Kitabı oku: «Pauline, ou la liberté de l'amour», sayfa 8
Elle fuyait, meurtrissant ses pieds nus aux angles des meubles.
– Misérable! répétait-elle les dents serrées, au milieu des «je vous veux!» rauques de Facial.
La poursuite se prolongea quelques minutes. La malheureuse femme sentait les forces lui manquer. Acculée à un coin de chambre, elle se vit perdue.
– Ne me touchez pas! gémit-elle.
Facial se précipita. Il l'enleva comme une proie. Une courte lutte s'engagea. Plus fort, il eut vite brisé toute résistance. Il entraîna sa femme sur le lit, tandis que ses mains frénétiques soulevaient le linge, empoignaient et palpaient la chair.
– C'est un viol! râla Pauline.
L'homme, en rut, s'était jeté sur elle.
Au moment où l'œuvre ignoble allait s'accomplir, et où Pauline, vraisemblablement, allait perdre connaissance, ses doigts, dans un dernier spasme de son bras qui battait l'air, rencontrèrent sur la table de nuit un petit poignard japonais dont elle se servait comme coupe-papier.
Elle le saisit, et, se sentant armée, retrouva tout à coup assez de vigueur pour, en un héroïque effort, s'arracher à l'étreinte affreuse.
Elle se dressa.
– Je frappe! cria-t-elle.
Facial avait roulé hors du lit.
Quand il se releva, il aperçut la lame levée.
Subitement dégrisé, autant par le danger qu'il courait que parce que sa virilité venait de s'éteindre dans le vide, il marmotta d'un air stupide quelques paroles inintelligibles.
– Arrière! ordonna Pauline menaçante.
Facial se sauva, le dos rond.
X
«Où vais-je en être réduite, pensait Pauline, s'il me faut dorénavant soutenir des luttes pareilles pour rester maîtresse de moi-même?»
La scène de la nuit se représentait à son imagination, rendue plus épouvantable encore par les conséquences qu'un peu de réflexion lui faisait entrevoir. Jamais elle n'avait renvoyé Facial d'une façon aussi ignominieuse. Il est vrai que celui-ci ne s'était jamais comporté envers elle aussi grossièrement. Mais, quels que fussent ses torts à lui, n'allait-il pas trouver étrange l'excessive horreur qu'elle avait manifestée à son égard? Et lorsque, dans quelques jours, son besoin d'elle l'amènerait de nouveau dans sa chambre et qu'il s'en verrait de nouveau refuser l'entrée, que penserait-il, que soupçonnerait-il?
Car Pauline était bien décidée à ne plus avoir de relations avec lui. Elle ne pouvait pas. Jadis, du temps de l'autre, elle n'avait point complètement rompu avec Facial, et cela autant parce que la cohabitation avec son mari ne lui inspirait pas encore un si profond dégoût et que le souci de sa sécurité la dominait alors exclusivement, que parce que Hartwald, même au moment où elle était le plus amoureuse de lui, était loin d'exercer sur elle l'empire prestigieux d'Odon de Rocrange. Comparer Odon à Hartwald! L'adoration qu'elle éprouvait pour Odon lui commandait d'autres sacrifices. Subir Facial alors qu'elle portait l'image d'Odon dans le cœur! Non, non. C'est comme si on eût demandé à une chrétienne de la belle époque de s'incliner, ne fût-ce que pour la forme, devant les faux dieux.
Il lui faudrait donc trouver un prétexte, en venir à soudoyer un médecin qui constaterait une maladie fictive et déclarerait que son mari ne pouvait, sans l'exposer aux plus graves dangers continuer à entretenir des rapports avec elle! Quelle nauséabonde extrémité! Et impossible de sortir autrement de cette situation. A moins…
Un instant l'idée de fuir, de tout quitter traversa son esprit.
C'était le scandale, la ruine, la mort…
Elle frémit.
