Kitabı oku: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2», sayfa 13
Ibn-Hafçoun, qui venait de prendre Baëna317, était maintenant en possession des forteresses les plus importantes qui se trouvaient au sud du Guadalquivir. Presque toute l’Andalousie lui obéissait; le sultan en était si bien convaincu qu’il ne décorait plus personne du vain titre de gouverneur d’Elvira ou de Jaën318. Fier de sa puissance actuelle, le chef des renégats voulut aussi la rendre durable. Cordoue, il s’en tenait convaincu, tomberait bientôt entre ses mains, et alors il serait le maître de l’Espagne; mais il sentait que s’il restait ce qu’il avait été jusque-là, il aurait encore à lutter contre les Arabes, qui bien certainement ne se soumettraient pas à son autorité s’il se présentait à eux sous le titre de chef des Espagnols. Obtenir un autre titre du calife de Bagdad, être nommé par lui gouverneur de l’Espagne, telle était son ambition, tel était son projet. Son propre pouvoir n’en souffrirait aucunement; les califes n’exerçaient plus qu’une autorité nominale sur les provinces éloignées du centre de leur empire; et si le calife consentait à lui envoyer un diplôme de gouverneur, il pouvait espérer que les Arabes ne refuseraient plus de lui obéir, car alors il ne serait plus pour eux un Espagnol, mais le représentant d’une dynastie qu’ils respectaient comme la première de toutes.
Son projet arrêté, il ouvrit une négociation avec Ibn-Aghlab, le gouverneur de l’Afrique pour le calife de Bagdad, et, pour le gagner, il lui fit offrir en même temps des présents magnifiques. Ibn-Aghlab reçut fort bien ses ouvertures, lui envoya à son tour des présents, l’encouragea à persister dans son projet, et lui promit de faire en sorte que le calife lui envoyât le diplôme qu’il sollicitait319.
Attendant donc le moment où il arborerait le drapeau abbâside, Ibn-Hafçoun se rapprocha de Cordoue et établit son quartier général à Ecija320. De là il se rendait de temps en temps à Polei pour presser l’achèvement des fortifications qu’il avait ordonné d’y faire et qui devaient le rendre inexpugnable, pour amener des renforts aux soldats de la garnison, pour stimuler leur courage s’il en était besoin321. Encore quelques mois, quelques jours peut-être, et il entrerait en vainqueur dans la capitale.
Elle était en proie à une morne tristesse. Sans être assiégée encore, elle souffrait déjà tous les maux d’un siège. «Cordoue, disent les historiens arabes, était dans la position d’une ville frontière qui est exposée à tout instant aux attaques de l’ennemi.» A différentes reprises, les habitants furent réveillés en sursaut, au milieu de la nuit, par les cris de détresse que poussaient les malheureux paysans de l’autre côté de la rivière, alors que les cavaliers de Polei leur mettaient le sabre sur la gorge322. Une fois un de ces cavaliers poussa l’audace jusqu’à s’avancer sur le pont, et alors il lança son javelot contre la statue qui se trouvait au-dessus de la porte323. «L’Etat est menacé d’une entière dissolution, écrivait un contemporain; les calamités se succèdent sans relâche; l’on vole et l’on pille; nos femmes et nos enfants sont traînés en esclavage324.» Tout le monde se plaignait de l’inaction du sultan, de sa faiblesse et de sa lâcheté325. Les soldats murmuraient parce qu’on ne les payait pas. Les provinces ayant cessé d’envoyer leurs contributions, le trésor était tout à fait à sec. Le sultan avait bien fait des emprunts, mais il employait le peu d’argent qu’il avait ramassé de cette manière à payer les Arabes dans les provinces qui tenaient encore pour lui326. Les marchés déserts n’attestaient que trop l’anéantissement du commerce. Le pain était devenu d’un prix exorbitant327. Personne ne croyait plus à l’avenir; le découragement s’était glissé dans tous les cœurs. «Bientôt, écrivait le contemporain que nous avons déjà cité, bientôt le vilain sera puissant, et le noble rampera dans l’abjection!» On se rappelait avec effroi que les Omaiyades avaient perdu leur palladium, le drapeau d’Abdérame Ier. Les faquis, qui regardaient toutes les calamités publiques comme un châtiment de Dieu et qui appelaient Ibn-Hafçoun le fléau de la colère céleste328, troublaient la ville de leurs prédictions lamentables. «Malheur à toi, ô Cordoue, disaient-ils, malheur à toi, vile courtisane, cloaque d’impureté et de dissolution, demeure de calamités et d’angoisses, à toi qui n’as point d’amis, point