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Kitabı oku: «Journal du corsaire Jean Doublet de Honfleur, lieutenant de frégate sous Louis XIV», sayfa 2

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III

Le manuscrit original du journal que nous publions est conservé à Rouen dans les archives départementales de la Seine-Inférieure. L'éminent archiviste, M. de Beaurepaire, a bien voulu nous dire que ce manuscrit a été rencontré par lui chez un bouquiniste, qu'il en fit l'acquisition et en fit don au dépôt départemental.

C'est un registre grand in-folio, d'un papier vergé fort, à dos et couverture de parchemin. Les feuillets paginés de 1 à 136 et de 1 à 65 sont sans réglure. Chaque page porte une marge de 30 millimètres et renferme 40 lignes environ. L'écriture est fine, nette, très-lisible. On en pourra juger par le spécimen que nous présentons. C'est la signature de Doublet à l'époque même où il se décida, lui le plus simple et le moins ambitieux des hommes, à raconter le bruit qu'il avait fait dans le monde.

Le petit nombre de ratures et de changements que le manuscrit contient, indique que l'on a sous les yeux la transcription faite par l'auteur lui-même d'une première rédaction. D'ailleurs Doublet expose dans une note (no 46) qu'il avait égaré l'original de ses voyages.

Le manuscrit se divise en deux parties. La première, dont nous avons principalement à nous occuper forme le texte de la présente publication, elle n'a point de titre. Elle contient seulement des notes marginales que l'auteur a placées de loin en loin pour indiquer soit les dates de ses embarquements, soit les passages principaux de son récit. Nous les avons supprimées en raison des erreurs chronologiques qu'elles contiennent, mais on les trouvera en substance dans le sommaire des chapitres.

Sur deux points nous nous sommes écartés du texte du manuscrit: la chronologie et la division du récit. Les dates, en effet, sont fautives en plusieurs passages; nous les avons rétablies à l'aide des documents du dépôt de la Marine. La narration de Doublet offre très peu d'alinéas; l'auteur a écrit quatre ou cinq pages, c'est-à-dire la valeur d'au moins cent cinquante lignes, sans coupures tranchées. Nous avons cru à propos de distribuer le Journal en morceaux afin d'en faciliter la lecture. On y a également introduit une ponctuation qui fait absolument défaut dans l'original; pour marquer les pauses, Doublet ne se sert que des deux points et du point et il les place au hasard.

Pour l'établissement du texte, nous avons dû nous préoccuper de l'orthographe, qui est des plus défectueuses. Nous l'avons maintenue malgré les irrégularités, les bizarreries qu'elle présente et parce qu'au demeurant elle vaut celle des meilleurs écrivains du dix-septième siècle. Elle offre du reste plusieurs particularités curieuses. On remarquera chez Doublet l'accumulation anormale des consonnes et la suppression fréquente des consonnes doubles, une hésitation à distinguer le genre des substantifs, une incertitude à fixer l'accord des verbes, enfin un effort constant à conformer l'orthographe à la prononciation. Par exemple, dans les noms et dans tous les verbes qui se terminent par un ez, l'é de la dernière syllabe se prononce généralement comme un é fermé: prez, beautez, aimez. Doublet au contraire écrit ces finales avec un ees auquel il donnait probablement le son de l'è ouvert. Il semble ainsi reproduire les sons de la prononciation normande qui existent encore dans le parler provincial13. Nous citerons les mots: assées, allées, nées, difficultées, pour assez, allez, nez, difficultez. Quant à l'orthographe des noms de personnes et de lieux, tout en en conservant les incorrections dans le texte, nous en avons autant que possible rétabli la forme exacte dans les notes.

Nous avons dit que le manuscrit se composait de deux parties. La seconde que nous ne publierons point comprend 63 feuillets. Elle contient le journal de bord du voyage de Doublet dans les mers du Sud et une quinzaine de cartes coloriées représentant les principales rades et baies que son navire, le Saint-Jean-Baptiste, visita: telles que Montevideo, Valparaiso, Coquimbo, Arica, Pisco, Callao de Lima, etc. Le voyage dura quarante-deux mois. Ayant mis à la voile au mois de novembre 1707, Doublet touchait aux Canaries au mois de mai 1708, relevait les côtes du Brésil le 24 juillet suivant, mouillait à Montevideo le 8 août, reconnaissait l'île des États en décembre, passait à une cinquantaine de lieues du cap Horn et jetait l'ancre dans la baie de la Conception (Chili) le 20 janvier 1709. Après un séjour d'un mois, Doublet reprit la mer et toucha successivement à Valparaiso, Coquimbo, Cobica, Chipana, Arica, Callao, visita Lima, dont il donne une description dans son journal (fol. 47), enfin le 23 novembre 1710 il quittait le Chili et faisait voile pour la France. Il débouquait du détroit de Lemaire le 12 janvier 1711 et arrivait à Cayenne le 3 mars. Parti de cette île le 22 mars suivant il entrait dans le Port-Louis le 22 avril 1711, «et s'est trouvé, dit-il, notre erreur en tout n'estre que de 34 lieues ⅔ que j'étois plus de l'avant que le vaisseau.»