Louvoyer au jour le jour, et puis, lorsque Facial, perdant patience, ferait valoir par trop impérieusement ses droits, le médecin, l'atrocité du médecin: il n'y avait que cela. Mais saurait elle soutenir ce rôle hideux? Ne se trahirait-elle pas, quand Facial proposerait un traitement, voudrait la conduire aux bains, consulter peut-être des spécialistes? Cette comédie était-elle longtemps jouable? Trouverait-elle même un médecin qui consentirait à se faire son complice?
Et qui lui affirmait que Facial n'éclaterait pas tout à l'heure? Il était midi. Ils allaient se rencontrer pour le déjeuner. Quelle explication aurait lieu entre eux?
«Aie confiance! pensa-t-elle, s'efforçant de rester sereine et rejetant loin d'elle, comme un mauvais rêve, ses pressentiments et ses inquiétudes. Aie confiance, suis sans alarmes la voie, quelle qu'elle soit, qui t'est tracée: tu as choisi la meilleure part, qui ne te sera point ôtée. Comment te serait-il pénible de souffrir quelque peu pour l'amour de celui que tu aimes? Et tout dût-il te manquer, ne te resterait-il pas celui-là qui t'est plus cher que ce que le monde peut t'offrir, celui-là qui est ta joie, ton réconfort, ta lumière?»
Les événements de la nuit n'avaient pas laissé, en effet, de produire sur Facial une fâcheuse impression. Il les ruminait avec stupeur, cherchant ce que sa femme pouvait avoir contre lui et ce qui la rendait, depuis quelque temps, si déplorablement nerveuse. Il se rappela à ce propos deux ou trois discussions un peu vives qu'il avait eues récemment avec Pauline, y adjoignit la scène violente au sujet de l'affaire Saint-Géry et la maladie qui en avait été la conséquence, et se demanda s'il ne fallait voir dans ces faits que le symptôme d'un état morbide, dont une saison au bord de la mer ou un voyage dans les montagnes auraient raison, ou si, par malheur, ils ne résulteraient pas de dangereuses perturbations morales, à la seule pensée desquelles frémissait sa conscience d'honnête homme.
Il se promit d'observer attentivement Pauline.
La situation n'était peut-être pas si grave. Quoique ses souvenirs de la nuit fussent lucides, Facial ne se dissimulait pas qu'il était assez ivre, lorsqu'il s'était présenté chez sa femme.
«Peut-être, se dit-il, que mon ivresse était plus apparente que je ne me le figure, et que Pauline, effrayée et révoltée à la fois, a cru bien faire de me tenir rigueur. C'est elle qui m'aurait donné une leçon. Il est vrai qu'il m'arrive si rarement de m'enivrer, qu'elle aurait pu se montrer indulgente.»
Perplexe, et un peu honteux, Facial jugea que le meilleur parti à prendre, pour le moment, était de garder le silence. Il ne fit aucune allusion à ce qui s'était passé. Pauline, de son côté, qui ne cherchait qu'à éviter un orage, n'en fit pas davantage. Ils feignirent d'avoir oublié jusqu'à l'existence de quelque chose d'anormal entre eux.
Facial lui demanda seulement en lui jetant un regard singulier:
– Comment vous sentez-vous aujourd'hui?
Et Pauline répondit froidement:
– Je vous remercie, je me sens bien.
Une heure après, elle était chez Odon.
– Oh! comme il est difficile de maintenir son amour dans les régions pures et hors des atteintes salissantes d'en bas!
– Pauvre amie, vous souffrirez encore. Les hommes ne consentiront jamais à laisser les beaux sentiments s'épanouir naturellement au soleil. Ils obscurciraient plutôt le ciel des nuages de leur envie. Médiocrité, sottise, perfidie, voilà ce qui nous entoure et nous menace. Mais, chère enfant, le véritable amour est plus fort que tout cela: ou plutôt, il n'a rien de commun avec l'ordinaire de la vie, étant d'une vie extraordinaire et planant au-delà du monde. Les souffles du marécage infime ne sauraient le ternir. Appliquons-nous donc à rester au-dessus de ces exhalaisons impuissantes. Méritons par la vertu de notre communion l'immunité qui protège les belles âmes.
