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Kitabı oku: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2», sayfa 3

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La révolte des renégats, à laquelle les chrétiens prirent part dans la mesure de leurs forces, se produisit avec la variété que devait revêtir toute révolte dans un temps où tout était essentiellement varié et individuel. Chaque province, chaque grande ville s’insurgea pour son propre compte et à différentes époques; mais la lutte n’en fut que plus longue et plus sanglante, comme on le verra par les récits qui vont suivre.

III

Dans la capitale du sultan les renégats79 étaient nombreux. C’étaient pour la plupart des affranchis qui cultivaient des champs qu’ils avaient achetés, ou qui travaillaient à la journée sur les terres des Arabes80. Robustes, laborieux et économes, ils semblent avoir joui d’une certaine aisance, puisqu’ils demeuraient principalement dans le faubourg méridional81, un des plus beaux quartiers de la ville; mais des passions révolutionnaires les dominaient, et, sous le règne de Hacam Ier, ils se laissèrent entraîner par des faquis ambitieux à une insurrection qui aboutit à une terrible catastrophe.

Abdérame Ier avait été trop jaloux de son pouvoir pour permettre aux faquis, aux théologiens-jurisconsultes, d’acquérir une autorité qui l’aurait gêné dans ses mesures despotiques; mais sous le règne de Hichâm, son fils et son successeur, leur influence s’accrût considérablement. C’était un prince vraiment religieux, un modèle de vertu. Au moment où il monta sur le trône, ses sujets pouvaient encore se demander si, ayant à choisir entre le bien et le mal, il se déciderait pour l’un ou pour l’autre; car dans certaines circonstances il s’était montré bon et généreux82, dans d’autres, vindicatif et atroce83. Bientôt toute incertitude cessa à cet égard. Un astrologue ayant prédit au jeune monarque une mort prématurée84, il s’était détaché de tous les plaisirs mondains pour ne songer qu’à faire son salut par des œuvres de charité. Vêtu avec une extrême simplicité, il parcourait seul les rues de sa capitale, se mêlait au peuple, visitait les malades, entrait dans les masures des pauvres et s’occupait, avec une tendre sollicitude, de tous les détails de leurs maux et de leurs besoins. Souvent, au milieu de la nuit, quand il pleuvait à verse, il sortait de son palais pour porter des rafraîchissements à un pieux solitaire malade et veiller auprès de son grabat85. Fort exact à toutes ses pratiques de dévotion, il encourageait ses sujets à suivre son exemple. Dans les nuits d’orage, il faisait distribuer de l’argent à ceux qui se rendaient aux mosquées sans se laisser rebuter par le mauvais temps86.

C’était justement l’époque où une nouvelle école théologique se formait en Orient. Elle reconnaissait pour son chef le grand docteur médinois Mâlic ibn-Anas, le fondateur de l’une des quatre sectes orthodoxes de l’islamisme. Hichâm avait une profonde vénération pour ce docteur87. De son côté, Mâlic, qui portait une haine mortelle aux Abbâsides, ses maîtres, depuis que, l’accusant d’avoir prêté l’appui de son nom célèbre et révéré à un prétendant alide, ils lui avaient fait donner des coups de courroie et disloquer un bras88, était prévenu en faveur du sultan d’Espagne, le rival de ses bourreaux, même avant de savoir jusqu’à quel point ce monarque était digne de son estime; mais quand ses disciples espagnols lui vantèrent la piété et les vertus de Hichâm, son admiration et son enthousiasme ne connurent pas de bornes: voyant en lui l’idéal du prince musulman, il le proclama seul digne de s’asseoir sur le trône des califes89. De retour en Espagne, les étudiants ne manquèrent pas d’informer leur souverain de la haute estime que leur maître avait témoignée pour lui, et Hichâm, flatté dans son amour-propre, fit tout ce qui était en son pouvoir pour propager en Espagne l’école de Mâlic. Il encouragea les théologiens à prendre le bâton du voyageur pour aller étudier à Médine, et c’était parmi les disciples de Mâlic qu’il choisissait de préférence ses juges et ses ecclésiastiques.

