell qui en triomphe291. L'Empereur Napoléon sacrifie, en ce moment, à ce vilain petit radical; il n'est point encore en mesure de se ruer sur Albion; l'Allemagne y passera avant. Il me semble que l'on commence à revenir de bien des illusions; mais il en reste encore trop, sans compter la faiblesse, l'incertitude, les embarras intérieurs et tout ce qui garotte et entrave le Cabinet. Cependant Schleinitz disait hier que cette brochure mettait le Congrès en question et pourrait bien empêcher le Pape de s'y faire représenter. Le comte de Pourtalès est parti pour Paris, l'oreille basse et très peu in spirits.
1860
Berlin, 1er janvier 1860.– Voici un jour bien sérieux. Il établit une nouvelle coupe dans notre existence; elle l'abrège, elle en marque la décadence, mais aussi, elle nous replace sous les yeux la date des affections qui survivent à tous les autres écroulements.
La réponse de l'Évêque d'Orléans à la fameuse brochure le Pape et le Congrès est courageuse, elle prend l'auteur corps à corps. Mais quel état du monde que celui où une brochure anonyme suffit pour mettre l'Europe entière en émoi! Ici, on est très agité.
Berlin, 9 janvier 1860.– Le comte Karoly, ministre d'Autriche, ici, dit tout simplement que l'Autriche est anéantie, qu'elle ne peut agir que négativement, mais que, par son abstention, elle montrera sa répulsion des iniquités et du manque de parole. M. de Schleinitz est très occupé et le prince de Hohenzollern vraiment effaré, surtout des ambitions savoyardes et niçoises de l'Empereur Napoléon. Il paraîtrait que les trois puissances du Nord s'entendraient pour ne pas consacrer de nouvelles délimitations territoriales; au moins, voilà le mot d'ordre d'aujourd'hui; je ne réponds pas de demain, car on est fluctuant comme la jeunesse. On est bien mal posé ici vis-à-vis des autres puissances de l'Allemagne, qui se défient toutes de la Prusse. On va avoir les Chambres qui donneront bien de l'embarras; la Chambre des Seigneurs déteste les concessions libérales, dont le Cabinet est prodigue, et la seconde Chambre déteste les lois de finance, très onéreuses, dont la réorganisation de l'armée fait une nécessité. Il est évident qu'on est trop pauvre pour avoir une grande armée, et trop mal limité pour s'en passer.
Quelqu'un qui doit le savoir m'a dit qu'en faisant paraître la brochure l'Empereur Napoléon avait bien joué sa partie, son intérêt étant d'empêcher la réunion d'un Congrès, où les projets émis dans cette brochure n'auraient eu pour défenseurs que l'Angleterre et lui. Sans Congrès, les choses restent comme elles sont, le temps leur donnera la consécration d'un désir reconnu, à moins que de nouvelles révoltes italiennes ne surviennent; alors ce serait une nouvelle guerre.
L'Académie française se prépare, m'écrit-on, à donner un grand exemple de courage en nommant le Père Lacordaire; cette candidature, créée par M. Cousin, n'avait pas eu d'abord grandes chances de succès; elle en a plus depuis la brochure.
Le langage de M. Budberg sur la cour papale est assez mauvais; les Russes abandonnent volontiers Rome pour Constantinople, à laquelle ils croient déjà toucher du doigt. Pauvre Pape! On parle ici de lui sans foi chrétienne, sans principe politique; on a seulement un instinct vague que tout cela est grave. On en est sur ce point où en était une femme qui disait à propos des revenants: «Je n'y crois pas, mais je les crains.»