– Je le désire, répondit Pauline, mais vous vous faites des illusions sur moi, si vous me croyez assez détachée des choses d'ici-bas pour ne prêter aucune attention à leurs mesquines entreprises. Je suis encore trop une femme de chair et d'os pour ne pas craindre, ne fût-ce que pour mon corps, les éclaboussures de la route. Je suis sensible aux moindres contrariétés; mon amour-propre et ma raison s'offensent sans cesse. Les luttes ridicules qu'il faut soutenir pour échapper à la mainmise de l'existence m'irritent et m'accablent. Je voudrais être heureuse et libre dans le monde et non pas seulement hors du monde.
– A qui le dites-vous! reprit Odon. Le stoïcisme est une grande doctrine, mais il faut des caractères autrement trempés que les nôtres pour le pratiquer: d'ailleurs je doute que des stoïciens puissent être amants. Je me flatte si peu d'être invulnérable aux piqûres d'épingle ou aux coups de boutoir de la réalité, que j'évite autant que possible de lui donner prise sur ma véritable personne; je ne lui présente qu'un mannequin sur lequel elle peut sans beaucoup de dommage s'acharner. Ce que je veux dire, c'est que quand on a un amour comme le nôtre dans le cœur, on est assuré du refuge idéal où nul ne s'aviserait de nous poursuivre, dont rien ne saurait nous arracher. L'amour est un port admirable, qui empêche de sombrer même dans les pires tempêtes.
– Oui, mais l'amour nous dote d'une sensibilité nouvelle et nous expose par ce fait à des attaques que n'ont point à redouter ceux qui n'aiment pas. Croyez-vous, pour ne prendre qu'un exemple, que l'asservissement au mariage ne me soit pas autrement pénible aujourd'hui que j'aime qu'hier où je n'aimais pas? Une multitude de choses qui me laissaient indifférente alors me supplicient maintenant. Je ne puis pas vous voir comme je le désire, me donner à vous entièrement, ne penser qu'à vous, n'avoir d'autre souci que celui de vous plaire. Il me faut toujours songer à ce mari que je dois ménager, à ces intérêts terrestres qui veulent être sauvegardés, à mon cœur qui est sans cesse sur le point de se trahir. Ah! la liberté, la liberté d'aimer, j'en ai besoin et je ne l'ai pas.
Odon lui prit les mains, et s'efforçant de la calmer:
– Aimez seulement, Pauline, et pour le reste armez-vous de la patience nécessaire à toute créature qui vit sur cette terre.
– Il en faut beaucoup.
– Sans doute. Personne a-t-il jamais prétendu à la félicité parfaite?
– Non, mais vous avouerez qu'alors qu'il serait facile d'être heureux, les hommes, frappés de je ne sais quelle folie, font tout pour dire au bonheur: Tu n'entreras pas!
– Nous, ma bien-aimée, nous le laisserons tranquillement entrer, et quoique ce soit par la porte secrète, il n'en sera pas moins bien reçu et n'en sera pas moins le bonheur.
Plus d'une fois, Odon dut ainsi la rasséréner. Elle arrivait chez lui, au sortir des artifices et des contraintes du dehors, comme dans une sorte de confessionnal où s'épanchait sa vraie nature et d'où elle repartait soulagée et réconfortée.
Leurs après-midi d'amour étaient de délicieuses oasis dans le désert de l'existence, et tous deux s'abreuvaient aux sources vives, s'y désaltéraient à longs traits. A l'ombre odorante des palmes, ils oubliaient les vents arides et le sable desséchant. Des oiseaux bleus par essaims évoluaient gracieusement sous les arceaux de verdure fraîche. Des chants ailés voltigeaient. Un encens flottait dans l'air. Voluptueusement bercés par l'ondulant murmure des feuilles et les voix célestes qui frémissaient sur chaque vibration de l'éther, ils laissaient voguer indéfiniment leurs âmes au gré des mille paysages de ces jardins de rêve.
– Oh! disait Pauline, la tête appuyée sur l'épaule de son amant, les yeux perdus dans l'extase, s'il ne s'agissait que d'aimer, selon son cœur, selon sa bouche, selon sa croyance, la vie ne serait plus la vallée de larmes, mais l'Éden merveilleux d'avant le péché.
