Kitabı oku: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1», sayfa 3
Du reste, si les Arabes acceptaient la révolution comme un fait accompli sur lequel il était impossible de revenir, ils ne pardonnèrent pas à ceux qui l'avaient faite, et n'acceptèrent pas non plus la hiérarchie sociale qui en résultait. Leur opposition prit donc un autre caractère: d'une lutte de principes, elle devint une querelle de personnes.
Jusqu'à un certain point les familles nobles, c'est-à-dire celles qui, pendant plusieurs générations, avaient été à la tête de leurs tribus, ne perdirent pas par suite de la révolution. Il est vrai que l'opinion de Mahomet sur l'existence de la noblesse avait été chancelante. Tantôt il avait prêché l'égalité complète, tantôt il avait reconnu la noblesse. Il avait dit: «Plus de fierté païenne; plus d'orgueil fondé sur les ancêtres! Tous les hommes sont enfants d'Adam, et Adam a été formé de poussière; le plus estimable aux yeux de Dieu est celui qui le craint davantage36.» Il avait dit encore: «Les hommes sont égaux comme les dents d'un peigne; la force de la constitution fait seule la supériorité des uns sur les autres37.» Mais il avait dit aussi: «Ceux qui étaient nobles sous le paganisme restent nobles sous l'islamisme, pourvu qu'ils rendent hommage à la véritable sagesse» (c'est-à-dire, pourvu qu'ils se fassent musulmans)38. Ainsi Mahomet eut parfois la velléité d'abolir la noblesse; mais il ne le put ou ne l'osa pas. La noblesse subsista donc, conserva ses prérogatives, et resta à la tête des tribus; car Mahomet, loin de songer à faire des Arabes une véritable nation – ce qui eût été impossible – avait maintenu l'organisation en tribus; il l'avait présentée comme émanant de Dieu même39, et chacune de ces petites sociétés ne vivait que pour soi, ne s'occupait que de soi, n'avait d'affaires que celles qui la touchaient. Dans la guerre elles formaient autant de corps séparés, dont chacun avait son drapeau, que portait le chef ou un guerrier désigné par lui40; dans les villes chaque tribu avait son propre quartier41, son propre caravansérai42, et même son propre cimetière43.
A vrai dire le droit de nommer les chefs de tribu appartenait au calife; mais il faut distinguer ici entre le droit et le fait. D'abord le calife ne pouvait donner le commandement d'une tribu qu'à une personne qui en fît partie; car les Arabes n'obéissaient qu'à contre-cœur à un étranger, ou ne lui obéissaient pas du tout. Aussi Mahomet et Abou-Becr s'étaient-ils presque toujours conformés à cet usage44; ils investissaient de leur autorité les hommes dont l'influence personnelle était déjà reconnue, et sous Omar, on voit les Arabes exiger comme un droit de n'avoir pour chefs que des contribules45. Mais d'ordinaire les tribus élisaient elles-mêmes leurs chefs46, et le calife se bornait à confirmer leur choix47; coutume qui, dans le siècle où nous sommes, a été observée aussi par le prince Wahabite48.
L'ancienne noblesse avait donc conservé sa position; mais au-dessus d'elle s'en était élevée une autre. Mahomet et ses deux successeurs immédiats avaient confié les postes les plus importants, tels que le commandement des armées et le gouvernement des provinces, aux anciens musulmans, aux Emigrés et aux Défenseurs49. Il le fallait bien: c'étaient à peu près les seuls musulmans vraiment sincères, les seuls auxquels le gouvernement, à la fois temporel et spirituel, pût se fier. Quelle confiance pouvait-il placer dans les chefs de tribu, toujours peu orthodoxes et parfois athées, comme cet Oyaina, le chef des Fazâra, qui disait: «Si Dieu existait, je jurerais par son nom que jamais je n'ai cru en lui50?» La préférence accordée aux Emigrés et aux Défenseurs était donc naturelle et légitime; mais elle n'en était pas moins blessante pour la fierté des chefs de tribu, qui se voyaient préférer des citadins, des agriculteurs, des hommes de rien. Leurs contribules, qui identifiaient toujours l'honneur de leurs chefs avec leur propre honneur, s'en indignaient également; ils attendaient avec impatience une occasion favorable pour appuyer, les armes à la main, les prétentions de leurs chefs, et pour en finir avec ces dévots qui avaient massacré leurs parents.