Au moment de la mort de Hichâm (796), la nouvelle école théologique jouissait donc d’une très-grande considération. Elle comptait dans son sein des hommes jeunes, habiles, ambitieux et entreprenants, tels que le Berber Yahyâ ibn-Yahyâ90. Mâlic n’avait pas eu de disciple plus assidu, plus attentif, que lui. Une fois que ce professeur faisait sa leçon, un éléphant passa dans la rue. Tous les auditeurs sortirent aussitôt de la salle pour contempler de près cet animal; Yahyâ seul resta à sa place, à la grande surprise du vénérable professeur qui, nullement offensé d’être abandonné pour le plus grand des quadrupèdes, lui dit avec bonhomie: «Pourquoi ne sors-tu pas comme les autres? Il n’y a pourtant pas d’éléphants en Espagne. – C’est pour vous voir et pour profiter de vos leçons que j’ai quitté ma patrie, et non pour voir un éléphant,» lui répondit Yahyâ; et cette réponse plut tellement à Mâlic que depuis lors il appelait ce disciple l’âkil (l’homme intelligent) de l’Espagne. A Cordoue, Yahyâ jouissait d’une très-grande renommée; c’était, disait-on, le théologien le plus savant du pays91. Mais à son grand savoir il joignait un orgueil plus grand encore, et cet homme extraordinaire unissait la fougue d’un démagogue moderne à la soif de domination d’un pontife romain du moyen âge.

Le caractère du nouveau monarque répugnait à Yahyâ et aux autres docteurs mâlikites. Hacam n’était pas irréligieux pourtant. Elevé par un pieux client de son grand-père qui avait fait le pèlerinage de la Mecque92, il avait appris de bonne heure à honorer la religion et ses ministres. Il aimait à s’entretenir avec les théologiens et il avait une déférence sans bornes pour leurs chefs, les cadis, même quand ils prononçaient des arrêts contre ses parents, contre ses plus intimes amis93, contre lui-même94. Mais c’était une nature gaie et expansive; richement organisé pour jouir de la vie, il n’était pas fait pour mener une vie d’anachorète, comme les faquis l’auraient voulu. En dépit de leurs remontrances réitérées, il aimait passionnément la chasse, exercice qui n’était pas de leur goût, et, qui plus est, il regardait la défense de boire du vin comme non avenue. Tout cela, cependant, ils le lui auraient pardonné peut-être; mais ce qu’ils ne lui pardonnaient pas, c’est que, jaloux de son pouvoir, il refusait de leur accorder sur les affaires de l’Etat une influence aussi grande qu’ils le voulaient. Ne comprenait-il donc pas, ou bien ne voulait-il pas comprendre, que les faquis, unis dans une étroite alliance par un lien nouveau, la doctrine de Mâlic, étaient dorénavant une puissance dans l’Etat, une puissance avec laquelle le monarque avait à compter?

Frustrés dans leurs espérances et pleins de cet orgueil clérical qui, pour se cacher sous des dehors d’humilité, n’en est que plus inflexible, les faquis se firent démagogues. N’épargnant ni les déclamations ni les calomnies, ils ne parlaient du monarque qu’avec horreur, et ordonnaient des prières pour sa conversion dans le genre de celle-ci: «Débauché qui persévères dans l’iniquité, qui t’obstines dans ton orgueil, qui méprises les commandements de ton Seigneur, reviens de l’ivresse où tu es plongé! réveille-toi et arrache-toi à ta coupable insouciance!»95 Disposés comme ils l’étaient, les renégats de Cordoue se prêtèrent volontiers à tout ce que les faquis voulaient d’eux. D’abord ils dirent des prières pour le pécheur endurci, puis ils lui jetèrent des cailloux un jour qu’il traversait les rues de la capitale; mais le monarque, secondé par ses gardes, se fraya un chemin avec son épée au travers de la foule, et l’émeute fut réprimée (805)96.

Alors Yahyâ, Isâ ibn-Dînâr et d’autres faquis se liguèrent avec une partie de l’aristocratie et offrirent le trône à Ibn-Chammâs, cousin germain de Hacam. Ibn-Chammâs leur répondit qu’avant d’agréer leurs offres, il voulait connaître les noms de ceux sur lesquels il pourrait compter. Les conjurés promirent d’en dresser la liste et fixèrent la nuit où ils reviendraient pour la lui communiquer; mais quand ils furent partis, Ibn-Chammâs se rendit en secret au palais de Hacam et lui révéla tout. Après l’avoir écouté d’un air incrédule, le monarque lui dit avec indignation: «Tu veux exciter ma haine contre les hommes les plus considérés de ma capitale; mais, par Dieu! tu prouveras ce que tu viens de dire, ou ta tête tombera sous le fer du bourreau! – Eh bien! j’y consens, dit Ibn-Chammâs; mais envoyez-moi, telle nuit, un homme qui soit à votre dévotion.» Hacam promit de le faire, et à l’heure convenue il envoya à la demeure de son cousin son secrétaire, Ibn-al-Khadâ, et son page favori, Hyacinthe97, qui était Espagnol et chrétien. Après avoir caché ces deux hommes derrière un rideau, Ibn-Chammâs fit entrer les conjurés. «Voyons maintenant, leur dit-il, quels sont les hommes sur qui vous comptez;» et à mesure qu’ils prononçaient les noms de leurs complices, le secrétaire les inscrivait sur sa liste. Ces noms étaient en partie ceux des personnes en apparence les plus dévouées au monarque, et le secrétaire, craignant d’être nommé lui-même, crut prudent de trahir sa présence en faisant crier son calam sur le papier. A ce bruit, les conjurés se levèrent dans une consternation indicible en criant à Ibn-Chammâs: «Tu nous as trahis, ennemi de Dieu!» Plusieurs d’entre eux réussirent à se sauver en quittant la capitale en toute hâte. Isâ ibn-Dinâr fut de ce nombre, de même que Yahyâ, qui alla chercher un refuge à Tolède, ville qui s’était affranchie de la domination du sultan. D’autres furent moins heureux, et soixante-douze conjurés, parmi lesquels on remarquait six des principaux nobles de Cordoue, tombèrent entre les mains des agents du gouvernement et expirèrent sur la croix98.