– Qui empêche de le reconquérir, cet Éden perdu par notre faute?
– Le serpent de l'hypocrisie.
Leurs caractères différaient juste assez pour se rendre sensibles leurs deux personnalités et pour se charmer l'un l'autre par leurs dissemblances. Odon était calme, prédisposé à l'optimisme, sachant supporter sans trop s'en irriter le mal nécessaire qu'il constatait autour de lui; en amour, il était intense, tendre, profond, comme ému de divine pitié, recherchant l'intimité, ne demandant qu'à construire de hautes murailles autour de son bonheur. Pauline, bien que sachant extérieurement rester calme, contenait en elle une agitation toujours prête à déborder; son impressionnabilité la rendait perméable à toutes les afflictions aussi bien qu'à toutes les illusions; elle ressentait avec une égale acuité les joies et les douleurs, et, sans cesse harcelée par ses espérances comme par ses craintes, elle souffrait et jouissait d'avance aussi vivement que lorsque les événements se réalisaient. Trop orgueilleuse, trop noble, trop honnête, elle ne consentait pas sans malaise à dérober aux yeux ce qui était sa vraie vie, à farder son visage et à déguiser ses pensées. Elle eût volontiers édifié son amour comme un château sur une colline, pour que jusqu'aux passants indifférents pussent l'admirer et l'envier, et qu'elle pût en être fière, toutes armoiries étalées; elle avait une tendance à braver l'opinion. Chacun d'eux voyait dans le vulgaire l'ennemi: mais Odon avec une philosophie dédaigneuse et un désir de s'écarter, Pauline avec un besoin de combattre et de protester.
Mais l'amour, qui, malgré tout, les remplissait de joie et de victoire, l'amour triomphant chassait vite les ombres mauvaises qui tentaient de se glisser sur leur félicité. Lorsqu'ils se retrouvaient, toujours plus indiciblement fortunés de se connaître, leurs cœurs s'élançaient l'un vers l'autre avec délire, effrayés et enchantés de la puissance de leur transport. Chaque fois, c'étaient des ondées nouvelles de délice; leurs moindres paroles prenaient des reflets multiples de grâce, de beauté, d'adoration; ils se plaisaient parfaitement, se sentaient faits l'un pour l'autre, prédestinés presque, tant il leur semblait qu'ils s'étaient longtemps cherchés dans les ténèbres de la vie, qu'ils s'étaient aimés autrefois. A tout instant, ils tressaillaient d'aise, découvrant en eux des recoins charmants qui leur faisaient l'effet de vieux souvenirs s'éclairant soudain dans l'arrière-plan sombre de leur mémoire.
– Que serions-nous devenus, si nous ne nous étions pas rencontrés? demandait Pauline.
– Nous aurions été privés de la lumière éclatante de la vérité; nous n'en aurions eu qu'une intuition, sans être admis à la contempler face à face.
– Cela me semble impossible: ne pas vous connaître, ne pas vous posséder, n'avoir aucune idée de vous! C'est comme si on me disait: Que seriez-vous, si vous n'étiez pas née? Je ne saurais que répondre, ne pouvant me figurer l'état où l'on est quand on n'existe pas, me heurtant là à un non-sens, à une véritable antinomie de la raison. Eh bien, Odon, j'ai le même sentiment relativement à notre amour: je n'imagine pas, maintenant que je vous aime, comment il se pourrait que cet amour n'existât pas. Que serions-nous devenus, si nous ne nous étions pas rencontrés? En vous posant cette question, cette énigme plutôt, je la jugeais insoluble. Ce que nous serions devenus, ce que moi du moins je serais devenue, je ne parviens pas à le comprendre: et votre réponse ne me satisfait pas. Nous aurions été privés de la lumière, dites-vous: mais comment peut-on être privé de la lumière?
