Kitabı oku: «Le Suicide: Etude de Sociologie», sayfa 3
III
Mais il reste possible qu'il n'ait lieu qu'à l'état de folie. Si, par lui-même, il n'est pas une vésanie spéciale, il n'est pas de forme de la vésanie où il ne puisse apparaître. Ce n'en est qu'un syndrome épisodique, mais qui est fréquent. Peut-on conclure de cette fréquence qu'il ne se produit jamais à l'état de santé et qu'il est un indice certain d'aliénation mentale?
La conclusion serait précipitée. Car si, parmi les actes des aliénés, il en est qui leur sont propres, et qui peuvent servir à caractériser la folie, d'autres, au contraire, leur sont communs avec les hommes sains, tout en revêtant chez les fous une forme spéciale. A priori, il n'y a pas de raison pour classer le suicide dans la première de ces deux catégories. Sans doute, les aliénistes affirment que la plupart des suicidés qu'ils ont connus présentaient tous les signes de l'aliénation mentale, mais ce témoignage ne saurait suffire à résoudre la question; car de pareilles revues sont beaucoup trop sommaires. D'ailleurs, d'une expérience aussi étroitement spéciale, on ne saurait induire aucune loi générale. Des suicidés qu'ils ont connus et qui, naturellement, étaient des aliénés, on ne peut conclure à ceux qu'ils n'ont pas observés et qui, pourtant, sont les plus nombreux.
La seule manière de procéder méthodiquement consiste à classer, d'après leurs propriétés essentielles, les suicides commis par les fous, de constituer ainsi les types principaux de suicides vésaniques et de chercher si tous les cas de morts volontaires rentrent dans ces cadres nosologiques. En d'autres termes, pour savoir si le suicide est un acte spécial aux aliénés, il faut déterminer les formes qu'il prend dans l'aliénation mentale et voir ensuite si ce sont les seules qu'il affecte.
Les spécialistes se sont peu attachés, en général, à classer les suicides d'aliénés. On peut cependant considérer que les quatre types suivants renferment les espèces les plus importantes. Les traits essentiels de cette classification sont empruntés à Jousset et à Moreau de Tours[20].
I. Suicide maniaque.– Il est dû soit à des hallucinations, soit à des conceptions délirantes. Le malade se tue pour échapper à un danger ou à une honte imaginaires, ou pour obéir à un ordre mystérieux qu'il a reçu d'en haut, etc.[21]. Mais les motifs de ce suicide et son mode d'évolution reflètent les caractères généraux de la maladie dont il dérive, à savoir la manie. Ce qui distingue cette affection, c'est son extrême mobilité. Les idées, les sentiments les plus divers et même les plus contradictoires se succèdent avec une extraordinaire vitesse dans l'esprit des maniaques. C'est un perpétuel tourbillon. À peine un état de conscience est-il né qu'il est remplacé par un autre. Il en est de même des mobiles qui déterminent le suicide maniaque: ils naissent, disparaissent ou se transforment avec une étonnante rapidité. Tout à coup, l'hallucination ou le délire qui décident le sujet à se détruire apparaissent; la tentative de suicide en résulte; puis, en un instant, la scène change et, si l'essai avorte, il n'est pas repris, du moins pour le moment. S'il se reproduit plus tard, ce sera pour un autre motif. L'incident le plus insignifiant peut amener de ces brusques transformations. Un malade de ce genre, voulant mettre fin à ses jours, s'était jeté dans une rivière généralement peu profonde. Il était à chercher un endroit où la submersion fût possible, lorsqu'un douanier, soupçonnant son dessein, le couche en joue et menace de faire feu de son fusil s'il ne sort pas de l'eau. Aussitôt, notre homme s'en retourne paisiblement chez lui, ne songeant plus à se tuer[22].
