Kitabı oku: «Pauline, ou la liberté de l'amour», sayfa 3
III
Le rideau se levait, lorsque Facial et Pauline arrivèrent. Ils trouvèrent dans la loge M. et Mme Chandivier déjà installés. Pauline prit place à côté de Julienne, tandis que Chandivier, après un rapide serrement de main à Facial, lui soufflait dans l'oreille:
– Attention, elle va faire son entrée.
Facial regarda la scène. La comédienne qui jouait le rôle principal venait de donner un coup de timbre. Une femme de chambre parut: c'était Rébecca.
– «Mademoiselle est auprès de M. le vicomte», eut-elle à dire.
Puis elle sortit.
Facial se tourna vers Chandivier qui rayonnait:
– Mes félicitations, fit-il, elle a très bien dit ça.
– Ces petits rôles n'ont l'air de rien, dit Chandivier; mais le difficile n'est pas tant de parler que de se tenir en scène, d'effectuer convenablement les entrées et les sorties. Du reste, attendez-la à sa grande scène du deuxième acte: vous verrez qu'elle n'est pas trop déplacée sur les planches du Théâtre-Français.
A la vue de Rébecca, Julienne n'avait pas sourcillé. Lorsqu'elle eut disparu, un fin sourire erra sur ses lèvres. Elle toucha du bout de son éventail le bras de Pauline et, tandis que les deux hommes chuchotaient derrière elle, lui demanda à voix basse.
– Comment la trouvez-vous? Jolie fille, n'est-ce pas?
La pièce se poursuivait.
– «Je ne suis pas de celles qui se figurent qu'un autre homme peut faire oublier à une femme l'homme qu'elle aime et qui la trahit,» débitait la première actrice à une seconde qui servait à la fois de confidente et de mentor; «à ce compte-là, on ne s'arrêterait plus; car il n'y a aucune chance que le second vaille mieux que le premier et l'inévitable troisième que le second. Ou nous aimons notre mari, et alors celui qui prétend le supplanter nous apparaît comme un simple imbécile, ou nous n'aimons plus notre mari, et alors, si, ayant épousé librement, comme nous l'avons fait, toi et moi, un homme qui nous plaisait plus que les autres, nous arrivons à ne plus rien lui inspirer, à ne plus rien éprouver pour lui, c'est démence ou dévergondage de risquer une nouvelle épreuve avec un monsieur qui vient vous offrir secrètement, sans respect, sans sacrifice, sans amour, je ne sais quel passe-temps honteux, quelle compensation dégradante de fiacre et d'hôtel garni.»
Julienne se mit à rire à cette tirade qu'elle était si peu faite pour goûter.
– Ce personnage est un peu bête, glissa-t-elle à Pauline. Comme si l'on n'aimait qu'un seul homme dans la vie, et comme si ce seul homme devait nécessairement être le mari! On aime ou on n'aime pas son mari, c'est certain: mais, si on l'aime, rien n'empêche qu'on ne puisse en aimer d'autres aussi; et si on ne l'aime pas, c'est une raison majeure pour chercher ailleurs ce qu'on ne trouve pas chez lui. Avant tout l'amour!
Pauline était mieux en situation de comprendre. Mais, dans sa pensée, elle rapportait ces paroles bien plus à Hartwald qu'à Facial, et le sens en était ainsi complètement dénaturé. D'ailleurs, elle n'admettait pas cet exclusivisme de l'amour. Et si, pratiquement, les «nouvelles épreuves» lui faisaient peur, c'était pour le peu de dignité que l'adultère lui semblait comporter dans la société actuelle, et non point par fidélité à quelque souvenir que ce soit. Qu'est-ce que le souvenir, une fois que l'amour est mort? Et qu'était-ce que le souvenir pour elle qui – elle s'en rendait bien compte maintenant – n'avait pas même connu le véritable amour?
– «Et si Lucien est infidèle», continuait l'actrice, «je me vengerai, c'est certain, mais pas comme les autres… Il faudra bien que je sache la vérité. Si elle est ce que je crois, je te réponds que j'en aurai vite fait et que je ne resterai pas longtemps au partage. Tout ou rien!»
