Kitabı oku: «Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre», sayfa 6
En somme, ce qui se produisait à l'occasion de Manet était d'ordre naturel; la conduite que l'on tenait envers lui est celle que l'on a partout tenue envers les novateurs, qui viennent s'opposer aux modes transmis pour leur en substituer d'autres. On commençait par l'injurier, par repousser ses productions en bloc, comme venues d'une esthétique monstrueuse et d'un travail grossier, mais tout en les méprisant, on allait les regarder chaque année, on stationnait devant, on se familiarisait de la sorte inconsciemment avec elles. Les traits par lesquels elles se rapprochaient le plus des autres se faisaient alors peu à peu accepter.
C'est de là que venait le succès du Bon Bock. Le tableau ne comportant pas, par son arrangement, ces côtés d'originalité absolue contre lesquels on se soulevait, on se laissait aller exceptionnellement à le louer. Selon la règle, on se prenait d'abord à goûter l'art de Manet, par celle de ses œuvres où le caractère propre était mitigé, où l'audace manquait par hasard ou bien se trouvait voilée. La grande originalité n'est jamais admise qu'à la longue. Que se passe-t-il lorsqu'un peintre se développe? Les œuvres du début qui, à leur apparition, ont été critiquées et méprisées, dix ans après, quand leur auteur a accentué sa manière, sont déclarées excellentes, pour servir à attaquer les nouvelles, qu'on ne louera à leur tour que beaucoup plus tard.
Le temps est un intermédiaire essentiel. Combien parmi les plus grands, ont travaillé et produit toute leur vie, sans être réellement appréciés et dont les œuvres capitales n'ont obtenu la reconnaissance que longtemps après leur mort! Rembrandt a vu vendre son mobilier et ses collections à l'encan, pour procurer quelques milliers de florins à ses créanciers, que son travail ne pouvait leur obtenir. Il est mort ensuite obscurément, si bien que les derniers temps de sa vie sont entourés d'incertitude. Et en France, à Paris, parmi les toiles que l'on possédait de lui, se trouvait un Saint-Mathieu, puissant au suprême degré et qui par là même déplaisait. On le laissait dans l'ombre, pour lui préférer des œuvres plus douces; les critiques qui écrivaient des livres sur le maître, il n'y a encore que quelques années, en parlaient sous réserves. On y est venu à ce Saint-Mathieu et à l'ange qui l'inspire, on a enfin su les apprécier, on les a mis à une place d'honneur au Louvre, mais alors que depuis deux cent trente ans celui qui les avait peints était mort.
Manet, quelque temps après le siège, avait dû abandonner son atelier de la rue Guyot, la maison ayant été démolie. Il était alors venu s'établir dans une vaste pièce, une sorte de grand salon, à l'entresol, 4, rue de Saint-Pétersbourg, près de la place de l'Europe. Il ne se trouvait plus là à l'écart, mais en plein Paris. Aussi la solitude dans laquelle il avait précédemment vécu et travaillé prit-elle fin. Il reçut les visites plus rapprochées de ses amis. Il fut aussi fréquenté par un certain nombre de femmes et d'hommes faisant partie du Tout-Paris, qui, attirés par son renom et l'agrément de sa société, venaient le voir et, à l'occasion, consentaient à lui servir de modèles. Avec son désir de rendre la vie sous tous ses aspects, il put alors aborder des sujets absolument parisiens, qui lui étaient interdits dans son isolement de la rue Guyot. C'est ainsi qu'il peignit en 1873 son Bal masqué ou Bal de l'Opéra, un tableau de petite dimension, qui lui prit beaucoup de temps. A proprement parler, ce n'est pas le bal de l'Opéra qui est montré, puisque la scène ne se passe pas dans la salle, lieu de la danse, mais dans le pourtour derrière les loges. Les personnages sont surtout des hommes en habit et en chapeaux à haute forme, assemblés avec des femmes en domino noir. Le ton du tableau est donc d'un noir presque uniforme et il a fallu une singulière sûreté de coup d'œil pour empêcher l'absorption des détails par le fond monochrome. Sur l'ensemble des costumes noirs, se détachent cependant quelques femmes travesties et, par elles, des couleurs vives viennent mettre des notes d'éclat et écarter la monotonie.