Le retour du Saint-Jean-Baptiste au Port-Louis fut annoncé au ministre de la marine par M. Clairambault, ordonnateur à Lorient14. Ce navire apportait des matières d'or et d'argent montant à la somme de 635,000 piastres. Il avait à son bord, parmi plusieurs personnages de distinction, un seigneur espagnol nommé Don Manuel Feyro de Fossa, porteur de riches présents offerts au roi et à la reine d'Espagne par l'évêque de la Conception15.

A la suite de ce journal de bord, où il y aurait à glaner plus d'un fait intéressant, Doublet a transcrit deux pages intitulées: Relation de la nouvelle découverte des îles Cebaldes et à quoy elles pourroient estre utiles16. Il y déclare que s'il était moins en âge et que le roi lui voulût accorder la permission d'habiter ces îles, dont l'état lui paraissait meilleur que celui de la Hollande, il s'y établirait, il y fonderait un poste commercial, «veu que l'on en pourroit retirer de grandes utilitées.»

Doublet s'arrête sur ce rêve qu'il caressait alors que depuis dix années il avait renoncé aux voyages sur mer. Mais il en parle avec la même vivacité, la même résolution qu'il apporta dans les tentatives de colonisation par lesquels débutent les récits qui suivent.

AU LECTEUR

Amy lecteur, sy j'ay la témérité de travailler à ce petit ouvrage ce nest par aucune vanité mais plutost pour faire connoistre les Grandeurs d'un Dieu tout puissant, qui du néant dont nous sommes formées il luy a pleu me donner des forces pour soutenir à autant de fatigues et advantures qui me sont arrivées dès ma tendre jeunesse jusqu'à la fin de mes voyages: depuis l'anée 1663 jusqu'à 1711. Ce nest donc que pour satisfaire ma famille et de mes intimes amis lesquels m'ont souvent prié de leurs laisser un manuscrit de mes voyages, et pour les contenter je m'y suis apliqué, ay travailler avec autant d'exatitude et de sincérité que ma mémoire a pü y fournir, ainsy qu'une exacte recherche que j'ay faitte de ce qui m'est resté de mes journaux, desquels j'ay perdu la plus grande partie par les malheurs qui me sont arrivés, comme la suitte en fera mention. Je suplie donc mes amis lecteurs de m'excuser à mes foibles styles et mauvais défauts dans cette espesce de relation, veu que je n'ay eu aucunnes études que celles pour ma profession de naviger. Et n'ayant en vüe que cecy paroisse au public, j'obmets d'y mettre quantité d'avantures et remarques que j'ay vües et qui feroit un trop long discours qui pouroit ennuyer les amys, et je n'ay mis que simplement les plus essentielles; ainssy ayez la bonté de pardonner mes deffauts tant sur les mots mal apliquées et discours mal arangées ainssy qu'à l'ortografe lesquels je vous suplie de coriger. Et vous obligerez. Etc.

Puisque pour vous contenter, mes chers enfants, et bons amys, sur ce que vous m'avez témoigné de l'empressement que je vous laisse un recüeil de tous mes voyages, advantures et hazards que j'ay encourus pendant l'espasce de quarante neuf anées sur les élléments du vaste Ocxéan, je me suis vollontiers résoult à vous donner cette satisfaction, mais je vous réitère ma prière que de ne me pas exposer à la critique de ces beaux esprits qui ont leu quantité de belles relations quoy que la plus part sont flattées et amplifiez, je ne manquerois de tomber dans le ridiculle par mes sincéritées et raports simples et autant fidelles que je vous les laisse. Etc.

CHAPITRE PREMIER

Colonisation des îles Brion. – Voyages au Canada. – Destruction de la colonie. – Voyage à Québec; excursion chez les Iroquois. – Voyage à Terre Neuve; naufrage. – Promenade à Londres. – Doublet est pris par un corsaire d'Ostende. – Voyage au Sénégal. – Entrevue avec le duc d'Yorck. – Autres voyages.