II. Suicide mélancolique.– Il est lié à un état général d'extrême dépression, de tristesse exagérée qui fait que le malade n'apprécie plus sainement les rapports qu'ont avec lui les personnes et les choses qui l'entourent. Les plaisirs n'ont pour lui aucun attrait; il voit tout en noir. La vie lui semble ennuyeuse ou douloureuse. Comme ces dispositions sont constantes, il en est de même des idées de suicide; elles sont douées d'une grande fixité et les motifs généraux qui les déterminent sont toujours sensiblement les mêmes. Une jeune fille, née de parents sains, après avoir passé son enfance à la campagne, est obligée de s'en éloigner vers l'âge de quatorze ans pour compléter son éducation. Dès ce moment, elle conçoit un ennui inexprimable, un goût prononcé pour la solitude, bientôt un désir de mourir que rien ne peut dissiper. «Elle reste, pendant des heures entières, immobile, les yeux fixés sur la terre, la poitrine oppressée et dans l'état d'une personne qui redoute un événement sinistre. Dans la ferme résolution de se précipiter dans la rivière, elle recherche les lieux les plus écartés afin que personne ne puisse venir à son secours[23]». Cependant, comprenant mieux que l'acte qu'elle médite est un crime, elle y renonce pour un temps. Mais, au bout d'un an, le penchant au suicide revient avec plus de force et les tentatives se répètent à peu de distance l'une de l'autre.
Souvent, sur ce désespoir général, viennent se greffer des hallucinations et des idées délirantes qui mènent directement au suicide. Seulement, elles ne sont pas mobiles comme celles que nous observions tout à l'heure chez les maniaques. Elles sont fixes, au contraire, comme l'état général dont elles dérivent. Les craintes qui hantent le sujet, les reproches qu'il se fait, les chagrins qu'il ressent sont toujours les mêmes. Si donc ce suicide est déterminé par des raisons imaginaires tout comme le précédent, il s'en distingue par son caractère chronique. Aussi est-il très tenace. Les malades de cette catégorie préparent avec calme leurs moyens d'exécution; ils déploient même dans la poursuite de leur but une persévérance et, parfois, une astuce incroyables. Rien ne ressemble moins à cet esprit de suite que la perpétuelle instabilité du maniaque. Chez l'un, il n'y a que des bouffées passagères, sans causes durables, tandis que, chez l'autre, il y a un état constant qui est lié au caractère général du sujet.
III. Suicide obsessif.– Dans ce cas, le suicide n'est causé par aucun motif, ni réel ni imaginaire, mais seulement par l'idée fixe de la mort qui, sans raison représentable, s'est emparée souverainement de l'esprit du malade. Celui-ci est obsédé par le désir de se tuer, quoiqu'il sache parfaitement qu'il n'a aucun motif raisonnable de le faire. C'est un besoin instinctif sur lequel la réflexion et le raisonnement n'ont pas d'empire, analogue à ces besoins de voler, de tuer, d'incendier dont on a voulu faire autant de monomanies. Comme le sujet se rend compte du caractère absurde de son envie, il essaie d'abord de lutter. Mais tout le temps que dure cette résistance, il est triste, oppressé et ressent au creux épigastrique une anxiété qui augmente chaque jour. Pour cette raison, on a quelquefois donné à ce genre de suicide le nom de suicide anxieux. Voici la confession qu'un malade vint faire un jour à Brierre de Boismont et où cet état est parfaitement décrit: «Employé dans une maison de commerce, je m'acquitte convenablement des devoirs de ma profession, mais j'agis comme un automate et, lorsqu'on m'adresse la parole, elle me semble résonner dans le vide. Mon plus grand tourment provient de la pensée du suicide dont il m'est impossible de m'affranchir un instant. Il y a un an que je suis en butte à cette impulsion; elle était d'abord peu prononcée; depuis deux mois environ, elle, me poursuit en tous lieux, je n'ai cependant aucun motif de me donner la mort… Ma santé est bonne; personne dans ma famille n'a eu d'affection semblable; je n'ai pas fait de pertes, mes appointements me suffisent et me permettent les plaisirs de mon âge[24]». Mais dès que le malade a pris le parti de renoncer à la lutte, dès qu'il est résolu à se tuer, cette anxiété cesse et le calme revient. Si la tentative avorte, elle suffit parfois, quoique manquée, à apaiser pour un temps ce désir maladif. On dirait que le sujet a passé son envie.