C'était donc une femme jalouse de son mari, et qui, pour peu que ses soupçons fussent fondés, méditait de se venger de lui, non point par les procédés ordinaires, l'amant consolateur, mais par l'adultère brutal, sans plaisir, pour la seule satisfaction de lui crier après: Voilà, je t'ai rendu la monnaie de ta pièce.
Un quart d'heure de dialogue entre divers personnages, et les soupçons se changeaient en certitude.
Suivait alors la scène avec le mari:
– «Tu sors?
– «Oui.
– «A cette heure-ci? Où vas-tu?
– «Au cercle.
– «Qu'est-ce que tu vas faire au cercle?»
Lucien s'embrouillait et finissait par avouer qu'il allait au bal de l'Opéra. Là-dessus, l'ultimatum, sur lequel allait, sans doute, pivoter la pièce:
– «Regarde-moi bien. Je t'aime passionnément; j'adore l'enfant né de cet amour, je suis une très honnête femme et je n'ai qu'une idée, c'est de continuer à l'être; mais, comme je tiens le mariage pour un engagement mutuel, comme nous nous sommes volontairement juré respect et fidélité, que je te suis fidèle et que tu n'as à me reprocher que d'avoir fait mon devoir, je te donne ma parole que, si jamais j'apprends que tu as une maîtresse, une heure après que j'en aurai acquis la certitude…
– «Une heure après?» interrogeait l'acteur.
– «J'aurai un amant,» répondait sa partenaire. «Et je te promets, moi, que tu seras le premier à le savoir. Œil pour œil, dent pour dent!»
– Quelle effrontée! murmura Facial, froissé dans ses principes.
Julienne haussait les épaules. Elle trouvait cette femme de plus en plus bête.
Chandivier n'écoutait pas.
Pour Pauline, la pièce prenait décidément une tournure déplaisante. La jalousie était un sentiment si peu conforme à sa notion moderne de l'amour. Cet homme n'avait-il pas le droit d'avoir une maîtresse, si sa femme le laissait indifférent? Celle-ci, par contre, pouvait se détacher tranquillement de lui et se donner à un autre, pour peu que le cœur lui en dît. Mais cette menace de prendre un amant par dépit, cette vengeance mesquine, ridicule, folle, comme cela était peu digne, comme cela était bas! La tyrannie du mariage s'étalait là cruellement. Non, certes, jamais il ne fût venu à l'idée de Pauline d'imposer de la sorte son amour.
Elle jeta un coup d'œil sur la salle.
Ces hommes, ces femmes entrés ici au sortir de l'existence quotidienne, apportant avec eux leurs désirs, leurs souffrances, le secret de leurs passions et le trouble de leurs besoins inapaisés, que pouvaient-ils bien penser de ces théories étroites et rudes prêchées à leurs oreilles et mises en action sous leurs yeux? Écoutaient-ils sérieusement, ou ne se laissaient-ils pas plutôt distraire du fond par le prestige du style, l'ingéniosité de l'intrigue et le charme de l'interprétation? S'ils réfléchissaient, accepteraient-ils avec des applaudissements ces doctrines si contraires à celles qu'ils devaient pratiquer réellement? Mais la plupart ne cherchaient évidemment pas à discuter; ils étaient venus au théâtre pour se délasser: et, pourvu que la pièce fût bien faite et leur offrît un amusement suffisant, ils se déclaraient satisfaits.
Elle aperçut, à l'orchestre, Sénéchal. Aux bons passages, il hochait la tête avec satisfaction. Il ne se faisait cependant pas faute de détourner à tout moment sa lorgnette de la scène pour la braquer sur Julienne. Non loin de lui se trouvait Réderic. Par quel hasard? Ou plutôt n'étaient-ils pas tous deux prévenus de la présence de leur maîtresse au théâtre? Julienne avait envoyé de leur côté un léger signe d'intelligence. Auquel s'adressait-il?
A l'orchestre, plus personne de connaissance. Mais, en face d'elle, elle reconnut le vicomte et la vicomtesse de Béhutin qui occupaient une loge. Ils étaient, comme d'habitude, froids, corrects, silencieux: impossible de distinguer si le spectacle les intéressait.
Vers la fin de l'acte, un monsieur entra dans leur loge et prit place derrière eux.
Pauline se demanda en vain qui ce pouvait être. Ce n'était pourtant point, lui semblait-il, la première fois qu'elle le voyait. Où s'était-elle déjà sentie troublée sous cette prunelle douce et sombre?