d’alliés! Lorsque le capitaine au grand nez et à la physionomie sinistre, lui dont l’avant-garde se compose de musulmans et l’arrière-garde de polythéistes329, arrivera devant tes portes, alors ta funeste destinée s’accomplira. Tes habitants iront chercher un asile dans Carmona, mais ce sera un asile maudit330!» Dans les chaires on fulminait contre l’hôtel de l’iniquité, comme on appelait le palais; on y annonçait avec une grande précision le temps où Cordoue tomberait au pouvoir des mécréants. «Infâme Cordoue, disait un prédicateur, Allah t’a prise en haine depuis que tu es devenue le rendez-vous des étrangers, des malfaiteurs et des prostituées; il te fera éprouver sa terrible colère!.. Vous voyez, mes auditeurs, que la guerre civile ravage toute l’Andalousie. Songez donc à autre chose qu’aux vanités mondaines!.. Le coup mortel viendra de ce côté-là où vous voyez les deux montagnes, la montagne brune et la montagne noire… Le commencement sera dans le mois suivant, celui de Ramadhân; puis il y aura encore un mois, puis encore un autre, et alors il y aura une grande catastrophe sur la grande place de l’hôtel de l’iniquité. Gardez bien alors vos femmes et vos enfants, ô habitants de Cordoue! Faites en sorte que personne de ceux qui vous sont chers ne se trouve dans le voisinage de la place de l’hôtel de l’iniquité ou dans celui de la grande mosquée, car ce jour-là on n’épargnera ni les enfants ni les femmes. Cette catastrophe aura lieu un vendredi, entre midi et quatre heures, et elle durera jusqu’au coucher du soleil. L’endroit le plus sûr sera alors la colline d’Abou-Abda, là où se trouvait autrefois l’église331…»
Le sultan était peut-être le plus découragé de tous. Son trône, ce trône si ardemment convoité et qu’il ne devait qu’à un fratricide, était devenu pour lui un lit d’épines. Il était à bout de moyens. Il avait essayé d’une politique qu’il croyait sensée et habile, et il y avait échoué. Que ferait-il maintenant? Reviendrait-il à la vigoureuse politique de son frère? L’eût-il voulu, il ne le pouvait plus; il n’avait point d’argent, point d’armée. D’ailleurs la guerre lui répugnait. Abdallâh était un prince casanier et dévot, qui faisait une assez piètre figure dans un camp ou sur un champ de bataille. Force lui fut donc de persévérer dans la politique de la paix, au risque d’être trompé de nouveau par le rusé renégat qui l’avait déjà trompé tant de fois. Mais Ibn-Hafçoun, sûr de la victoire, ne voulait plus d’accommodements. En vain Abdallâh le suppliait-il de lui accorder la paix; en vain lui offrait-il les conditions les plus avantageuses: Ibn-Hafçoun repoussait toutes ses offres avec dédain332. Chaque fois qu’il avait essuyé un refus, le sultan, n’espérant plus rien des hommes, se tournait vers Dieu333, s’enfermait dans son cabinet avec un ermite334, ou composait de tristes vers tels que ceux-ci:
Toutes les choses de ce monde sont transitoires; rien ici-bas n’est durable. Hâte-toi donc, pécheur, de dire adieu à toutes les vanités mondaines et convertis-toi. Sous peu tu seras dans le cercueil et la terre humide sera jetée sur ton visage naguère si beau. Applique-toi uniquement à tes devoirs religieux, adonne-toi à la dévotion, et tâche de te rendre propice le maître des cieux!335
Une fois cependant il reprit courage: ce fut vers la fin de l’année 890, lorsqu’on lui vint offrir, de la part d’Ibn-Hafçoun, la tête de Khair ibn-Châkir, le seigneur de Jodar. Il voyait dans cet acte un rayon d’espoir; il se figurait que son terrible adversaire allait enfin lui concéder la paix qu’il sollicitait depuis si longtemps; la tête de Khair était pour lui le gage d’une réconciliation prochaine; Ibn-Hafçoun, pensait-il, lui montrait de la reconnaissance pour les conseils qu’il lui avait donnés, car lui-même l’avait averti que Khair jouait double jeu et qu’il reconnaissait, à côté d’Ibn-Hafçoun, un autre souverain, Daisam, le prince de Todmîr. Extrêmement jaloux de son autorité, Ibn-Hafçoun avait fait prompte et terrible justice. Khair lui ayant demandé un renfort, il le lui avait envoyé, mais en même temps il avait donné à son lieutenant, qui s’appelait el Royol en espagnol et al-Ohaimir en arabe (le petit rougeaud), l’ordre secret de couper la tête au traître336. Au reste Ibn-Hafçoun tira bientôt le sultan de son illusion. Loin de négocier, il alla assiéger les forteresses de la province de Cabra qui tenaient encore pour le sultan337.