Berlin, 15 janvier 1860.– J'ai reçu tout dernièrement une lettre de M. Guizot; ce qu'il dit des choses académiques est piquant. Je copie ce passage: «J'ai vu le Père Lacordaire et bien d'autres candidats académiques; mes préférences sont pour le dominicain. Ce sera à moi à faire le discours de réception et j'aurai plaisir d'esprit à parler d'un moine292 à l'occasion d'un républicain, car vous savez que c'est M. de Tocqueville que nous allons remplacer. C'est le 2 février que se fera l'élection; et cependant j'hésite encore entre le Père Lacordaire et M. de Carné. Si c'est le premier, mon discours m'amusera bien plus; si c'est le second, je serai plus sûr d'un choix sensé; car le jugement du Révérend Père n'est pas certain et, en vérité, nous pourrions redouter de sa part quelque brochure contre les droits temporels du Pape. Madame votre fille ne s'attend pas, sans doute, à cette objection de ma part; faites-m'en honneur auprès d'elle, je vous en prie. C'est hier que j'ai vu le Père Lacordaire, chez moi: je lui ai dit à peu près tout ce que j'avais dans le cœur, et sur le cœur, à son sujet. Il m'a parlé avec sincérité, abandon, dignité ouverte et naïve; mais il est bien moins remarquable dans la conversation que dans la chaire ou dans ses livres. A tout prendre, cependant, il m'a plu et ses chances augmentent. Il y a une femme spirituelle et jolie qui lui cherche des voix. Elle en parlait à Thiers, qui lui a répondu qu'il n'avait pas goût à M. Lacordaire. Elle insiste. Il répond: «Je ne me fie pas assez à l'abbé Lacordaire.» Enfin, comme elle ne lâche pas prise, il finit par dire: «Eh bien! peut-être donnerai-je ma voix au Père Lacordaire.» Voilà mes anecdotes académiques, il est plus aisé d'en écrire que de parler politique.»
Berlin, 24 janvier 1860.– On dit ici que c'est le prince Napoléon qui triomphe. Il répète beaucoup en parlant de son cousin impérial: «Maintenant, je le tiens.» C'est lui aussi qui est le patron d'un affreux journal qui s'imprime à Genève, le plus subversif possible.
La Russie est bien mécontente de la nouvelle alliance anglo-française; mais celle-ci est-elle bien solide? La méfiance règne partout; ici on se défie de la France, mais autant de l'Autriche; on n'est pas sûr de pouvoir se fier à la Russie et on se demande si on peut s'appuyer sur l'Angleterre. Tous les États en sont à peu près au même point.
Berlin, 29 janvier 1860.– Il y a dans le dernier numéro du Correspondant deux articles qui font du bruit à Paris; l'un est fort bon, et l'autre est tellement distingué que je le regarde comme une œuvre supérieure par le fond et par la forme. Ce premier article est de M. de Falloux sur le devoir et les moyens légaux, à l'usage des catholiques dans les circonstances actuelles: très bon. Le second est sur la lettre de l'Empereur Napoléon au Pape293; il est d'Albert de Broglie et tout simplement admirable, sans pathos, sans véhémence, mesure parfaite, logique serrée, argumentation puissante, ironie incisive, grande dignité, simplicité, élévation et élégance de langage. J'y ai pris un de ces rares plaisirs que les temps actuels n'offrent plus guère.
Berlin, 30 janvier 1860.– Je viens d'apprendre la mort de la Grande-Duchesse Stéphanie, qui a expiré à une heure de l'après-midi à Nice. La Grande-Duchesse était bonne, aimable; elle était restée pure dans les circonstances difficiles de sa jeunesse; elle était restée fidèle, elle avait goût et confiance en moi, elle m'avait souvent défendue; c'était une contemporaine, bien des souvenirs agréables ou intéressants se rattachaient à elle; ses défauts, qui n'étaient que des faiblesses, ne m'ont jamais fait souffrir. Enfin, j'ai des larmes dans les yeux et dans le cœur pour cette mort, qui élargit les vides du passé et les dépouillements du présent.
Je compte partir d'ici le 10 février pour la France.
Ici se place une nouvelle interruption par suite de la rencontre à Paris des deux correspondants.
Paris, 12 avril 1860.– Le prince Richard de Metternich est venu hier causer avec moi dans un fort bon sens; il m'a fait souvenir de son père dans la façon de procéder en raisonnements et déductions.
Il paraît que pour dissiper les aigreurs de l'Angleterre, on va lui concéder, de la part de la France, un traité de navigation qui ébouriffe les armateurs français, lesquels, sommés de venir ici donner des explications, s'en sont retournés inquiets et mécontents. Commerce, industrie, clergé et beau monde, voilà un gros fagot d'épines.