Les mêmes sentiments d'envie et de haine implacable animaient l'aristocratie mecquoise, dont les Omaiyades étaient les chefs. Fière et orgueilleuse, elle voyait avec un dépit mal dissimulé que les vieux musulmans formaient seuls le conseil du calife51. Abou-Becr, il est vrai, avait voulu lui faire prendre part aux délibérations; mais Omar s'était énergiquement opposé à ce dessein, et son avis avait prévalu52. Nous allons voir que cette aristocratie tâcha d'abord de s'emparer de l'autorité sans recourir à la violence; mais on pouvait prédire que si elle échouait dans cette tentative, elle trouverait facilement des alliés contre les Emigrés et les Médinois dans les chefs des tribus bédouines.
III
Dans ses derniers moments, le calife Omar, frappé à mort par le poignard d'un artisan chrétien de Coufa, avait nommé candidats à l'empire les six compagnons les plus anciens de Mahomet, parmi lesquels on distinguait Alî, Othmân, Zobair et Talha. Quand Omar eut rendu le dernier soupir, cette espèce de conclave se prolongea pendant deux jours sans produire aucun résultat, chacun de ses membres ne songeant qu'à faire valoir ses propres titres et à dénigrer ceux de ses concurrents. Le troisième jour on convint que l'un des électeurs, qui avait renoncé à ses prétentions, nommerait le calife. Au grand désappointement d'Alî, de Zobair et de Talha, il nomma l'Omaiyade Othmân (644).
La personnalité d'Othmân ne justifiait pas ce choix. Il est vrai que, riche et généreux, il avait assisté Mahomet et sa secte par des sacrifices pécuniaires; mais si l'on ajoute à cela qu'il priait et jeûnait souvent et qu'il était la bonhomie et la modestie mêmes, l'on a énuméré à peu près tous ses mérites. Son esprit, qui n'avait jamais été d'une bien grande portée, s'était encore affaibli par l'âge – il comptait soixante-dix ans – , et sa timidité était telle que, lorsqu'il monta en chaire pour la première fois, le courage pour commencer son sermon lui manqua. «Commencer, c'est bien difficile,» murmura-t-il en soupirant, et il descendit de chaire.
Malheureusement pour lui, ce vieillard débonnaire avait un grand faible pour sa famille; et sa famille, c'était l'aristocratie mecquoise qui, pendant vingt ans, avait insulté, persécuté et combattu Mahomet. Elle le domina bientôt complétement. Son oncle Hacam, et surtout Merwân, le fils de ce dernier, gouvernaient de fait, ne laissant à Othmân que le titre de calife et la responsabilité de mesures compromettantes, qu'il ignorait la plupart du temps. L'orthodoxie de ces deux hommes, celle du père surtout, était fort suspecte. Hacam ne s'était converti que le jour où la Mecque fut prise; plus tard, ayant trahi des secrets que Mahomet lui avait confiés, celui-ci l'avait maudit et exilé. Abou-Becr et Omar avaient maintenu cet arrêt. Othmân au contraire, après avoir rappelé le réprouvé de son exil, lui donna cent mille pièces d'argent et une terre qui n'était pas de son domaine, mais de celui de l'Etat; en outre, il nomma Merwân son secrétaire et son vizir, lui fit épouser une de ses filles, et l'enrichit au moyen du butin fait en Afrique. Ardents à profiter de l'occasion, d'autres Omaiyades, jeunes hommes aussi intelligents qu'ambitieux, mais fils des ennemis les plus acharnés de Mahomet, s'emparèrent des postes les plus lucratifs, à la grande satisfaction des masses, trop heureuses d'échanger de vieux dévots sévères, rigides, maussades et tristes, contre des gentilshommes gais et spirituels, mais au grand déplaisir des musulmans sincèrement attachés à la religion, qui éprouvaient pour les nouveaux gouverneurs des provinces une aversion invincible. Qui d'entre eux ne se rappelait pas avec horreur qu'Abou-Sofyân, le père de ce Moâwia qu'Othmân avait promu