Kitabı oku: «Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre», sayfa 10
Le tableau exposé concurremment avec le Bar aux Folies-Bergère avait pour titre Jeanne. Il représentait une jeune femme à mi-corps, vêtue d'une robe fleurie, coiffée d'un élégant chapeau, son ombrelle à la main. Elle était charmante, aussi échappait-elle au dénigrement qui accueillait, comme de règle, les êtres peints par Manet. Elle trouvait auprès du public un accueil bienveillant.
Le Salon de 1882 était le dernier où Manet exposerait. Il ne devait point voir le succès relatif, à la fin obtenu, se changer en victoire définitive. Pour cela, il eût eu besoin de vivre encore longtemps et de continuer à produire. Or, il touchait au terme de sa carrière. La mort approchait. Dans l'automne de 1879, un jour qu'il sortait de son atelier, il avait été saisi d'une douleur aiguë aux reins, accompagnée d'une faiblesse des jambes, qui l'avait fait tomber sur le pavé. C'était la paralysie d'un centre nerveux, l'ataxie, un mal incurable qui se déclarait. Il allait encore vivre plus de trois ans avec la paralysie, qui lui rendrait la marche de plus en plus difficile et le tiendrait à la fin presque cloué sur sa chaise, mais elle resterait tout le temps locale. Elle ne lui enlèverait que la faculté de la locomotion, car la tête, ne devait être nullement atteinte et l'intelligence devait garder, jusqu'au dernier jour, toute sa lucidité. Ses facultés de peintre n'ont donc point été réduites par son mal. Il a encore pu exécuter le Portrait de Pertuiset et le Bar aux Folies-Bergère. Si à la fin des œuvres de telle dimension lui sont interdites, s'il doit se restreindre à des sujets ne demandant plus la même dépense de force physique, il peut toujours travailler assidûment, et il produit un grand nombre de tableaux de fleurs, de natures mortes, et des portraits au pastel.
Il exécute aussi, pendant les trois années de sa maladie, des tableaux de plein air qui, par l'intensité de la lumière, marquent comme le summum de sa peinture dans ce genre. Il ne s'éloigne plus beaucoup de Paris, il passe les mois d'été dans le voisinage. En 1880, il est à Bellevue, près d'un établissement d'hydrothérapie, où il suit un traitement spécial. Le jardin de la maison qu'il habite lui fournit les motifs de plusieurs toiles. Sur l'une de grande dimension, il fait figurer une jeune femme amie de sa famille, assise, vêtue de bleu, contre un bosquet. Le tableau, sous le titre de Jeune fille dans un jardin, fera partie de sa vente, où il obtiendra du succès. En 1881, il passe l'été à Versailles, avenue de Villeneuve-l'Etang. Il peint, dans le jardin de la maison, une œuvre vide d'êtres humains, où un simple banc, se détachant contre le mur couvert de plantes vertes, devient le personnage. Et ce tableau se distingue par l'éclat du coloris et l'intensité de la lumière. Il peint encore à Versailles un Jeune taureau en plein air, au milieu d'un herbage, le seul tableau de ce genre qu'il ait produit. Dans l'été de 1882, le dernier qu'il eut à vivre, il occupe à Rueil la maison de campagne du dramaturge Labiche, qui la lui loue. Là il peint, tout simplement la façade de la maison. Elle est banale, moderne, carrée, avec des contrevents gris. Il tire de ce pauvre motif des toiles lumineuses et séduisantes.
L'ataxie qui était venu le frapper se produirait comme la fin naturelle que comportait son organisme, C'était un homme d'une sensibilité excessive, d'une nervosité extrême. C'est à cela qu'il devait son acuité de vision. Les images transmises par l'œil, passant à travers le cerveau, y prenaient cet éclat qui, fixé par le pinceau sur la toile, heurtait la vision banale des autres hommes. Mais cette faculté hors ligne, qui lui conférait sa supériorité d'artiste, entraînait en même temps la fragilité physique, et sous le poids du travail et de la terrible lutte qu'il avait toute sa vie soutenue, contre sa famille et contre son maître Couture d'abord, puis contre les jurys, contre la presse, contre le public, il succombait. D'ailleurs sa nervosité extrême venait de famille, car ses frères la partageaient, et, sous des formes accidentelles différentes, ils sont tous les deux morts jeunes comme lui, d'épuisement nerveux.
