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Kitabı oku: «Le Suicide: Etude de Sociologie», sayfa 18

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III

On peut mieux comprendre maintenant quel intérêt il y avait à donner une définition objective du suicide et à y rester fidèle.

Parce que le suicide altruiste, tout en présentant les traits caractéristiques du suicide, se rapproche, surtout dans ses manifestations les plus frappantes, de certaines catégories d'actes que nous sommes habitués à honorer de notre estime et même de notre admiration, on a souvent refusé de le considérer comme un homicide de soi-même. On se rappelle que, pour Esquirol et Falret, la mort de Caton et celle des Girondins n'étaient pas des suicides. Mais alors, si les suicides qui ont pour cause visible et immédiate l'esprit de renoncement et d'abnégation ne méritent pas cette qualification, elle ne saurait davantage convenir à ceux qui procèdent de la même disposition morale, quoique d'une manière moins apparente; car les seconds ne diffèrent des premiers que par quelques nuances. Si l'habitant des îles Canaries qui se précipite dans un gouffre pour honorer son Dieu n'est pas un suicidé, comment donner ce nom au sectateur de Jina qui se tue pour rentrer dans le néant; au primitif qui, sous l'influence du même état mental, renonce à l'existence pour une légère offense qu'il a subie ou simplement pour manifester son mépris de la vie, au failli qui aime mieux ne pas survivre à son déshonneur, enfin à ces nombreux soldats qui viennent tous les ans grossir le contingent des morts volontaires? Car tous ces cas ont pour racine ce même état d'altruisme qui est également la cause de ce qu'on pourrait appeler le suicide héroïque. Les mettra-t-on seuls au rang des suicides et n'exclura-t-on que ceux dont le mobile est particulièrement pur? Mais d'abord, d'après quel critérium fera-t-on le partage? Quand un motif cesse-t-il d'être assez louable pour que l'acte qu'il détermine puisse être qualifié de suicide? Puis, en séparant radicalement l'une de l'autre ces deux catégories de faits, on se condamne à en méconnaître la nature. Car c'est dans le suicide altruiste obligatoire que les caractères essentiels du type sont le mieux marqués. Les autres variétés n'en sont que des formes dérivées. Ainsi, ou bien on tiendra comme non avenu un groupe considérable de phénomènes instructifs, ou bien, si on ne les rejette pas tous, outre que l'on ne pourra faire entre eux qu'un choix arbitraire, on se mettra dans l'impossibilité d'apercevoir la souche commune à laquelle se rattachent ceux que l'on aura retenus. Tels sont les dangers auxquels on s'expose quand on fait dépendre la définition du suicide des sentiments subjectifs qu'il inspire.

D'ailleurs, même les raisons de sentiment par lesquelles on croit justifier cette exclusion, ne sont pas fondées. On s'appuie sur ce fait que les mobiles dont procèdent certains suicides altruistes se retrouvent, sous une forme à peine différente, à la base d'actes que tout le monde regarde comme moraux. Mais en est-il autrement du suicide égoïste? Le sentiment de l'autonomie individuelle n'a-t-il pas sa moralité comme le sentiment contraire? Si celui-ci est la condition d'un certain courage, s'il affermit les cœurs et va même jusqu'à les endurcir, l'autre les attendrit et les ouvre à la pitié. Si, là où règne le suicide altruiste, l'homme est toujours prêt à donner sa vie, en revanche, il ne fait pas plus de cas de celle d'autrui. Au contraire, là où il met tellement haut la personnalité individuelle qu'il n'aperçoit plus aucune fin qui la dépasse, il la respecte chez les autres. Le culte qu'il a pour elle fait qu'il souffre de tout ce qui peut la diminuer même chez ses semblables. Une plus large sympathie pour la souffrance humaine succède aux dévouements fanatiques des temps primitifs. Chaque sorte de suicide n'est donc que la forme exagérée ou déviée d'une vertu. Mais alors la manière dont ils affectent la conscience morale ne les différencie pas assez pour qu'on ait le droit d'en faire autant de genres séparés.