Je ne doute pas que vous n'ayez entendu souvent parler que feu mon père,17 que Dieu aye à sa gloire, se voyant un grand nombre d'enfants, restant encore saize bien vivants, et en état avec son épouze d'augmenter, n'ayant enssemble que médiocrement des biens en fonds et sa profession pour pouvoir élever une aussy nombreuse famille, mon père se détermina de s'intéresser dans une grande entreprise d'une société avec des Mrs. de Paris et de Roüen, dans le dessain d'établir une colonie aux îlles de Brion et de Sainct-Jean, dans la baie de l'Acadie, coste du Canadas18. Et pour y parvenir, on obtint du Consseil les concessions et pattentes du Roy, avec des privilèges accordés et de porter dans l'écusson de leurs armes ayant pour suports deux sauvages avec leurs massües et le dit écusson remply de textes de Griffon etc., tenant à fief et relevance à sa Majesté. Et il fut permis à mon père de changer les noms des isles Brion en celui de la Madelaine comme se nomoit ma mère.

Et pour commencer, mon père fut député de passer en Holande pour y faire l'achapt d'un navire, du port de trois à quatre cents thonneaux, qui fut nommée le sainct Michel, et en mesme tems il fit achapt de plusieurs outils de charpente et autres propres pour deffricher les terres et pour travailler à la pesche des morues et des loups marins pour en tirer des huiles. L'on jugea à propos d'y joindre à cette despence un autre navire de cent cinquante thoneaux nomé le Grenadin et l'armement de ces deux navires se comenssa à Honfleur en 1662 avec beaucoup de précautions, et en outre les équipages une augmentation de vingt cinq hommes destinées pour hiverner et tuer des loups marins au commencement du printemps qui est leurs saison, puits viennent abondamment à terre dans les bayes avec leurs petits, puis les hommes leurs coupent chemin du bord de la mer et les frapent sur le museau d'un seul coup de petite massue de bois et tombent morts; puis on leur lève la peau et on en hache les chairs pour les réduire en cretons dans des chaudières, puis l'on entonne les huilles dans des bariques, mais nous n'eusmes pas cette paine comme le verez cy-après.

Il faut venir au principe de notre départ de Honfleur en février 1663, que mon père chef et commandant sur les navires le sainct Michel et le sainct Jean, Bérengier sur le Grenadin étant disposés à partir d'un beau vent d'amonts propre pour partir, l'on tira un coup de canon dès le matin pour assembler les équipages. Mon père fit célébrer une grande messe à la jettée dans son navire atandant la marée. Les parents et amis y assistèrent pour prendre congé les uns des autres, et quelqu'uns restèrent sur le navire pour acompagner mon père jusque vis-à-vis la chapelle de Notre Dame de Grâce où il se faut absolument se quiter, lorsque les navires ne se doivent pas arester à la rade.

Et ayant le dessein de faire le voyage, quoy que n'ayant que sept ans et trois mois19, je me futs cacher entre ponts dans une cabane, et me couvrits pardessus la teste pour n'estre pas veu. J'entendois bien crier lors de la séparation: «Embarque embarque tous ceux qui doivent retourner à terre, les dernières chaloupes vont partir.» Et je ne remüé pas de mon giste quoyque la faim me pressats. Je m'endormis à l'agitation du navire jusqu'à sept ou huit heures du soir qu'un nomé Jean L'espoir qui étoit contre maistre vint pour se coucher dans sa cabane où j'étois. Etant fort fatigué il se jetta de son long sur moy, qui me fit crier: «Vous m'écrasez». Et il se releva en grondant: «Qui est-ce qui sets mis dans ma cabane?» Et je me fits conoistre. Il me prist entre ses bras et me porta au bord du lict de mon père qui étoit couché ayant esté fatigué. Il fut très-surpris en me voyant et il me demanda d'un ton de colère pourquoy je n'étois pas alé à terre avec les autre. Et je luy dits que je m'étois endormy, et envie de faire le voyage avec luy. Il parut très fasché et dits que si nous rencontrons quelques navires qui aille au pays qu'il m'y renvoira, et il me fit aporter à souper dont je mengé d'apétit sans me sentir émeu de la mer, et puis il me fit coucher à ses costées et il fut contrainct de me laisser faire le voyage n'ayant pas rencontré d'ocasion pour me renvoyer.

Et pour ne pas faire une longue narration, de nostre traversée qui fut longue, nous n'arrivasmes qu'à la my-may à la grande ille Brion que nous nomerons la Madelaine, et nous entrasmes les deux navires dans son port qui forme un espesce de bassin, et nous trouvasmes une loge où estoient une vingtaine d'hommes Basques que le Sr Dantès de Bayosne y avoit faits hiverner, et qui avoient bien réussy à la pesche des loups marins soubs la recommandation de Mr. Denis20 qui habitoit le fort de St. Pierre proche de Canceau, à l'ille du cap Breton, lequel Sr. Denis se croyoit maistre absolu de nos illes comme étant adjecentes et proche de luy. Les susdits Basques atendoient leur navire comandé par le capitaine Jean Sopite de St. Jean-de-Luz, qui devoit leurs aporter des vivres et faire pendant l'esté sa pesche des morues et emporter leurs huilles qu'ils avoient faittes. A l'abord mon père fit planter une grande croix sur le plus haut cap de l'entrée du port et l'on chanta le Te Deum, et les navires tirèrent chacun unze coups de canons, puis on alluma un grand feu en signe de prendre la possession, et on travailla une partie de l'équipage à faire des logements seulement couverts avec des voiles, et l'autre partye du monde disposoient les batteaux et échauffants pour faire la pesche des morues au sec.