Il eût pu cependant prolonger son existence, dans une certaine mesure, au delà du terme qu'elle devait atteindre, s'il s'était résigné à supporter son mal, sans essayer de vains remèdes. Sa femme, sa mère, son beau-frère, Léon Leenhoff, lui prodiguaient les soins les plus dévoués. Ses amis s'employaient de leur mieux à le distraire; mais cet homme si plein d'entrain ne pouvait supporter l'arrêt du mouvement. Il se confia à un médecin prétendant guérir les maladies nerveuses, qui fit sur lui l'expérience de ses remèdes, des poisons. Il s'en trouva momentanément bien, c'est-à-dire, qu'agissant, comme stimulant, ils lui procuraient un retour d'activité temporaire. Il en continua indéfiniment l'usage et abusa en particulier du seigle ergoté, qui amena un empoisonnement du sang. Un jour, le bas de sa jambe gauche, une partie du corps déjà malade et affaiblie par la paralysie, se trouva tout à fait morte. Il s'alita. La gangrène se mit dans la jambe. L'amputation dut être pratiquée. Il languit après cela dix-huit jours, sans qu'on lui eût révélé la terrible opération et qu'il connût la perte de son membre. Il était trop atteint pour pouvoir survivre. Il mourut le 30 avril 1883 et fut inhumé au cimetière de Passy. Son ami M. Antonin Proust fit entendre un dernier adieu sur sa tombe.
Manet offrait le type du parfait Français. J'ai entendu Fantin-Latour dire: «Je l'ai mis dans mon hommage à Delacroix, avec sa tête de Gaulois.» Les peintres jugent par les yeux, et Fantin de cette manière jugeait bien. Il était blond, agile, de taille moyenne, le front s'était découvert de bonne heure. D'une physionomie ouverte et expressive, aucune feinte ne lui était possible, la mobilité de ses traits indiquait immédiatement les sentiments qui l'animaient. Le geste accompagnait chez lui la parole et une certaine mimique du visage soulignait la pensée. Il était tout d'impulsion et de saillie. Sa première vision comme peintre, son premier jugement comme homme étaient d'une étonnante sûreté. L'intuition lui révélait ce que la réflexion découvre aux autres. Il était fort spirituel, ses mots pouvaient être acérés, et en même temps il laissait voir une grande bonhomie et, dans certains cas, une véritable naïveté. Il se montrait extrêmement sensible aux bons et aux mauvais procédés. Il n'a jamais pu s'habituer aux insultes dont on l'abreuvait comme artiste, il en souffrait à la fin de sa vie autant qu'au premier jour. Il s'emportait d'abord contre ses détracteurs, quand leurs attaques se produisaient. Dans ses rapports d'homme à homme, il apparaissait de même susceptible. Il eut un duel avec Duranty, pour un échange de paroles aigres ayant conduit à un soufflet. Mais, avec cette susceptibilité et cette promptitude à relever les offenses, il ne gardait ensuite aucune sorte de rancune. C'était en somme un homme d'autant de cœur que d'esprit, et son commerce était aussi sûr que plein de charme.
APRÈS LA MORT
XIII
APRÈS LA MORT
La pensée vint tout de suite, aux amis de Manet mort, de faire une exposition générale de son œuvre. Dans une réunion préliminaire formée de sa veuve, de ses frères, de M. Antonin Proust et de celui qui écrit ces lignes, nous décidâmes de demander la salle de l'École des Beaux-Arts, sur le quai Malaquais. L'espace dont on disposerait serait suffisant et le prestige attaché à l'École donnerait à l'exposition le caractère d'une sorte de triomphe posthume, que nous recherchions précisément. Manet m'avait, dans son testament, prié d'être son exécuteur testamentaire, et on jugea qu'il m'appartenait de faire, auprès de qui de droit, une première démarche, pour obtenir la salle de l'École des Beaux-Arts. J'expliquai qu'il faudrait m'adresser à M. Kaempfen, directeur des Beaux-Arts, dont les idées m'étaient assez connues pour que je pusse assurer d'avance que nous subirions un refus. Mais on décida de passer outre à mon objection, de suivre la filière, en voyant d'abord le directeur, sauf à s'adresser ensuite au ministre.
