Kitabı oku: «Le Suicide: Etude de Sociologie», sayfa 28
CHAPITRE III
Conséquences pratiques.
Maintenant que nous savons ce qu'est le suicide, quelles en sont les espèces et les lois principales, il nous faut rechercher quelle attitude les sociétés actuelles doivent adopter à son égard.
Mais cette question elle-même en suppose une autre. L'état présent du suicide chez les peuples civilisés doit-il être considéré comme normal ou anormal? En effet, selon la solution à laquelle on se rangera, on trouvera ou que des réformes sont nécessaires et possibles en vue de le réfréner, ou bien, au contraire, qu'il convient de l'accepter tel qu'il est, tout en le blâmant.
I
On s'étonnera peut-être que la question puisse être posée.
Nous sommes, en effet, habitués à regarder comme anormal tout ce qui est immoral. Si donc, comme nous l'avons établi, le suicide froisse la conscience morale, il semble impossible de n'y pas voir un phénomène de pathologie sociale. Mais nous avons fait voir ailleurs[371] que même la forme éminente de l'immoralité, à savoir le crime, ne devait pas être nécessairement classée au rang des manifestations morbides. Cette affirmation a, il est vrai, déconcerté certains esprits et il a pu paraître à un examen superficiel qu'elle ébranlait les fondements de la morale. Elle n'a, pourtant, rien de subversif. Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter à l'argumentation sur laquelle elle repose et qui peut se résumer ainsi.
Ou bien le mot de maladie ne signifie rien, ou bien il désigne quelque chose d'évitable. Sans doute, tout ce qui est évitable n'est pas morbide, mais tout ce qui est morbide peut être évité, au moins par la généralité des sujets. Si l'on ne veut pas renoncer à toute distinction dans les idées comme dans les termes, il est impossible d'appeler ainsi un état ou un caractère que les êtres d'une espèce ne peuvent pas ne pas avoir, qui est impliqué nécessairement dans leur constitution. D'un autre côté, nous n'avons qu'un signe objectif, empiriquement déterminable et susceptible d'être contrôlé par autrui, auquel nous puissions reconnaître l'existence de cette nécessité; c'est l'universalité. Quand, toujours et partout, deux faits se sont rencontrés en connexion, sans qu'une seule exception soit citée, il est contraire à toute méthode de supposer qu'ils puissent être séparés. Ce n'est pas que l'un soit toujours la cause de l'autre. Le lien qui est entre eux peut être médiat[372], mais il ne laisse pas d'être et d'être nécessaire.
Or, il n'y a pas de société connue où, sous des formes différentes, ne s'observe une criminalité plus ou moins développée. Il n'est pas de peuple dont la morale ne soit quotidiennement violée. Nous devons donc dire que le crime est nécessaire, qu'il ne peut pas ne pas être, que les conditions fondamentales de l'organisation sociale, telles qu'elles sont connues, l'impliquent logiquement. Par suite, il est normal. Il est vain d'invoquer ici les imperfections inévitables de la nature humaine et de soutenir que le mal, quoiqu'il ne puisse pas être empêché, ne cesse pas d'être le mal; c'est langage de prédicateur, non de savant. Une imperfection nécessaire n'est pas une maladie; autrement, il faudrait mettre la maladie partout, parce que l'imperfection est partout. Il n'est pas de fonction de l'organisme, pas de forme anatomique à propos desquelles on ne puisse rêver quelque perfectionnement. On a dit parfois qu'un opticien rougirait d'avoir fabriqué un instrument de vision aussi grossier que l'œil humain. Mais on n'en a pas conclu et on ne pouvait pas en conclure que la structure de cet organe est anormale. Il y a plus; il est impossible que ce qui est nécessaire n'ait pas en soi quelque perfection, pour employer le langage un peu théologique de nos adversaires. Ce qui est condition indispensable de la vie ne peut pas n'être pas utile, à moins que la vie ne soit pas utile. On ne sortira pas de là. Et en effet, nous avons montré comment le crime peut servir. Seulement, il ne sert que s'il est réprouvé et réprimé. On a cru à tort que le seul fait de le cataloguer parmi les phénomènes de sociologie normale en impliquait l'absolution. S'il est normal qu'il y ait des crimes, il est normal qu'ils soient punis. La peine et le crime sont les deux termes d'un couple inséparable. L'un ne peut pas plus faire défaut que l'autre. Tout relâchement anormal du système répressif a pour effet de stimuler la criminalité et de lui donner un degré d'intensité anormal.