Il fut enssuitte quiestion d'examiner le lieu le plus à comodité proche de deux bayes ou l'on peut plus abondament prendre les loups marins afin d'y faire des logements pour faire hiverner ceux qui y estoient destinés, dont Mr. Philipe Gagnard,21 bon maistre chirurgien, devoit avoir commandement portant qualité de lieutenant de mon père. L'on découvrit l'endroit le plus comode, à deux lieux et demie éloigné du port où nous étions, et pour y aler on pratiqua un chemin de dix huipt pieds en largeur; mais l'on faisoit transporter ce qui étoit pesant par un bateau qui débarquoit dans la baye la plus prochaine du cabanage nommé l'habitation. J'y futs, et tout jeune que j'étois je remarqué bien que le dit sr Gagnard étoit plus propre à la chirurgie qu'à gouverner, en se rendant trop famillier et trop doux envers les travaillants, et en divertissoit plusieurs à faire la chasse à tout gibier qui y ets abondant et dont la pluspart des jours s'écouloient à la bonne chère et ne ménageant pas leurs boissons. Le dit sr Gagnard et plusieurs syvroient survenant des querelles, et point de subordination; je revint au port et en advertis mon père qui se transporta sur l'habitation et nota bonne partie de ce que je luy avois dit, mais les gens le tournèrent de ce qu'il ne devoit s'arester aux raports d'un enfant et il n'en vit que trop les mauvais effects.

Sur la fin de may ariva au port le navire du capitaine Sopite, lequel parut très surpris de nous voir ainssy établir, et que mon père luy déclara que pour cette fois il luy permettoit de faire sa pesche aux morues seulement, après quoy il retiroit tous ces hommes à moins qu'il ne voulust nous céder un tiers des huilles des loups marins qu'ils feroient pendant l'hiver et le dit capitaine Sopite dépescha une chaloupe où il mit son fils pour donner advis à Mr Denis qui étoit à Canceau, et le dit sieur Denis se transporta dans une plus grande chaloupe à luy et alla à son abord, sans faire compliment, usa de menaces et puis fit plusieurs protestations et procès-verbaux et s'il n'avoit esté beaucoup inférieur en force d'hommes on en seroit venu aux mains, mais mon père quoyque très prompt luy représenta qu'il falloit examiner les statuts d'un chacun et se rendre justice à qui auroit plus de fondement, et après le tout examiné le Sr Denis aquiessa que les gens basques qui hiverneroient donneroient le tiers des huilles. Les morues manquèrent à la fin d'aoust et nos navires n'avoient qu'un peu plus qu'un tiers de leur charge. L'on se fondoit que les principes sont toujours les moins advantageux et qu'on avoit bien perdu des tems à faire les établissements et que dans l'anée suivante on trouveroit de grands avantages par les huilles qu'on espéroit faire pendant l'hiver, et l'on dispoza bien l'habitation de bonnes cazes couvertes de planches et gazons par dessus et autour les enclos. La saison nous pressa de partir sur la fin de septembre, un navire à moitié chargé et l'autre avec un peu moins. Et arrivasmes au port de Honfleur vers la fin de décembre 1663.