CHAPITRE V

Le suicide anomique.

Mais la société n'est pas seulement un objet qui attire à soi, avec une intensité inégale, les sentiments et l'activité des individus. Elle est aussi un pouvoir qui les règle. Entre la manière dont s'exerce cette action régulatrice et le taux social des suicides il existe un rapport.

I

C'est un fait connu que les crises économiques ont sur le penchant au suicide une influence aggravante.

À Vienne, en 1873, éclate une crise financière qui atteint son maximum en 1874; aussitôt le nombre des suicides s'élève. De 141 en 1872, ils montent à 153 en 1873 et à 216 en 1874, avec une augmentation de 51 % par rapport à 1872 et de 41 % par rapport à 1873. Ce qui prouve bien que cette catastrophe est la seule cause de cet accroissement, c'est qu'il est surtout sensible au moment où la crise a été à l'état aigu, c'est-à-dire pendant les quatre premiers mois de 1874. Du 1er janvier au 30 avril on avait compté 48 suicides en 1871, 44 en 1872, 43 en 1873; il y en eut 73 en 1874. L'augmentation est de 70 %. La même crise ayant éclaté à la même époque à Francfort-sur-le-Mein y a produit les mêmes effets. Dans les années qui précèdent 1874, il s'y commettait en moyenne 22 suicides par an; en 1874, il y en eut 32, soit 45 % en plus.

On n'a pas oublié le fameux krach qui se produisit à la Bourse de Paris pendant l'hiver de 1882. Les conséquences s'en firent sentir non seulement à Paris, mais dans toute la France. De 1874 à 1886, l'accroissement moyen annuel n'est que de 2 %; en 1882, il est de 7 %. De plus, il n'est pas également réparti entre les différents moments de l'année, mais il a lieu surtout pendant les trois premiers mois, c'est-à-dire à l'instant précis où le krach s'est produit. À ce seul trimestre reviennent les 59 centièmes de l'augmentation totale. Cette élévation est si bien le fait de circonstances exceptionnelles que, non seulement on ne la rencontre pas en 1881, mais qu'elle a disparu en 1883, quoique cette dernière année ait, dans l'ensemble, un peu plus de suicides que la précédente:


Ce rapport ne se constate pas seulement dans quelques cas exceptionnels; il est la loi. Le chiffre des faillites est un baromètre qui reflète avec une suffisante sensibilité les variations par lesquelles passe la vie économique. Quand, d'une année à l'autre, elles deviennent brusquement plus nombreuses, on peut être assuré qu'il s'est produit quelque grave perturbation. De 1845 à 1869, il y a eu, à trois reprises, de ces élévations soudaines, symptômes de crises. Tandis que, pendant cette période, l'accroissement annuel du nombre des faillites est de 3,2 %, il est de 26 % en 1847, de 37 % en 1854, et de 20 % en 1861. Or, à ces trois moments, on constate également une ascension exceptionnellement rapide dans le chiffre des suicides. Tandis que, pendant ces 24 années, l'augmentation moyenne annuelle est seulement de 2 %, elle est de 17 % en 1847, de 8 % en 1854, de 9 % en 1861.

Mais à quoi ces crises doivent-elles leur influence? Est-ce parce que, en faisant fléchir la fortune publique, elles augmentent la misère? Est-ce parce que la vie devient plus difficile qu'on y renonce plus volontiers? L'explication séduit par sa simplicité; elle est d'ailleurs conforme à la conception courante du suicide. Mais elle est contredite par les faits.