L’année suivante (806), quand Hacam eut quitté la capitale pour aller soumettre Mérida qui s’était révoltée contre lui, le peuple de Cordoue profita de son absence pour faire une nouvelle émeute. Elle avait déjà pris un caractère très-alarmant lorsque le sultan revint en toute hâte, réprima la révolte et fit crucifier ou décapiter les démagogues les plus dangereux99.

Si ces nombreuses exécutions ne suffisaient pas pour intimider les Cordouans, le sort terrible qui, peu de temps après, frappa les Tolédans, leur montra que Hacam, dont le caractère naturellement bon s’était de plus en plus aigri par l’esprit de rébellion qui animait ses sujets, ne reculait ni devant la perfidie ni devant le massacre, quand il les croyait nécessaires pour réduire des rebelles.

Grâce au petit nombre d’Arabes et de Berbers qu’elle comptait dans ses remparts (car ceux-ci s’étaient établis plutôt dans les campagnes environnantes, sur les biens des émigrés, que dans la ville même), grâce aussi à son ancienne renommée, au savoir de ses prêtres, à l’influence de ses métropolitains100, l’ancienne capitale du royaume visigoth était restée pour les vaincus la ville royale101, la cité la plus importante sous le double rapport de la politique et de la religion. Fiers et courageux, ses habitants se distinguaient par leur amour de l’indépendance au point qu’un chroniqueur arabe affirme que jamais les sujets d’aucun monarque n’ont possédé à un égal degré l’esprit de mutinerie et de rébellion102. Le poète Gharbîb, qui appartenait à une famille de renégats et qui jouissait d’une popularité immense, entretenait le feu sacré par ses discours et ses vers. Le sultan lui-même craignait cet homme. Tant que Gharbîb vécut, Hacam n’osa rien entreprendre contre Tolède; mais à sa mort, le sultan confia à un renégat de Huesca, nommé Amrous, tout ce qu’il avait sur le cœur contre la population remuante de Tolède, et lui dit: «Vous seul pouvez m’aider à punir ces rebelles, qui refuseraient d’accepter un Arabe pour leur gouverneur, mais qui accepteront comme tel un homme de leur race.» Après quoi il lui exposa son plan; plan horrible, mais qu’Amrous approuva entièrement et qu’il promit d’exécuter. Dévoré d’ambition, cet homme n’avait ni foi ni loi. Ayant encore besoin de l’appui du sultan, il était prêt à lui sacrifier ses compatriotes; plus tard, séduit par l’idée de fonder une principauté sous la protection de la France, il trahirait le sultan pour le fils de Charlemagne103.

Hacam nomma donc Amrous gouverneur de Tolède (807) et écrivit en même temps aux citoyens une lettre dans laquelle il disait: «Par une condescendance qui prouve notre extrême sollicitude pour vos intérêts, au lieu de vous envoyer un de nos clients, nous avons porté notre choix sur un de vos compatriotes.» De son côté, Amrous ne négligea rien pour gagner la confiance et l’affection du peuple. Feignant d’être fort attaché à la cause nationale, il disait sans cesse qu’il avait voué une haine implacable au sultan, aux Omaiyades, aux Arabes en général, et quand il se vit en possession de la faveur populaire, il dit aux principaux habitants de la ville: «Je connais la cause des débats désastreux qui s’élevaient sans cesse entre vous et vos gouverneurs; je sais que les soldats logés dans vos maisons ont souvent troublé la paix de vos ménages; de là des rixes continuelles. Ces rixes, vous pouvez les prévenir, si vous me permettez de bâtir, à une des extrémités de la ville, un château qui servira de caserne aux troupes. De cette manière vous serez à l’abri de leurs vexations.»