L'on commença à réquiper nos deux navires, la sociétté ayant de grandes espérances pour l'avenir22. Nous partismes du port au commencement de mars 1664; nous fusmes très mal traittés par des vents contraires, et n'arivasmes que à la my-juin, au port de l'ille de la Madelaine, et ayant tiré du canon nous fusmes surpris de n'y pas trouver de nos habitants, n'y aucun des basques. Mon père dépescha deux hommes portant de l'eaudevie à ceux de notre habitation, et leur dire qu'on leur aportoit de tous vivres et rafraichissements et ordre de venir quelqu'uns pour rendre compte de ce qu'ils avoient fait pendant l'hiver. Mais nos deux hommes étant revenus raportèrent n'y avoir touvé aucuns hommes, ayant trouvé les portes des maisons arières ouvertes et que les vents y avoient poussé les neiges de dans et dont il y en avoit 3 à quatre pieds de haut n'étant encore fondues, et qu'ils croyoient que Mr Denis les auroit fait sacager par des sauvages dont il étoit aimé et auroit fait retirer les basques. D'autres suposoient que ce pouroit être quelque forban, qui auroit fait ces désordres peu après nos départs, enfin on ne sceut que présumer. Et mon père demeura dans une grande consternation offrant ses paines au Seigneur, et fit raporter plusieurs outils et ce qu'on peut ramasser d'utile, et voyant qu'il ne se trouvoit presque pas de morues pour pescher autour de l'ille, il tint conseil où il fut résolu d'aller à l'ille Percée, où les morues y restent plus de tems. Nous abandonnasmes cette entreprise qui avoit donné lieu à de bonnes espérances et nous arivasmes à l'ille Percée vers la my-aoust. Nous y trouvasmes avec plusieurs navires le capitaine Sopiste qui nous raconta avoir passé avant nous à l'ille Madelaine et que, n'y ayant trouvé non plus que nous ses gens ny les nostres, il avoit pris le party de venir à l'ille Percée, où il avoit apris que nos gens avoient monté dans deux de nos barques à Québec peu après nos départs pour France; ils s'ennyvroient tous les jours jouant aux cartes et dez pour des verres de vin et d'eaudevie, et lorsqu'ils n'en eurent du tout plus, ils furent piller toutes celles des Basques, ce qui les fit aussy abandonner, et dont tous se dispercèrent sur chaque des navires qui étoient là présents. Mon père les fit assembler en présence des capitaines et fit dresser le raport de leurs déclarations, et dont il n'y aloit pas moins que de la potence pour nos malheureux coquins, d'avoir mis à ruine une aussy bonne entreprise sy elle avoit esté bien secondée. Enfin l'on pescha ce que l'on peut de morues jusqu'à ce que la saison obligea de nous retirer, et la grande perte qu'il y eut fit rompre cette société et les navires furent vendus à l'ancan. Voilà un beau commencement de voyage pour un enfant qui voyoit un aussy aimable père accablé de pertes et chagrins, et les soutenoit avec grande résignation que je luy entendois souvent dire: «Seigneur que votre saincte volonté soit faite». Homme sans vices, beau et bien fait et beaucoup d'esprit au récit de tous nos citoyens qui l'on connu et regretté, mais toujours puny de malheurs dans toutes ses entreprises.

En l'anée 1665, mon père fut demandé par la compagnie du Canadas23, lesquels luy proposèrent que s'il vouloit entreprendre pour eux d'aler à Québec sur un de nos vaisseaux qui armoit au Havre, en quallité de commissaire le long des costes de fleuve de St Laurent, pour y faire creuser un minne de plomb que l'on avoit découverte depuis peu dans les costes de Gasprée24, et qu'on luy fourniroit soixsante et dix hommes engagés à ce subjet, comme aussy un ingénieur mineur allemand de nation, et qu'on leur fourniroit un interprestre pour s'entendre, tous aux gages de la dite compagnie, qui fourniroit généralement tous les instruments et vivres ainsy que les barques nécessaires. Mon père avoit 3000 fr. par an et 4 pour cent de ce qu'on retireroit de plomb; l'ingénieur avoit 4000 fr. et l'interprestre 600 fr.; les forgeurs et autres à proportion. Mon père accepta le party, ce qu'il n'auroit pas fait sans les pertes cy-devant. Lorsque le navire fut à la rade du Havre prest à partir, une chaloupe vint pour y porter mon père qui se tenoit tout prest; je fits sy bien en sorte que je le gagné et ma mère pour me laisser aler avec luy, et nous fusmes conduits au bord de ce navire que commandoit le fameux capitaine Poulet25, de Diepe. Nous trouvasmes ce navire extrêmement embarrassé par 18 cavales et deux étalons des harnois du Roy26 et dont les foins pour les norir ocupoient toutes les places; dans l'entre pont étoient quatre-vingts filles d'honneur pour estre mariées à nostre arrivée à Québec, et puis nos 70 travaillants avec équipage formoit une arche de Noé.