au gouvernement de toute la Syrie, avait commandé l'armée qui avait battu Mahomet à Ohod, et celle qui l'avait assiégé dans Médine? Chef principal des Mecquois, il ne s'était soumis qu'au moment où il voyait sa cause perdue, où dix mille musulmans allaient l'écraser, lui et les siens; et même alors il avait répondu à Mahomet, qui le sommait de le reconnaître pour l'Envoyé de Dieu: «Pardonne à ma sincérité; sur ce point je conserve encore quelque doute. – Rends témoignage au Prophète, ou ta tête va tomber,» lui dit-on alors, et ce ne fut que sur cette menace qu'Abou-Sofyân se fit musulman. Un instant après, tant il avait courte mémoire, il avait oublié qu'il l'était… Et qui ne se souvenait pas de Hind, la mère de Moâwia, cette femme atroce qui s'était fait, avec les oreilles et les nez des musulmans tués dans la bataille d'Ohod, un collier et des bracelets; qui avait ouvert le ventre de Hamza, l'oncle du Prophète, et en avait arraché le foie qu'elle avait déchiré avec ses dents? Le fils d'un tel père et d'une telle mère, le fils de la mangeuse de foie, comme on l'appelait, pouvait-il être un musulman sincère? Ses ennemis niaient hautement qu'il le fût.
Quant au gouverneur de l'Egypte53, frère de lait d'Othmân, c'était pis encore. Sa bravoure n'était guère contestable, puisqu'il battit le gouverneur grec de la Numidie et qu'il remporta une éclatante victoire sur la flotte grecque, fort supérieure en nombre à la sienne; mais il avait été secrétaire de Mahomet, et quand le Prophète lui dictait ses révélations, il en changeait les mots et en dénaturait le sens. Ce sacrilége ayant été découvert, il avait pris la fuite et était retourné à l'idolâtrie. Le jour de la prise de la Mecque, Mahomet avait ordonné aux siens de le tuer, dût-on le trouver abrité derrière les voiles qui couvraient le temple. L'apostat se mit sous la protection d'Othmân, qui le conduisit au Prophète et sollicita son pardon. Mahomet garda un long silence… «Je lui pardonne,» dit-il enfin; mais quand Othmân se fut retiré avec son protégé, Mahomet, lançant à son entourage un regard plein de colère: «Pourquoi me comprendre si mal? dit-il; je gardais le silence pour que l'un de vous se levât et tuât cet homme!»… Il était maintenant gouverneur d'une des plus belles provinces de l'empire.
Walîd, frère utérin du vieux calife, était gouverneur de Coufa. Il dompta la révolte de l'Adzerbaidjân, quand cette province tâcha de recouvrer son indépendance; ses troupes, réunies à celles de Moâwia, prirent Chypre et plusieurs villes de l'Asie mineure; toute la province louait la sagesse de son gouvernement54; mais son père Ocba avait craché au visage [de] Mahomet; une autre fois il avait failli l'étrangler; ensuite, fait prisonnier par Mahomet et condamné par lui à la mort, il s'était écrié: «Qui recueillera mes enfants après moi?» et le Prophète lui avait répondu: «Le feu de l'enfer!» Et le fils, l'enfant de l'enfer comme on l'appelait, semblait avoir pris à tâche de justifier cette prédiction. Une fois, après un souper qui, égayé par le vin et la présence de belles chanteuses, s'était prolongé jusqu'au lever de l'aube, il entendit le muëzzin annoncer, du haut du minaret, l'heure de la prière du matin. Le cerveau encore troublé par les fumées du vin, et sans autre vêtement que sa tunique, il alla à la mosquée, et y récita, mieux que l'on n'avait le droit de s'y attendre, la prière d'usage qui, du reste, ne dure que trois ou quatre minutes; mais quand il l'eut terminée, il demanda à l'assemblée, probablement pour montrer qu'il n'avait pas bu trop: «Est-ce que j'y en ajouterai une autre? – Par Dieu! s'écria alors un pieux musulman qui se tenait derrière lui sur la première ligne, je n'attendais rien d'autre d'un