Un instant, elle eut l'idée d'interroger Julienne. Celle-ci saurait mettre un nom sur ce visage. Mais une pudeur retint la question. Soudain, Pauline rougit: l'inconnu venait de la lorgner.
– «Célestin! Célestin!» disait sur la scène Rébecca qui avait reparu, «prends ton chapeau, vite, vite! dis au portier que tu accompagnes madame la comtesse et trouve le moyen de la suivre sans qu'elle te voie. Elle est à pied. Sache où elle va et ne dis rien à personne.»
Elle poussa Célestin dehors. Elle sonna. Un domestique parut.
– «On peut éteindre», fit-elle.
Le rideau tomba lentement.
Chandivier applaudit avec bruit. Puis, il se précipita hors de la loge pour aller dans les coulisses.
Facial sortit aussi. Un moment après, Pauline le voyait apparaître dans la loge des Béhutin, présenter ses hommages à la vicomtesse et toucher la main aux deux hommes.
«Mon Dieu! pensa-t-elle, ils vont venir ici me rendre cette politesse.»
Sénéchal et Réderic étaient déjà accourus. Julienne, radieuse, causait beaucoup, les amorçait l'un et l'autre à tour de rôle. Elle se savait désirable jusqu'au moindre de ses gestes. Mais sa force principale était encore d'être amoureuse elle-même. Amoureuse superficielle, qui avait moins des passions que des caprices: amoureuse cependant, s'éprenant tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là, mettant sa joie à satisfaire ces fantaisies de cœur et son charme à les provoquer.
Pauline était à la fois plus sérieuse, plus sensible, plus sensuelle et plus retenue.
Ce ne fut donc point sans un tressaillement, mais immédiatement enfoui sous une couche apparente d'indifférence, qu'elle vit entrer dans la loge le vicomte de Béhutin suivi de son compagnon.
Le vicomte la salua ainsi que Julienne.
– Permettez-moi de vous présenter mon beau-frère, M. Odon de Rocrange.
Pauline se souvint tout à coup des circonstances où pareille présentation lui avait été faite. C'était deux ans auparavant, dans une vente de charité, où elle tenait une boutique. La vicomtesse de Béhutin, dont elle venait alors de faire la connaissance, s'était arrêtée quelques instants, au bras de son frère, devant son étalage. Odon de Rocrange lui avait payé cent francs un bouquet de violettes. Depuis lors, bien que ses relations avec les Béhutin se fussent poursuivies, elle ne l'avait jamais revu.
«Quelle impression curieuse, se dit-elle, tandis qu'Odon s'inclinait, que de se trouver soudainement en présence d'un homme que l'on a rencontré une fois, il y a longtemps, dont on avait conservé le souvenir latent, mais auquel on ne pensait plus.»
– Vous avez, sans doute, oublié, Madame, dit Odon, que j'ai eu une fois l'honneur de vous acheter des violettes. Il est vrai qu'elles ont eu le temps de se faner depuis.
– Je me le rappelle, répondit Pauline.
– Le temps passe à la fois bien lentement et bien vite. J'ai été absent de Paris; j'ai beaucoup voyagé: alors que j'habitais l'étranger, absorbé par de nouveaux spectacles, je croyais être loin depuis une éternité, et maintenant que me voici de retour, il me semble que je vous achetais hier ces fleurs, et j'en sens encore le parfum.
– Vous connaissez mon mari? demanda à brûle-pourpoint Pauline, qui avait remarqué leur poignée de main dans la loge de la vicomtesse.
– Nous nous sommes vus, M. Facial et moi, la semaine dernière, à l'occasion d'une triste cérémonie. C'était aux obsèques de Jacques Derollin. Quel charmant garçon, quel cœur d'or que Derollin! Je ressens vivement sa perte. J'étais arrivé depuis quelques jours à peine et j'ignorais sa maladie. Je n'aurai pas eu la joie de le revoir vivant. La mort est toujours une surprise, quoiqu'elle soit la fatalité.
– Moi, je n'ai pas peur de la mort, dit Pauline.
– Moi, beaucoup, dit Odon.
– Qu'avez-vous à craindre? N'est-elle pas la même pour tous?
– Qui sait? Peut-être pas plus que la vie.