IV. Suicide impulsif ou automatique.– Il n'est pas plus motivé que le précédent; il n'a aucune raison d'être ni dans la réalité ni dans l'imagination du malade. Seulement, au lieu d'être produit par une idée fixe qui poursuit l'esprit pendant un temps plus ou moins long et qui ne s'empare que progressivement de la volonté, il résulte d'une impulsion brusque et immédiatement irrésistible. En un clin d'œil, elle surgit toute développée et suscite l'acte ou, tout au moins, un commencement d'exécution. Cette soudaineté rappelle ce que nous avons observé plus haut dans la manie; seulement le suicide maniaque a toujours quelque raison, quoique déraisonnable. Il tient aux conceptions délirantes du sujet. Ici, au contraire, le penchant au suicide éclate et produit ses effets avec un véritable automatisme sans être précédé par aucun antécédent intellectuel. La vue d'un couteau, la promenade sur le bord d'un précipice etc., font naître instantanément l'idée du suicide et l'acte suit avec une telle rapidité que, souvent, les malades n'ont pas conscience de ce qui s'est passé. «Un homme cause tranquillement avec ses amis; tout à coup, il s'élance, franchit un parapet et tombe dans l'eau. Retiré aussitôt, on lui demande les motifs de sa conduite; il n'en sait rien, il a cédé à une force qui l'a entraîné malgré lui[25]». «Ce qu'il y a de singulier, dit un autre, c'est qu'il m'est impossible de me rappeler la manière dont j'ai escaladé la croisée et quelle était l'idée qui me dominait alors; car je n'avais nullement l'idée de me donner la mort ou, du moins, je n'ai pas aujourd'hui le souvenir d'une telle pensée[26]». À un moindre degré, les malades sentent l'impulsion naître et ils réussissent à échapper à la fascination qu'exerce sur eux l'instrument de mort, en le fuyant immédiatement.
En résumé, tous les suicides vésaniques ou sont dénués de tout motif, ou sont déterminés par des motifs purement imaginaires. Or, un grand nombre de morts volontaires ne rentrent ni dans l'une ni dans l'autre catégorie; la plupart d'entre elles ont des motifs et qui ne sont pas sans fondement dans la réalité. On ne saurait donc, sans abuser des mots, voir un fou dans tout suicidé. De tous les suicides que nous venons de caractériser, celui qui peut sembler le plus difficilement discernable de ceux que l'on observe chez les hommes sains d'esprit, c'est le suicide mélancolique; car, très souvent, l'homme normal qui se tue se trouve lui aussi dans un état d'abattement et de dépression, tout comme l'aliéné. Mais il y a toujours entre eux cette différence essentielle que l'état du premier et l'acte qui en résulte ne sont pas sans cause objective, tandis que, chez le second, ils sont sans aucun rapport avec les circonstances extérieures. En somme, les suicides vésaniques se distinguent des autres comme les illusions et les hallucinations des perceptions normales et comme les impulsions automatiques des actes délibérés. Il reste vrai qu'on passe des uns aux autres sans solution de continuité; mais si c'était une raison pour les identifier, il faudrait également confondre, d'une manière générale, la santé avec la maladie, puisque celle-ci n'est qu'une variété de celle-là. Quand même on aurait établi que les sujets moyens ne se tuent jamais et que ceux-là seuls se détruisent qui présentent quelques anomalies, on n'aurait pas encore le droit de considérer la folie comme une condition nécessaire du suicide; car un aliéné n'est pas simplement un homme qui pense ou qui agit un peu autrement que la moyenne.