Selon son habitude de choisir ses modèles dans la classe même des gens à représenter, les personnages de son Bal de l'Opéra furent pris parmi les hommes du monde ses amis. Ils durent venir, par groupes de deux ou trois ou isolément, en habit noir et en cravate blanche, poser dans son atelier. Il fit entrer ainsi dans son assemblage: Chabrier le compositeur de musique, Roudier un ami de collège, Albert Hecht un des premiers amateurs qui eût acheté de sa peinture, Guillaudin et André deux jeunes peintres, un colonel en retraite, etc. Il tenait à s'assurer des types divers et à ce que, dans leur variété, ils conservassent leur physionomie et leurs allures propres. Les hommes, par exemple, ont leurs chapeaux placés sur la tête de la façon la plus diverse. Ce n'est point là le résultat d'un arrangement fantaisiste, mais bien de la manière dont tous ces hommes se coiffaient réellement. Il leur disait en effet: «Comment mettez-vous votre chapeau, sans y penser et dans vos moments d'abandon? eh bien! en posant, mettez-le ainsi et non pas avec apprêt.» Il poussait si loin le désir de serrer la vie, de ne rien peindre de chic, qu'il variait ses modèles, même pour les figurants de second plan, dont on ne devait voir qu'un détail de la tête ou une épaule. Il m'utilisa personnellement, en me prenant une part du chapeau, une oreille et une joue avec de la barbe. Celle moitié de visage ne pourrait être aujourd'hui reconnue et recevoir un nom, mais, au moment où il la peignait, il trouvait qu'elle animait la scène pour sa part et qu'elle était très ressemblante.
Il peignit, à peu près dans le même temps que le Bal de l'Opéra, la Dame aux éventails. C'est encore là un tableau parisien. La femme qui a posé était très connue, pour son originalité de caractère et de visage. Elle est étendue sur un canapé, vêtue d'un costume de fantaisie, et autour d'elle, sur la muraille, sont placés des éventails. Dans le Monde nouveau, en mars 1874, une revue d'art et de littérature dirigée par Charles Cros, qui n'a eu que trois numéros, a paru, sous le titre la Parisienne, un bois dessiné par Manet, gravé par Prunaire, pour lequel avait posé la même femme peinte comme la Dame aux éventails.
Manet vit venir vers lui en 1873 le poète Stéphane Mallarmé. La connaissance conduisit promptement à une vive amitié. Mallarmé devint un de ses constants visiteurs. Manet devait illustrer plusieurs de ses ouvrages, le Corbeau, traduit d'Edgar Poe en 1875, l'Après-midi d'un Faune en 1876 et peindre son portrait même en 1877. Le café Guerbois était à ce moment-là abandonné. Les réunions qui s'y tenaient avant la guerre n'avaient point été reprises après. Les assidus du lieu, dispersés, vivaient maintenant trop loin les uns des autres pour pouvoir se retrouver fréquemment ensemble. Cependant comme Manet avait besoin de se rencontrer avec ses amis, il avait choisi, pour y venir le soir, le café de la Nouvelle-Athènes sur la place Pigalle, fréquenté par un monde mélangé d'hommes de lettres et d'artistes, et là, pendant quelques années, les anciens habitués du café Guerbois surent se revoir à l'occasion.