J'allai donc trouver M. Kaempfen. C'était un vieil ami. Quand je lui eus exposé ma demande, qui l'étonna fort, il me répondit qu'il ne pouvait l'accueillir et, avec une bienveillante candeur, il me reprocha de l'avoir mis dans l'obligation de m'opposer un refus, en lui faisant visite pour un objet aussi extraordinaire. C'était à peu près comme si j'eusse prétendu que le curé de Notre-Dame m'ouvrît sa cathédrale pour glorifier Voltaire. J'étais préparé à la réponse de M. Kaempfen, que, connaissant ses goûts, je trouvai toute naturelle, et après lui avoir dit fort amicalement, de mon côté, que ma visite était surtout due au désir d'observer les convenances, j'ajoutai que nous allions porter notre demande au ministre.
Lorsque j'eus fait connaître le refus éprouvé à la direction des Beaux-Arts, il fut décidé qu'on irait maintenant trouver le ministre, qui était Jules Ferry. J'étais lié aussi depuis longtemps avec celui-ci, et ses préférences artistiques semblables à celles de M. Kaempfen m'étaient assez connues, pour me convaincre que, si on m'envoyait vers lui comme on m'avait envoyé vers son subordonné, l'échec serait le même et cette fois sans recours. Ce fut donc M. Antonin Proust, député et ancien ministre, qui dut faire la démarche décisive. Il me prit avec lui et nous allâmes ensemble au ministère. M. Proust, dans ses Souvenirs sur Édouard Manet, a dit que Jules Ferry lui avait, par bienveillance pour Manet, accordé la salle de l'École des Beaux-Arts. Je n'ai aucune raison d'être défavorable à Jules Ferry, mais la vérité doit passer avant tout, et elle est que M. Proust a perdu le souvenir des faits ou que, par délicatesse, il cherche à laisser à un autre le mérite qui lui revient à lui-même. M. Proust était à ce moment, non seulement un des députés faisant partie de la majorité parlementaire qui soutenait le ministère, mais il était de plus membre de la Commission du budget et spécialement rapporteur du budget des Beaux-Arts, il avait été ministre des Arts dans le cabinet Gambetta et, sur une question touchant aux arts, ses demandes ne pouvaient qu'avoir une force irrésistible.
Lorsque nous fûmes reçus par Jules Ferry, M. Proust lui dit, en termes exprès, qu'il demandait l'École des Beaux-Arts, pour une exposition posthume de l'œuvre de Manet. Je vois encore le soubresaut de Ferry, fort contrarié, mais la question de jugement esthétique s'effaçait devant la nécessité politique, et comme ministre il dut accorder sans résistance la faveur que nous sollicitions. Je crus devoir alors lui exprimer, au nom de la famille et des amis de Manet, tous nos remerciements. Il m'arrêta, par un geste significatif et quelques mots, en me donnant à comprendre que nous n'avions aucune gratitude personnelle à lui témoigner, que sa bienveillance ne s'adressait qu'à un homme politique, auquel il ne pouvait songer à déplaire. C'est donc à l'influence possédée alors par M. Antonin Proust, que les amis de Manet ont dû d'obtenir l'École des Beaux-Arts pour exposer ses œuvres.