– En tout cas, nous devons la subir. Le mieux est de s'accoutumer à cette perspective, puisque les choses dont on a l'habitude ne sont plus capables d'effrayer.
– Cette nécessité de la mort, dit Odon, est justement ce qui me blesse. En face de ce qui est nécessaire, l'homme perd toute dignité; il se sent ravalé au rang de la machine inerte. De quoi lui servent, là contre, son énergie, ses talents, sa science? Il lui faut en passer par là. La liberté, dont nous sommes si fiers, et qui est, en somme, notre seule prérogative, ne se trouve plus alors qu'un vain mot. Et je ne parle pas seulement de la mort, mais de tout ce qui, dans la vie, porte le sceau de la nécessité. Ne sommes-nous pas humiliés de traîner un corps invariable, qui a ses tares et ses maladies? Mais ce qui me paraît insupportable, c'est le joug des nécessités artificielles, dont l'homme, auquel ne suffisaient pas les nécessités physiques, s'est ingénié à se charger, pour avoir encore plus à courber la tête. Que nous n'ayons pas la liberté du corps, c'est triste, mais que nous n'ayons pas celle de l'âme, c'est irritant.
– Vous voulez parler des conventions sociales?
– En général de tous ces liens spirituels, moraux, mondains, qui jettent autour de nous leur trame inextricable. Là où les lois ne nous tiennent pas, nous sommes assujettis par les habitudes, les manières de voir, les jugements du milieu où nous sommes nés. Voyez, par exemple, la religion. En principe, je le sais, nous jouissons de la liberté religieuse: mais sommes-nous libres? Songez aux obstacles presque insurmontables que rencontre celui qui veut changer de religion. Il faut qu'il ait une foi bien ardente ou un intérêt bien puissant pour braver l'animadversion, la colère, la haine, le mépris que son entreprise ne manquera pas de soulever autour de lui. Que de déboires éprouvera à suivre Voltaire le jeune homme qui appartient à une famille catholique, ou à prendre le voile la jeune fille dont les parents sont voltairiens! L'intolérance règne. Voyez la politique, voyez les arts, voyez les castes professionnelles. Partout nous sommes les jouets d'une artificielle destinée, qui est encore plus implacable que l'autre.
– C'est vrai, dit Pauline, nous nous sentons dominés par l'énorme puissance des mœurs et trop faibles pour oser résister.
– Nous cédons même contre notre conscience.
– Et en cédant, nous contribuons au développement de cette tyrannie.
– N'avez-vous pas remarqué, Madame, que chacun, en secret, manifeste son horreur du régime d'oppression morale sous lequel nous vivons, et que cependant il n'y a personne qui par ses actes, par ses paroles, par sa conduite publique et quelquefois même particulière ne fasse partie de cette fameuse opinion commune que l'on craint tant de se mettre à dos? Tous complices! N'est-ce point là le titre de la tragi-comédie que nous jouons?
– Pour les hommes peut-être: mais les femmes, ces sacrifiées, ont trop à souffrir de cet état de choses pour y consentir autrement que par impuissance.
– Les femmes comme les hommes, répartit Odon: ne sont-ce pas elles qui font et qui défont les mœurs? En morale, je crois les femmes plus puissantes que les hommes. C'est au public féminin que s'adressent de préférence nos littérateurs, lorsqu'ils entreprennent de traiter quelque question de morale. Et ils ont raison: la femme est le grand juge de ce qui est bien et de ce qui est mal, et l'homme qui, sans la femme, serait peut-être disposé à faire assez bon marché de ce qu'on appelle la décence, avec elle devient le plus rigoureux des censeurs.
– Avec elle, ou plutôt devant elle: car je pense qu'il y a là surtout un moyen de la tenir en dépendance.
– Il faut, au moins, avouer qu'elle s'y prête de bonne grâce. Croyez-vous que si les femmes ne scellaient pas de leur approbation cette morale sociale, parfois si immorale, les hommes songeraient à la leur imposer? Voyez en amour: la liberté de l'amour, dont les hommes usent jusqu'à un certain point, quoiqu'il ne faille point confondre la liberté de l'amour avec la liberté de la débauche, n'a pas de plus farouches ennemis que les femmes. Elles condamnent celle d'entre elles qui succombe. Et l'envie ne leur manque pas de condamner aussi l'homme! Nous y viendrons; le progrès des mœurs l'exige. Les signes précurseurs de cette réforme se font déjà sentir, et les auteurs nous offrent des pièces comme celle de ce soir, où l'homme et la femme sont mis sur le même pied, non de liberté, mais de vasselage. Vous connaissez la pièce?