En 1874, Manet envoya au Salon deux tableaux, le Chemin de fer et le Polichinelle, mais sans retrouver le succès que le Bon Bock lui avait valu l'année précédente. Avec son système de peindre chaque fois devant la nature des scènes nouvelles, il ne pouvait profiter d'un succès acquis, pour en obtenir à coup sûr un second. Cet avantage, que tant d'autres savent s'assurer, lui était, de par son esthétique, interdit. La plupart, lorsque certains sujets leur ont gagné la faveur publique, s'y cantonnent et n'en sortent plus. On a vu ainsi de tout temps des peintres qui, en se répétant, ont trouvé les louanges et la fortune. Il leur suffit, pour ne pas lasser, de varier quelque peu les détails. Public et critiques acceptent volontiers cette pratique. Ils n'ont aucune peine à prendre pour suivre l'artiste, qui ne se renouvelle point. La connaissance, une fois liée avec lui, peut se poursuivre indéfiniment sur le même pied. Le public ne se doutant point que la répétition, l'imitation de soi-même sont en art odieuses, puisqu'elles ne peuvent conduire qu'à l'affaiblissement des effets d'abord produits en mieux, trouve agréable de n'avoir point à faire cet effort d'attention, que demande l'examen de sujets sans cesse renouvelés, comme forme et comme fond. C'est ainsi que les artistes sages, s'adaptant au goût moyen, cheminent contents d'eux-mêmes, sûrs du succès, pendant que les vrais créateurs, tourmentés du besoin de se renouveler, passent leur vie à combattre et reçoivent les horions.
Manet en faisait l'expérience en 1874; après avoir vu son Bon Bock, l'année précédente, devenir populaire et lui attirer les louanges, il voyait maintenant son Chemin de fer ramener les vieilles railleries. Ce tableau marquait une nouveauté parmi ses envois au Salon, celle de la peinture en plein air. Il l'avait exécuté dans un jardinet placé derrière une maison de la rue de Rome. Le public et la presse ne s'étaient pas bien rendu compte, pour en raisonner, qu'il s'agissait d'une œuvre produite directement en plein air. Ils avaient tout simplement, comme d'habitude, été offensés par l'apparition des couleurs vives, mises côte à côte, sans interposition de demi-tons ou d'ombres conventionnelles.
Au reproche d'être peint dans une gamme trop vive qu'on faisait au tableau, s'ajoutait celui de présenter un sujet «incompréhensible». Il n'y avait en effet, à proprement parler, pas de sujet sur la toile, les deux êtres qui y figuraient ne se livraient à aucune action significative ou amusante. Car le public ne cherche et ne regarde presque jamais dans une œuvre, que l'anecdote qui peut s'y laisser voir. Le mérite intrinsèque de la peinture, la valeur d'art due à la beauté des lignes ou à la qualité de la couleur, choses essentielles pour l'artiste ou le vrai connaisseur, restent incompris et ignorés des passants. Or, Manet avait mis dans son Chemin de fer deux personnes sur la toile, pour qu'elles y fussent simplement représentées vivantes. Il agissait ainsi en véritable peintre et eût pu se recommander des maîtres hollandais, qui ont si souvent tenu leurs personnages oisifs, ne se livrant à aucune action précise. Il avait représenté une jeune femme vêtue de bleu, assise contre une grille et tournée vers le spectateur, pendant que près d'elle, debout, une petite fille en blanc se tenait des deux mains aux barreaux. Cette grille servait de clôture à un jardinet, dominant la profonde tranchée où passe le chemin de fer de l'Ouest, près de la gare Saint-Lazare. Par derrière les deux femmes, se voyaient des rails et la vapeur de locomotives, d'où le titre du tableau.
Le Chemin de fer, le plus important par les dimensions, était, des deux envois au Salon, celui qui attirait surtout les regards. L'autre, le Polichinelle, dans un tout petit cadre, passait presque inaperçu. Cependant il plaisait assez à ceux qui venaient le regarder et il devait plaire tout particulièrement à quelqu'un. Mme Martinet, appartenant à la riche bourgeoisie parisienne, était liée avec Manet, qu'elle recevait assez souvent à dîner. C'était une fête pour elle que cette venue d'un homme dont la vivacité et la conversation brillante l'enchantaient. Elle l'avait en véritable amitié et elle eût bien voulu la lui témoigner, en lui prenant quelques tableaux. Mais la bonne dame ne s'y connaissait pas plus que les autres; elle partageait le sentiment commun sur les œuvres de Manet, elle les trouvait désagréables. Elle disait, comme beaucoup de ceux qui rencontraient le peintre dans le monde: comment peut-il se faire qu'un homme si distingué peigne d'une manière si barbare? Enfin, en 1874, arrive le Polichinelle qui la séduit. Le petit personnage, le chapeau sur l'oreille, la figure goguenarde, lui paraît charmant. Elle s'empresse ne l'acquérir et satisfait ainsi l'envie qu'elle éprouvait de faire plaisir à son ami Manet, en lui montrant chez elle une de ses œuvres.