Paris, 15 avril 1860.– Les suppositions, les interprétations vont leur train et leur grand train; mais autant en emporte le vent, et ce n'est pas la peine de s'y arrêter. L'opinion de M. de Falloux, et celle de bien d'autres, est que M. Veuillot, dans son inexplicable mésaventure, a été un traître et son propre espion au profit du Gouvernement d'ici. En effet, c'est la seule façon de comprendre ce chef-d'œuvre d'imprudence et de bêtise de la part de quelqu'un qui est spirituel et aguerri294. On est beaucoup occupé de la dissolution du Journal des Débats, de ses rédacteurs: MM. de Sacy et Saint-Marc Girardin se retirent, M. Prévost-Paradol passe à la Presse. Le journal passe au Gouvernement, qui l'a acheté. Les Bertin font un cas spécial de l'argent. On croit, néanmoins, que si la subvention est forte, le nombre des abonnés diminuera sensiblement, malgré les transitions adoucies qu'on emploiera, pour ne pas effaroucher les lecteurs et continuer leur illusion pendant un peu de temps encore.
Paris, 18 avril 1860.– M. Cuvillier-Fleury, qui reste au Journal des Débats, disait, avant-hier soir, chez Mme Mollien, que le journal conserverait une certaine indépendance, à quoi M. Dumont a répliqué que c'était pour mieux servir l'Empereur en trompant le public. On est fort aigre sur cette question des Débats; mais tout pâlit devant une nouvelle brochure, parue il y a trente-six heures, et qui a fait baisser la rente de vingt-cinq centimes. Elle a pour titre la Coalition. Elle est attribuée à la même source que les autres brochures qui remplacent les manifestes, précédant autrefois les grands chocs politiques. Je n'entends pas parler d'autre chose. Qu'en dira l'Europe et surtout l'Angleterre295?
Paris, 20 avril 1860.– La brochure a été désavouée; mais il y a des esprits mal faits qui prétendent que, si elle n'est pas d'origine directe, elle est puisée dans des inspirations puissantes. Ces gens-là disent que la librairie Dentu n'aurait pas osé publier un pareil brandon sans la certitude de n'être ni poursuivie, ni saisie. En quarante-huit heures, il s'en est imprimé et vendu trois éditions; bref, les esprits mal faits disent que c'est un ballon d'essai contenant la pensée de Napoléon.
Le maréchal Randon quitte, dit-on, le ministère de la Guerre, qui rentrerait aux mains du maréchal Vaillant296. On assure que cette sortie et cette rentrée déplaisent à l'armée.
On est très agité en Sicile qui paraît, de par l'intrigue anglaise, en pleine combustion. Naples est menacé, M. de Cavour lui-même débordé et l'oracle des Tuileries fort embarrassé.
A travers ces gros et sombres nuages, les quadrilles, les déguisements, les décors du bal du 24 de ce mois297 préoccupent toutes les jeunes et jolies étrangères et dames du monde officiel.
J'ai dîné, avant-hier, chez la duchesse de Vicence, qui est assez mécontente de M. Thiers, pour avoir cité de travers les Mémoires de son mari, dans le dix-septième volume de l'Histoire du Consulat et de l'Empire298.
M. Cuvillier-Fleury, qui est la dernière petite lumière du Journal des Débats, y a inséré un article sur ce dix-septième volume, qu'on dit assez piquant pour avoir irrité M. Thiers299. Celui-ci dit que les Princes d'Orléans (dont il suppose M. Cuvillier-Fleury d'être l'agent) ne lui ont jamais pardonné d'avoir dit, dans le temps où il était ministre, qu'ils étaient des Archiducs.
Le Journal des Débats a perdu dans les dernières semaines trois mille abonnés!
Je lis maintenant les deux derniers volumes du Port-Royal de M. de Sainte-Beuve300. C'est une bonne lecture qui reporte vers d'autres temps. Le nôtre est de plus en plus déplorable à tous les points de vue.
Paris, 23 avril 1860.– Le général Ortega fusillé et le comte de Montemolin arrêté maladroitement en Espagne, c'est de cela qu'on jase ici301. Ce qui est plus curieux, c'est que lord Cowley a eu, la veille de son départ pour Londres, une conversation orageuse avec l'Empereur Napoléon, qui a dit: «Il faut que l'Angleterre choisisse entre une alliance franche et cordiale, sérieuse, ou la guerre. Je suis à bout de ma patience.» Nous sommes donc à la veille d'une tempête générale ou d'un aplatissement universel302. On ne croit plus au changement immédiat du ministre de la Guerre.