En effet, si les morts volontaires augmentaient parce que la vie devient plus rude, elles devraient diminuer sensiblement quand l'aisance devient plus grande. Or si, quand le prix des aliments de première nécessité s'élève avec excès, les suicides font généralement de même, on ne constate pas qu'ils s'abaissent au-dessous de la moyenne dans le cas contraire. En Prusse, en 1850, le cours du blé descend au point le plus bas qu'il ait atteint pendant toute la période 1848-81; il était à 6 marcs 91 les 50 kilogrammes; cependant, à ce moment même, les suicides passent de 1.527, où ils étaient en 1849, à 1.736, soit une augmentation de 13 %, et ils continuent à s'accroître pendant les années 1851, 1852, 1853 quoique le bon marché persiste. En 1858-59, un nouvel avilissement se produit; néanmoins les suicides s'élèvent de 2.038 en 1857 à 2.126 en 1858, à 2.146 en 1859. De 1863 à 1866, les prix qui avaient atteint 11 marcs 04 en 1861 tombent progressivement jusqu'à 7 marcs 95 en 1864 et restent très modérés, pendant toute la période; les suicides, pendant ce même temps, augmentent de 17 % (2.112 en 1862, 2.485 en 1866)[247]. On observe en Bavière des faits analogues. D'après une courbe construite par Mayr[248] pour la période 1835-61, c'est pendant les années 1857-58 et 1858-59 que le prix du seigle a été le plus bas; or, les suicides qui, en 1857, n'étaient qu'au nombre de 286 montent à 329 en 1858, puis à 387 en 1859. Le même phénomène s'était déjà produit pendant les années 1848-50: le blé, à ce moment, avait été très bon marché comme dans toute l'Europe. Et cependant, malgré une diminution légère et provisoire, due aux événements politiques et dont nous avons parlé, les suicides se maintinrent au même niveau. On en comptait 217 en 1847, il y en avait encore 215 en 1848 et si, en 1849, ils descendirent un instant à 189, dès 1850, ils remontèrent et s'élevèrent jusqu'à 250.

C'est si peu l'accroissement de la misère qui fait l'accroissement des suicides que même des crises heureuses, dont l'effet est d'accroître brusquement la prospérité d'un pays, agissent sur le suicide tout comme des désastres économiques.

La conquête de Rome par Victor-Emmanuel en 1870, en fondant définitivement l'unité de l'Italie, a été pour ce pays le point de départ d'un mouvement de rénovation qui est en train d'en faire une des grandes puissances de l'Europe. Le commerce et l'industrie en reçurent une vive impulsion et des transformations s'y produisirent avec une extraordinaire rapidité. Tandis qu'en 1876, 4.459 chaudières à vapeur, d'une force totale de 54.000 chevaux, suffisaient aux besoins industriels, en 1887 le nombre des machines était de 9.983 et leur puissance, portée à 167.000 chevaux-vapeur, était triplée. Naturellement, la quantité des produits augmenta pendant le même temps selon la même proportion[249]. Les échanges suivirent la progression; non seulement la marine marchande, les voies de communication et de transport se développèrent, mais le nombre des choses et des gens transportés doubla[250]. Comme cette suractivité générale amena une élévation des salaires (on estime à 35 % l'augmentation de 1873 à 1889), la situation matérielle des travailleurs s'améliora, d'autant plus que, au même moment, le prix du pain alla en baissant[251]. Enfin, d'après les calculs de Bodio, la richesse privée serait passée de 45 milliards et demi, en moyenne, pendant la période 1875-80, à 51 milliards pendant les années 1880-85 et 54 milliards et demi en 1885-90[252].

Or, parallèlement à cette renaissance collective, on constate un accroissement exceptionnel dans le nombre des suicides. De 1866 à 1870, ils étaient à peu près restés constants; de 1871 à 1877 ils augmentent de 36 %. Il y avait en



Et depuis, le mouvement a continué. Le chiffre total qui était de 1.139 en 1877 est passé à 1.463 en 1889, soit une nouvelle augmentation de 28 %.