Odon aimait qu'elle s'exaltât ainsi. Exalté lui-même, tout ce qui s'élevait au-delà de la banalité des sentiments ordinaires, quelque louables et quelque excellents qu'ils fussent, lui plaisait comme une chose précieuse. Odon était idéaliste. En ce sens qu'il ne croyait pas qu'il fallût prendre la vie pour ce qu'elle semble être, mais pour un prétexte continuel à se créer un monde d'idées et d'émotions en rapport avec l'éternel désir, monde généreux et sublime auquel il attribuait tout autant de réalité et beaucoup plus de beauté qu'à l'autre. Y a-t-il d'ailleurs autre chose que des phénomènes? Et un phénomène psychique a-t-il moins de consistance qu'un phénomène physique? Bien plus, chacun, même le plus obscur barbare, ne considère-t-il pas la vie à travers son esprit? Et n'est-il pas désirable, en conséquence, étant donné que tout n'est que vision, de rendre cette vision aussi superbe, aussi noble, aussi enchanteresse que possible? C'est ce que se disait Odon; et comme son tempérament l'incitait déjà, sans le secours d'aucun raisonnement, à réaliser autour de lui cette atmosphère merveilleuse, son idéalisme, à la fois naturel et acquis, constituait bien pour lui la seule vie normale.
Il avait trouvé dans Pauline l'âme ardente et lyrique qui convenait à la sienne.
Aussi se remettait-il plus que jamais à espérer et à croire. Les quelques hésitations qui l'avaient un instant troublé au seuil de cet amour avaient vite fait place à une confiance illimitée et à une exquise sensation de s'être jeté à corps perdu dans le ciel. L'abondance de son bonheur confirmait magnifiquement sa foi.
Depuis cinq mois que durait sa liaison avec Pauline, il avait vécu assez retiré. Chez sa sœur, la vicomtesse de Béhutin, où il était obligé de se montrer de temps en temps, on disait:
– Qu'a donc M. de Rocrange? Ce n'est plus le mondain de jadis.
Et on se donnait cette raison:
– Ses voyages l'ont rendu philosophe.
Ailleurs, où il ne se montrait pas, on disait:
– C'est le diable qui s'est fait ermite.
Réderic, qu'Odon voyait encore, et avec lequel il lui arrivait parfois de faire, le matin, une promenade à cheval, était seul à connaître la vérité. Mais il ne reçut, ni ne provoqua de confidence. Du jour où Pauline eut été sa maîtresse, Odon n'entretint plus d'elle son ami. Celui-ci se borna à comprendre. Une fois cependant, se trouvant chez Odon, il surprit sur un meuble un mouchoir oublié. Odon saisit son regard et pâlit légèrement.
– De la discrétion, n'est-ce pas?
– Je te le jure.
Ce furent les seuls mots qui furent prononcés.
Pauline était plus tenue. Il ne lui était guère possible de rien changer à son genre de vie. Elle n'avait pas comme Odon le prétexte d'une longue absence pour rompre ses liens mondains. Et les dénouer peu à peu, quelque imperceptiblement que cela fût fait, n'eût pas manqué d'être remarqué. Elle n'eût jamais cru que le service du monde pût revêtir une si étroite livrée. C'est à peine souvent si elle pouvait distraire quelques minutes pour les consacrer à Odon. Elle courait chez lui, l'entrevoyait, repartait.
Il était rare qu'elle pût venir le soir. Les motifs pour sortir seule étaient trop malaisés à imaginer. Odon se serait, sans doute, facilement arrangé à se trouver où elle allait, au concert, au bal, au théâtre, chez celui-ci ou celui-là; mais d'un commun accord les deux amants préférèrent ne pas se rencontrer dans le monde. Quelle contrainte c'eût été de se regarder, de se parler comme des étrangers sous les yeux d'argus de la malveillance! Les deux ou trois fois que cela arriva, soit chez la vicomtesse, soit aux réceptions de Pauline, où Odon ne put se dispenser, par prudence, de paraître de loin en loin, ils éprouvèrent trop de gêne pour que l'attrait de se voir compensât leur appréhension. Et pourtant tous deux avaient fait leurs preuves! Mais l'amour, leur amour, les rendait naïfs et craintifs comme des enfants.