Appliquons ces idées au suicide.
Nous n'avons pas, il est vrai, d'informations suffisantes pour pouvoir assurer qu'il n'y a pas de société où le suicide ne se rencontre. Il n'y a qu'un petit nombre de peuples pour lesquels la statistique nous renseigne sur ce point. Quant aux autres, l'existence d'un suicide chronique ne peut être attestée que par les traces qu'il laisse dans la législation. Or nous ne savons pas avec certitude si le suicide a été partout l'objet d'une réglementation juridique. Mais on peut affirmer que c'est le cas le plus général. Tantôt il est prescrit, tantôt il est réprouvé; tantôt l'interdiction dont il est frappé est formelle, tantôt elle comporte des réserves et des exceptions. Mais toutes les analogies permettent de croire qu'il n'a jamais dû rester indifférent au droit et à la morale; c'est-à-dire qu'il a toujours eu assez d'importance pour attirer sur lui le regard de la conscience publique. En tout cas, il est certain que des courants suicidogènes, plus ou moins intenses selon les époques, ont existé de tout temps chez les peuples européens; la statistique nous en fournit la preuve dès le siècle dernier et les monuments juridiques pour les époques antérieures. Le suicide est donc un élément de leur constitution normale et même, vraisemblablement, de toute constitution sociale.
Il n'est, d'ailleurs, pas impossible d'apercevoir comment il y est lié.
C'est surtout évident du suicide altruiste par rapport aux sociétés inférieures. Précisément parce que l'étroite subordination de l'individu au groupe est le principe sur lequel elles reposent, le suicide altruiste y est, pour ainsi dire, un procédé indispensable de la discipline collective. Si l'homme n'estimait pas alors sa vie pour peu de chose, il ne serait pas ce qu'il doit être et, du moment qu'il en fait peu de cas, il est inévitable que tout lui devienne prétexte pour s'en débarrasser. Il y a donc un lien étroit entre la pratique de ce suicide et l'organisation morale de ces sociétés. Il en est de même aujourd'hui dans ces milieux particuliers où l'abnégation et l'impersonnalité sont de rigueur. Maintenant encore, l'esprit militaire ne peut être fort que si l'individu est détaché de lui-même, et un tel détachement ouvre nécessairement la voie au suicide.
Pour des raisons contraires, dans les sociétés et dans les milieux où la dignité de la personne est la fin suprême de la conduite, où l'homme est un Dieu pour l'homme, l'individu est facilement enclin à prendre pour Dieu l'homme qui est en lui, à s'ériger lui-même en objet de son propre culte. Quand la morale s'attache avant tout à lui donner de lui-même une très haute idée, il suffit de certaines combinaisons de circonstances pour qu'il devienne incapable de rien apercevoir qui soit au-dessus de lui. L'individualisme, sans doute, n'est pas nécessairement l'égoïsme, mais il en rapproche; on ne peut stimuler l'un sans répandre davantage l'autre. Ainsi se produit le suicide égoïste. Enfin, chez les peuples où le progrès est et doit être rapide, les règles qui contiennent les individus doivent être suffisamment flexibles et malléables; si elles gardaient la rigidité immuable qu'elles ont dans les sociétés primitives, l'évolution entravée ne pourrait pas se faire assez promptement. Mais alors il est inévitable que les désirs et les ambitions, étant moins fortement contenus, débordent sur certains points tumultueusement. Du moment qu'on inculque aux hommes ce précepte, que c'est pour eux un devoir de progresser, il est plus difficile d'en faire des résignés; par suite, le nombre des mécontents et des inquiets ne peut manquer d'augmenter. Toute morale de progrès et de perfectionnement est donc inséparable d'un certain degré d'anomie. Ainsi, une constitution morale déterminée correspond à chaque type de suicide et en est solidaire. L'une ne peut être sans l'autre; car le suicide est simplement la forme que prend nécessairement chacune d'elles dans de certaines conditions particulières, mais qui ne peuvent pas ne pas se produire.