La situation ne pouvait empirer. Abdallâh comprit enfin qu’il fallait risquer le tout pour le tout. Il annonça à ses vizirs qu’il avait résolu d’aller attaquer l’ennemi. Les vizirs stupéfaits lui représentèrent les périls auxquels il allait s’exposer. «Les troupes d’Ibn-Hafçoun, lui disaient-ils, sont bien plus nombreuses que les nôtres, et nous aurons affaire à des ennemis qui ne donnent point de quartier.» Il n’en persista pas moins dans son projet338, et certes, pour peu qu’il eût le sentiment de sa naissance et de sa dignité, il devait préférer à sa honte actuelle une mort honorable sur le champ de bataille.
XV 339
Ibn-Hafçoun apprit avec un mélange de joie et d’étonnement, la résolution hardie que le sultan avait prise. «Nous le tenons, le troupeau de bœufs! dit-il en espagnol à Ibn-Mastana. Qu’il vienne, ce sultan! Je donne cinq cents ducats à celui qui viendra m’annoncer qu’il s’est mis en marche!» Peu de temps après, il reçut à Ecija la nouvelle que la grande tente du sultan venait d’être transportée dans la plaine de Secunda. Aussitôt il forme le projet d’aller l’incendier. Ce coup de main, s’il réussissait, allait couvrir le sultan de ridicule. Accompagné de quelques escadrons, Ibn-Hafçoun arrive dans la plaine de Secunda au commencement de la nuit. Soudain il fond sur les esclaves et les archers qui étaient de garde auprès du pavillon; mais bien qu’en petit nombre, ceux-ci se défendent bravement, et, attirés par leurs cris, les soldats se précipitent hors de la ville pour leur venir en aide. Comme il ne s’agissait au fond que de jouer un tour au sultan, Ibn-Hafçoun ne vit pas plutôt que l’entreprise allait finir mal, qu’il ordonna à ses cavaliers de tourner bride et de se retirer au galop sur Polei. Les cavaliers du sultan les poursuivirent et en tuèrent quelques-uns.
Tout insignifiante qu’elle était, cette rencontre nocturne prit aux yeux des Cordouans des proportions gigantesques. Quand à la pointe du jour toute la population de la capitale alla au devant des cavaliers du sultan, qui revenaient de leur poursuite avec quelques chevaux qu’ils avaient saisis et quelques têtes qu’ils avaient coupées, elle ne se lassa pas d’admirer ces trophées, et l’on se racontait, avec joie et avec orgueil, qu’en fuyant Ibn-Hafçoun s’était égaré de la grande route, et qu’en arrivant à Polei, il n’avait avec lui qu’un seul cavalier.
Bientôt, cependant, un combat plus sérieux allait se livrer, et comme on savait qu’on se battrait un contre deux, on n’était nullement rassuré sur son issue. Dans l’armée du sultan on ne comptait que quatorze mille hommes, dont quatre mille seulement étaient des troupes régulières; Ibn-Hafçoun, au contraire, avait trente mille hommes. Cependant le sultan donna l’ordre de se mettre en marche et de prendre la route de Polei.
Le jeudi 15 avril de l’année 891, l’armée arriva auprès de la petite rivière qui coule à une demi-lieue du château, et selon l’usage, on convint des deux côtés, que le combat aurait lieu le lendemain.