homme tel que toi; mais je n'avais pas pensé que l'on nous enverrait de Médine un tel gouverneur!» Et aussitôt il se mit à arracher le pavé de la mosquée. Son exemple fut suivi par ceux des assistants qui partageaient son zèle, et Walîd, pour ne pas être lapidé, retourna précipitamment dans son palais. Il y entra d'un pas chancelant, récitant ce vers d'un poète païen: «Vous pouvez être sûr de me trouver là où il y a du vin et des chanteuses. C'est que je ne suis pas un dur caillou, insensible aux bonnes choses.» Le grand poète Hotaia semble avoir trouvé l'aventure assez plaisante. «Le jour du dernier jugement, dit-il dans ses vers, Hotaia pourra certifier que Walîd ne mérite nullement le blâme dont on l'accable. Qu'a-t-il fait, au bout du compte? La prière terminée, il s'est écrié: «En voulez-vous davantage?» C'est qu'il était un peu gris et qu'il ne savait pas trop ce qu'il disait. Il est bien heureux que l'on t'ait arrêté, Walîd! Sans cela tu aurais prié jusqu'à la fin du monde!» Il est vrai que Hotaia, tout poète du premier mérite qu'il était, n'était après tout qu'un impie qui embrassa et abjura tour à tour la foi mahométane55. Aussi y eut-il à Coufa un petit nombre de personnes qui, payées peut-être par les saints hommes de Médine, ne pensèrent pas comme lui. Deux d'entre elles se rendirent à la capitale pour y accuser Walîd. Othmân refusa d'abord de recevoir leur déposition; mais Alî intervint, et Walîd fut destitué de son gouvernement, au grand regret des Arabes de Coufa56.
Le choix des gouverneurs n'était pas le seul reproche que le parti pieux adressât au vieux calife. Il lui reprochait en outre d'avoir maltraité plusieurs compagnons du Prophète, d'avoir renouvelé un usage païen que Mahomet avait aboli, de songer à établir sa résidence à la Mecque, et ce qu'on lui pardonnait moins encore, c'était la nouvelle rédaction du Coran, faite sur son ordre, non par les hommes les plus instruits (même celui que Mahomet avait désigné comme étant le meilleur lecteur du Coran y resta étranger), mais par ceux qui lui étaient le plus dévoués; et pourtant cette rédaction prétendait être la seule bonne, le calife ayant ordonné de brûler toutes les autres.
Bien résolus à ne pas tolérer plus longtemps un tel état de choses, les anciens compétiteurs d'Othmân, Alî, Zobair et Talha, qui, grâce à l'argent destiné aux pauvres et qu'ils s'étaient approprié, étaient si riches qu'ils ne comptaient que par millions57, semaient l'or à pleines mains, afin d'exciter partout des révoltes. Pourtant ils n'y réussirent qu'à demi; çà et là il y eut bien quelques soulèvements partiels, mais les masses restèrent fidèles au calife. Enfin, comptant sur les dispositions des Médinois, les conspirateurs firent venir dans la capitale quelques centaines de ces Bédouins à la stature colossale et au visage basané, qui, moyennant finances, étaient toujours prêts à assassiner qui que ce fût58. Ces soi-disant vengeurs de la religion outragée, après avoir maltraité le calife dans le temple, vinrent l'assiéger dans son palais, lequel n'était défendu que par cinq cents hommes, la plupart esclaves, commandés par Merwân. On espérait qu'Othmân renoncerait volontairement au trône; cette attente fut trompée: croyant que l'on n'oserait pas attenter à sa vie, ou comptant sur le secours de Moâwia, le calife montra une grande fermeté. Il fallut donc bien recourir aux moyens extrêmes. Après un siége de plusieurs semaines, les brigands pénétrèrent dans le palais par une maison contiguë, massacrèrent le vieillard octogénaire qui, à cette heure, lisait pieusement le Coran, et, pour couronnement de l'œuvre, ils se mirent à piller le trésor public. Merwân et les autres Omaiyades eurent le temps de s'enfuir (656).