M. Proust eut ensuite l'idée d'inviter le président de la République, M. Jules Grévy, à venir visiter l'exposition projetée. Quelque temps auparavant, il avait avec Castagnary fait une exposition posthume de l'œuvre de Courbet à l'École des Beaux-Arts, dans cette même salle qui nous était maintenant accordée. Sur son invitation, le président Grévy était venu la visiter. Il est probable qu'il ne s'y était rendu qu'avec la pensée d'honorer l'œuvre d'un concitoyen, d'un Franc-Comtois comme lui, car son goût décidé pour l'art traditionnel ne devait aucunement le porter vers un talent aussi original que celui de Courbet. C'était donc trop prétendre, que de croire qu'il viendrait visiter l'exposition d'un artiste comme Manet, tenu à cette époque pour encore plus hors des règles que Courbet et n'ayant pas, comme celui-ci, l'attache personnelle de la communauté de province. M. Proust eût dû aussi se souvenir, que lorsqu'il avait naguère communiqué au conseil des ministres sa détermination de décorer Manet, M. Grévy avait hautement manifesté sa désapprobation, mais il pensait qu'après avoir amené le président à l'exposition de Courbet, il l'amènerait peut-être aussi à celle que nous projetions et qu'alors il devait, par amitié pour Manet, essayer d'y parvenir. Il me prit donc encore avec lui et nous nous rendîmes à l'Élysée.
M. Grévy nous remercia fort courtoisement de notre démarche. Il avait beaucoup connu, alors qu'il était au barreau, M. et Mme Manet, les père et mère de l'artiste, chez lesquels il avait fréquenté. Il nous retint assez longtemps pour nous parler d'eux. Il nous raconta des anecdotes sur M. Manet juge et sur ses collègues du tribunal, devant lesquels il avait souvent plaidé. Je crois qu'il aurait eu plaisir à se rendre à notre invitation, à faire honneur au fils, en souvenir des parents qui avaient été ses amis; cependant il ne voulut prendre aucun engagement. Je compris qu'à ses yeux, il était impossible qu'un président de la République se commît, au point de visiter l'exposition d'un artiste aussi attaqué que Manet. Il ne devait donc point y venir. Nous avions ainsi rencontré, en remontant l'échelle administrative et gouvernementale, du directeur des Beaux-Arts au ministre et au président de la République, trois hommes également attachés au poncif, à l'art traditionnel, et partageant cette opinion, encore dominante chez la foule, que l'œuvre de Manet ne méritait aucune reconnaissance et aucune consécration.
L'École des Beaux-Arts ne nous ayant pas moins été accordée, nous songeâmes à réaliser l'exposition. Un comité de patronage et d'organisation fut formé, qui comprit: MM. Edmond Bazire, Marcel Bernstein, Philippe Burty, Jules de Jouy, Charles Deudon, Durand-Ruel, Fantin-Latour, J. Faure, de Fourcaud, Henri Gervex, Henri Guérard, A. Guillemet, Albert Hecht, l'abbé Hurel, Ferd. Leenhoff, Eugène Manet, Gustave Manet, de Nittis, Georges Petit, Léon Leenhoff, Roll, Alfred Stevens, Albert Wolff, Émile Zola, Antonin Proust, Théodore Duret. On décida de faire une exposition sans triage. On allait donc présenter au public, réunies et groupées, les toiles qui avaient le plus excité sa colère ou ses rires et celles que les jurys avaient refusées: le Buveur d'absinthe, le Déjeuner sur l'herbe, l'Olympia, le Fifre, l'Acteur tragique, le Balcon, l'Argenteuil, le Linge, l'Artiste. C'était l'homme non expurgé, tel qu'il s'était produit au cours de sa carrière, qu'on montrerait. De telles expositions posthumes sont la pierre de touche et l'épreuve décisive. Lorsqu'un artiste meurt, il s'opère un changement immédiat dans la façon de voir son œuvre. L'amour ou la haine, la popularité ou la défaveur, le manque ou la possession des honneurs attachés à la personne même et capables d'influencer le jugement, ont disparu. L'homme n'est plus là, et avec lui s'en est allé tout ce qui lui appartenait en propre. Les œuvres isolées vont maintenant commencer à être jugées pour elles-mêmes. Or seules surmontent avantageusement pareille épreuve, qui sont originales et puissantes.