Paris, 27 avril 1860.– Si seulement on avait un peu de soleil pour se réconforter; mais l'obscurité est partout; au ciel, dans les esprits et sur la terre. Encore si les âmes étaient éclairées! Il n'y a plus ici d'autre clarté que celle des feux électriques qui ont éclairé le palais d'Albe d'une étrange magie à la fête d'avant-hier. Cependant, le clair de lune, tant annoncé, a été supprimé, car Diane303 n'a paru qu'en domino. Le carquois en diamants, les flèches en diamants, le Régent devenu centre d'un croissant, tout cela a été tristement, et non sans larmes, replacé au trésor de la Couronne. Un article du Times en a été cause. La police avait eu aussi de sinistres rapports qui avaient fait tripler les précautions. Aussi, les vives instances de Mme Walewska, pour que la fête fût répétée demain, ont été repoussées par un non fort sec, répété trois fois par l'Empereur Napoléon.
Le comte de Montemolin et son frère n'ont pas été arrêtés par un zèle maladroit, mais bien pour ôter à ceux qui avaient exécuté cette entreprise tout prétexte d'y revenir.
On parle d'explications vives en plein bal avec l'Ambassadeur d'Espagne304. Il paraît qu'on voulait ôter à la Reine Isabelle toute liberté de secourir le Pape; on est aussi fort importuné, ici, de l'attitude du duc de Montpensier et de la jeune gloire du comte d'Eu305. L'Angleterre arme à outrance; l'Europe n'est plus dupe; mais personne ne songe, à ce qu'il paraît, à autre chose qu'à sa défensive.
Paris, 30 avril 1860.– L'Ambassadeur d'Espagne a reçu, hier, de Madrid, un télégramme qui lui annonce que le comte de Montemolin et son frère, l'Infant don Juan, ont adressé des lettres autographes à la Reine Isabelle, dans lesquelles ils déclarent renoncer à tous leurs droits à la couronne d'Espagne. C'était bien la peine de se faire fusiller, comme Ortega, pour de pareils gens!
M. Thiers est encore plus furieux contre le second article de M. Cuvillier-Fleury, dans le Journal des Débats, que contre le premier. On assure, que sans Mmes Dosne et Thiers, l'historien national serait déjà aux Tuileries où il me paraît très digne de figurer.
La duchesse de Galliera a été en Angleterre pour négocier le mariage du Comte de Paris avec la fille de la Duchesse de Parme; elle a échoué!
La question d'Orient est entamée; la Russie est aux pieds de la France, l'Autriche très plate, la guerre contre l'Angleterre presque décidée. Je crois que l'Angleterre aurait tort de compter sur ses alliés du continent.
Rochecotte, 15 mai 1860.– La nouvelle qui courait à Paris, le 12, du débarquement de Garibaldi en Calabre est prématurée. Il a touché Livourne, est allé à terre, a pris là huit cents hommes de plus, s'est embarqué en disant qu'il n'avait point de parti pris sur son lieu de débarquement306. Voici le partage des rôles. Le Roi Victor-Emmanuel avoue Garibaldi; M. de Cavour le désavoue; l'Empereur Napoléon désavoue M. de Cavour et Garibaldi et le Roi! Si Garibaldi n'est pas pris et pendu par les bâtiments du Roi de Naples, toute l'Italie sera de nouveau en feu dans un mois.
J'ai une lettre d'Angleterre dans laquelle on me dit que lord Palmerston ne veut plus qu'on le croie impérialiste, et dit tout haut les raisons de son éloignement. Il parle aussi de l'avenir qu'il prévoit et des difficultés que rencontrerait l'Angleterre pour renouer de fortes alliances sur le continent. Il dit que, ni à Vienne, ni à Berlin, ni à Saint-Pétersbourg, il n'y a plus de Gouvernement, personne en état de prendre une initiative, une résolution et de l'accomplir, qu'il faut attendre une forte crise qui poussera tout le monde. Il me semble que ce qu'il dit des autres Cabinets s'appliquerait bien aussi à celui de l'Angleterre!
Nouvelle réunion à Bade des deux correspondants.
Berlin, 17 juin 1860.– Je suis arrivée ici par un temps hideux. Aujourd'hui, un pâle soleil éclaire les rues désertes de Berlin. En route, à Bruchsal, j'ai rencontré les Rois de Saxe et de Hanovre; ils m'ont fait l'effet de moutons menés à la boucherie; car cette entrevue à Bade des Souverains allemands avec l'Empereur Napoléon pourrait n'être que cela307.