Ce jour-là, qui était pour les chrétiens le vendredi de la semaine sainte340, l’armée du sultan se mit en marche à la pointe du jour, tandis qu’Ibn-Hafçoun rangeait ses soldats en bataille au pied de la colline sur laquelle le château était assis. Ils étaient remplis d’enthousiasme, et dans leur ivresse guerrière, ils se croyaient sûrs de la victoire. Il en était autrement du côté d’Abdallâh. Son armée était sa dernière ressource; elle portait avec elle toute la fortune des Omaiyades; si elle venait à s’abîmer dans un grand désastre, tout serait perdu. Pour comble de malheur, elle était mal commandée, et peu s’en fallut que le général en chef, Abdalmélic ibn-Omaiya, ne la livrât à l’ennemi par une manœuvre maladroite. Il l’avait déjà conduite en avant, lorsque, désapprouvant la position qu’il avait prise, il lui ordonna de rétrograder jusqu’à une montagne qui se trouvait au nord de la forteresse. Cet ordre s’exécutait, lorsque le général de l’avant-garde – un brave client omaiyade, nommé Obaidallâh, de la famille des Beni-Abî-Abda – vole vers le sultan en criant: «Mon Dieu, mon Dieu, aie pitié de nous! Où vous conduit-on, émir? Nous étions en face de l’ennemi; devons-nous maintenant lui tourner le dos? Mais alors il croira que nous avons peur, et il viendra nous tailler en pièces!» Il disait vrai: Ibn-Hafçoun s’était aperçu de la faute de son adversaire, et il s’apprêtait à en profiter. Aussi le sultan ne contesta nullement la justesse de l’observation d’Obaidallâh, mais il lui demanda ce qu’il y avait à faire. «Marcher en avant, répondit le général, attaquer l’ennemi avec vigueur, et qu’alors la volonté de Dieu s’accomplisse! – Fais comme tu voudras,» répliqua le sultan.
Sans perdre un instant, Obaidallâh retourna aussitôt auprès de sa division et lui ordonna de fondre sur l’ennemi. Les troupes s’ébranlèrent; mais elles désespéraient presque du succès. «Que pensez-vous de l’issue de cette bataille? demanda un officier au théologien Abou-Merwân, un fils du célèbre Yahyâ ibn-Yahyâ et renommé lui-même par son savoir et sa piété au point qu’on l’appelait le chaikh des musulmans. – Que vous dirai-je, mon cousin? répliqua le docteur; je ne puis vous donner pour réponse que ces paroles du Tout-Puissant: – Si Dieu vient à votre secours, qui est-ce qui pourra vous vaincre? S’il vous abandonne, qui est-ce qui pourra vous secourir341?» Le reste de l’armée n’était pas plus rassuré que l’avant-garde. Les soldats avaient reçu l’ordre de déposer leur bagage, de dresser les tentes et de se ranger en bataille; mais au moment où ils étaient occupés à tendre un dais pour le sultan, un pieu, destiné à le soutenir, se rompit, de sorte que le dais tomba par terre. «Mauvais signe!» murmura-t-on de tous côtés. «Rassurez-vous, dit alors un officier supérieur; ceci n’annonce rien de fâcheux; la même chose est arrivée au moment où une autre bataille allait se livrer, et pourtant on a remporté alors une victoire éclatante.» En parlant ainsi, il redressa le dais avec un pieu qu’il avait pris dans les bagages.
A l’avant-garde aussi, où le combat avait déjà commencé, il fallait que les officiers et les docteurs de la religion effaçassent l’effet produit par plusieurs mauvais présages. Doués d’une heureuse mémoire, et peut-être d’une fertile imagination, ils ne se lassaient pas de citer des précédents chaque fois qu’il en était besoin. Au premier rang combattait Rahîcî, un brave guerrier vieilli sous le casque et la cuirasse, et en même temps un poète fort distingué. Chaque fois qu’il frappait de la lance ou de l’épée, il improvisait des vers. Tout à coup il tombe blessé à mort. «Fâcheux présage, crient les soldats consternés; le premier qui tombe est un des nôtres! – Non, répondent les docteurs, c’est au contraire un présage très-heureux, car dans la bataille du Guadacelete, où nous avons battu les Tolédans, le premier qui tomba fut aussi un des nôtres.»
Bientôt le combat devint général sur toute la ligne. Ce fut un tapage effroyable: au bruit des fanfares se mêlait la voix des docteurs musulmans et des prêtres chrétiens, qui récitaient des prières ou des passages du Coran et de la Bible. Contre toute attente, les royalistes de l’aile gauche obtinrent de plus en plus l’avantage sur l’aile droite d’Ibn-Hafçoun. Après l’avoir fait reculer, ils coupaient des têtes l’un à l’envi de l’autre, et ils les apportaient au sultan qui avait promis une récompense à chaque soldat qui lui en présenterait une. Lui-même ne prenait pas de part au combat. Assis sous son dais, il regardait les autres se battre pour lui, et avec son hypocrisie ordinaire, il récitait des vers tels que ceux-ci:
Que d’autres mettent leur confiance dans le grand nombre de leurs soldats, dans leurs machines de guerre, dans leur courage: je ne mets la mienne qu’en Dieu, l’unique, l’éternel!