Les Médinois, les Défenseurs (car ce titre passa des compagnons de Mahomet à leurs descendants), avaient laissé faire, et la maison par laquelle les meurtriers avaient pénétré dans le palais, appartenait aux Beni-Hazm, famille des Défenseurs qui, plus tard, se signala par sa haine contre les Omaiyades. Cette neutralité intempestive, qui ne ressemblait que trop à de la complicité, leur fut durement reprochée par leur poète Hassân ibn-Thâbit, qui avait été partisan dévoué d'Othmân et qui craignait avec raison que les Omaiyades ne vengeassent sur ses contribules le meurtre de leur parent. «Quand le vénérable vieillard, dit-il, vit la mort se dresser devant lui, les Défenseurs n'ont rien fait pour le sauver! Hélas! bientôt le cri va retentir dans vos demeures: Dieu est grand! Vengeance, vengeance à Othmân59!»
Alî, élevé au califat par les Défenseurs, destitua tous les gouverneurs d'Othmân et les remplaça par des musulmans de vieille roche, par des Défenseurs surtout. Les orthodoxes triomphaient; ils allaient ressaisir le pouvoir, écraser les nobles des tribus et les Omaiyades, ces convertis de la veille qui entendaient être les pontifes et les docteurs du lendemain.
Leur joie dura peu. La division éclata dans le cénacle même. En soudoyant les meurtriers d'Othmân, chacun des triumvirs avait compté sur le califat. Frustrés dans leurs espérances, Talha et Zobair, après avoir été contraints, le sabre sur la gorge, à prêter serment à leur heureux compétiteur, quittèrent Médine pour joindre l'ambitieuse et perfide Aïcha, la veuve du Prophète, qui auparavant avait conspiré contre Othmân, mais qui excitait maintenant le peuple à le venger et à se révolter contre Alî, qu'elle haïssait de toute la force de l'orgueil blessé, parce qu'une fois, du vivant de son époux, il avait osé douter de sa vertu.
Quelle serait l'issue de la lutte qui allait s'engager? C'est ce qu'aucune prévoyance ne pouvait déterminer. Les confédérés n'avaient encore qu'un fort petit nombre de soldats; Alî ne comptait sous sa bannière que les meurtriers d'Othmân et les Défenseurs. C'était à la nation de se prononcer pour l'un ou pour l'autre parti.
Elle resta neutre. A la nouvelle du meurtre du bon vieillard, un cri d'indignation avait retenti dans toutes les provinces du vaste empire; et si la complicité de Zobair et de Talha eût été moins connue, ils auraient pu compter peut-être sur la sympathie des masses, maintenant qu'ils prétendaient punir Alî. Mais leur participation au crime qui avait été commis n'était un mystère pour personne. «Faut-il donc, répondirent les Arabes à Talha dans la mosquée de Baçra, faut-il donc te montrer la lettre dans laquelle tu nous excitais à nous insurger contre Othmân?» – «Et toi, dit-on à Zobair, n'as-tu pas appelé les habitants de Coufa à la révolte?» Il n'y eut donc à peu près personne qui voulût se battre pour l'un ou pour l'autre de ces hypocrites, que l'on confondait dans un commun mépris. En attendant, on cherchait à conserver, autant que possible, l'état de choses établi par Othmân, et les gouverneurs nommés par lui. Quand l'officier auquel Alî avait donné le gouvernement de Coufa, voulut se rendre à son poste, les Arabes de cette ville vinrent à sa rencontre et lui déclarèrent nettement qu'ils exigeaient la punition des meurtriers d'Othmân, qu'ils comptaient garder le gouverneur qu'ils avaient, et que, quant à lui, ils lui fendraient la tête s'il ne se retirait à l'instant même. Le Défenseur qui devait commander en Syrie fut arrêté par des cavaliers sur la frontière. «Pourquoi viens-tu ici? lui demanda le commandant. – Pour être ton émir. – Si c'est un autre qu'Othmân qui t'envoie, tu feras mieux de rebrousser chemin. – Mais on ignore donc ici ce qui s'est passé à Médine. – On le sait parfaitement, et c'est pour cela que l'on te conseille de retourner d'où tu es venu.» Le Défenseur fut assez prudent pour profiter de l'avis.