J'ai trouvé ici des lettres d'un peu partout: en voici les extraits: De Paris: «L'Empereur Napoléon, en revenant de Lyon308, a dit à son secrétaire, M. Mocquard: «Il faut se tenir tranquille pour le moment, et tranquilliser les autres: toutes ces alarmes gâtent le présent et nuisent à l'avenir.» Des instructions ont été données aux journaux du Gouvernement pour mettre une sourdine et surtout pour caresser l'Allemagne. Le manifeste de Mazzini309 est aussi pour quelque chose dans ce temps d'arrêt. Il revient de tous côtés que les révolutionnaires illimités sont de plus en plus les maîtres en l'Italie. On s'attend à voir Garibaldi passer de Sicile sur le continent. Il ira prendre Messine à Naples.»
De Vienne: «L'Empereur François-Joseph est dans un grand découragement, non seulement à cause de ses revers, mais parce qu'il a, dit-il, fait fausse route, sur la foi du prince Félix Schwarzenberg, qui l'a lancé dans le système de l'unité politique et administrative de l'Empire. Il essaye d'en revenir sans grande vigueur et sans espoir.»
J'ai aussi trouvé ici le nouveau livre de l'évêque d'Orléans sur la Souveraineté du Pape. J'ai passé ma soirée d'hier à le parcourir; il m'a semblé plein de talent, d'esprit et de courage, écrit avec une sincère intention d'être de son temps et d'en être bien compris, en lui disant ses vérités. C'est grand dommage qu'il se laisse aller à une polémique de détail et de routine. J'aurais cru qu'il eût été plus habile de ne s'attacher qu'à une ou deux idées simples, et à les mettre et remettre incessamment en lumière. L'Évêque remue trop de choses secondaires, ce qui obscurcit les grandes310. Du reste, je juge un peu à la légère, car je n'ai pas lu, je n'ai que parcouru.
Berlin, 19 juin 1860.– Lady Westmorland m'écrit de Londres: «Le roi Léopold de Belgique est venu me faire une longue visite fort aimable. Cela fait du bien de causer avec quelqu'un qui conserve encore nos traditions. Il désapprouve et craint extrêmement l'entrevue de Bade.»
On m'écrit de Paris sous la date du 16 juin: «La réunion de Bade est décidément prise ici pour une promesse d'été pacifique, peut-être même d'un peu de désarmement. Ce n'est pas un retour de confiance, c'est une suspension de méfiance. On ajourne ses inquiétudes en les gardant. Le monde officiel tient deux langages: aux uns il promet la paix, aux autres il dit: «N'ayez pas peur, rien n'est abandonné; la France reprendra ce que l'Empire lui avait donné; les propositions de Francfort en 1813; c'est là votre minimum.»
«N'êtes-vous pas frappée de lord John Russel abandonnant le bill de Réforme? Voilà deux fois en trois semaines que le bon sens anglais se retrouve et fait la loi au Cabinet: ce n'est encore, j'en conviens, que sur des questions intérieures. L'esprit public est toujours échauffé en Angleterre sur les affaires d'Italie. Garibaldi y est populaire; mais quand le mouvement révolutionnaire fera des Garibaldi ailleurs, volontaires ou entraînés, le bon sens anglais se ravivera. Les hommes manquent là, à la bonne cause, plus que le public.»
Sagan, 22 juin 1860.– Une personne ayant des relations en Sicile m'écrit que, si on y laissait les votes libres, cette belle île se choisirait pour souverain le duc d'Aumale dont la femme est Sicilienne. Comme de raison, l'Empereur Napoléon ne le souffrira pas.
On m'écrit de Paris qu'il est fortement question, dans le monde législatif, d'établir un impôt nouveau, consistant à donner une part d'enfant à l'État dans les successions; c'est du socialisme pur.