En Prusse, le même phénomène s'est produite deux reprises. En 1866, ce royaume reçoit un premier accroissement. Il s'annexe plusieurs provinces importantes en même temps qu'il devient le chef de la confédération du Nord. Ce gain de gloire et de puissance est aussitôt accompagné d'une brusque poussée de suicides. Pendant la période 1856-60, il y avait eu, année moyenne, 123 suicides pour 1 million, et 122 seulement pendant les années 1861-65. Dans le quinquennium 1866-70, malgré la baisse qui se produisit en 1870, la moyenne s'élève à 133. L'année 1867, celle qui suivit immédiatement la victoire, est celle où le suicide atteignit le plus haut point auquel il fût parvenu depuis 1816 (1 suicide par 5.432 habitants tandis que, en 1864, il n'y avait qu'un cas sur 8.739).

Au lendemain de la guerre de 1870, une nouvelle transformation heureuse se produit. L'Allemagne est unifiée et placée tout entière sous l'hégémonie de la Prusse. Une énorme indemnité de guerre vient grossir la fortune publique; le commerce et l'industrie prennent leur essor. Jamais le développement du suicide n'a été aussi rapide. De 1875 à 1886 il augmente de 90 %, passant de 3.278 cas à 6.212.

Les Expositions universelles, quand elles réussissent, sont considérées comme un événement heureux dans la vie d'une société. Elles stimulent les affaires, amènent plus d'argent dans le pays et passent pour augmenter la prospérité publique, surtout dans la ville même où elles ont lieu. Et cependant, il n'est pas impossible que, finalement, elles se soldent par une élévation considérable du chiffre des suicides. C'est ce qui paraît surtout avoir eu lieu pour l'Exposition de 1878. L'augmentation a été, cette année, la plus élevée qui se fût produite de 1874 à 1886. Elle fut de 8 %, par conséquent supérieure à celle qu'a déterminée le krach de 1882. Et ce qui ne permet guère de supposer que cette recrudescence ait une autre cause que l'Exposition, c'est que les 86 centièmes de cet accroissement ont eu lieu juste pendant les six mois qu'elle a duré.

En 1889, le même fait ne s'est pas reproduit pour l'ensemble de la France. Mais il est possible que la crise boulangiste, par l'influence dépressive qu'elle a exercé sur la marche des suicides, ait neutralisé les effets contraires de l'Exposition. Ce qui est certain, c'est qu'à Paris, et quoique les passions politiques déchaînées aient dû avoir la même action que dans le reste du pays, les choses se passèrent comme en 1878. Pendant les 7 mois de l'Exposition, les suicides augmentèrent de près de 10 %, exactement 9,66, tandis que, dans le reste de l'année, ils restèrent au-dessous de ce qu'ils avaient été en 1888 et de ce qu'ils furent ensuite en 1890.



On peut se demander si, sans le boulangisme, la hausse n'aurait pas été plus prononcée.

Mais ce qui démontre mieux encore que la détresse économique n'a pas l'influence aggravante qu'on lui a souvent attribuée, c'est qu'elle produit plutôt l'effet contraire. En Irlande, où le paysan mène une vie si pénible, on se tue très peu. La misérable Calabre ne compte, pour ainsi dire, pas de suicides; l'Espagne en a dix fois moins que la France. On peut même dire que la misère protège. Dans les différents départements français, les suicides sont d'autant plus nombreux qu'il y a plus de gens qui vivent de leurs revenus.

[Illustration: Planche V.

SUICIDE ET RICHESSE.]



La comparaison des cartes confirme celle des moyennes (V. Planche V, ci-dessus).

Si donc les crises industrielles ou financières augmentent les suicides, ce n'est pas parce qu'elles appauvrissent, puisque des crises de prospérité ont le même résultat; c'est parce qu'elles sont des crises, c'est-à-dire des perturbations de l'ordre collectif[253]. Toute rupture d'équilibre, alors même qu'il en résulte une plus grande aisance et un rehaussement de la vitalité générale, pousse à la mort volontaire. Toutes les fois que de graves réarrangements se produisent dans le corps social, qu'ils soient dus à un soudain mouvement de croissance ou à un cataclysme inattendu, l'homme se tue plus facilement. Comment est-ce possible? Comment ce qui passe généralement pour améliorer l'existence peut-il en détacher?