Aussi n'a-t-on pu rattacher aussi étroitement le suicide à la folie qu'en restreignant arbitrairement le sens des mots. «Il n'est point homicide de lui-même, s'écrie Esquirol, celui qui, n'écoutant que des sentiments nobles et généreux, se jette dans un péril certain, s'expose à une mort inévitable et sacrifie volontiers sa vie pour obéir aux lois, pour garder la foi jurée, pour le salut de son pays[27]». Et il cite l'exemple de Décius, de d'Assas, etc. Falret, de même, refuse de considérer Curtius, Codrus, Aristodème comme des suicidés[28]. Bourdin étend la même exception à toutes les morts volontaires qui sont inspirées, non seulement par la foi religieuse ou par les croyances politiques, mais même par des sentiments de tendresse exaltée. Mais nous savons que la nature des mobiles qui déterminent immédiatement le suicide, ne peuvent servir à le définir ni, par conséquent, à le distinguer de ce qui n'est pas lui. Tous les cas de mort qui résultent d'un acte accompli par le patient lui-même avec la pleine connaissance des effets qui en devaient résulter, présentent, quel qu'en ait été le but, des ressemblances trop essentielles pour pouvoir être répartis en des genres séparés. Ils ne peuvent, en tout état de cause, constituer que des espèces d'un même genre; et encore, pour procéder à ces distinctions, faudrait-il d'autre critère que la fin, plus ou moins problématique, poursuivie par la victime. Voilà donc au moins un groupe de suicides d'où la folie est absente. Or, une fois qu'on a ouvert la porte aux exceptions, il est bien difficile de la fermer. Car entre ces morts inspirées par des passions particulièrement généreuses et celles que déterminent des mobiles moins relevés il n'y a pas de solution de continuité. On passe des unes aux autres par une dégradation insensible. Si donc les premières sont des suicides, on n'a aucune raison de ne pas donner aux secondes la même qualification.
Ainsi, il y a des suicides, et en grand nombre, qui ne sont pas vésaniques. On les reconnaît à ce double signe qu'ils sont délibérés et que les représentations qui entrent dans cette délibération ne sont pas purement hallucinatoires. On voit que cette question, tant de fois agitée, est soluble sans qu'il soit nécessaire de soulever le problème de la liberté. Pour savoir si tous les suicidés sont des fous, nous ne nous sommes pas demandé s'ils agissent librement ou non; nous nous sommes uniquement fondé sur les caractères empiriques que présentent à l'observation les différentes sortes de morts volontaires.
IV
Puisque les suicides d'aliénés ne sont pas tout le genre, mais n'en représentent qu'une variété, les états psychopathiques qui constituent l'aliénation mentale ne peuvent rendre compte du penchant collectif au suicide, dans sa généralité. Mais, entre l'aliénation mentale proprement dite et le parfait équilibre de l'intelligence, il existe toute une série d'intermédiaires: ce sont les anomalies diverses que l'on réunit d'ordinaire sous le nom commun de neurasthénie. Il y a donc lieu de rechercher si, à défaut de la folie, elles ne jouent pas un rôle important dans la genèse du phénomène qui nous occupe.
C'est l'existence même du suicide vésanique qui pose la question. En effet, si une perversion profonde du système nerveux suffit à créer de toutes pièces le suicide, une perversion moindre doit, à un moindre degré, exercer la même influence. La neurasthénie est une sorte de folie rudimentaire; elle doit donc avoir, en partie, les mêmes effets. Or elle est un état beaucoup plus répandu que la vésanie; elle va même de plus en plus en se généralisant. Il peut donc se faire que l'ensemble d'anomalies qu'on appelle ainsi soit l'un des facteurs en fonction desquels varie le taux des suicides.