Il est des peintres qui atteignent de leur vivant à un grand renom et qui souvent n'ont produit, en les répétant, que deux ou trois tableaux. L'étroitesse de la création échappe au public et à la moyenne des critiques, jugeant au jour le jour et sans suite. Comme ils ne voient les œuvres envoyées aux Salons ou aux expositions privées que successivement et de loin en loin, ils s'en montrent satisfaits, sans reconnaître qu'ils n'ont devant eux que des choses déjà vues et des répétitions de répétitions. Mais après la mort de tels artistes, si on entreprend une exposition générale de ce qu'ils laissent, la pauvreté en apparaît tout de suite et vient crever les yeux. Les toiles accumulées se réduiront en définitive aux deux ou trois que l'homme, comme arrangement et comme sujet, a seules eu le pouvoir de trouver et le nombre n'aura d'autre résultat que de faire éclater l'indigence de l'ensemble. L'exposition posthume des œuvres d'un peintre se produit donc comme une épreuve décisive qui, selon les cas, confirmera ou cassera le jugement provisoire antérieurement porté.
L'exposition de l'œuvre de Manet eut lieu à l'École des Beaux-Arts, en janvier 1884. Elle attira un grand concours de visiteurs et toute la presse et les critiques lui donnèrent leur attention3. Dans les années qui avaient précédé sa mort, Manet était devenu l'artiste sur lequel on s'était divisé, les indépendants, les jeunes en faisant leur porte-drapeau, et les hommes attachés à la tradition continuant à voir en lui leur ennemi. Deux partis de force inégale, il est vrai, s'étaient ainsi formés qui, du monde des artistes, s'étaient étendus à celui des critiques et des amateurs, et maintenant ils allaient se rencontrer à l'exposition posthume, avec la pensée de se confirmer, l'un dans son approbation, l'autre dans son hostilité. Mais si les partisans eurent tout de suite sujet d'accentuer leurs louanges, les ennemis ne purent persévérer dans leur réprobation et leurs critiques intransigeantes. Ils fléchissaient. On voyait ce spectacle curieux de gens qui, se rappelant l'ancien mépris qu'ils avaient sincèrement ressenti devant les œuvres montrées pour la première fois aux Salons, et venus maintenant à l'exposition d'ensemble, avec la pensée de le retrouver et de le manifester à nouveau, quoi qu'ils en eussent, ne le retrouvaient plus, et, à leur étonnement, se sentaient maintenant tout autres. Les œuvres étaient demeurées les mêmes, mais eux avaient changé. Le monde ambiant s'était modifié. Les années, en s'écoulant, avaient vu une esthétique nouvelle prévaloir, une vision différente se former, et on ne pouvait nier que la transformation ne se fût accomplie dans le sens indiqué par Manet et en suivant sa voie. Ce réalisme, apparu avec ses œuvres, jugé alors une chose grossière, mais qui était simplement la peinture du monde vivant, maintenant accepté, était devenu d'une pratique courante. Cette façon de juxtaposer les tons clairs, d'abord condamnée chez lui comme une révolte individuelle, s'était aussi généralisée. Elle avait presque entièrement remplacé la manière de peindre sous des ombres épaisses. Toute la peinture s'en était ainsi allée vers la clarté, et la séparation, si profonde au début, constatée entre sa gamme de tons et celle des autres, n'existait plus.
Il fallait donc bien reconnaître, devant son œuvre exposée aux Beaux-Arts, que Manet avait été un novateur fécond. Le ton général de la presse et des critiques, les commentaires des connaisseurs, montraient par suite un grand changement. On revenait des dédains antérieurs, du dénigrement systématique. L'époque de méconnaissance absolue était encore trop voisine, la période des insultes s'était trop prolongée, pour qu'on pût généralement louer sans réserves, mais tous en définitive admettaient maintenant que Manet avait été un artiste doué de puissance et d'invention. Cette conclusion s'imposait par l'évidence de ce que l'on voyait. Il n'existait point de répétition dans l'œuvre exposée. Contrairement à ces artistes qui, lorsqu'ils ont trouvé une manière qui leur a valu la faveur publique, s'y tiennent ensuite immuables, Manet, lui, n'avait cessé de se renouveler. On pouvait constater qu'il était allé sans cesse vers plus de clarté et plus de lumière. On reconnaissait qu'il avait varié ses sujets et ses arrangements sans interruption. Dans les cent soixante-dix-neuf numéros du catalogue, composés de peintures à l'huile, d'aquarelles, de pastels, de dessins, d'eaux-fortes et de lithographies, on découvrait une incessante diversité.