Ayant une ferme confiance en leur compatriote, les Tolédans adoptèrent non-seulement sa proposition, mais ils voulurent encore que le château fût bâti au centre, et non au bout de la ville.

Lorsque les constructions furent achevées, Amrous s’y installa avec ses troupes, et fit prévenir le monarque, qui, sans perdre de temps, écrivit à un de ses généraux qui commandait sur la frontière, de prétexter un mouvement de l’ennemi et de lui demander des troupes de renfort. Le général ayant obéi à cet ordre, les troupes de Cordoue et d’autres villes se mirent en marche, sous le commandement de trois vizirs et du prince royal Abdérame, qui n’avait guère alors que quatorze ans. Un des lieutenants généraux fut chargé d’une lettre, qu’il ne devait remettre aux vizirs qu’au moment où ils entreraient en pourparler avec Amrous.

Arrivée dans le voisinage de Tolède, l’armée reçut l’avis que l’ennemi s’était déjà retiré; mais alors Amrous fit sentir aux nobles de Tolède que, pour ne pas manquer aux lois de la politesse, ils devaient aller avec lui rendre visite au prince royal. Ils le firent; mais pendant que le jeune prince s’entretenait avec eux et s’efforçait de gagner leur amitié par toutes sortes de bons traitements, Amrous eut une conférence secrète avec les vizirs, qui venaient de recevoir la missive du sultan. Cette missive traçait à chacun la conduite qu’il devait tenir, et la suite du récit montrera suffisamment quel en était le contenu, car tout se passa selon les ordres de Hacam.

De retour auprès des nobles de Tolède, Amrous les trouva ravis du bon accueil qu’Abdérame leur avait fait. «Il me semble, leur dit-il alors, que ce serait un grand honneur pour notre ville, si le prince voulait nous accorder sa présence pendant quelques jours. Son séjour dans nos murs contribuerait sans doute à consolider et à resserrer les bonnes relations qui existent déjà entre vous et lui.» Les Tolédans applaudirent à cette idée. En effet, tout allait à merveille: le sultan leur avait donné un Espagnol pour gouverneur; il leur laissait la liberté qu’ils avaient toujours exigée, et les manières bienveillantes d’Abdérame leur faisaient espérer que ce prince, quand il serait monté sur le trône, suivrait à leur égard la conduite de son père. Ils le prièrent donc de vouloir bien honorer leur ville de sa présence. Abdérame fit d’abord des difficultés, son père lui ayant recommandé de ne pas montrer trop d’empressement; mais enfin, feignant de céder aux prières pressantes des nobles, il se laissa conduire par eux dans l’enceinte du château; après quoi il commanda les préparatifs d’un festin pour le lendemain, et envoya des invitations aux personnes distinguées par leur naissance ou par leurs richesses, tant de la ville que des campagnes environnantes.

Le lendemain matin, les convives se pressaient en foule auprès du fort. Il ne leur fut pas permis d’y pénétrer en masse, et, pendant qu’on les faisait entrer un à un par une porte, leurs montures devaient faire le tour du palais, pour aller attendre leurs maîtres à la porte de derrière. Mais dans la cour il y avait une fosse d’où l’on avait tiré le pisé destiné à la construction du château. Des bourreaux se tenaient sur le bord de cette fosse, et à mesure que les invités se présentaient, le glaive s’abattait sur leur tête. Cette horrible boucherie dura plusieurs heures, et il est impossible de déterminer le nombre des malheureux qui perdirent la vie dans cette funeste journée, connue sous le nom de journée de la fosse; quelques historiens le portent à sept cents104, d’autres à plus de cinq mille105.

Quand le soleil fut déjà haut, un médecin, qui n’avait vu sortir personne ni par la porte de derrière ni par celle de devant, conçut des soupçons et demanda au peuple rassemblé près de l’entrée du château, ce qu’étaient devenus les convives qui étaient arrivés de bonne heure. «Ils doivent être sortis par l’autre porte,» lui répondit-on. «C’est étrange, dit alors le médecin; j’ai été à l’autre porte, j’y ai attendu quelque temps, mais je n’en ai vu sortir personne.» Puis, regardant avec attention la vapeur qui s’élevait au-dessus des murs: «Malheureux! s’écria-t-il, cette vapeur que vous voyez n’est point, je vous le jure, la fumée d’un festin qu’on prépare: c’est le sang de vos frères égorgés!»

Privée tout d’un coup de ses citoyens les plus riches et les plus influents, Tolède tomba dans une morne stupeur, et personne ne remua pour venger les victimes de la journée de la fosse106.