Enfin Alî trouva des amis de rencontre et des serviteurs d'occasion dans les Arabes de Coufa, qu'il gagna, non sans peine, à sa cause, en leur promettant d'établir sa résidence dans leur ville et de l'élever ainsi au rang de capitale de l'empire. Avec leur secours il gagna la bataille du chameau qui le délivra de ses compétiteurs; Talha fut blessé à mort, Zobair périt assassiné pendant sa fuite, Aïcha sollicita et obtint son pardon. C'est surtout aux Défenseurs, qui formaient la majeure partie de la cavalerie, que revient l'honneur de cette victoire60.
Dès lors Alî était maître de l'Arabie, de l'Irâc et de l'Egypte, ce qui veut dire que son autorité n'était pas trop ouvertement contestée dans ces provinces; mais si on le servait, c'était avec une froideur extrême et une aversion évidente. Les Arabes de l'Irâc, dont le concours lui importait le plus, savaient toujours trouver des prétextes pour ne pas marcher quand il leur en donnait l'ordre: l'hiver, il faisait trop froid, l'été, il faisait trop chaud61.
La Syrie seule refusait toujours de le reconnaître. Moâwia, l'eût-il voulu, n'aurait pas pu le faire sans flétrir son honneur. Même aujourd'hui le fellâh égyptien, tout dégénéré et opprimé qu'il est, venge le meurtre de son parent, bien qu'il sache qu'il payera sa vengeance de sa tête62. Moâwia pouvait-il donc laisser impuni l'assassinat de celui dont le grand-père avait été le frère du sien? Pouvait-il se soumettre à l'homme qui comptait les meurtriers parmi ses généraux? Et pourtant il n'était pas poussé par la voix du sang: il était poussé par une ardente ambition. S'il l'avait voulu, il aurait probablement pu sauver Othmân en marchant avec une armée à son secours. Mais à quoi cela lui eût-il servi? Othmân sauvé, il restait ce qu'il était, gouverneur de la Syrie. Il l'a avoué lui-même: depuis que le Prophète lui avait dit: «Si vous obtenez le gouvernement, conduisez-vous bien,» il n'avait eu d'autre but, d'autre souci, d'autre pensée, que d'obtenir le califat63. A présent les circonstances le favorisaient admirablement; après avoir tout espéré, il pouvait enfin tout oser. Son dessein allait s'accomplir! Plus de contrainte! plus de scrupule! Il avait une juste cause en main, et il pouvait compter sur ses Arabes de Syrie; ils étaient à lui corps et âme. Poli, aimable, généreux, connaissant le cœur humain, doux ou sévère selon les circonstances, il avait su se concilier leur respect et leur amour par ses qualités personnelles. Il y avait d'ailleurs entre eux et lui communauté de vues, de sentiments et d'intérêts. Pour les Syriens l'islamisme était resté une lettre morte, une formule vague et confuse dont ils ne tâchaient nullement d'approfondir le sens; ils répugnaient aux devoirs et aux rites qu'impose cette religion; ils avaient une haine invétérée contre les nouveaux nobles qui, pour les commander, n'avaient d'autre titre que d'avoir été les compagnons de Mahomet; ils regrettaient la prépondérance des chefs de tribu. Si on les eût laissés faire, ils auraient marché droit sur les deux villes saintes pour les piller, les incendier, et y massacrer les habitants. Le fils d'Abou-Sofyân et de Hind partageait leurs vœux, leurs appréhensions, leurs ressentiments, leurs espérances. Voilà la véritable cause de la sympathie qui régnait entre le prince et ses sujets, sympathie qui se montra d'une manière touchante alors que Moâwia, après un règne long et glorieux, eut exhalé le dernier soupir et qu'il fallut lui rendre les derniers honneurs. L'émir à qui Moâwia avait confié le gouvernement jusqu'à ce que Yézîd, l'héritier du trône, fût arrivé à Damas, avait ordonné que le cercueil serait porté par les parents de l'illustre défunt; mais le jour des funérailles, quand le cortége commença à défiler, les Syriens dirent à l'émir: «Tant que le calife vivait, nous avons pris part à toutes ses entreprises, et ses joies comme ses peines ont été les nôtres. Permettez donc que maintenant aussi nous réclamions notre part.» Et quand l'émir leur eut accordé leur demande, chacun voulut toucher, ne fût-ce que du bout du doigt, le brancard sur lequel reposaient les dépouilles mortelles de son prince bien-aimé, si bien que le drap mortuaire se déchira dans la presse64.