Notre traversée fut assez heureuse, quoyqu'elle dura trois mois et dix jours pour arriver au dit Québec. Mr. de Tracy27 étoit vice-roy, Mr. de Courselles28, gouverneur, Mr. Talon29, intendant, Mr. de la Chesnée-Aubert30, commissaire général de la compagnie. Lorsque mon père eut communiqué ses ordres, on équipa une barque de 70 à 80 thonneaux de port affin de nous porter, avec tout le nécessaire pour les minnes. Le 13, nous arivasmes et nous débarquasmes au dit Gaspée, et nous travaillasmes à nos logemens et fourneaux. Dès le 28e, nous commencasmes de perçer dans le roc du costé du midy qui étoit la première découverte qu'en firent les sauvages naturels du pais, qui en faisant leur feu pour leurs chaudronnées mirent une de ces roches à servir de chenet, il en découla du plomb qu'ils trouvèrent après l'étainte de leur feu et en aportèrent à Mr. De la Chesnée, qui l'envoya en France et qui occassionna l'entreprise, croyant qu'il se troveroit beaucoup de ce métail comme en Angleterre. Le six de septembre l'on mit le feu à la dite mine après l'avoir creuzée de 32 pieds en profondeur et nous eusmes deux homme tuez et un nomé Doguet, de Rouen, qui eut les deux jambes amportées et trois autres légèrement blessés, fautes à iceux de n'avoir voulu autant s'éloigner qu'on leur avoit indiqué. A deux pieds profonds cette minne promettoit beaucoup, y ayant trouvé huit pouces et 4 lignes de face. Cependant après qu'on l'eut fait sauter et découverte en sa profondeur desdits 32 pieds, elle se trouva au néant, ce qui découragea le sieur Vreiznic notre ingénieur, disant que toutes les minnes qu'il a perçées seulement sur deux à trois lignes de la surface, elles se trouvoient dans la profondeur de 20 pieds plus d'un pied de face sans compter les vaines esparcées en divers endroits.

Du 15e au 24e septembre l'on perça du costé du Septentrion. Il se trouva à la surface, après avoir osté les terres de dessus le roc, cinq pouces une ligne; et après que la minne fut ouverte il ne s'y trouva que deux lignes. Du 27e au 4e octobre fut ouvert dans la partie du levant sans pertes ny blessés de nos hommes. Nous eusmes quelques espérances de mieux réussir ayant touvé dans la surface neuf pouces et trois lignes, et en profondeur rien du tout. Et pour n'avoir rien à reproche, le 28e octobre il fut ouvert du costé du couchant, ou dans la superficie marquoit seulement 2 pouces ½ et à 20 pieds fonds rien. La saison nous obligea de nous retirer à Québec, n'étant munis de vivres ny de bons logemens pour résister aux grands froids et neiges nous fusmes contrainct d'abandonner, n'ayant pas retiré plus de huit à neuf milliers pesant de plomb. Nous partismes le jour de la St Martin embarqués sur le mesme bastiment qui nous avoit aportés, et la minne mina la bource des mineurs. Nous arrivasmes à Québec le 2e décembre, dont il étoit grand temps puisque la rivière se glaçoit. Mon père fit son raport à Mr. le Vice-roy et autres Mrs. Et on nous donna un logement pour passer notre hiver, mais je fus mis en pension aux Pères Jésuittes31.