Ces contrariétés, dès le commencement, peinèrent Pauline. Bientôt elles firent plus que la peiner, elles lui devinrent odieuses. Elle se mit à détester le monde qui l'obligeait à une perpétuelle mascarade et la privait cruellement de tant d'heures, de tant de journées d'amour. Elle avait soif, et la coupe était tenue loin de ses lèvres par une main inexorable, qui rarement se départait de sa rigueur assez pour lui permettre d'en aspirer hâtivement et furtivement quelques gouttes.
Et voilà que son ancienne horreur de l'adultère lui revenait, malgré la dissimilitude des circonstances et le bonheur parfait qu'elle goûtait lorsqu'elle oubliait dans les bras d'Odon.
«Tromper! n'y a-t-il donc que cela? pensait-elle dans ses accès de révolte. Certes, le monde mérite d'être trompé: que dis-je, il l'exige! Mais est-il digne de moi de m'abaisser à jouer ce rôle? Dois-je sacrifier mes pudeurs, mes instincts, mes joies sur cet autel boueux de l'opinion? Cacherais-je ce qui fait mon honneur? Rougirais-je de ce dont je suis fière? Mon amour si noble, si beau, mon amour qui est l'édification de mon âme, mon amour qui constitue ce que j'ai de plus méritoire à présenter à Dieu en balance à mes péchés, mon amour me ferait-il honte comme le vice qu'on cultive secrètement et qu'on met ses soins à dissimuler? Je ne veux pas qu'il en soit ainsi! Je suis malheureuse de devoir me taire. Ne me sentant point coupable, c'est pour moi un affreux malaise d'avoir à me conduire comme si je l'étais.»
Mais c'était surtout sa fausse situation à l'égard de son mari qui lui créait un véritable tourment.
Facial était devenu inquiet; il épiait. Sans avoir encore fait entendre à Pauline qu'il soupçonnait quelque chose, son attitude s'était visiblement modifiée. Il ne se lançait plus dans ses tirades familières, s'observait dans ses paroles, semblait presque se composer une physionomie. On sentait l'homme précis qui se dit: Il doit y avoir anguille sous roche, mais comme je ne la vois pas, attendons sans faire de bruit, afin de la surprendre au moment où elle sortira.
Toute sa conduite vis-à-vis de sa femme en était singularisée. Il s'appliquait à ne pas l'effaroucher par de trop directes questions, et en même temps, ses yeux obstinément fixés sur elle pendant des minutes entières, comme pour déchiffrer son visage, avertissaient clairement Pauline qu'elle eût à jouer fin. Il affectait une parfaite tranquillité d'esprit, et ne réussissait pas à donner le change. Tantôt correct, ou voulant le paraître, d'une politesse exagérée et qui cadrait mal avec son naturel, tantôt, agacé par ses incertitudes, s'essayant à être incisif et à décocher des phrases à double sens, longuement préparées.
Mais cela semblait peu réussir. Il suffisait d'un habile coup de gouvernail de Pauline pour lui faire complètement perdre le nord; et il fût resté à la merci de sa femme, pour peu que celle-ci eût daigné s'y employer. Elle le savait. Et si, malgré ces signes, précurseurs d'un orage qu'il lui était pourtant facile de conjurer, elle restait passive et fatiguée, se bornant, lorsque le danger devenait imminent, à le déjouer par une hâtive manœuvre, c'est qu'elle sentait trop qu'elle n'était plus la même femme qu'autrefois, qu'elle ne pouvait plus vivre de duplicité et d'intrigue, qu'elle avait soif d'honnêteté et que le véritable honneur consistait maintenant à s'estimer soi-même et non pas à être estimée des autres.