L’aile droite des Andalous ayant été mise en pleine déroute, toute l’armée royaliste se jeta sur l’aile gauche. Ibn-Hafçoun y commandait en personne; mais malgré ses efforts et quoique, selon sa coutume, il fît preuve d’un grand courage, il ne réussit pas à retenir ses soldats à leur poste. Plus ardents que fermes, aussi prompts à se décourager qu’à s’enflammer, ils désespérèrent trop tôt de l’événement, et, cédant le champ de bataille, ils tournèrent le dos à l’ennemi. Les uns prirent la fuite dans la direction d’Ecija, poursuivis par les cavaliers royalistes qui les sabraient par centaines; les autres, parmi lesquels se trouvait Ibn-Hafçoun lui-même, allèrent chercher un refuge dans le château; mais comme la porte était encombrée par les fuyards de l’aile droite, les nouveaux venus tâchèrent en vain de se frayer un passage, et pour sauver leur chef, les soldats postés sur les remparts durent le prendre à bras-le-corps, et, le tenant ainsi, l’enlever de son cheval; après quoi ils le portèrent dans l’enceinte.
Pendant que la foule se pressait encore à la porte du château, les soldats du sultan pillaient le camp ennemi. Remplis d’une joie d’autant plus grande qu’elle était inattendue, ils s’amusaient à lancer des sarcasmes contre leurs adversaires, tous chrétiens à leurs yeux, qui venaient de perdre une bataille aussi importante justement l’avant-veille de Pâques. «Le jeu était bien amusant, dit un soldat; quelle belle fête pour eux! La plupart ne verront pas le jour de Pâques, et c’est vraiment dommage! – Fête magnifique en vérité, répliqua un autre, avec force victimes; toute fête religieuse doit en avoir. – Voyez donc à quoi sert un bon coup d’épée, ajouta un troisième interlocuteur; à la communion ils avaient bu à tire-larigot, et si nous ne les avions pas dégrisés, ils seraient encore ivres à l’heure qu’il est! – Savez-vous bien, observa un quatrième qui avait quelque teinture d’histoire, savez-vous bien que cette bataille ressemble exactement à celle de la Prairie de Râhit? C’était aussi un vendredi qui tombait un jour de fête, et notre victoire n’est pas moins éclatante que celle que les Omaiyades ont remportée alors. Voyez donc ces pourceaux, comme ils gisent démembrés au pied de la colline! Vraiment, je plains le sol qui est condamné à porter leurs cadavres; s’il pouvait s’en plaindre, il n’y manquerait pas.» – Plus tard, le poète de la cour, Ibn-Abd-rabbihi, reproduisit ces grossières et brutales plaisanteries, ces mots de corps de garde, dans un long poème, où le mauvais goût et les jeux de mots tiennent une large place, mais qui a du moins le mérite d’exprimer vigoureusement la haine et le mépris que les royalistes avaient pour les Andalous.
Les soldats du sultan allaient se réjouir encore davantage. Ibn-Hafçoun voulait rester dans le château et y soutenir un siége; mais les soldats d’Ecija lui déclarèrent que leur devoir les rappelait dans leur ville, qui, selon toute apparence, allait être assiégée par le sultan. Ibn-Hafçoun s’opposa énergiquement à leur départ; il voulut même les retenir de force dans le château; mais ils percèrent la muraille du côté du nord et s’enfuirent vers leur ville natale. Abandonnés ainsi à eux-mêmes, les autres soldats prétendirent qu’ils n’étaient plus en nombre pour défendre le château, et que par conséquent il fallait l’évacuer. Après une longue résistance, Ibn-Hafçoun céda enfin à leur désir. Au milieu de la nuit on sortit donc de la forteresse; mais ce ne fut pas une retraite, ce fut une fuite précipitée, un sauve qui peut général. Au milieu du désordre effroyable et de l’obscurité, Ibn-Hafçoun lui-même chercha longtemps avant de trouver une monture; à la fin il mit la main sur une misérable haridelle qui appartenait à un soldat chrétien, et, l’ayant enfourchée, il ne cessait de piquer des deux, en tâchant de faire prendre le galop à cette détestable monture qui, depuis de longues années, avait pris l’habitude de ne marcher que pas à pas. Il fallait se hâter, en effet. S’étant aperçus de la fuite des ennemis, les royalistes s’étaient mis à leur poursuite. «Eh bien, dit alors Ibn-Mastana qui galopait à côté d’Ibn-Hafçoun, et qui, malgré la gravité du péril, conservait une parfaite gaîté, une véritable insouciance d’Andalous; eh bien, mon camarade, tu avais promis cinq cents ducats à celui qui viendrait t’annoncer que le sultan s’était mis en campagne. Il me paraît que le bon Dieu t’a rendu cette somme avec usure. Ce n’est pourtant pas chose si aisée que de vaincre les Omaiyades; qu’en penses-tu? – Ce que j’en pense? lui répondit Ibn-Hafçoun, qui, la rage dans le cœur, n’était pas en humeur de plaisanter; je pense que nous devons imputer le malheur qui nous frappe à ta lâcheté et à la lâcheté de ceux qui te ressemblent. Vous n’êtes pas des hommes, vous autres!»