– Je ne la connais pas, fit Pauline, mais, d'après le premier acte, je me doute de ce qu'elle sera.
– En effet, car la pièce est bien construite. Vous avez donc entendu Francillon déclarer la guerre à son mari. S'il la trompe, elle le trompera: ou plutôt elle le déshonorera, ne songeant nullement à le tromper, puisque son premier soin, une fois souillée, sera de lui faire un récit complet de l'adultère. Au bal de l'Opéra où elle vient de se rendre, seule, suivant de près son écervelé de Lucien, elle a toutes les facilités du monde pour s'apercevoir qu'elle est, comme l'on dit, abominablement trahie: et, qui pis est, pour une ancienne maîtresse, ce qui, paraît-il, constitue le comble de l'ignominie. Elle tiendra parole. Elle se jette à la tête du premier venu, l'emmène souper en cabinet particulier, dans le restaurant même où Lucien termine la fête avec sa belle, et, le lendemain, raconte tout à celui-ci avec de tels détails qu'il lui est impossible de douter de son malheur. Bien entendu, et pour la satisfaction du public, les choses s'arrangent. Francine n'a été, matériellement, la maîtresse de personne. Mais, dans la réalité, elle n'aurait pu faire autrement que d'aller jusqu'au bout: et la morale de cette comédie ne s'en dégage pas moins avec une implacable rigueur. La thèse, Madame, ce n'est pas, comme on pourrait le croire sur une audition distraite, que la femme a le droit d'avoir des amants du moment que l'homme a des maîtresses, mais, au contraire, que l'homme n'a pas plus le droit d'avoir des maîtresses que la femme des amants. C'est donc l'indissolubilité absolue du mariage qui est représentée ici comme la loi. Ailleurs, dans des pièces que vous vous rappelez probablement, le même auteur, qui semble s'être donné pour mission de diriger la société moderne dans l'amour, revendique pour la femme le droit de tuer l'homme qui lui est infidèle. Inutile d'insister sur celui de l'homme de tuer la femme qui le trompe: ce droit est acquis depuis longtemps. Ailleurs encore, il veut que l'homme vierge épouse la femme vierge. Que devient l'amour dans tout cela? On se le demande; cependant, chacun applaudit: les femmes d'abord, les hommes ensuite, sans penser que l'amour n'est pas une matière inerte sur laquelle on puisse contracter, stipuler, engager sa parole et sa signature comme pour un marchandage, mais la vie elle-même, la passion, avec toute sa mobilité, ses métamorphoses, ses secousses et son incertitude, le mouvement perpétuel de notre âme en quête du bonheur, l'agitation folle de l'être dans sa course vers l'idéal. Mais quoi, c'est la morale, ce qu'on croit la morale, la morale sans laquelle tout serait perdu. Et on applaudit; on n'oserait pas ne pas applaudir. Et vous aussi, Madame, vous applaudissez: et moi aussi, j'applaudis.
Très surprise, Pauline regardait cet homme qu'elle connaissait à peine et qui exprimait si bien ce qu'elle sentait elle-même. Il lui semblait qu'il la pénétrât, qu'il lût en elle, pour pouvoir conformer ses paroles à sa pensée et se rendre sympathique, et que, de ce fait étrange, une intimité subite vînt de se former entre elle et lui.
Elle ne voulut cependant pas se laisser si facilement deviner.
– Non, Monsieur, dit-elle, vous vous trompez: je suis plus franche que cela. Jamais je n'applaudirai quelque chose que je n'approuve pas. Mais le mariage est une chose si complexe! En un cas tel que celui dont il est question dans la pièce, on ne peut que souscrire aux angoisses de l'épouse et à son héroïque résolution. Car là, il y a véritablement amour: Francine adore son mari; celui-ci, on le sent, aime aussi sa femme, et cette maîtresse qu'il va rejoindre n'est pour lui qu'un simple amusement. Dans de pareilles circonstances, un homme est inexcusable de se conduire comme il fait.