Ah! si son mari avait été un philosophe! Ils se seraient peut-être entendus. Elle lui eût dit franchement: Je ne vous aime plus, j'aime Odon de Rocrange. Si vous m'aimez, je vous plains de tout mon cœur; mais il faut être deux pour s'aimer. Si vous ne m'aimez pas, et c'est plutôt le cas, car vous ne m'aimez guère que par devoir et par habitude, quoi de plus naturel et de plus juste que de laisser à mon cœur la liberté de s'épanouir à l'aise et sans scrupules? Vous tenez au monde? Très bien: nous le tromperons d'un commun accord. Nous vivrons extérieurement comme par le passé. Je vous jure de ne compromettre en rien notre «honneur». Mais épargnez-moi la douleur et la honte de vous tromper, vous! Voilà ce qu'elle lui eût dit: et en faveur de cette communion d'idées et de leur respective tranquillité, nul doute qu'elle ne se fût résignée à observer vis-à-vis de la société la discipline toute formaliste dont celle-ci se contente.
Mais Facial n'était rien moins qu'un philosophe. Qu'y avait-il à faire avec cet être dénué des ressources de la sagesse et des consolations de la charité? Au moindre mot attentant à ses principes, il se fût indigné; il eût brutalement sévi, comme un père de famille qui entend corriger d'une main ferme les mauvais penchants d'un de ses enfants. A quoi bon tenter un appel à sa raison? Facial restait «le mari», avec ses petitesses, ses intolérances et la revendication entêtée de ses droits. Il ne pouvait devenir «le camarade». Comme avec tous les maris de sa race, il n'y avait qu'une seule manière d'agir avec Facial, manière sûre, avantageuse, manière ne donnant lieu à aucune contestation: le tromper.
Pauline s'en rendait bien compte: mais comme elle ne pouvait plus tromper personne, son mari moins que tout autre, elle se trouvait sous le coup d'une catastrophe inévitable, qu'elle osait à peine redouter, tant elle était lasse, tant elle souhaitait voir la fin de ce vilain manège et sortir de peine.
Le scène atroce du viol ne s'était pas renouvelée.
Que pensait Facial? Pauline se le demandait quelquefois, mais ne cherchait pas à résoudre ce problème. Elle avait pu craindre d'avoir à soutenir d'ignobles luttes, et voici qu'il la laissait tranquille. Elle se félicitait trop de cette paix inespérée pour déplorer ce qu'elle avait de précaire.
«Advienne que pourra, se disait-elle, je resterai ferme; et lorsque le moment sera venu où les liens qui me retiennent à mon passé seront fatalement dénoués, je les regarderai tomber autour de moi sans m'émouvoir, déterminée à ne considérer cet écroulement que comme la délivrance.»
Une seule fois, deux mois environ après la terrible nuit, Facial, qui avait longtemps attendu des avances de sa femme, ne voyant rien venir, avait cru devoir risquer quelques sévères observations.
– Savez-vous que vous êtes bien jeune, Pauline, pour faire déjà chambre à part?
– Je ne suis pas si jeune que vous le dites: ma santé l'exige.
– Votre santé n'est qu'un prétexte; vous vous portez fort bien, et vous avez encore plus de dix ans devant vous avant d'atteindre l'âge critique des femmes.
– C'est possible; je n'en éprouve pas moins le besoin de dormir seule; ce que je supportais autrefois me répugne maintenant; je vous prie de ne pas revenir sur ce sujet.
– Vous êtes tout à fait décidée à me fermer la porte de votre appartement?
– Tout à fait.
– Je le regrette, car je vais être malgré moi forcé d'admettre l'existence de quelque mystère qui ne peut pas être à votre honneur.
– Admettez, si vous le voulez: je ne vous demande qu'une chose, le respect de ma personne.
– Je ne suis pas un tyran: vous serez respectée, mais surveillée.
Depuis lors, plus rien. Facial «surveillait».
Il se refusa d'abord à croire Pauline capable de lui être infidèle. Cette supposition lui paraissait tellement improbable, qu'il s'en accusa presque, lorsqu'elle vint à lui traverser l'esprit, comme d'un outrage gratuit envers sa femme.