Mais, dira-t-on, ces divers courants ne déterminent le suicide que s'ils s'exagèrent; serait-il donc impossible qu'ils eussent partout la même intensité modérée? – C'est vouloir que les conditions de la vie soient partout les mêmes: ce qui n'est ni possible ni désirable. Dans toute société, il y a des milieux particuliers où les états collectifs ne pénètrent qu'en se modifiant; ils y sont, suivant les cas, ou renforcés ou affaiblis. Pour qu'un courant ait dans l'ensemble du pays une certaine intensité, il faut donc que, sur certains points, il la dépasse ou ne l'atteigne pas.
Mais ces excès, soit en plus soit en moins, ne sont pas seulement nécessaires; ils ont leur utilité. Car, si l'état le plus général est aussi celui qui convient le mieux dans les circonstances les plus générales de la vie sociale, il ne peut être en rapport avec les autres; et pourtant la société doit pouvoir s'adapter aux unes comme aux autres. Un homme chez qui le goût de l'activité ne dépasserait jamais le niveau moyen, ne pourrait se maintenir dans les situations qui exigent un effort exceptionnel. De même, une société où l'individualisme intellectuel ne pourrait pas s'exagérer, serait incapable de secouer le joug des traditions et de renouveler ses croyances, alors même que ce serait nécessaire. Inversement, là où ce même état d'esprit ne pourrait, à l'occasion, diminuer assez pour permettre au courant contraire de se développer, que deviendrait-on en temps de guerre, alors que l'obéissance passive est le premier des devoirs? Mais, pour que ces formes d'activité puissent se produire quand elles sont utiles, il faut que la société ne les ait pas totalement désapprises. Il est donc indispensable qu'elles aient une place dans l'existence commune; qu'il y ait des sphères où s'entretienne un goût intransigeant de critique et de libre examen, d'autres, comme l'armée, où se garde à peu près intacte la vieille religion de l'autorité. Sans doute, il faut que, en temps ordinaire, l'action de ces foyers spéciaux ne s'étende pas au delà de certaines limites; comme les sentiments qui s'y élaborent correspondent à des circonstances particulières, il est essentiel qu'ils ne se généralisent pas. Mais s'il importe qu'ils restent localisés, il importe également qu'ils soient. Cette nécessité paraîtra plus évidente encore si l'on songe que les sociétés, non seulement sont tenues de faire face à des situations diverses au cours d'une même période, mais encore ne peuvent se maintenir sans se transformer. Les proportions normales d'individualisme et d'altruisme, qui conviennent aux peuples modernes, ne seront plus les mêmes dans un siècle. Or, l'avenir ne serait pas possible, si les germes n'en étaient donnés dans le présent. Pour qu'une tendance collective puisse s'affaiblir ou s'intensifier en évoluant, encore faut-il qu'elle ne se fixe pas une fois pour toutes sous une forme unique dont elle ne pourrait plus se défaire ensuite; elle ne saurait varier dans le temps si elle ne présentait aucune variété dans l'espace[373].