Sagan, 25 juin 1860.– Je suis parvenue à savoir quel était le langage que l'Empereur Napoléon se proposait de tenir au Prince-Régent de Prusse lorsqu'il s'est rendu à Bade. A-t-il réellement suivi ce programme? J'en doute, vu la différence du terrain qui a été autre qu'il ne s'y attendait. Voici donc en résumé ce qu'il comptait dire au Régent: «Force protestations pacifiques, au travers desquelles l'Empereur Napoléon aurait demandé au Prince-Régent de le laisser en finir avec l'Autriche. Il voulait lui dire qu'il n'y avait pas moyen d'en rester où l'on en est; qu'il fallait que la Hongrie fût satisfaite, la Vénétie délivrée; que le repos de l'Europe et la sécurité de l'Allemagne n'était qu'au prix de l'entière défaite de l'Autriche. Que la Prusse devait donc le laisser faire, lui Napoléon; et qu'elle aurait part à l'héritage. Que l'Empereur Napoléon ne pensait pas à la ligne du Rhin proprement dite, qu'il ne voulait rien enlever à la véritable nationalité allemande, que la ligne de la Meuse lui suffisait, que celle-là ne rendrait à la France que des populations françaises, ou à peu près, que la Prusse y gagnerait une extension des provinces rhénanes vers l'Ouest; sans parler de ce qui pourrait lui échoir en Allemagne, même à l'Est et au Nord; quel intérêt la Prusse aurait-elle à l'existence de la Belgique? La Belgique est un État factice, incapable de se protéger lui-même, et qui, toujours en question, tiendra en trouble ses voisins. Que pour en finir avec les révolutions, il fallait faire partout de grands États: que l'Italie devait redevenir l'empire romain, que l'Allemagne devait devenir l'empire prussien; que les petites populations françaises, de langue et de mœurs, qui longent les frontières de la France: la Belgique, le canton de Vaud, ceux de Neufchâtel et de Genève, devaient rentrer dans l'empire français. Qu'alors les nationalités seraient satisfaites, les ambitions aussi; que les imaginations auraient de l'espace. Que ce qui faisait les révolutions étaient les petits qui voulaient devenir grands; que du jour où il n'y aurait plus que des grands, en petit nombre, mais unis entre eux, on aurait bon marché des révolutionnaires. Que les grands empires, c'est la paix!»
C'est là ce qui est au fond du personnage.
On me mande de Londres que lord Palmerston se prépare à la lutte, qu'il est rentré dans la confiance de la Reine et du prince Albert, et en quasi-intelligence avec les Tories; que les questions intérieures anglaises seront mises à l'écart, qu'on ne s'occupera plus de réprimer en Europe les ambitions françaises et qu'on espère que la Prusse ne se laissera pas leurrer par l'Empereur Napoléon.
Sagan, 28 juin 1860.– On m'écrit de Londres: «Les nouvelles que l'on reçoit ici de Bade sont bonnes. L'Empereur Napoléon avait cru apparemment qu'il y avait moyen de s'entendre avec la Prusse. Il a fourni à la Prusse une occasion excellente pour s'entendre avec toutes les cours d'Allemagne. Le Prince-Régent en a profité avec adresse, et il résulte de la conférence de Bade, que toutes les cours d'Allemagne, y compris, dit-on, celle d'Autriche, sont arrivées à s'entendre beaucoup mieux qu'elles n'ont fait depuis longtemps. Il serait curieux que le résultat de la politique impériale eût été de consolider les nationalités italiennes et allemandes dans un esprit d'opposition à la France.»
Sagan, 5 juillet 1860.– Voici les extraits de mes lettres reçues de Paris:
Paris, 1er juillet: «Nous avons été très occupés de la rencontre des souverains à Bade. Plusieurs personnes bien informées disent que l'Empereur Napoléon a été très peu content de son séjour à Bade, et très mécontent, depuis son retour, du langage que les journaux prêtent au Prince-Régent de Prusse.
«La situation du Roi de Naples devient de jour en jour plus mauvaise, ce n'est plus Victor-Emmanuel qui sera roi d'Italie, c'est la révolution sous le nom de Garibaldi. A quelle frontière s'arrêtera-t-elle? L'Empereur commence à s'en alarmer. Le prince Napoléon est irrité que l'Empereur ne soit pas venu en personne à la cérémonie des obsèques de son père311. Le roi Jérôme allait régulièrement à la messe et s'était confessé cet hiver: ceci est certain; il a fini très régulièrement, malgré les impiétés de son fils.
«Prévost-Paradol fera son temps de prison dans une maison de santé à Passy312. La Presse, dans laquelle il écrivait, après avoir quitté les Débats, a rompu son engagement avec lui; il se trouve avec une femme folle et sans moyen d'existence.»