LE PLEIN AIR
IX
LE PLEIN AIR
Cependant les artistes que Manet avait attirés vers lui par son esprit d'innovation s'étaient à ce moment, en 1874, pleinement développés. Ils avaient formé un groupe produisant d'après des données assez neuves, pour qu'on eût senti le besoin de leur trouver un nom. On les avait alors appelés les Impressionnistes.
Les Impressionnistes, qui étaient surtout des paysagistes, se distinguaient par deux particularités. Ils peignaient en tons clairs et systématiquement, en plein air, devant la nature. Ils avaient reçu de Manet l'exemple de la peinture en tons clairs et ils s'étaient mis à travailler en plein air, comme adoptant une pratique déjà connue au moment où ils survenaient. On ne saurait dire, en effet, que l'idée de peindre devant la nature puisse être spécialement revendiquée par quelqu'un. Il est des procédés qui ont surgi d'une façon en quelque sorte spontanée et que l'on voit ensuite s'être généralisés, sans que l'on puisse trop savoir comment la chose s'est faite. Mais enfin, s'il fallait absolument citer des noms, on pourrait faire honneur à Constable en Angleterre, à Corot et à Courbet en France, de la coutume de peindre directement en plein air. Je me rappelle personnellement avoir vu ces deux derniers, assis l'un près de l'autre dans un champ et peignant chacun une vue de la ville de Saintes, ma ville natale. Seulement ils se restreignaient, en plein air, à des tableaux de petites dimensions, que l'on n'appelait pas même des tableaux, mais des études, et leurs œuvres importantes s'exécutaient à l'atelier.
Les paysagistes du groupe impressionniste, allant plus loin que leurs devanciers, avaient généralisé le procédé de peindre en plein air, en en faisant une règle absolue. Avec eux, il n'y eut plus de paysage produit dans l'atelier. Tout paysage, quelle que fût son importance, ou le temps demandé pour son exécution, dut être mené à terme directement devant le site à représenter. Les Impressionnistes sont arrivés de la sorte à obtenir des effets nouveaux et inattendus. Placés en tous temps, obstinément devant la nature, ils ont pu saisir, pour les rendre, ces aspects fugitifs, qui avaient échappé aux autres, retenus dans l'atelier. Ils ont observé ces différences considérées par les autres comme négligeables mais, pour eux, devenues essentielles, qui existent dans l'aspect d'une même campagne, par un temps gris ou le plein soleil, par la pluie ou le brouillard, et aux diverses heures de la journée. Ils ont recherché les apparences changeantes que la végétation revêt selon les saisons. L'eau s'est nuancée, sur leurs toiles, des tons infiniment variés, que le limon qu'elle entraîne, les bords qu'elle reflète, l'angle sous lequel le soleil la frappe, peuvent lui faire prendre.