On comprend, d'ailleurs, que la neurasthénie puisse prédisposer au suicide; car les neurasthéniques sont, par leur tempérament, comme prédestinés à la souffrance. On sait, en effet, que la douleur, en général, résulte d'un ébranlement trop fort du système nerveux; une onde nerveuse trop intense est le plus souvent douloureuse. Mais cette intensité maxima au delà de laquelle commence la douleur varie suivant les individus; elle est plus élevée chez ceux dont les nerfs sont plus résistants, moindre chez les autres. Par conséquent, chez ces derniers, la zone de la douleur commence plus tôt. Pour le névropathe, toute impression est une cause de malaise, tout mouvement est une fatigue; ses nerfs, comme à fleur de peau, sont froissés au moindre contact; l'accomplissement des fonctions physiologiques, qui sont d'ordinaire le plus silencieuses, est pour lui une source de sensations généralement pénibles. Il est vrai que, en revanche, la zone des plaisirs commence, elle aussi, plus bas; car cette pénétrabilité excessive d'un système nerveux affaibli le rend accessible à des excitations qui ne parviendraient pas à ébranler un organisme normal. C'est ainsi que des événements insignifiants peuvent être pour un pareil sujet l'occasion de plaisirs démesurés. Il semble donc qu'il doive regagner d'un côté ce qu'il perd de l'autre et que, grâce à cette compensation, il ne soit pas plus mal armé que d'autres pour soutenir la lutte. Il n'en est rien cependant et son infériorité est réelle; car les impressions courantes, les sensations dont les conditions de l'existence moyenne amènent le plus fréquemment le retour sont toujours d'une certaine force. Pour lui, par conséquent, la vie risque de n'être pas assez tempérée. Sans doute, quand il peut s'en retirer, se créer un milieu spécial où le bruit du dehors ne lui arrive qu'assourdi, il parvient à vivre sans trop souffrir; c'est pourquoi nous le voyons quelquefois fuir le monde qui lui fait mal et rechercher la solitude. Mais s'il est obligé de descendre dans la mêlée, s'il ne peut pas abriter soigneusement contre les chocs extérieurs sa délicatesse maladive, il a bien des chances d'éprouver plus de douleurs que de plaisirs. De tels organismes sont donc pour l'idée du suicide un terrain de prédilection.
Cette raison n'est même pas la seule qui rende l'existence difficile au névropathe. Par suite de cette extrême sensibilité de son système nerveux, ses idées et ses sentiments sont toujours en équilibre instable. Parce que les impressions les plus légères ont chez lui un retentissement anormal, son organisation mentale est, à chaque instant, bouleversée de fond en comble et, sous le coup de ces secousses ininterrompues, elle ne peut pas se fixer sous une forme déterminée. Elle est toujours en voie de devenir. Pour qu'elle pût se consolider, il faudrait que les expériences passées eussent des effets durables, alors qu'ils sont sans cesse détruits et emportés par les brusques révolutions qui surviennent. Or la vie, dans un milieu fixe et constant, n'est possible que si les fonctions du vivant ont un égal degré de constance et de fixité. Car vivre, c'est répondre aux excitations extérieures d'une manière appropriée et cette correspondance harmonique ne peut s'établir qu'à l'aide du temps et de l'habitude. Elle est un produit de tâtonnements, répétés parfois pendant des générations, dont les résultats sont en partie devenus héréditaires et qui ne peuvent être recommencés à nouveaux frais toutes les fois qu'il faut agir. Si, au contraire, tout est à refaire, pour ainsi dire, au moment de l'action, il est impossible qu'elle soit tout ce qu'elle doit être. Cette stabilité ne nous est pas seulement nécessaire dans nos rapports avec le milieu physique, mais encore avec le milieu social. Dans une société, dont l'organisation est définie, l'individu ne peut se maintenir qu'à condition d'avoir une constitution mentale et morale également définie. Or, c'est ce qui manque au névropathe. L'état d'ébranlement où il se trouve fait que les circonstances le prennent sans cesse à l'improviste. Comme il n'est pas préparé pour y répondre, il est obligé d'inventer des formes originales de conduite; de là vient son goût bien connu pour les nouveautés. Mais quand il s'agit de s'adapter à des situations traditionnelles, des combinaisons improvisées ne sauraient prévaloir contre celles qu'a consacrées l'expérience; elles échouent donc le plus souvent. C'est ainsi que, plus le système social a de fixité, plus un sujet aussi mobile a de mal à y vivre.