Les différents courants de tristesse collective, qui dérivent de ces trois états moraux, ne sont pas eux-mêmes sans raisons d'être, pourvu qu'ils ne soient pas excessifs. C'est, en effet, une erreur de croire que la joie sans mélange soit l'état normal de la sensibilité. L'homme ne pourrait pas vivre s'il était entièrement réfractaire à la tristesse. Il y a bien des douleurs auxquelles on ne peut s'adapter qu'en les aimant, et le plaisir qu'on y trouve a nécessairement quelque chose de mélancolique. La mélancolie n'est donc morbide que quand elle tient trop de place dans la vie; mais il n'est pas moins morbide qu'elle en soit totalement exclue. Il faut que le goût de l'expansion joyeuse soit modéré par le goût contraire; c'est à cette seule condition qu'il gardera la mesure et sera en harmonie avec les choses. Il en est des sociétés comme des individus. Une morale trop riante est une morale relâchée; elle ne convient qu'aux peuples en décadence et c'est chez eux seulement qu'elle se rencontre. La vie est souvent rude, souvent décevante ou vide. Il faut donc que la sensibilité collective reflète ce côté de l'existence. C'est pourquoi, à côté du courant optimiste qui pousse les hommes à envisager le monde avec confiance, il est nécessaire qu'il y ait un courant opposé, moins intense, sans doute, et moins général que le précédent, en état toutefois de le contenir partiellement; car une tendance ne se limite pas elle-même, elle ne peut jamais être limitée que par une autre tendance. Même il semble, d'après certains indices, que le penchant à une certaine mélancolie aille plutôt en se développant à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des types sociaux. Ainsi que nous l'avons déjà dit dans un autre ouvrage[374], c'est un fait tout au moins remarquable que les grandes religions des peuples les plus civilisés soient plus profondément imprégnées de tristesse que les croyances plus simples des sociétés antérieures. Ce n'est pas assurément que le courant pessimiste doive définitivement submerger l'autre, mais c'est une preuve qu'il ne perd pas de terrain et ne paraît pas destiné à disparaître. Or, pour qu'il puisse exister et se maintenir, il faut qu'il y ait dans la société un organe spécial qui lui serve de substrat. Il faut qu'il y ait des groupes d'individus qui représentent plus spécialement cette disposition de l'humeur collective. Mais la partie de la population qui joue ce rôle est nécessairement celle où les idées de suicide germent facilement.
Mais de ce qu'un courant suicidogène d'une certaine intensité doive être considéré comme un phénomène de sociologie normale, il ne suit pas que tout courant du même genre ait nécessairement le même caractère. Si l'esprit de renoncement, l'amour du progrès, le goût de l'individuation ont leur place dans toute espèce de société et s'ils ne peuvent pas exister sans devenir, sur certains points, générateurs de suicides, encore faut-il qu'ils n'aient cette propriété que dans une certaine mesure, variable selon les peuples. Elle n'est fondée que si elle ne dépasse pas certaines limites. De même, le penchant collectif à la tristesse n'est sain qu'à condition de n'être pas prépondérant. Par conséquent, la question de savoir si l'état présent du suicide chez les nations civilisées est normal ou non, n'est pas tranchée par ce qui précède. Il reste à rechercher si l'aggravation énorme qui s'est produite depuis un siècle n'est pas d'origine pathologique.
On a dit qu'elle était la rançon de la civilisation. Il est certain qu'elle est générale en Europe et d'autant plus prononcée que les nations sont parvenues à une plus haute culture. Elle a été, en effet, de 411 % en Prusse de 1826 à 1890, de 385 % en France de 1826 à 1888, de 318 % dans l'Autriche allemande de 1841-45 à 1877, de 238 % en Saxe de 1841 à 1875, de 212 % en Belgique de 1841 à 4889, de 72 % seulement en Suède de 1841 à 1871-75, de 35 % en Danemark pendant la même période. L'Italie, depuis 1870, c'est-à-dire depuis le moment où elle est devenue l'un des agents de la civilisation européenne, a vu l'effectif de ses suicides passer de 788 cas à 1.653, soit une augmentation de 109 % en vingt ans. De plus, partout, c'est dans les régions les plus cultivées que le suicide est le plus répandu. On a donc pu croire qu'il y avait un lien entre le progrès des lumières et celui des suicides, que l'un ne pouvait pas aller sans l'autre[375]; c'est une thèse analogue à celle de ce criminologiste italien, d'après lequel l'accroissement des délits aurait pour cause et pour compensation l'accroissement parallèle des transactions économiques[376]. Si elle était admise, on devrait conclure que la constitution propre aux sociétés supérieures implique une stimulation exceptionnelle des courants suicidogènes; par conséquent, l'extrême violence qu'ils ont actuellement, étant nécessaire, serait normale, et il n'y aurait pas à prendre contre elle de mesures spéciales, à moins qu'on n'en prenne en même temps contre la civilisation[377].