Le groupe des premiers Impressionnistes comprenait Pissarro, Claude Monet, Renoir, Sisley. Ils étaient animés de pensées communes et, se tenant très près les uns des autres, ont tous contribué à l'épanouissement du système et à la découverte des règles à appliquer. Cependant s'il en est un qui ait plus particulièrement dégagé les traits propres de l'impressionnisme, c'est Claude Monet. Plus que tout autre, en effet, il a su donner à l'aspect fugitif de l'heure, à l'enveloppe ambiante de lumière, aux colorations éphémères des saisons l'importance décisive dans le rendu de la scène vue. Tellement qu'avec lui les impressions passagères sont devenues assez caractéristiques et distinctes pour former, par elles-mêmes et en elles-mêmes, le vrai motif du tableau. Personne n'avait donc, avant lui, poussé aussi loin l'étude des variations que l'apparence d'une scène naturelle peut offrir. Aussi, portant sa manière à l'extrême limite de ce qu'elle peut donner, devait-il peindre les mêmes meules dans un champ, ou la même façade de cathédrale à Rouen, un nombre de fois indéterminé, douze ou quinze fois, sans changer de place et sans modifier les lignes de fond du sujet, et cependant en exécutant bien réellement chaque fois un tableau nouveau. Il s'appliquait seulement à fixer chaque fois sur la toile un des aspects modifiés, que les changements de l'heure ou de l'atmosphère avaient fait prendre au sujet. L'impression ressentie variait dans chaque cas, et elle était saisie et rendue si effectivement que, dans chaque cas, elle lui permettait de produire un tableau différent.
Les Impressionnistes sortis de la période d'essais étaient arrivés, en 1874, à la pleine conscience d'eux-mêmes. Ils avaient fait cette année-là, sur le boulevard des Capucines, une première exposition d'ensemble de leurs œuvres, qui avait attiré l'attention de la critique et du public. Mais la notoriété ainsi acquise n'avait eu d'autre résultat, que de soulever contre eux un immense mouvement de railleries et d'insultes. L'hostilité témoignée à Manet, à ses débuts, se reportait maintenant sur les Impressionnistes. Le peintre impressionniste devenait à son tour une sorte de paria, contre qui toute attaque paraissait licite.
Manet, qui, alors qu'il était universellement méprisé, avait trouvé des amis dans les hommes devenus maintenant les Impressionnistes, n'avait cessé de les suivre et de les encourager. Son intérêt s'était accru, lorsqu'il avait vu la manière de peindre en clair, la sienne d'abord, s'étendre sous leur pratique à de nouveaux domaines et donner naissance, surtout dans le paysage, à une forme d'art originale. Aussi rencontraient-ils en lui un ardent défenseur. Alors qu'il était encore lui-même violemment attaqué et qu'il avait beaucoup de peine à surmonter les difficultés qui l'assaillaient, il lui restait du temps et de l'énergie pour s'occuper d'eux et les aider. Il se trouvait à court d'argent, il dépensait réellement plus que la fortune paternelle le lui permettait et il lui fallait compter, comme supplément, sur la vente de ses œuvres, mais qui ne survenait qu'accidentellement et encore ne lui procurait que des sommes minimes. Il était donc dans une situation à ne pouvoir réellement se permettre la moindre largesse; cependant sa générosité naturelle et son amitié l'emportaient. Il s'ingéniait à aider ses amis, même de sa bourse. Il était allé en 1875 voir Claude Monet qui habitait Argenteuil et qui se voyait tellement combattu et méprisé, qu'il ne pouvait arriver que très difficilement à vivre de son travail; alors, à la recherche de combinaisons pour venir à son aide, il m'écrivait:
«Mercredi.»
«Mon cher Duret,
«Je suis allé voir Monet hier. Je l'ai trouvé navré et tout à fait à la côte.
«Il m'a demandé de lui trouver quelqu'un qui lui prendrait, au choix, de dix à vingt tableaux, à raison de 100 francs. Voulez-vous que nous fassions l'affaire à nous deux, soit 500 francs pour chacun?
«Bien entendu personne, et lui le premier, ignorera que c'est nous qui faisons l'affaire. J'avais pensé à un marchand ou à un amateur quelconque, mais j'entrevois la possibilité d'un refus.
«Il faut malheureusement s'y connaître comme nous, pour faire, malgré la répugnance qu'on pourrait avoir, une excellente affaire et en même temps rendre service à un homme de talent. Répondez-moi le plus tôt possible ou assignez-moi un rendez-vous.
«Amitiés.«E. Manet.»