L'exposition de l'École des Beaux-Arts devait être suivie de la vente de l'atelier et d'œuvres diverses, dans l'intérêt de la veuve. Il en résulterait une nouvelle épreuve, soutenue avec un nouveau public, celui de la rue. Manet avait atteint une telle notoriété, que son nom était descendu aux derniers rangs. Quand on le prononçait, n'importe quel cocher, balayeur ou garçon de café pouvait dire: Ah! oui, Manet! je connais, en se représentant tout de suite un artiste excentrique et dévoyé. Dans ces milieux où la capacité manque pour se former une opinion propre sur les choses d'art, les jugements ne peuvent venir que du dehors et sont donnés par les couches supérieures et la presse. Or la caricature, les insultes des journaux, le mépris des artistes en renom et des critiques s'étaient si longtemps exercés contre Manet, que le peuple en dessous en avait été empoisonné.
Quand la vente fut annoncée par les journaux et des affiches, l'étonnement des passants fut donc grand. Une semblable tentative était-elle vraiment réalisable? Certes on savait que Manet possédait des défenseurs parmi les journalistes, les artistes et les amateurs, mais tous ceux-là étaient considérés dans le peuple comme des originaux, désireux de se signaler à tout prix et d'attirer n'importe comment l'attention. Cependant, qu'il y eût des gens capables d'aller jusqu'à donner leur argent, pour se distinguer des autres, paraissait à la plupart invraisemblable. La vente devint donc un événement, qui surexcitait la curiosité. Aussi l'exposition à l'Hôtel des ventes attira-t-elle un très grand concours de ces promeneurs du dimanche qui, à son intention, se détournaient du Boulevard, et le premier jour des enchères, l'Hôtel de la rue Drouot fut-il littéralement envahi. La vente avait lieu dans les salles du fond, 8 et 9, dont on avait enlevé la cloison et qui réunies formaient un assez grand local; mais il se trouva trop petit. La foule entassée dans le corridor et les pourtours déborda, par une poussée formidable. Le commissaire-priseur et les experts durent opérer dans un tout petit espace, au milieu de la cohue. On avait fait précédemment des ventes d'Impressionnistes, où les tableaux avaient été adjugés à des prix infimes, au milieu des rires et des quolibets, et la foule était venue à la vente de Manet dans de telles dispositions d'esprit qu'elle eût trouvé grand plaisir à voir se reproduire les avanies déversées sur les Impressionnistes.
Les ventes des grands collectionneurs, des artistes célèbres après décès, attirent un monde d'élite, de critiques, de collectionneurs, d'hommes de goût en vue, qui s'y rendent, comme à des réunions où leur présence est obligée. Ceux-là n'assistaient point à la vente de Manet. Les grands marchands manquaient aussi. Les experts, M. Durand-Ruel, M. Georges Petit, le commissaire-priseur, M. Paul Chevalier, avaient fait de leur mieux pour parer à l'absence de leur clientèle habituelle, en stimulant les amis et partisans de Manet connus ou supposés tels. M. Durand-Ruel surtout s'était mis en campagne, pour trouver des acheteurs. La vente, commencée dans des conditions si précaires, prit tout de suite une allure de succès inespérée. Sur toutes œuvres on mettait des enchères, et beaucoup parmi les acheteurs étaient des amateurs nouveaux et inattendus, venant grossir le groupe des amis connus. On vendait, entre autres, sept tableaux exposés aux Salons. Le Bar aux Folies-Bergère réalisait 5.800 francs; Chez le père Lathuille, 5.000 francs; le Portrait de Faure en Hamlet, 3.500 francs; la Leçon de musique, 4.400 francs; le Balcon, 3.000 francs. Puis ensuite le Linge faisait 8.000 francs; Nana, 3.000 francs; la Jeune fille dans les fleurs, 3.000 francs. L'Olympia était retirée à 10.000 francs et l'Argenteuil à 12.000 francs. Ces prix semblaient, alors qu'on les criait, extraordinaires. Ils déconcertaient absolument ces spectateurs, venus pour assister à un insuccès et disposés à rire, mais se tenant maintenant silencieux. Manet se vend! disait la foule étonnée, à la sortie, et la nouvelle courut immédiatement tout Paris. La vente, en deux vacations, les 4 et 5 février 1884, produisait 116.637 francs.