IV

Le massacre de la journée de la fosse avait fait une si forte impression sur les renégats de Cordoue que, pendant sept années, ils se tinrent tranquilles; mais au bout de ce temps le souvenir de cette catastrophe s’était affaibli, d’autant plus que Tolède avait de nouveau secoué le joug. Dans la capitale, les renégats et les faquis, qui contractaient chaque jour une plus étroite alliance et s’enhardissaient réciproquement, se roidissaient et se cabraient sous la verge du maître. Le sultan semblait avoir pris à tâche de les convaincre qu’une révolte était devenue impossible. Il avait fait ceindre la ville de fortifications imposantes, et augmentait sans cesse le nombre de ses gardes à cheval, de ses mamelouks, qu’on appelait les muets parce que c’étaient des nègres ou d’autres esclaves d’origine étrangère qui ne parlaient pas l’arabe107. Mais ces mesures étaient plus propres à irriter les esprits qu’à les contenir dans l’obéissance. La haine des mécontents éclata de plus en plus en paroles et en faits, surtout dans le faubourg méridional où l’on ne comptait pas moins de quatre mille théologiens et étudiants en théologie. Malheur aux soldats qui osaient se montrer seuls ou en petites troupes dans les rues étroites et tortueuses de ce faubourg! On les insultait, on les battait, on les massacrait sans pitié. On outrageait le monarque lui-même. Quand, du haut du minaret, le muezzin avait annoncé l’heure de la prière et que Hacam, qui devait venir dans la mosquée pour y prononcer la prière d’usage, se faisait attendre, il y avait toujours dans la foule des voix qui criaient: «Viens donc prier, ivrogne, viens donc prier!» Chaque jour ces cris se renouvelaient, et les autorités avaient beau s’enquérir de ceux qui les avaient poussés, ils étaient toujours introuvables. Une fois, dans la mosquée, un homme du peuple poussa l’insolence jusqu’à insulter et menacer le sultan face à face, et la foule l’applaudit avec transport. Hacam, qui s’étonnait et s’indignait que la majesté royale pût encourir de si grossiers affronts, fit crucifier dix des principaux meneurs et rétablit la dîme sur les denrées que son père avait abolie. Mais la fierté et l’obstination des Cordouans ne plièrent devant rien. Leurs agitateurs ordinaires enflammaient leurs passions; d’ailleurs Yahyâ était revenu dans la capitale; par ses prédications, par l’éclat de sa renommée, il accrût le mouvement et le dirigea. On approchait de la crise; mais le hasard voulut que la révolte éclatât encore plus tôt que l’on ne s’y était attendu.

On était dans le mois de Ramadhân (mai 814)108, et les prédicateurs profitaient du carême pour échauffer la haine du peuple contre le sultan, lorsqu’un mamelouk alla trouver un fourbisseur du faubourg méridional et lui présenta son épée à nettoyer.

– Veuillez attendre, lui dit le fourbisseur; en ce moment j’ai autre chose à faire.

– Je n’ai pas le temps d’attendre, repartit le soldat, et tu feras à l’instant même ce que je t’ordonne.

– Ah! tu le prends sur ce ton? reprit l’artisan d’un air de dédain; eh bien! tu attendras tout de même.

– C’est ce que nous verrons, répliqua le troupier; et, frappant le fourbisseur de son épée, il le tua sur la place.

A cette vue, le peuple, transporté de fureur, se mit à crier qu’il était temps d’en finir avec ces insolents troupiers et avec le tyran débauché qui les payait. L’enthousiasme révolutionnaire s’étant bientôt communiqué aux autres faubourgs, une foule innombrable, qui s’était pourvue à la hâte de toutes les armes qu’elle avait pu se procurer, marcha vers le palais, poursuivant de ses huées les soldats, les clients et les esclaves du monarque, lesquels, n’ayant pas de quartier à espérer s’ils tombaient entre les mains des insurgés, fuyaient devant eux pour aller chercher un asile derrière les murs de la résidence du sultan.

Quand, du haut de la plate-forme, Hacam vit arriver, semblable aux flots de la mer, cette multitude rugissante de fureur et qui poussait des cris horribles, il crut qu’une sortie vigoureuse pouvait encore la dissiper, et sans perdre de temps, il la fit charger par la cavalerie; mais quel fut son désappointement quand le peuple, loin de lâcher pied comme il l’espérait, soutint fermement le choc, repoussa les cavaliers et les força à la retraite109.