– Mais certainement, Madame a raison, s'écria Sénéchal qui avait entendu ces dernières phrases. Voudriez-vous vraiment, de Rocrange, que ce grand sot de Lucien abandonnât impunément son exquise Francillon pour Dieu sait quelle demoiselle? Quand on a la bonne fortune de plaire à une charmante femme, ajouta-t-il avec son sourire le plus flatteur à l'adresse de Julienne, on mérite tous les châtiments si on ne la cultive pas avec dévotion.
– Que vous devenez sentimental, mon cher sénateur! dit Julienne. Il faut vous soigner.
– Que voulez-vous, Madame: mon mal m'est cher, et je mets ma volupté à l'entretenir.
– Et vous, Réderic, que pensez-vous des infidélités de Monsieur Francillon? dit Julienne.
Réderic, debout derrière la chaise de Julienne, tordait sa moustache avec humeur.
– Je n'ai pas écouté la pièce, répondit-il.
– Comme vous êtes désagréable, ce soir, observa-t-elle.
– Il y a de quoi.
Le vicomte de Béhutin restait impassible.
– Si Francillon écrase tellement de sa supériorité l'insipide demoiselle qui lui est préférée, dit Odon, c'est pour le seul intérêt de la pièce, et il ne s'ensuit pas que la thèse soit plus juste. Ne peut-il pas se trouver, et ne se trouve-t-il pas souvent dans la vie, que la femme intéressante, la femme qui aime, la femme séduisante et noble soit justement l'illégitime? Lucien serait-il encore inexcusable, si c'était Francillon sa maîtresse, si c'était Francillon qu'il allait rejoindre, laissant se morfondre à la maison quelque peu captivante matrone, dans le genre de cette madame Smith, par exemple? Ne voyez-vous pas que la thèse du mariage indissoluble s'effondrerait alors dans l'absurde?
– Oui, dit Pauline: car la sympathie va toujours à l'amour, quoi qu'on fasse.
– Et il faut présenter le mariage sous les couleurs de l'amour pour le rendre acceptable.
– En effet.
– Ce qui revient à dire qu'il n'y a qu'une seule morale possible: celle de l'amour.
– Et le mariage?
– Mon Dieu, Madame, il me semble que le mariage, dès qu'il n'est pas l'amour, est immoral.
– C'est une conclusion à laquelle nous ne sommes pas habituées, nous autres femmes, mais qui, je l'avoue, s'impose presque.
– Et comme l'amour, poursuivit Odon, n'obéit point à des lois humaines et n'est point sujet aux prescriptions d'un code, il s'ensuit que l'amour libre seul est moral.
– Ce qu'il fallait démontrer! dit Julienne en riant. Mes compliments, monsieur de Rocrange: vous entortillez les choses si bien, qu'à vous entendre on se laisserait aller à vivre comme des sauvages.
– Votre présence, Madame, suffirait cependant à établir l'immense avantage de la civilisation.
Tous sourirent; Julienne pinça les lèvres; Pauline fut incroyablement heureuse de cette impertinente riposte.
La sonnette de l'entr'acte mit fin à l'entretien.
«C'est extraordinaire ce que cet homme, en dix minutes de conversation, s'est emparé de moi!» pensait Pauline, tandis qu'Odon prenait congé d'elle.
Et Odon de Rocrange, regagnant sa loge, légèrement troublé, se disait:
«Je vais l'aimer… je l'aime déjà… O mon pauvre cœur!»
Un instant, Julienne et Pauline se trouvèrent seules.
– Comment trouvez-vous M. de Rocrange? demanda Julienne avec un clignement d'œil intrigué.
Pauline eut envie de la souffleter.
– Indifférent, répondit-elle.
Chandivier arrivait tout essoufflé. Dans le couloir, il rencontra Facial.
– Je viens de voir Rébecca. Nous soupons après le théâtre. Vous en êtes?
Facial fronça le sourcil.
– Non, dit-il, je dois rentrer avec Pauline. Je suis un homme marié, moi.
– Et moi, donc?
– Que faites-vous de Mme Chandivier?
– Oh! un de ces messieurs la reconduira.
Ils reprirent leurs places.
Chandivier, se penchant vers Facial, lui chuchota:
– Vous allez voir la scène du deux: vous m'en direz des nouvelles!
Le rideau se leva.