Les ventes sont devenues des épreuves, qui permettent de déterminer la position des artistes. Il est certain que la valeur artistique et la valeur marchande d'une œuvre ne s'accordent d'abord généralement point, qu'elles sont même le plus souvent en complète divergence. Mais à la longue, l'intervalle tend à se combler. Les marchands, les collectionneurs, qui possèdent certaines connaissances ou tout au moins du flair, doivent finir par ne mettre de grosses enchères que sur ces œuvres laissant voir un mérite assez certain pour les garantir d'une dépréciation de prix dans l'avenir. Le succès aux enchères est donc devenu comme un criterium, qui sert approximativement à fixer l'opinion sur le mérite d'un artiste. La vente de l'atelier de Manet ayant réussi et les prix payés dépassant ce qu'on avait pu supposer, le public en reçut l'impression qu'il avait dû après tout se tromper, en plaçant Manet si bas, et qu'il fallait revenir envers lui à un meilleur jugement. Et comme l'exposition de son œuvre à l'École des Beaux-Arts l'avait d'ailleurs fait monter dans l'estime de l'élite, capable de se former une opinion raisonnée, il se trouva que l'exposition des Beaux-Arts et la vente combinées le laissaient fort agrandi et élevé dans l'opinion générale.
Cinq ans s'écoulèrent après l'exposition de l'École des Beaux-Arts, sans qu'une nouvelle occasion s'offrît de montrer un ensemble d'œuvres de Manet, lorsqu'en 1889, une Exposition universelle avait lieu, où il serait représenté. Il allait ainsi obtenir réparation de l'injure qu'on lui avait faite en l'excluant des Expositions universelles de 1867 et de 1878. La réparation serait d'autant plus éclatante que, par suite du règlement de la nouvelle exposition, il y figurerait au milieu des maîtres du siècle entier. Les Expositions universelles de 1867 et 1878 ne s'étaient ouvertes qu'à des tableaux peints pendant la période décennale qui les avait précédées. Espacées de dix ans en dix ans, elles n'avaient reçu que des œuvres produites dans l'intervalle de l'une à l'autre. Mais celle de 1889 devait, dans la pensée de ses auteurs, servir à commémorer le centenaire de la Révolution. Il fut donc décidé, par une innovation, qu'elle offrirait, à côté d'une exposition décennale comme les autres, une exposition dite centennale, qui s'étendrait aux peintres survenus entre les dates de 1789 et de 1889. Manet mort en 1883 était du nombre.
L'exposition centennale était précisément aux mains de M. Antonin Proust, directeur, secondé, pour le choix et le placement des tableaux, par M. Roger Marx, inspecteur des Beaux-Arts. Tous les deux, comme admirateurs de Manet, allaient placer ses œuvres en vue, dans le salon principal. C'était un redoutable honneur. Il lui faudrait entrer dans le rang des maîtres du siècle entier et être jugé en parallèle avec eux. Les œuvres exposées étaient au nombre de quatorze; au premier rang: l'Olympia, le Fifre, le Bon Bock, l'Argenteuil, le Portrait de M. Antonin Proust, Jeanne. Ces tableaux soutenaient avantageusement la comparaison avec ceux des plus grands du siècle. Tout ce public spécial de peintres, de critiques, de connaisseurs, de gens de goût devait maintenant reconnaître, sans réserves, la maîtrise de l'homme qui les avait produits. L'Exposition universelle amenait les étrangers, dont le jugement était encore plus favorable. Les jeunes peintres du dehors faisaient tout spécialement de ses œuvres l'objet de leurs études et de leurs observations. Les connaisseurs, en particulier des États-Unis et de l'Allemagne, s'en déclaraient hautement admirateurs et s'étonnaient qu'en France, dans le pays de leur production, elles eussent pu être si longtemps méconnues. L'Exposition universelle de 1889 venait ainsi compléter le travail favorable réalisé à l'École des Beaux-Arts. A son issue, il n'y avait presque plus personne, parmi les gens capables de juger réellement, qui se refusât à admettre que Manet était un maître, à placer au premier rang des maîtres du siècle.