Le péril était extrême. Le palais, quoique fortifié, ne l’était cependant pas assez pour pouvoir repousser à la longue les assauts que les insurgés allaient donner. Aussi ses plus braves défenseurs, sachant qu’ils seraient impitoyablement égorgés si le peuple l’emportait, se laissèrent aller au découragement. Hacam seul, bien qu’il désespérât aussi du succès de la résistance, garda un sang-froid imperturbable. Ayant appelé son page chrétien Hyacinthe, il lui ordonna d’aller demander à une de ses femmes, qu’il nomma, une bouteille de civette. Croyant avoir mal entendu, le page attendit d’un air étonné que le prince lui répétât son ordre. «Va donc, fils d’un non circoncis! reprit Hacam impatienté, et fais vite ce que je t’ai ordonné!» Hyacinthe partit, et quand il fut de retour avec la bouteille, le sultan la prit et se mit à la vider sur sa chevelure et sur sa barbe avec une tranquillité si parfaite qu’on eût dit qu’il se préparait à aller faire la cour à une jeune beauté du sérail. N’y comprenant plus rien, Hyacinthe ne put retenir une exclamation de surprise. «Pardonnez-moi, seigneur, dit-il, mais vous choisissez pour vous parfumer un singulier moment. Ne voyez-vous donc pas quel péril nous menace? – Tais-toi, misérable!» repartit Hacam en s’impatientant de nouveau; puis, quand il eut fini de se parfumer, il reprit: «Comment celui qui va me couper la tête, pourra-t-il la distinguer de toutes les autres, à moins que ce ne soit au parfum qui s’en exhale110? Et maintenant, poursuivit-il, tu iras dire à Hodair de venir me trouver ici.»

Hodair était préposé à la garde de la prison de la Rotonde, dans laquelle étaient renfermés plusieurs faquis que Hacam avait fait arrêter lors des révoltes précédentes, mais qu’il avait épargnés jusque-là. Cette fois, voyant que le peuple et les faquis allaient lui enlever le trône et la vie, il était bien décidé à ne pas souffrir que ces prisonniers lui survécussent, et quand Hodair fut arrivé sur la plate-forme, il lui dit: «Dès qu’il fera nuit, tu feras sortir ces méchants chaikhs de la Rotonde; puis tu ordonneras qu’on leur tranche la tête, et qu’on les cloue à des poteaux.» Sachant que, si le palais était pris d’assaut, il serait infailliblement immolé et qu’alors il devrait rendre compte à Dieu de ses actions, Hodair frémit d’horreur à l’idée du sacrilège que son souverain lui ordonnait de commettre. «Seigneur, dit-il, je n’aimerais pas que demain chacun de nous deux fût enfermé dans une cellule de l’enfer; vous auriez beau alors pousser des hurlements effroyables, et moi de même, aucun de nous deux ne pourrait secourir l’autre.» Irrité de ce discours, Hacam répéta ses injonctions sur un ton plus impérieux; mais voyant qu’il s’efforçait en vain de vaincre les scrupules de cet homme, il le congédia et fit appeler Ihn-Nâdir, le collègue de Hodair. Moins scrupuleux ou plus servile, Ibn-Nâdir promit d’exécuter ponctuellement les ordres du souverain111. Ensuite Hacam descendit de la terrasse, s’arma de pied en cap, parcourut avec une contenance tranquille les rangs de ses soldats, releva leur courage abattu par des paroles chaleureuses, et, ayant appelé son cousin germain Obaidallâh, un des plus braves guerriers de ce temps, il lui enjoignit de se mettre à la tête de quelques troupes d’élite, de se frayer un chemin au travers des rebelles, et d’incendier le faubourg méridional. Il comptait que les habitants de ce quartier, quand ils verraient brûler leurs maisons, abandonneraient leur poste pour aller éteindre le feu. En ce moment-là Obaidallâh les attaquerait en tête, tandis que Hacam, débouchant du palais avec les troupes qui lui restaient, les chargerait en queue. Ce plan, dont le succès était presque certain, ressemblait à celui qui avait fait gagner à Moslim la bataille de Harra, et cette remarque n’a pas échappé aux historiens arabes.

Débouchant à l’improviste par la porte du palais, Obaidallâh refoula le peuple vers le pont, traversa au pas de charge la grande rue et la Ramla, passa la rivière à gué, et, après avoir tiré à soi les soldats de la Campiña, qui avaient vu les signaux que Hacam avait faits dès le commencement de l’insurrection, il fit mettre le feu aux maisons du faubourg méridional. Ainsi que Hacam l’avait prévu, les habitants de ce faubourg, quand ils virent monter les flammes, abandonnèrent leur poste devant le palais pour aller sauver leurs femmes et leurs enfants; mais quand tout d’un coup ils furent attaqués en tête et en queue, la terreur se répandit parmi ces infortunés, et le reste de cette scène ne fut bientôt plus qu’un massacre. Les Cordouans imploraient en vain leur grâce en jetant leurs armes: terribles, inexorables, les muets, ces étrangers qui ne comprenaient pas même la prière du vaincu, les égorgeaient par centaines, n’accordant la vie qu’à trois cents personnes de distinction, pour en faire hommage au souverain, qui les fit clouer, la tête en bas, à des poteaux, le long de la rivière112.