Il semblera peut-être étrange que donner mille francs à un peintre impressionniste pour dix de ses tableaux ait jamais pu être un acte désintéressé. Mais tout est relatif et au moment où Manet écrivait cette lettre, il était plus difficile d'arracher cent francs pour un tableau de Claude Monet, qu'il ne l'est devenu depuis d'en obtenir dix mille. L'aversion, l'horreur, – je ne sais quel mot trouver qui soit assez fort pour exprimer le sentiment du public, – étaient alors telles, qu'en dehors d'une demi-douzaine de partisans, gens de goût, mais disposant de peu de ressources, considérés d'ailleurs comme des fous, personne ne voulait avoir de cette peinture, personne ne voulait se donner la peine de la regarder ou, si, par extraordinaire, quelqu'un la regardait, ce n'était que pour en rire. Les amateurs qui achetaient des tableaux n'eussent pas même consenti à recevoir en don une œuvre des Impressionnistes, invités à la mettre chez eux. Ils se fussent considérés ainsi comme dépréciant leurs collections et comme perdant leur renom d'hommes de goût. M. Durand-Ruel, le seul marchand qui eût encore acheté des œuvres si décriées, allait tellement contre le goût général, qu'il ne pouvait en vendre à n'importe quel prix. Après avoir longtemps persisté à faire des avances aux Impressionnistes, envers lesquels il se conduisait non plus en homme d'affaires, mais en ami dévoué, il avait empilé de leurs toiles et épuisé sa caisse, à un point qui le mettait dans l'impossibilité momentanée de les soutenir. Dans ces circonstances, l'aide que Manet concevait se produisait bien comme un acte de désintéressement.
Manet cherchait, de toutes manières, à trouver des acheteurs aux Impressionnistes. Il gardait de leurs œuvres dans son atelier, qu'il s'efforçait de faire prendre aux personnes qui venaient le visiter, et il les vantait dans les termes les plus louangeurs. Claude Monet était de tous celui vers lequel il se sentait le plus vivement porté. Il admirait surtout son art de peindre l'eau, sous les apparences les plus diverses. Monet, disait-il, est le Raphaël de l'eau. Il le considérait comme tout à fait maître dans sa sphère. Un hiver il voulut peindre un effet de neige; j'en possédais précisément un de Monet qu'il vint voir; il dit, après l'avoir examiné: «Cela est parfait, on ne saurait faire mieux», et il renonça à peindre de la neige. Il s'établit ainsi entre eux une grande amitié et des rapports suivis, qui se sont toujours traduits par un échange de bons procédés.
Manet fut amené à peindre Claude Monet et les siens plusieurs fois. Il le peignit, une première fois en 1874, dans son bateau sur la Seine. Monet, qui travaillait directement devant la nature, s'était aménagé un bateau, à l'époque où il habitait Argenteuil, pour y exécuter à l'aise ses vues de la Seine. Il l'avait disposé d'une façon particulière avec une petite cabine au fond, où se réfugier en cas de mauvais temps, et une tente par devant, sous laquelle il pouvait se tenir au soleil. Manet avait représenté Monet peignant sous la tente de son bateau et Mme Monet, par derrière, assise dans la cabine. Il avait lui-même donné pour titre au tableau: Monet dans son atelier, en disant plaisamment: «Monet! son atelier, c'est son bateau.» Il a peint encore une fois Monet et sa famille en plein air, toujours en 1874, cette fois dans leur jardin. La femme et le fils sont assis sous des arbres, pendant que le père, contre une haie, s'occupe à jardiner.