Dès le début, Alî avait pu se convaincre que les Syriens identifiaient la cause de Moâwia avec leur propre cause. «Chaque jour, lui disait-on, cent mille hommes viennent pleurer dans la mosquée sous la tunique ensanglantée d'Othmân, et ils ont juré tous de le venger sur toi.» Six mois s'étaient écoulés depuis le meurtre, lorsque Alî, vainqueur dans la bataille du chameau, somma Moâwia pour la dernière fois de se soumettre. Alors, montrant la tunique tachée de sang aux Arabes rassemblés dans la mosquée, Moâwia leur demanda leur avis. Tant qu'il parla, on l'écouta dans un silence respectueux et solennel; puis, quand il eut fini, l'un des nobles, prenant la parole au nom de tous: «Prince, dit-il avec cette déférence qui vient du cœur, c'est à vous de conseiller et de commander, à nous, d'obéir et d'agir.» Et bientôt l'on proclama partout cette ordonnance: «Que chaque individu en état de porter les armes aille se ranger sans délai sous les drapeaux; celui qui, dans trois jours, ne se trouvera pas à son poste, sera puni de mort.» Au jour fixé pas un ne manqua à l'appel. L'enthousiasme fut général, il fut sincère: on allait combattre pour une cause vraiment nationale. La Syrie seule fournit plus de soldats à Moâwia que toutes les autres provinces ensemble n'en donnèrent à Alî. Celui-ci comparait avec douleur le zèle et le dévoûment des Syriens à la tiède indifférence de ses Arabes de l'Irâc. «J'échangerais volontiers dix d'entre vous contre un des soldats de Moâwia, leur dit-il65. Par Dieu! il l'emportera, le fils de la mangeuse de foie66!»
Le différend paraissait devoir se vider par l'épée dans les plaines de Ciffîn, sur la rive occidentale de l'Euphrate. Cependant, quand les deux armées ennemies se trouvèrent en présence, plusieurs semaines se passèrent encore en négociations qui n'aboutirent à rien, et en escarmouches qui, bien que sanglantes, ne produisirent non plus aucun résultat. Des deux côtés l'on évitait encore une bataille générale et décisive. Enfin, quand chaque tentative d'accommodement eut échoué, la bataille eut lieu. Les vieux compagnons de Mahomet combattirent à cette occasion avec la même rage fanatique qu'au temps où ils forçaient les Bédouins à choisir entre la foi mahométane ou la mort. C'est qu'à leurs yeux les Arabes de Syrie étaient réellement des païens. «Je le jure! disait Ammâr, vieillard nonagénaire alors; rien ne saurait être plus méritoire devant Dieu que de combattre ces impies. Si leurs lances me tuent, je meurs en martyr pour la vraie foi. Suivez-moi, compagnons du Prophète! Les portes du ciel s'ouvrent pour nous, les houris nous attendent67!» Et se jetant au plus fort de la mêlée, il combattit comme un lion jusqu'à ce qu'il expirât percé de coups. De leur côté les Arabes de l'Irâc, voyant qu'il y allait de leur honneur, combattirent mieux qu'on ne l'aurait cru, et la cavalerie d'Alî exécuta une charge si vigoureuse que les Syriens lâchèrent pied. Croyant la bataille perdue, Moâwia posait déjà le pied sur l'étrier pour prendre la fuite, quand Amr, fils d'Acî, vint à lui.
– Eh bien! lui dit le prince, toi qui te vantes de savoir toujours te tirer d'un mauvais pas, as-tu trouvé quelque remède au malheur qui nous menace? Souviens-toi que je t'ai promis le gouvernement de l'Egypte pour le cas où je l'emporterais, et dis-moi ce qu'il faut faire68.