Au printemps 1666, après le débordement des glaces, Mr. le Vice-roy et intendant ordonnèrent à mon père de se rembarquer sur nostre mesme bastiment en qualité de comissaire des Costes, et que le R. Père Chaumonot32, jésuite, qui savoit les langues des sauvages, serviroit d'aumosnier et Missionnaire et pour interpréter aux besoins et en faisant sa mission de convertir les sauvages infidelles, dont mon père leur faisoit des présents pour les attirer dans le party de France contre ceux avec qui on avoit la guerre sur les Iroquois. Nous atirasmes dans notre party deux nations les Esquimaux et les Papinachoïs, qui peu de temps après deffirent vers le grand Saquenay plus de deux cents desdits Iroquois. Ce voyage à parcourir les deux costés du fleuve dura plus de cinq mois et traitèrent avec les susdits sauvages et j'étois resté en pension. Il falut encore hiverner, et au printemps mon père désirant retourner en France sur un navire apartenant à Mr. Grignon, de la Rochelle, qui avoit hiverné à Québec, tomba d'accord du prix de son passage et du mien, et pour des pelletries dont il avoit esté payé pour ses gages. Nous partismes de Québec le 8e de May 1667 et poussasmes nostre navigation jusque entre le banc à vert et le grand banc33 où nous fusmes environnées d'une quantité de montages de glaces flotantes sur l'eau et nous enfermèrent sans pouvoir nous en dégager. Nous suspendismes nos câbles le long de notre navire pendants entre le bord et les glaces pour empescher que le navire ne fut crevé. Les vœux et prières ne manquoient pas, mais en moins de deux jours les câbles se trouvoient coupés et la partie d'entre les glaces aloit au fond de l'eau. Nous continuasmes d'en mettre jusqu'au dernier bout, et puis nous y mismes ensuite toutes nos voiles de rechange toutes freslées, et en trois jours elles furent aussy consommées, et la réverbération des dites glaces nous causoit des froidures insuportables, et la neufviesme journée, sur le soir, notre navire nous manqua tout d'un coup sous nous et nous débarquasmes sur les dites glaces sans avoir eu le temps de sauver aucunes hardes. Mais mon père avoit sur luy double rechange d'habits et sa robe doublée de castors qui le garantissoit du froid. Le pilote du navire avoit eu la précaution d'emplir deux jours avant la paillasse de pains après en avoir vidé les feures, et la jeta heureusement sur la glace voyant le navire couler au fond, et quelques matelots avoient aussy jetté deux petites voilles des peroquets et deux jambons. Nous fismes une petite tente de nos deux voiles; on sauva quelques écoutilles et paneaux qui avoient flotté, ce qui nous servit de plancher soubs la tente pour mettre notre pain et nous retirer tour à tour dessous pour y reposer. Nous ne pusmes où alumer du feu. Nous étions reiglés sur chacun 4 onces du pain sauvé, et la nuit les matelots tuoient des loups marins avec des morceaux de bois qu'on avoit trouves de notre débris; l'on tuoit aussy des mauves et des gros margaux qui dans les commencements nous en sucions les sangs et puis les foix et sur la fin on s'acoutuma à manger leurs chairs crües, et de jour à autre il nous mouroit quelque de nos hommes. Les jours on se disperçoit de tous costés pour découvrir quelque navires, et de plus sy on avoit pas agi à coure le grand froid saisissoit et on étoit gelé. La quatorziesme journée que nous étions sur les glaces, d'un temps très-brun je fus à l'exercisse de marcher avec deux matelots, ayant fait environ deux lieues sur les onze heures le temps s'éclaircit, et j'aperceu un navire pas plus éloigné d'une lieue, qui aparament par la brume n'avoit pas veu le péril où il tomboit car il venoit dessus; je crié: «navire, navire, mes chers frères». Les deux matelots et moy s'aprochant de la mer vers le navire nous crions à gorge déployée: «sauvez-nous la vie». Nous tendions les bras en haut et jettions nos bonnets en l'air pour nous faire voir; nos gens d'autour se joignirent à nous et crioyoient à force; le dit navire ayant aperceu les glaces revira du bord pour s'en écarter, ce qui nous cauza de grandes frayeurs qu'il ne nous eust aperceu ou nous vouloir abandoner, les cris et les pleurs redoublèrent et un de nos gens plus advisé dépouilla sa chemise et la mit à un baston en pavillon, la faisant jouer en haut, et on crioit de toute voix. Le dit navire aparement nous aperceu et serra quelque voille se tenan en estat de fuir les glaces. Il envoya son batteau avec deux hommes: la joye s'étend parmy nous, l'on fit embarquer mon pauvre cher père à demy mort, puis le capitaine et six autres avec moy, et étant embarqués au navire nous embrassions nos libérateurs, l'on renvoya la chaloupe reprendre le reste, et puis l'on se retira sur le grand banc. Nous perdismes sur les glaces huit hommes par misère, et trois qui moururent après estre sauvés deux jours après avoir trop mengé du biscuit et trop tost. Ce cher navire qui nous sauva ainssy la vie étoit un olonois pour la pesche des morues et n'en trouvant presque plus n'étant qu'à moitié de sa charge, il couroit au banc à vert et sans l'éclaircie qu'il nous le découvrit, encore moins de demie heure, il auroit esté en grande risque d'estre surpris comme nous dans les glaces.