Ensuite Hacam consulta ses vizirs sur le parti à prendre: devait-il faire grâce aux insurgés qui avaient échappé au carnage, ou bien devait-il les traquer et les exterminer jusqu’au dernier? Les avis se trouvèrent partagés; mais Hacam se rangea à l’opinion des modérés qui l’engageaient à ne pas pousser plus loin sa vengeance. Toutefois il décida que le faubourg méridional serait entièrement détruit, et que les habitants de ce quartier devraient quitter l’Espagne dans un délai de trois jours, sous peine d’être crucifiés s’ils n’étaient pas partis à l’expiration de ce terme.

Emportant le peu qu’ils avaient pu sauver de leurs biens, ces infortunés quittèrent, avec leurs femmes et leurs enfants, les lieux qui les avaient vus naître et qu’ils ne reverraient jamais. Comme ils marchaient par troupes, le monarque ne leur ayant pas permis de marcher tous ensemble, plusieurs d’entre eux furent dévalisés en route par des bandes de soldats ou de brigands embusqués dans les ravins ou derrière les rochers. Arrivés sur les côtes de la Méditerranée, ils s’embarquèrent pour faire voile, les uns vers l’ouest de l’Afrique, les autres vers l’Egypte. Ces derniers, au nombre de quinze mille sans compter les femmes et les enfants, abordèrent dans le voisinage d’Alexandrie, sans que le gouvernement pût s’y opposer, car l’Egypte toujours rebelle aux Abbâsides, était alors en proie à une anarchie complète. Les exilés n’eurent donc rien autre chose à faire que de s’entendre avec la tribu arabe la plus puissante dans ces contrées. C’est ce qu’ils firent; mais bientôt après, quand ils se sentirent assez forts pour pouvoir se passer de la protection de ces Bédouins, ils rompirent avec eux, et, la guerre ayant éclaté, ils les battirent en rase campagne. Puis ils s’emparèrent d’Alexandrie. Attaqués à différentes reprises, ils surent se maintenir dans cette ville jusqu’à l’année 826, qu’un général du calife Mamoun les força à capituler. Alors ils s’engagèrent à passer dans l’île de Crète, dont une partie appartenait encore à l’empire byzantin. Ils en achevèrent la conquête, et leur chef, Abou-Hafç Omar al-Balloutì (originaire de Fahç al ballout, aujourd’hui Campo de Calatrava), fut le fondateur d’une dynastie qui régna jusqu’à l’année 961, époque où les Grecs reconquirent la Crète113.

L’autre bande, qui se composait de huit mille familles, eut moins de difficulté à trouver une nouvelle patrie. C’était justement l’époque où le prince Idrîs faisait construire une nouvelle capitale, qui prit le nom de Fez, et comme ses sujets, pour la plupart nomades, montraient une invincible répugnance à se faire citadins, il s’efforçait d’y attirer des étrangers. Les exilés andalous obtinrent donc aisément la permission de s’y établir; mais ce fut au prix de la paix de tous les jours. Une colonie arabe, venue de Cairawân, s’était déjà fixée à Fez. Ces Arabes et les descendants des Celto-romains avaient les uns pour les autres une sorte de haine instinctive, et, quoique réunies sur le même sol, ces deux populations se tinrent si obstinément séparées, qu’encore au XIVe siècle on voyait tout d’abord, aux traits du visage, qu’elles étaient de race différente. Leurs goûts, leurs occupations et leurs mœurs, en se montrant diamétralement opposés, semblaient consacrer irrévocablement cette antipathie de race. Les Arabes étaient ouvriers ou marchands; les Andalous s’occupaient de travaux agricoles. Ceux-ci gagnaient péniblement leur vie; ceux-là avaient le bien-être et parfois le superflu. Aux yeux de l’Arabe, qui aimait la bonne chère, la parure et l’élégance en toutes choses, l’Andalous était un paysan rude, grossier et parcimonieux, tandis que l’Andalous, soit qu’il fût réellement content de sa sobre et rustique existence parce qu’il y était habitué, soit qu’il cachât sous un dédain affecté l’envie que lui inspirait la richesse de son voisin, regardait l’Arabe comme un efféminé qui dissipait son bien en folles dépenses. Craignant avec raison que des contestations et des disputes ne s’élevassent entre les deux colonies, le prince Idrîs les avait séparées en assignant à chacune un quartier, qui avait sa mosquée, son bazar, son atelier monétaire et jusqu’à ses murailles; mais en dépit de cette précaution, les Arabes et les Andalous vécurent pendant plusieurs siècles dans un état d’hostilité quelquefois sourde, plus souvent flagrante, et maintes fois un terrain neutre, au bord de la rivière qui séparait les deux quartiers, fut le théâtre de leurs combats114.