Il est donc très vraisemblable que ce type psychologique est celui qui se rencontre le plus généralement chez les suicidés. Reste à savoir quelle part cette condition tout individuelle a dans la production des morts volontaires. Suffit-elle à les susciter pour peu qu'elle y soit aidée par les circonstances, ou bien n'a-t-elle d'autre effet que de rendre les individus plus accessibles à l'action de forces qui leur sont extérieures et qui seules constituent les causes déterminantes du phénomène?
Pour pouvoir résoudre directement la question, il faudrait pouvoir comparer les variations du suicide à celles de la neurasthénie. Malheureusement, celle-ci n'est pas atteinte par la statistique. Mais un biais va nous fournir les moyens de tourner la difficulté. Puisque la folie n'est que la forme amplifiée de la dégénérescence nerveuse, on peut admettre, sans sérieux risques d'erreur, que le nombre des dégénérés varie comme celui des fous et substituer, par conséquent, la considération des seconds à celle des premiers. Ce procédé aura, de plus, cet avantage qu'il nous permettra d'établir d'une manière générale le rapport que soutient le taux des suicides avec l'ensemble des anomalies mentales de toute sorte.
Un premier fait pourrait leur faire attribuer une influence qu'elles n'ont pas; c'est que le suicide, comme la folie, est plus répandu dans les villes que dans les campagnes. Il semble donc croître et décroître comme elle; ce qui pourrait faire croire qu'il en dépend. Mais ce parallélisme n'exprime pas nécessairement un rapport de cause à effet; il peut très bien être le produit d'une simple rencontre. L'hypothèse est d'autant plus permise que les causes sociales dont dépend le suicide sont elles-mêmes, comme nous le verrons, étroitement liées à la civilisation urbaine et que c'est dans les grands centres qu'elles sont le plus intenses. Pour mesurer l'action que les états psychopathiques peuvent avoir sur le suicide, il faut donc éliminer les cas où ils varient comme les conditions sociales du même phénomène; car quand ces deux facteurs agissent dans le même sens, il est impossible de dissocier, dans le résultat total, la part qui revient à chacun. Il faut les considérer exclusivement là où ils sont en raison inverse l'un de l'autre; c'est seulement quand il s'établit entre eux une sorte de conflit, qu'on peut arriver à savoir lequel est déterminant. Si les désordres mentaux jouent le rôle essentiel qu'on leur a parfois prêté, ils doivent révéler leur présence par des effets caractéristiques, alors même que les conditions sociales tendent à les neutraliser; et inversement, celles-ci doivent être empêchées de se manifester quand les conditions individuelles agissent en sens inverse. Or les faits suivants démontrent que c'est le contraire qui est la règle:
1° Toutes les statistiques établissent que, dans les asiles d'aliénés, la population féminine est légèrement supérieure à la population masculine. Le rapport varie selon les pays, mais, comme le montre le tableau suivant, il est, en général, de 54 ou 55 femmes pour 46 ou 43 hommes:
Koch a réuni les résultats du recensement effectué dans onze États différents sur l'ensemble de la population aliénée. Sur 166.675 fous des deux sexes, il a trouvé 78.584 hommes et 88.091 femmes, soit 1,18 aliénés pour 1.000 habitants du sexe masculin et 1,30 pour 1.000 habitants de l'autre sexe[29]. Mayr de son côté a trouvé des chiffres analogues.