13.Quelquefois il emploie des expressions usitées dans le patois normand: il dit l'assoirant qui signifie l'approche du soir; s'ivrer pour s'enivrer.
14.Voy. aux Additions les pièces nos 6 et 7.
15.Arch. de la Marine, service général, 22 avril et 4 mai 1711.
16.Il s'agit des îles Sebaldines, dans le détroit de Magellan, découvertes par Sebald de Weerdt, navigateur hollandais, en 1599.
17.François Doublet, Me apothicaire, rue Brûlée à Honfleur, né dans les vingt premières années du dix-septième siècle, mort avant l'année 1678 «aux païs estrangers où il étoit employé pour le service du roy.» – Reg. des délib. munic. 24 mai 1679.
18.Les îles St. Jean, de la Madeleine, Brion et aux Oiseaux forment un groupe d'îlots situés au nord du cap Breton, dans le golfe du fleuve St. Laurent. La compagnie de la Nouvelle France concéda ces îles à François Doublet par lettres du 19 janvier 1663. Voy. aux additions la pièce no 1.
19.A défaut de l'acte de baptême, cette indication permet de fixer la date de naissance de Doublet. Suivant lui, il était âgé de sept ans et trois mois en février 1663; il faut donc reporter sa naissance au mois de novembre 1655.
20.Nicolas Denis reçut provisions de lieutenant général en Canada le 30 janvier 1654. Il était fils de Mathurin Denis, écuyer, sieur de Fronsac, capitaine des gardes de Henri III.
21.Ce Philippe Gaignard établi chirurgien à Rouen avait précédemment résidé à Honfleur. Il était le neveu d'un capitaine de navire de ce port, Thomas Frontin, beau-frère de l'armateur Nicolas Lion de St. – Thibault dont les navires le Henry et le St. – Pierre effectuaient chaque année un voyage à Terre-Neuve. – Reg. de l'amirauté. Voy. aux additions la pièce no 2 du 23 avril 1663.
22.Un acte d'association du 1er février 1664 avait été passé entre François Doublet, François Gon sieur de Quincé et Claude de Landemare, marchands à Rouen, pour l'exploitation des îles de la Madeleine. Ce dernier, Claude de Landemare, était déjà intéressé dans l'opération, car il parut devant les tabellions de Honfleur le 30 mars, 1664 et fit ses comptes avec François Doublet. Il lui revenait pour le voyage de 1663, 612 livres 15 sols 3 deniers. – Reg. du tabellionage de Roncheville.
  A la ligne suivante, Doublet a écrit: «nous partismes du port au commencement de Mars…»; dans l'acte cité ci-dessus son père s'engage à partir pour un nouveau voyage à la marée du lendemain, c'est-à-dire le 1er avril.
23.Il s'agit de la compagnie de la Terre ferme d'Amérique réorganisée par un édit du 28 mai 1664 sous le nom de compagnie des Indes Occidentales.
24.La découverte de cette mine coincida avec le départ de l'intendant Talon pour le Canada. Jugeant que la découverte des minéraux ou riches ou de basse estoffé était un point essentiel aux affaires du roi, Talon obtint l'envoi au Canada de quarante travailleurs. La compagnie les recruta en Normandie et elle en confia la conduite à François Doublet. En outre de plomb, l'ingénieur-fondeur prétendait trouver de l'argent à la côte de Gaspée; «cette prétention paroist fondée,» écrivait Talon. – Arch. de la marine, Canada, 22 avril, 27 avril et 4 octobre 1665.
25.Ce marin originaire de Normandie, est resté inconnu. Toutefois la correspondance de Talon, intendant au Canada, et les dépêches de Colbert en font mention. Au mois de novembre 1670, le capitaine Poulet ou Poullet se trouvait à Québec. «Cet homme savant par une longue habitude et une expérience acquise de bas aage et devenu habile navigateur,» proposa de tenter la découverte de la communication de la mer du Sud et de celle du Nord par le détroit de Davis, «ou par le détroit de Magellan pour après avoir doublé tout le revers de l'Amérique jusqu'au Califourny reprendre les vents de l'Ouest et à leur faveur rentrer par la baie d'Hudson.» Son dessein, en outre, était de percer jusqu'à la Chine par l'un ou l'autre de ces endroits. Arch. de la Marine, Mémoire de Talon, 10 novembre 1670; Lettre de Colbert, février 1671. (Colonies, Canada).
26.Le débarquement des chevaux que le roi envoyait au Canada causa un grand enthousiasme parmi les habitants. A l'exception d'un cheval donné à M. de Montmagny près de vingt ans auparavant, c'étaient les premiers qu'on y voyait. – Ferland, Histoire du Canada, t. II, p. 36.
27.Alexandre de Pourville, marquis de Tracy, reçut le 19 novembre 1663 la commission de lieutenant-général des armées du roi et les fonctions et pouvoirs de vice-roi en Amérique. Décédé gouverneur de Dunkerque le 28 avril 1670.
28.Daniel de Remy, sieur de Courcelles, reçut commission de lieutenant-général en Canada le 23 mars 1665.
29.Jean Talon, ancien intendant du Hainaut, l'administrateur le plus éminent que Louis XIV ait envoyé au Canada, reçut la commission d'intendant à la Nouvelle-France le 23 mars 1665.
30.Auber, sieur de la Chesnée ou Chesnaye. Nous croyons que des liens de parenté l'unissaient à la famille de Doublet, dont le grand père paternel avait épousé Marguerite Auber, fille de Richard Auber, receveur du domaine de Roncheville.
31.Le séminaire des jésuites de Québec fut fondé par M. de Laval-Montmorency suivant lettres patentes du 26 mars 1663.
32.Pierre-Joseph-Marie Chaumonot, mourut à Québec le 21 février 1693. Il est l'auteur d'une grammaire, d'un dictionnaire et d'un catéchisme en langue huronne; la grammaire seule a été publiée.
33.Ces termes que Doublet emploiera souvent désignent les bancs situés à l'ouest et au nord de Terre-Neuve.