Pour répondre à cette question, quelques considérations préjudicielles sont nécessaires.

II

Un vivant quelconque ne peut être heureux et même ne peut vivre que si ses besoins sont suffisamment en rapport avec ses moyens. Autrement, s'ils exigent plus qu'il ne peut leur être accordé ou simplement autre chose, ils seront froissés sans cesse et ne pourront fonctionner sans douleur. Or, un mouvement qui ne peut se produire sans souffrance tend à ne pas se reproduire. Des tendances qui ne sont pas satisfaites s'atrophient et, comme la tendance à vivre n'est que la résultante de toutes les autres, elle ne peut pas ne pas s'affaiblir si les autres se relâchent.

Chez l'animal, du moins à l'état normal, cet équilibre s'établit avec une spontanéité automatique parce qu'il dépend de conditions purement matérielles. Tout ce que réclame l'organisme, c'est que les quantités de substance et d'énergie, employées sans cesse à vivre, soient périodiquement remplacées par des quantités équivalentes; c'est que la réparation soit égale à l'usure. Quand le vide que la vie a creusé dans ses propres ressources est comblé, l'animal est satisfait et ne demande rien de plus. Sa réflexion n'est pas assez développée pour imaginer d'autres fins que celles qui sont impliquées dans sa nature physique. D'un autre côté, comme le travail exigé de chaque organe dépend lui-même de l'état général des forces vitales et des nécessités de l'équilibre organique, l'usure, à son tour, se règle sur la réparation et la balance se réalise d'elle-même. Les limites de l'une sont aussi celles de l'autre; elles sont également inscrites dans la constitution même du vivant qui n'a pas le moyen de les dépasser.

Mais il n'en est pas de même de l'homme, parce que la plupart de ses besoins ne sont pas, ou ne sont pas au même degré, sous la dépendance du corps. À la rigueur, on peut encore considérer comme déterminable la quantité d'aliments matériels nécessaires à l'entretien physique d'une vie humaine, quoique la détermination soit déjà moins étroite que dans le cas précédent et la marge plus largement ouverte aux libres combinaisons du désir; car, au delà du minimum indispensable, dont la nature est prête à se contenter quand elle procède instinctivement, la réflexion, plus éveillée, fait entrevoir des conditions meilleures, qui apparaissent comme des fins désirables et qui sollicitent l'activité. Néanmoins, on peut admettre que les appétits de ce genre rencontrent tôt ou tard une borne qu'ils ne peuvent franchir. Mais comment fixer la quantité de bien-être, de confortable, de luxe que peut légitimement rechercher un être humain? Ni dans la constitution organique, ni dans la constitution psychologique de l'homme, on ne trouve rien qui marque un terme à de semblables penchants. Le fonctionnement de la vie individuelle n'exige pas qu'ils s'arrêtent ici plutôt que là; la preuve, c'est qu'ils n'ont fait que se développer depuis le commencement de l'histoire, que des satisfactions toujours plus complètes leur ont été apportées et que, pourtant, la santé moyenne n'est pas allée en s'affaiblissant. Surtout, comment établir la manière dont ils doivent varier selon les conditions, les professions, l'importance relative des services, etc.? Il n'est pas de société où ils soient également satisfaits aux différents degrés de la hiérarchie sociale. Cependant, dans ses traits essentiels, la nature humaine est sensiblement la même chez tous les citoyens. Ce n'est donc pas elle qui peut assigner aux besoins cette limite variable qui leur serait nécessaire. Par conséquent, en tant qu'ils dépendent de l'individu seul, ils sont illimités. Par elle-même, abstraction faite de tout pouvoir extérieur qui la règle, notre sensibilité est un abîme sans fond que rien ne peut combler.