A la vente de l'atelier de Manet, en 1884, on avait fait retirer à sa veuve l'Olympia et l'Argenteuil. L'intention avait été de réserver des œuvres que, plus tard, on pourrait faire entrer dans les collections publiques. L'Olympia à l'Exposition universelle de 1889 avait tellement séduit un collectionneur américain, qu'il avait exprimé sa détermination de l'acquérir. Le peintre Sargent en ayant eu connaissance jugea fâcheux que l'œuvre pût être perdue pour le public et qu'au lieu de prendre place dans un musée ouvert à tous, elle fût ensevelie au loin dans une collection particulière. Il crut qu'il y aurait moyen de la retenir en France et, pour aviser aux mesures à prendre, il fit part de ses craintes à Claude Monet. Celui-ci pensa tout de suite qu'il fallait faire entrer le tableau dans un musée de l'État, selon la prévision qu'on avait eue en amenant Mme Manet à le garder. Il prit donc l'initiative d'une souscription. On réunirait vingt mille francs à donner à Mme Manet, en échange de l'Olympia, qui serait remise au musée du Luxembourg.
L'intention d'offrir l'Olympia à l'État fut portée à la connaissance du public par les journaux. Alors il apparut que Manet avait fait, dans l'estime générale, assez de progrès pour qu'on admît l'idée de le voir pénétrer dans les musées. Oui! on acceptait qu'une de ses œuvres entrât au Luxembourg, cependant on trouvait à redire au choix de l'Olympia. On voulait bien un tableau de lui, mais pas celui-là. On demandait un de ceux qui montraient ses qualités, sans ce qu'on appelait ses défauts, par exemple le Chanteur espagnol, du Salon de 1861, récompensé par une mention honorable, ou le Bon Bock, accueilli par la faveur publique, au Salon de 1873. Manet présenté sous sa forme jugée sage eût convenu à tout le monde et si ses amis avaient voulu se plier à la concession demandée, on était prêt à accepter leur offre d'un tableau, à les en louer et à les en remercier.
Mais les amis de Manet n'entendaient faire aucune concession. Ils avaient précisément choisi l'Olympia pour l'offrir à l'État, comme une des œuvres où l'originalité de l'artiste se manifestait dans sa plénitude. C'était le tableau historique, qui rappelait l'universel mépris, alors que seuls Baudelaire et Zola avaient osé affronter la colère publique, en déclarant leur admiration. Manet, homme de combat, n'avait jamais songé à faire de concessions; quand il avait envoyé aux Salons des tableaux jugés sages, c'était par hasard, sans qu'il s'en doutât. Mais l'Olympia était demeurée comme l'enfant préféré de ses créations. Après l'avoir une première fois montrée au Salon de 1865, il l'avait encore produite à son exposition particulière de 1867 et depuis l'avait toujours tenue en vue dans son atelier. Ses amis, désireux de continuer la lutte après lui, jusqu'au triomphe définitif, l'avaient reprise comme l'occasion de bataille par excellence. Ils l'avaient fait figurer, au premier rang, à l'exposition de l'œuvre entière à l'École des Beaux-Arts en 1884, ils l'avaient comprise parmi les toiles envoyées à l'Exposition universelle de 1889, et maintenant ils la choisissaient, de préférence à toute autre, pour l'offrir à l'État.