79.On nous permettra de donner ce nom tant aux renégats proprement dits, qu’à leurs descendants.
80.Voyez le Cartâs, p. 23, l. 1.
81.Anciennement Secunda. Voyez Maccarî, t. I, p. 899, dernière ligne.
82.Voyez Akhbâr madjmoua, fol. 99 v. – 100 v., Ibn-Adhârî, t. II, p. 68-70.
83.Voyez Ibn-al-Khatib, man. P., fol. 213 v. – 214 v., Ibn-al-Coutîa, fol. 15 r.
84.Ibn-al-Coutîa, fol. 17 v.
85.Abd-al-wâhid, p. 12; Ibn-al-Coutîa, etc.
86.Akhbâr madjmoua, fol. 99 r.
87.Voyez Ibn-al-Coutîa, fol. 18 v.
88.Voyez Ibn-Khallicân, t. I, p. 615, éd. de Slane, et cf. Weil, t. II, p. 42, 43.
89.Voyez Ibn-al-Coutîa, fol. 18 r., Maccarî, t. II, p. 154.
90.Yahyâ, de la tribu berbère de Maçmouda, était client de la tribu arabe des Beni-’l-Laith.
91.Voir Ibn-Khallicân, Fasc. X, p. 19-21, éd. Wüstenfeld.
92.Maccarî, t. I, p. 491, nº 12.
93.Voyez Akhbâr madjmoua, fol. 102 v.
94.Voyez ibid., fol. 101 r. et v., Ibn-Adhârî, t. II, p. 80.
95.Abd-al-wâhid, p. 13
96.La date, d’après Ibn-Adhârî, est 189 de l’Hégire. Nowairî donne par erreur 187.
97.Chez Ibn-al-Contîa on lit Brnt, sans voyelles, et dans l’Akhbâr-madjmoua, Bznt; mais chez Ibn-al-Abbâr on trouve Yaznt. En ajoutant toutes les voyelles, c’est Yazinto, Jacinto en espagnol. On sait que les Arabes, de même que les Romains, aimaient à donner à leurs esclaves le nom de quelque pierre précieuse (cf. Fraehn, Ibn-Foszlan’s Berichte über die Russen älterer Zeit, p. XXXIX).
98.Ibn-al-Coutîa, fol. 21 r.; cf. Nowairî, p. 450, et voyez aussi les articles sur Yahyâ, dans Ibn-Khallicân et dans Maccarî.
99.Ibn-Adhârî, t. II, p. 74; Nowairî, p. 452.
100.Voyez Isidore de Béja, c. 49, 62, 69, 77.
101.Urbs regia, Isidore, c. 49; médîna al-molouc, Cazwînî, t. II, p. 366.
102.Ibn-al-Coutîa, fol. 19 r.
103.Voyez Annal. Berlin., ad ann. 809 et 810.
104.Ibn-Adhârî.
105.Nowairî, Ibn-al-Coutîa.
106.Ibn-al-Coutîa, fol. 19 r. – 20 v.; Nowairî, p. 450 – 452; Ibn-Khaldoun, fol. 6 v., 7 r.; Ibn-Adhârî, t. II, p. 72. La date que donne ce dernier auteur est erronée. – Dans l’année 611, un roi de Perse avait employé, pour punir les Témîmites, un stratagème de même genre. Voyez Caussin, t. II, p. 576 – 578.
107.Voyez sur ces muets, Akhbâr madjmoua, fol. 103 r. (cf. 94 r.); Ibn-Adhârî, t. II, p. 81; Nowairî, p. 456; Ibn-Khaldoun, fol. 7 r.
108.Voyez la note B, à la fin de ce volume.
109.Nowairî, p. 453, 454.
110.Ibn-al-Abbâr, p. 40; Akhbâr madjmoua, fol. 103 v.
111.Ibn-al-Coutîa, fol. 23 r. et v.
112.Ibn-Adhârî, t. II, p. 78; Nowairî, p. 454.
113.Quatremère, Mémoires sur l’Egypte, t. I; Ibn-Khaldoun, t. III, fol. 44 r. et v.; t. IV, fol. 6 v.; Ibn-al-Abbâr, p. 40.
114.Cartás, p. 21-23, 25, 70, 71; Becrî, dans les Notices et Extraits, t. XII, p. 574577.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
11 ağustos 2017
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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