Manet avait été lui-même, dès ses débuts, un partisan de la peinture en plein air, que les Impressionnistes étaient venus adopter systématiquement. Avec ses idées de ne peindre que des choses vues, il avait commencé à faire des études de plein air dès 1854, alors qu'il fréquentait encore l'atelier de Couture. En 1859, il a peint un paysage à Saint-Ouen qui s'est appelé la Pêche, où on voit la Seine avec ses rives et un pêcheur dans un bateau. Il devait ensuite avoir la fantaisie de placer sur cette toile son portrait et celui de sa femme, tous les deux vêtus de costumes à la Rubens, ce qui a fait prendre à l'œuvre un air composite assez singulier. Il peignit en 1861 des études dans le jardin des Tuileries, qui devaient lui servir à composer son tableau de la Musique aux Tuileries. Son paysage du Déjeuner sur l'herbe a été peint en 1863, d'après des études faites à l'île de Saint-Ouen. A son exposition de 1867 ont figuré diverses marines, des paysages, une course de chevaux, exécutés en plein air les années précédentes. En 1867, il peint, sur une toile de dimensions importantes, une Vue de l'Exposition universelle. La vue, prise du Trocadéro, s'étend sur le Champ de Mars, où cette année-là l'exposition était concentrée. Mais à ce moment le plein air était un des sujets les plus discutés, dans les réunions du café Guerbois, entre Manet et ses amis. Il s'adonnera donc désormais, d'une manière toute spéciale, à la peinture de plein air; il lui fera une part de plus en plus grande dans sa production.
En 1868 et 1869 il passe une partie de l'été à Boulogne; il y peint des marines et des vues du port. L'une d'elles, connue sous le titre du Clair de lune ou du Port de Boulogne, a été prise d'une fenêtre de l'hôtel de Folkestone, sur le quai de Boulogne. Elle rend bien la magie de la nuit et l'apparence fantastique des nuages, emportés devant la lune. Deux toiles ont été consacrées au départ du bateau à vapeur, faisant le service entre Boulogne et Folkestone. En 1870, avant la guerre, il peint dans un jardin de Passy le petit tableau qui s'est appelé le Jardin, où l'on voit une jeune femme en blanc, assise près de son enfant placé dans une petite voiture et un jeune homme à côté, étendu sur l'herbe. En 1871 il peint le Bassin d'Arcachon, à son retour des Pyrénées, et le Port de Bordeaux, des fenêtres d'une maison située sur le quai des Chartrons. En 1872 il peint en Hollande, où il est allé, une marine. En 1873 ses tableaux de plein air sont particulièrement nombreux. Il passe une partie de l'été à Berck-sur-Mer; il y peint les Hirondelles. Sa mère et sa femme ont posé pour les dames représentées. Il les a réduites à des proportions tellement restreintes, que le tableau demeure presque un paysage pur. Le titre est venu de quelques hirondelles, qui volent par-dessus le terrain couvert de gazon. Il peint encore à Berck une vue de mer avec personnages. Sa femme est assise au premier plan; à côté d'elle Eugène Manet est étendu sur le sable et, au fond, la mer bleue s'élève vers l'horizon. Ce tableau s'est appelé Sur la Plage. Il peint, toujours à Berck, les Pêcheurs en mer; embarqué avec eux, il les a saisis sur le vif, à leur travail, pendant que l'embrun de la mer venait mouiller sa toile. Les longues années passées à terre sans naviguer lui avaient fait perdre le pied marin, acquis au cours de son voyage au Brésil, car il racontait que le mal de mer l'avait fort incommodé sur la barque de pêche. Il peint en outre, en plein air, en 1873, la Partie de crocket, et enfin le Chemin de fer, qu'il expose au Salon de 1874.
Dans ses œuvres de plein air, Manet devait marquer sa manière personnelle, en face de ses amis les Impressionnistes. Eux, qui étaient principalement des paysagistes, peignaient surtout en plein air des paysages purs, où ils introduisaient accessoirement des figures humaines; tandis que lui, qui jusqu'à ce jour avait surtout peint des tableaux de figures, maintenant qu'il abordait plus particulièrement le plein air, se maintenait cependant dans sa véritable manière, en donnant à ses figures une grande importance, de telle sorte que le paysage ne formât le plus souvent autour d'elles que le cadre ou le fond de la scène.