– Il faut, lui répondit Amr qui entretenait des intelligences dans l'armée d'Alî, il faut ordonner aux soldats qui possèdent un exemplaire du Coran, de l'attacher au bout de leurs lances; vous annoncerez en même temps que vous en appelez à la décision de ce livre. Le conseil est bon, je puis vous en répondre.
Dans la supposition d'une défaite éventuelle, Amr avait concerté d'avance ce coup de théâtre avec plusieurs chefs de l'armée ennemie69, parmi lesquels Achath, l'homme le plus perfide de cette époque, était le principal. Il n'avait guère de raison pour être fort attaché à l'islamisme et à ses fondateurs, cet Achath, qui, alors qu'il était encore païen et chef de la tribu de Kinda, prenait fièrement le titre de roi: quand il avait abjuré l'islamisme sous Abou-Becr, il avait vu les musulmans trancher la tête à toute la garnison de sa forteresse de Nodjair.
Moâwia suivit le conseil qu'Amr lui avait donné, et ordonna d'attacher les Corans aux lances. Le saint livre était rare dans cette armée forte de quatre-vingt mille hommes: on en trouva à peine cinq cents exemplaires70; mais c'en était assez aux yeux d'Achath et de ses amis, qui, se pressant autour du calife, s'écrièrent:
– Nous acceptons la décision du livre de Dieu; nous voulons une suspension d'armes!
– C'est une ruse, un piége infâme, dit Alî en frémissant d'indignation; ils savent à peine ce que c'est que le Coran, ces Syriens, ils en violent sans cesse les commandements.
– Mais puisque nous combattons pour le livre de Dieu, force nous est de ne pas le récuser.
– Nous combattons pour contraindre ces hommes à se soumettre aux lois de Dieu; car ils se sont révoltés contre le Tout-Puissant, et ils ont rejeté bien loin son saint livre. Croyez-vous donc que ce Moâwia, et cet Amr, et ce fils de l'enfer, et tous ces autres, croyez-vous qu'ils se soucient de la religion ou du Coran? Je les connais mieux que vous; je les ai connus dans leur enfance, je les ai connus quand ils furent devenus hommes, et hommes ou enfants, c'étaient toujours les mêmes scélérats71.
– N'importe, ils en appellent au livre de Dieu, et vous en appelez au glaive.
– Hélas! je ne vois que trop bien que vous voulez m'abandonner. Allez donc, allez joindre les restes de la coalition formée autrefois pour combattre notre Prophète! Allez vous réunir à ces hommes qui disent: «Dieu et son Prophète, imposture et mensonge que tout cela!»
– Envoyez immédiatement à Achtar – c'était le général de la cavalerie – l'ordre de battre en retraite; sinon, le sort d'Othmân vous attend72.
Sachant qu'ils ne reculeraient pas, au besoin, devant l'exécution de cette menace, Alî céda. Il expédia l'ordre de la retraite au général victorieux qui poursuivait l'ennemi l'épée dans les reins. Achtar refusa d'obéir. Alors il s'éleva un nouveau tumulte. Alî réitéra son ordre. «Mais le calife ne sait-il donc pas, s'écria le brave Achtar, que la victoire est à nous? Me faut-il donc retourner en arrière au moment même où l'ennemi va éprouver une déroute complète?» – «Et à quoi te servirait-elle, ta victoire, lui répondit un Arabe de l'Irâc, l'un des messagers, si Alî était tué dans l'intervalle?»
Malgré qu'il en eût, le général fit sonner la retraite.
Ce jour-là le ci-devant roi des Kinda put goûter les douceurs de la vengeance: ce fut lui qui commença la ruine de ces pieux musulmans qui l'avaient dépouillé de sa royauté et avaient massacré ses contribules à Nodjair. Alî l'envoya à Moâwia pour demander à celui-ci de quelle manière il entendait que le débat fût décidé par le Coran. «Alî et moi, répondit Moâwia, nous nommerons chacun un arbitre. Ces deux arbitres décideront, d'après le Coran, lequel de nous deux a le plus de droits au califat. Quant à moi, je choisis Amr, fils d'Acî.»