Mais alors, si rien ne vient la contenir du dehors, elle ne peut être pour elle-même qu'une source de tourments. Car des désirs illimités sont insatiables par définition et ce n'est pas sans raison que l'insatiabilité est regardée comme un signe de morbidité. Puisque rien ne les borne, ils dépassent toujours et infiniment les moyens dont ils disposent; rien donc ne saurait les calmer. Une soif inextinguible est un supplice perpétuellement renouvelé. On a dit, il est vrai, que c'est le propre de l'activité humaine de se déployer sans terme assignable et de se proposer des fins qu'elle ne peut pas atteindre. Mais il est impossible d'apercevoir comment un tel état d'indétermination se concilie plutôt avec les conditions de la vie mentale qu'avec les exigences de la vie physique. Quelque plaisir que l'homme éprouve à agir, à se mouvoir, à faire effort, encore faut-il qu'il sente que ses efforts ne sont pas vains et qu'en marchant il avance. Or, on n'avance pas quand on ne marche vers aucun but ou, ce qui revient au même, quand le but vers lequel on marche est à l'infini. La distance à laquelle on en reste éloigné étant toujours la même quelque chemin qu'on ait fait, tout se passe comme si l'on s'était stérilement agité sur place. Même les regards jetés derrière soi et le sentiment de fierté que l'on peut éprouver en apercevant l'espace déjà parcouru ne sauraient causer qu'une bien illusoire satisfaction, puisque l'espace à parcourir n'est pas diminué pour autant. Poursuivre une fin inaccessible par hypothèse, c'est donc se condamner à un perpétuel état de mécontentement. Sans doute, il arrive à l'homme d'espérer contre toute raison et, même déraisonnable, l'espérance a ses joies. Il peut donc se faire qu'elle le soutienne quelque temps; mais elle ne saurait survivre indéfiniment aux déceptions répétées de l'expérience. Or, qu'est-ce que l'avenir peut donner de plus que le passé, puisqu'il est à jamais impossible de parvenir à un état où l'on puisse se tenir et qu'on ne peut même se rapprocher de l'idéal entrevu? Ainsi, plus on aura et plus on voudra avoir, les satisfactions reçues ne faisant que stimuler les besoins au lieu de les apaiser. Dira-t-on que, par elle-même, l'action est agréable? Mais d'abord, c'est à condition qu'on s'aveugle assez pour n'en pas sentir l'inutilité. Puis, pour que ce plaisir soit ressenti et vienne tempérer et voiler à demi l'inquiétude douloureuse qu'il accompagne, il faut tout au moins que ce mouvement sans fin se déploie toujours à l'aise et sans être gêné par rien. Mais qu'il vienne à être entravé, et l'inquiétude reste seule avec le malaise qu'elle apporte avec elle. Or ce serait un miracle s'il ne surgissait jamais quelque infranchissable obstacle. Dans ces conditions, on ne tient à la vie que par un fil bien ténu et qui, à chaque instant, peut être rompu.