Dans ces idées Manet se résolut à frapper un coup. Jusqu'alors ses tableaux de plein air avaient été de dimensions assez restreintes. Le premier qu'il eût envoyé au Salon en 1874, le Chemin de fer, se trouvant de cet ordre, n'avait guère été reconnu pour ce qu'il était. Maintenant il en peindrait un où les personnages atteindraient la grandeur naturelle et qui serait tellement caractéristique, qu'on ne pourrait se méprendre à son sujet. Dans l'été de 1874, il s'assure une femme appropriée et obtient de son beau-frère Rudolph Leenhoff de venir poser. Il les emmène à Argenteuil. Là il les place l'un contre l'autre, dans un bateau, assis sur un banc, avec l'eau bleue, comme fond, et une des berges de la Seine, pour clore l'horizon. Il se met à les peindre, en plein soleil, sur une toile d'un mètre cinquante de haut et un mètre quinze de large. Peindre ainsi deux personnages de grandeur naturelle, en maintenant à chaque être et au paysage l'intensité de coloris que l'éclat du plein air leur donnait, était une tentative d'une extrême hardiesse. Il fallait pour la mener à bien un homme, doué d'abord d'une vision particulière, puis habitué à réaliser sur la toile la juxtaposition des tons les plus tranchés.
L'œuvre terminée fut exposée, comme unique envoi, au Salon de 1875, sous le titre d'Argenteuil. Il s'était proposé de frapper un coup avec ce tableau. Il devait pleinement y réussir, mais non pas de la manière qu'il eût désirée. Quand il cherchait à attirer l'attention, c'était toujours avec l'espérance de captiver le public et la presse. Les déceptions ne le décourageaient point; après tant d'œuvres montrées sans trouver le succès recherché, il pensait toujours qu'il en produirait d'autres qui le lui obtiendraient. Il lui était arrivé une chance de ce genre avec le Bon Bock, mais par un concours exceptionnel de circonstances heureuses. Maintenant qu'avec son Argenteuil, il se proposait de frapper un coup d'éclat, en mettant dans une œuvre, comme il l'avait déjà fait, la marque de sa pleine originalité, la tentative, loin d'avoir le résultat favorable qu'il entrevoyait toujours, ne pouvait que soulever de nouveau l'hostilité que ses œuvres antérieures, produites dans les mêmes données, avaient fait naître. C'est ce qui allait en effet avoir lieu. L'Argenteuil devait être, avec le Déjeuner sur l'herbe, l'Olympia et le Balcon, celui de ses tableaux qui rencontrerait la désapprobation la plus violente et la plus universelle.
Une des particularités qui avaient le plus déplu chez Manet avait été sa manière de peindre en tons clairs juxtaposés. On n'avait vu tout d'abord dans cette pratique qu'un «bariolage», et l'œil habitué aux tableaux enveloppés d'ombre en avait été offensé. Cependant, depuis plus de dix ans qu'il persistait à se produire aux Salons, et qu'il y revenait toujours le même, on avait fini par le tolérer. On avait même été jusqu'à accepter celles de ses œuvres conçues dans une gamme de couleurs moins vive que les autres. En outre, sans qu'on s'en rendît compte, par la seule puissance du vrai sur le convenu, du naïf sur l'artificiel, cette manière tant abhorrée d'appliquer les tons clairs sans ombres intermédiaires exerçait son influence et l'école française commençait à supprimer les ombres opaques, pour aller vers le clair. Ainsi l'accoutumance venue d'une part, et de l'autre un changement général se produisant, il se trouvait que l'art de Manet ne frappait plus par un air d'absolue étrangeté, qu'il n'était plus considéré comme entièrement en dehors des règles. Si on n'allait point encore jusqu'à l'accepter tout à fait, au moins on s'y habituait, dans une certaine limite. Mais voilà qu'avec cet Argenteuil peint en plein air, Manet accentuait tellement sa manière, qu'il se remettait vis-à-vis des autres dans l'état de séparation absolue, où il s'était trouvé à l'origine. L'éclat des tons se trouvait porté, par le fait d'un tableau peint en plein air, à un tel degré d'acuité, qu'il dépassait de beaucoup tout ce que les tableaux peints dans la lumière atténuée de l'atelier avaient laissé voir. Le gain que Manet avait pu faire, par l'accoutumance où l'on était entré avec ses tableaux d'atelier, était donc perdu pour ceux du plein air.