A la pointe du jour, Ibn-Hafçoun arriva lui cinquième à la ville d’Archidona; mais il ne s’y arrêta qu’un moment, et ayant ordonné aux habitants de se rendre à Bobastro le plus tôt possible, il continua son chemin vers cette forteresse.
De son côté, le sultan, après avoir pris possession du château de Polei, où il trouva quantité d’argent, de provisions et de machines de guerre, se fit donner le registre où les noms de tous ses sujets musulmans étaient inscrits. Ensuite il se fit amener les prisonniers et leur annonça que tous ceux qui étaient inscrits comme musulmans auraient la vie sauve, pourvu qu’ils jurassent qu’ils l’étaient encore; quant aux chrétiens, ils devraient périr tous par le glaive du bourreau, à moins qu’ils n’embrassassent l’islamisme. Tous les chrétiens, au nombre de mille environ, aimèrent mieux mourir que d’abjurer leur foi. Un seul d’entre eux faiblit au moment même où le bourreau allait le frapper, et sauva sa vie en prononçant la profession de foi musulmane. Tous les autres subirent la mort avec un véritable héroïsme, et peut-être jugera-t-on que ces obscurs soldats ont bien plus de droit au titre de martyr, que les fanatiques de Cordoue, qui, quarante ans auparavant, en avaient été décorés.
Ayant laissé une garnison suffisante dans le château de Polei, le sultan alla mettre le siége devant Ecija. Comme cette ville avait une garnison fort considérable, grâce au grand nombre de fuyards qui y avaient cherché un asile, elle fit une résistance opiniâtre. Malheureusement elle ne renfermait pas assez de provisions pour nourrir tous ses défenseurs. Au bout de quelques semaines, la disette se fit sentir, et comme elle s’aggravait de jour en jour, il fallait bien songer à capituler. Les Andalous entrèrent donc en pourparlers; mais le sultan exigeait qu’ils se rendissent à discrétion. Ils s’y refusèrent, quoique la famine exerçât dans la ville des ravages terribles, de sorte que les habitants, réduits au désespoir, montraient, du haut des remparts, leurs femmes et leurs enfants affamés aux assiégeants, en implorant à grands cris leur pitié. A la fin le sultan se laissa fléchir. Il accorda aux assiégés une amnistie générale; puis, quand il eut reçu d’eux des otages et qu’il leur eut donné un gouverneur, il prit la route de Bobastro et posa son camp dans le voisinage de cette forteresse.
Mais dans Bobastro et sur un terrain dont il connaissait chaque monticule, chaque vallon, chaque défilé, Ibn-Hafçoun était réellement invincible. Les soldats cordouans ne le savaient que trop. Aussi commencèrent-ils bientôt à murmurer. Ils disaient que la campagne avait déjà été assez longue; qu’ils ne voulaient pas user le peu de forces qui leur restaient, dans une opération sans issue, et que leurs adversaires sortiraient plutôt agrandis que diminués d’une lutte dans laquelle leur supériorité dès qu’il s’agissait de se tenir sur la défensive aurait été une fois de plus démontrée. Forcé de céder à leur volonté, le sultan donna l’ordre que l’on se retirât en se dirigeant sur Archidona. Avant d’y arriver, les Cordouans eurent à passer un défilé très-étroit, où ils furent attaqués par Ibn-Hafçoun; mais grâce aux talents et à la valeur d’Obaidallâh, ils se tirèrent avec honneur de cette rencontre. Etant allé ensuite à Elvira, dont les habitants lui donnèrent des otages, le sultan reconduisit son armée à Cordoue.