«Allons donc! se dit-il, ces choses-là n'arrivent qu'aux maris affligés de femmes coquettes et légères, et encore, pour l'ordinaire, lorsqu'ils leur en ont eux-mêmes donné l'exemple. J'ai toujours été un mari parfait; Pauline est prudente et sérieuse. C'est impossible. Peut-on cacher des aventures de cette sorte? J'aurais remarqué…»
Il est vrai que Pauline avait souvent fait preuve devant lui d'idées subversives étranges dans la bouche d'une honnête femme. Mais de ce que les théories qu'elle exprimait quelquefois fussent répréhensibles et témoignassent d'une certaine inquiétude de pensée, s'en suivait-il que, dans la pratique, sa vie ne fût pas irréprochable? Qui n'a pas, dans un domaine ou dans un autre, ses utopies? Que Pauline s'amusât à dauber les petites misères de la société, qu'elle se plût à créer en imagination un univers idéal où tous les hommes seraient heureux, ce n'était peut-être pas très sain, mais de là à faire fi de ses devoirs, de là à le tromper, lui, Facial, il y avait un abîme immense.
Quel pouvait bien être alors le motif de l'incroyable conduite de sa femme?
L'hypothèse à laquelle Facial s'arrêta quelque temps fut que Pauline était malade.
«Mais dans ce cas, pourquoi ne me le dit-elle pas? Il n'y a aucune honte à être malade! Toutes les femmes ont de ces moments-là. Je comprends qu'elle n'aille pas le crier sur les toits, mais moi, son mari, je dois pourtant être tenu au courant de ses infirmités, surtout lorsqu'elles sont de nature à suspendre l'intimité de nos rapports!»
Cependant, les investigations auxquelles Facial se livra, jusque dans les meubles de la chambre à coucher et du cabinet de toilette de Pauline, ne donnèrent aucun résultat. Il ne découvrit ni drogues, ni instruments suspects. Le médecin de la maison, qu'il interrogea, se montra très surpris de ses questions, et, croyant le tranquilliser, lui déclara qu'à part une certaine nervosité, trop commune en notre siècle de surmenage, la santé de sa femme ne laissait rien à désirer.
Il fallait trouver autre chose.
«Est-ce que par hasard – ce fut sa seconde hypothèse – Pauline serait dégoûtée de moi? Je ne suis cependant pas vieux. Mon corps ne s'est pas sensiblement modifié ces dernières années, et ce dégoût subit de ma personne ne serait explicable que par une décrépitude marquée ou par l'apparition de quelque incommodité répugnante. Or, rien, absolument rien ne le justifie. Quelques rhumatismes, un commencement d'asthme: mais il n'y a rien là de dégoûtant. Je suis dans la plus belle saison de l'homme, l'été, le plein été… et pas même l'été de la Saint-Martin! Comment Pauline pourrait-elle être dégoûtée de moi?»
En y réfléchissant, néanmoins, Facial n'avait garde de se dissimuler que sa présence, loin d'être agréable à sa femme, semblait la contrarier et l'agacer. Chaque fois qu'il lui adressait la parole, elle répondait sans empressement, comme ennuyée d'avoir à s'occuper de lui. S'il s'approchait, au moment de prendre congé, pour l'embrasser, elle avait un instinctif recul, et quand ses lèvres effleuraient sa joue, un frisson de répulsion péniblement réprimé.
«Étrange! songeait Facial. Après tout, ces femmes sont si capricieuses! Il est possible aussi qu'une transformation physiologique s'opère en elle, et qu'elle désire prendre le voile, se retirer de la chair. Cela s'est vu. Il est vrai qu'elle n'a jamais témoigné de violents appétits charnels. Moi non plus, du reste. Nous avons vécu très bourgeoisement. Et généralement ces décisions excessives ne se rencontrent que chez les grandes pécheresses.»
Si pourtant elle le trompait!
Quelque ardeur qu'il mît à s'en défendre, cette idée, au milieu des diverses hypothèses qu'il examinait, trottait toujours dans son esprit. Elle était ridicule, mais il la ruminait. Avec une autre femme que Pauline, avec un autre homme que lui, étant données les circonstances, n'aurait-ce pas été la chose du monde la plus probable?
A force d'y penser, Facial en vint à se demander ce qu'il ferait, si, par impossible, Pauline le trompait.