Mais un premier fait doit nous mettre en garde contre ce raisonnement. À Rome, au moment où l'empire atteignit son apogée, on vit également se produire une véritable hécatombe de morts volontaires. On aurait donc pu soutenir alors, comme maintenant, que c'était le prix du développement intellectuel auquel on était parvenu et que c'est une loi des peuples cultivés de fournir au suicide un plus grand nombre de victimes. Mais la suite de l'histoire a montré combien une telle induction eût été peu fondée; car cette épidémie de suicides ne dura qu'un temps, tandis que la culture romaine a survécu. Non seulement les sociétés chrétiennes s'en assimilèrent les fruits les meilleurs, mais, dès le XVIe siècle, après les découvertes de l'imprimerie, après la Renaissance et la Réforme, elles avaient dépassé, et de beaucoup,, le niveau le plus élevé auquel fussent jamais arrivées les sociétés anciennes. Et pourtant, jusqu'au XVIIIe siècle, le suicide ne fut que faiblement développé. Il n'était donc pas nécessaire que le progrès fît couler tant de sang, puisque les résultats en ont pu être conservés et même dépassés sans qu'il continuât à avoir les mêmes effets homicides. Mais alors n'est-il pas probable qu'il en est de même aujourd'hui, que la marche de notre civilisation et celle du suicide ne s'impliquent pas logiquement, et que celle-ci, par conséquent, peut être enrayée sans que l'autre s'arrête du même coup? Nous avons vu, d'ailleurs, que le suicide se rencontre dès les premières étapes de l'évolution et que même il y est parfois de la dernière virulence. Si donc il existe au sein des peuplades les plus grossières, il n'y a aucune raison de penser qu'il soit lié par un rapport nécessaire à l'extrême raffinement des mœurs. Sans doute, les types que l'on observe à ces époques lointaines ont, en partie, disparu; mais justement, cette disparition devrait alléger un peu notre tribut annuel et il est d'autant plus surprenant qu'il devienne toujours plus lourd.
Il y a donc lieu de croire que cette aggravation est due, non à la nature intrinsèque du progrès, mais aux conditions particulières dans lesquelles il s'effectue de nos jours, et rien ne nous assure qu'elles soient normales. Car il ne faut pas se laisser éblouir par le brillant développement des sciences, des arts et de l'industrie dont nous sommes les témoins; il est trop certain qu'il s'accomplit au milieu d'une effervescence maladive dont chacun de nous ressent les contre-coups douloureux. Il est donc très possible, et même vraisemblable, que le mouvement ascensionnel des suicides ait pour origine un état pathologique qui accompagne présentement la marche de la civilisation, mais sans en être la condition nécessaire.