Pour qu'il en soit autrement, il faut donc avant tout que les passions soient limitées. Alors seulement, elles pourront être mises en harmonie avec les facultés et, par suite, satisfaites. Mais puisqu'il n'y a rien dans l'individu qui puisse leur fixer une limite, celle-ci doit nécessairement leur venir de quelque force extérieure à l'individu. Il faut qu'une puissance régulatrice joue pour les besoins moraux le même rôle que l'organisme pour les besoins physiques. C'est dire que cette puissance ne peut être que morale. C'est réveil de la conscience qui est venu rompre l'état d'équilibre dans lequel sommeillait l'animal; seule donc la conscience peut fournir les moyens de le rétablir. La contrainte matérielle serait ici sans effet; ce n'est pas avec des forces physico-chimiques qu'on peut modifier les cœurs. Dans la mesure où les appétits ne sont pas automatiquement contenus par des mécanismes physiologiques, ils ne peuvent s'arrêter que devant une limite qu'ils reconnaissent comme juste. Les hommes ne consentiraient pas à borner leurs désirs s'ils se croyaient fondés à dépasser la borne qui leur est assignée. Seulement, cette loi de justice, ils ne sauraient se la dicter à eux-mêmes pour les raisons que nous avons dites. Ils doivent donc la recevoir d'une autorité qu'ils respectent et devant laquelle ils s'inclinent spontanément. Seule, la société, soit directement et dans son ensemble, soit par l'intermédiaire d'un de ses organes, est en état de jouer ce rôle modérateur; car elle est le seul pouvoir moral supérieur à l'individu, et dont celui-ci accepte la supériorité. Seule, elle a l'autorité nécessaire pour dire le droit et marquer aux passions le point au delà duquel elles ne doivent pas aller. Seule aussi, elle peut apprécier quelle prime doit être offerte en perspective à chaque ordre de fonctionnaires, au mieux de l'intérêt commun.

Et en effet, à chaque moment de l'histoire, il y a dans la conscience morale des sociétés un sentiment obscur de ce que valent respectivement les différents services sociaux, de la rémunération relative qui est due à chacun d'eux et, par conséquent, de la mesure de confortable qui convient à la moyenne des travailleurs de chaque profession. Les différentes fonctions sont comme hiérarchisées dans l'opinion et un certain coefficient de bien-être est attribué à chacune selon la place qu'elle occupe dans la hiérarchie. D'après les idées reçues, il y a, par exemple, une certaine manière de vivre qui est regardée comme la limite supérieure que puisse se proposer l'ouvrier dans les efforts qu'il fait pour améliorer son existence, et une limite inférieure au-dessous de laquelle on tolère difficilement qu'il descende, s'il n'a pas gravement démérité. L'une et l'autre sont différentes pour l'ouvrier de la ville et celui de la campagne, pour le domestique et pour le journalier, pour l'employé de commerce et pour le fonctionnaire, etc., etc. De même encore, on blâme le riche qui vit en pauvre, mais on le blâme aussi s'il recherche avec excès les raffinements du luxe. En vain les économistes protestent; ce sera toujours un scandale pour le sentiment public qu'un particulier puisse employer en consommations absolument superflues une trop grande quantité de richesses et il semble même que cette intolérance ne se relâche qu'aux époques de perturbation morale[254]. Il y a donc une véritable réglementation qui, pour n'avoir pas toujours une forme juridique, ne laisse pas de fixer, avec une précision relative, le maximum d'aisance que chaque classe de la société peut légitimement chercher à atteindre. Du reste, l'échelle ainsi dressée, n'a rien d'immuable. Elle change, selon que le revenu collectif croît ou décroît et selon les changements qui se font dans les idées morales de la société. C'est ainsi que ce qui a le caractère du luxe pour une époque, ne l'a plus pour une autre; que le bien-être, qui, pendant longtemps, n'était octroyé à une classe qu'à titre exceptionnel et surérogatoire, finit par apparaître comme rigoureusement nécessaire et de stricte équité.