La rapidité avec laquelle ils se sont accrus ne permet même pas d'autre hypothèse. En effet, en moins de cinquante ans, ils ont triplé, quadruplé, quintuplé même selon les pays. D'un autre côté, nous savons qu'ils tiennent à ce qu'il y a de plus invétéré dans la constitution des sociétés, puisqu'ils en expriment l'humeur, et que l'humeur des peuples, comme celle des individus, reflète l'état de l'organisme dans ce qu'il a de plus fondamental. Il faut donc que notre organisation sociale se soit profondément altérée dans le cours de ce siècle pour avoir pu déterminer un tel accroissement dans le taux des suicides. Or, il est impossible qu'une altération, à la fois aussi grave et aussi rapide, ne soit pas morbide; car une société ne peut changer de structure avec cette soudaineté. Ce n'est que par une suite de modifications lentes et presque insensibles qu'elle arrive à revêtir d'autres caractères. Encore les transformations qui sont ainsi possibles sont-elles restreintes. Une fois qu'un type social est fixé, il n'est plus indéfiniment plastique; une limite est vite atteinte qui ne saurait être dépassée. Les changements que suppose la statistique des suicides contemporains ne peuvent donc pas être normaux. Sans même savoir avec précision en quoi ils consistent, on peut affirmer par avance qu'ils résultent, non d'une évolution régulière, mais d'un ébranlement maladif qui a bien pu déraciner les institutions du passé, mais sans rien mettre à la place; car ce n'est pas en quelques années que peut se refaire l'œuvre des siècles. Mais alors, si la cause est anormale, il n'en peut être autrement de l'effet. Ce qu'atteste, par conséquent, la marée montante des morts volontaires, ce n'est pas l'éclat croissant de notre civilisation, mais un état de crise et de perturbation qui ne peut se prolonger sans danger.
À ces différentes raisons, une dernière peut être ajoutée. S'il est vrai que, normalement, la tristesse collective ait un rôle à jouer dans la vie des sociétés, d'ordinaire, elle n'est ni assez générale ni assez intense pour pénétrer jusqu'aux centres supérieurs du corps social. Elle reste à l'état de courant sous-jacent, que le sujet collectif sent obscurément, dont il subit par conséquent l'action, mais sans qu'il s'en rende clairement compte. Tout au moins, si ces vagues dispositions arrivent à affecter la conscience commune, ce n'est que par poussées partielles et intermittentes. Aussi, généralement, ne s'expriment-elles que sous forme de jugements fragmentaires, de maximes isolées, qui ne se relient pas les unes aux autres, qui ne visent à exprimer, en dépit de leur air absolu, qu'un aspect de la réalité, et que des maximes contraires corrigent et complètent. C'est de là que viennent ces aphorismes mélancoliques, ces boutades proverbiales contre la vie dans lesquelles se complaît parfois la sagesse des nations, mais qui ne sont pas plus nombreuses que les préceptes opposés. Elles traduisent évidemment des impressions passagères qui n'ont fait que traverser la conscience sans même l'occuper entièrement. C'est seulement quand ces sentiments acquièrent une force exceptionnelle qu'ils absorbent assez l'attention publique pour pouvoir être aperçus dans leur ensemble, coordonnés et systématisés, et qu'ils deviennent alors la base de doctrines complètes de la vie. En fait, à Rome et en Grèce, c'est quand la société se sentit gravement atteinte qu'apparurent les théories décourageantes d’Épicure et de Zénon. La formation de ces grands systèmes est donc l'indice que le courant pessimiste est parvenu à un degré d'intensité anormal, dû à quelque perturbation de l'organisme social. Or, on sait comme ils se sont multipliés de nos jours. Pour se faire une juste idée de leur nombre et de leur importance, il ne suffit pas de considérer les philosophies qui ont officiellement ce caractère, comme celles de Schopenhauer, de Hartmann, etc. Il faut encore tenir compte de toutes celles qui, sous des noms différents, procèdent du même esprit. L'anarchiste, l'esthète, le mystique, le socialiste révolutionnaire, s'ils ne désespèrent pas de l'avenir, s'entendent du moins avec le pessimiste dans un même sentiment de haine ou de dégoût pour ce qui est, dans un même besoin de détruire le réel ou d'y échapper. La mélancolie collective n'aurait pas à ce point envahi la conscience si elle n'avait pas pris un développement morbide, et, par conséquent, le développement du suicide, qui en résulte, est de même nature[378].
Toutes les preuves se réunissent donc pour nous faire regarder l'énorme accroissement qui s'est produit depuis un siècle dans le nombre des morts volontaires comme un phénomène pathologique qui devient tous les jours plus menaçant. À quels moyens recourir pour le conjurer?