Sous cette pression, chacun, dans sa sphère, se rend vaguement compte du point extrême jusqu'où peuvent aller ses ambitions et n'aspire à rien au delà. Si, du moins, il est respectueux de la règle et docile à l'autorité collective, c'est-à-dire s'il a une saine constitution morale, il sent qu'il n'est pas bien d'exiger davantage. Un but et un terme sont ainsi marqués aux passions. Sans doute, cette détermination n'a rien de rigide ni d'absolu. L'idéal économique assigné à chaque catégorie de citoyens, est compris lui-même entre de certaines limites à l'intérieur desquelles les désirs peuvent se mouvoir avec liberté. Mais il n'est pas illimité. C'est cette limitation relative et la modération qui en résulte qui font les hommes contents de leur sort tout en les stimulant avec mesure à le rendre meilleur; et c'est ce contentement moyen qui donne naissance à ce sentiment de joie calme et active, à ce plaisir d'être et de vivre qui, pour les sociétés comme pour les individus, est la caractéristique de la santé. Chacun, du moins en général, est alors en harmonie avec sa condition et ne désire que ce qu'il peut légitimement espérer comme prix normal de son activité. D'ailleurs, l'homme n'est pas pour cela condamné à une sorte d'immobilité. Il peut chercher à embellir son existence; mais les tentatives qu'il fait dans ce sens peuvent ne pas réussir sans le laisser désespéré. Car, comme il aime ce qu'il a et ne met pas toute sa passion à rechercher ce qu'il n'a pas, les nouveautés auxquelles il lui arrive d'aspirer peuvent manquer à ses désirs et à ses espérances sans que tout lui manque à la fois. L'essentiel lui reste. L'équilibre de son bonheur est stable parce qu'il est défini et il ne suffit pas de quelques mécomptes pour le bouleverser.

Toutefois, il ne servirait à rien que chacun considérât comme juste la hiérarchie des fonctions telle qu'elle est dressée par l'opinion, si, en même temps, on ne considérait comme également juste la façon dont ces fonctions se recrutent. Le travailleur n'est pas en harmonie avec sa situation sociale, s'il n'est pas convaincu qu'il a bien celle qu'il doit avoir. S'il se croit fondé à en occuper une autre, ce qu'il a ne saurait le satisfaire. Il ne suffit donc pas que le niveau moyen des besoins soit, pour chaque condition, réglé par le sentiment public, il faut encore qu'une autre réglementation, plus précise, fixe la manière dont les différentes conditions doivent être ouvertes aux particuliers. Et en effet, il n'est pas de société où cette réglementation n'existe. Elle varie selon les temps et les lieux. Jadis elle faisait de la naissance le principe presque exclusif de la classification sociale; aujourd'hui, elle ne maintient d'autre inégalité native que celle qui résulte de la fortune héréditaire et du mérite. Mais, sous ces formes diverses, elle a partout le même objet. Partout aussi, elle n'est possible que si elle est imposée aux individus par une autorité qui les dépasse, c'est-à-dire par l'autorité collective. Car elle ne peut s'établir sans demander aux uns ou aux autres et, plus généralement aux uns et aux autres, des sacrifices et des concessions, au nom de l'intérêt public.

Certains, il est vrai, ont pensé que cette pression morale deviendrait inutile du jour où la situation économique cesserait d'être transmise héréditairement. Si, a-t-on dit, l'héritage étant aboli, chacun entre dans la vie avec les mêmes ressources, si la lutte entre les compétiteurs s'engage dans des conditions de parfaite égalité, nul n'en pourra trouver les résultats injustes. Tout le monde sentira spontanément que les choses sont comme elles doivent être.

Il n'est effectivement pas douteux que, plus on se rapprochera de cette égalité idéale, moins aussi la contrainte sociale sera nécessaire. Mais ce n'est qu'une question de degré. Car il y aura toujours une hérédité qui subsistera, c'est celle des dons naturels. L'intelligence, le goût, la valeur scientifique, artistique, littéraire, industrielle, le courage, l'habileté manuelle sont des forces que chacun de nous reçoit en naissant, comme le propriétaire-né reçoit son capital, comme le noble, autrefois, recevait son titre et sa fonction. Il faudra donc encore une discipline morale pour faire accepter de ceux que la nature a le moins favorisés la moindre situation qu'ils doivent au hasard de leur naissance. Ira-t-on jusqu'à réclamer que le partage soit égal pour tous et qu'aucun avantage ne soit fait aux plus utiles et aux plus méritants? Mais alors, il faudrait une discipline bien autrement énergique pour faire accepter de ces derniers un traitement simplement égal à celui des médiocres et des impuissants.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
615 s. 93 illüstrasyon
Telif hakkı:
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