Tableau IV[30]
Part de chaque sexe dans le chiffre total des suicides.
On s'est, demandé, il est vrai, si cet excédent de femmes ne venait pas simplement de ce que la mortalité des fous est supérieure à celle des folles. En fait, il est certain que, en France, sur 100 aliénés qui meurent dans les asiles, il y a environ 55 hommes. Le nombre plus considérable de sujets féminins recensés à un moment donné ne prouverait donc pas que la femme a une plus forte tendance à la folie, mais seulement que, dans cette condition comme d'ailleurs dans toutes les autres, elle survit mieux que l'homme. Mais il n'en reste pas moins acquis que la population existante d'aliénés compte plus de femmes que d'hommes; si donc, comme il semble légitime, on conclut des fous aux nerveux, on doit admettre qu'il existe à chaque moment plus de neurasthéniques dans le sexe féminin que dans l'autre. Par conséquent, s'il y avait entre le taux des suicides et la neurasthénie un rapport de cause à effet, les femmes devraient se tuer plus que les hommes. Tout au moins devraient-elles se tuer autant. Car même en tenant compte de leur moindre mortalité et en corrigeant en conséquence les indications des recensements, tout ce qu'on en pourrait conclure, c'est qu'elles ont pour la folie une prédisposition sensiblement égale à celle de l'homme; leur plus faible dîme mortuaire et la supériorité numérique qu'elles accusent dans tous les dénombrements d'aliénés se compensent, en effet, à peu près exactement. Or, bien loin que leur aptitude à la mort volontaire soit ou supérieure on équivalente à celle de l'homme, il se trouve que le suicide est une manifestation essentiellement masculine. Pour une femme qui se tue, il y a, en moyenne, 4 hommes qui se donnent la mort (V. Tableau IV, ci-dessus). Chaque sexe a donc pour le suicide un penchant défini, qui est même constant pour chaque milieu social. Mais l'intensité de cette tendance ne varie aucunement comme le facteur psychopathique, qu'on évalue ce dernier d'après le nombre des cas nouveaux enregistrés chaque année ou d'après celui des sujets recensés au même moment.
2° Le tableau V permet de comparer l'intensité de la tendance à la folie dans les différents cultes.
Tableau V[31]
Tendance à la folie dans les différentes confessions religieuses.
On voit que la folie est beaucoup plus fréquente chez les juifs que dans les autres confessions religieuses; il y a donc tout lieu de croire que les autres affections du système nerveux y sont également dans les mêmes proportions. Or, tout au contraire, le penchant au suicide y est très faible. Nous montrerons même plus loin que c'est la religion où il a le moins de force[32]. Par conséquent, dans ce cas, le suicide varie en raison inverse des états psychopathiques, bien loin d'en être le prolongement. Sans doute, il ne faudrait pas conclure de ce fait que les tares nerveuses et cérébrales pussent jamais servir de préservatifs contre le suicide; mais il faut qu'elles aient bien peu d'efficacité pour le déterminer, puisqu'il peut s'abaisser à ce point au moment même où elles atteignent leur plus grand développement.
Si l'on compare seulement les catholiques aux protestants, l'inversion n'est pas aussi générale; cependant elle est très fréquente. La tendance des catholiques à la folie n'est inférieure à celle des protestants que 4 fois sur 12 et encore l'écart entre eux est-il très faible. Nous verrons, au contraire, au tableau XVIII[33] que, partout, sans aucune exception, les premiers se tuent beaucoup moins que les seconds.
3° Il sera établi plus loin[34] que, dans tous les pays, la tendance au suicide croît régulièrement depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse la plus avancée. Si, parfois, elle régresse après 70 ou 80 ans, le recul est très léger; elle reste toujours à cette période de la vie deux et trois fois plus forte qu'à l'époque de la maturité. Inversement, c'est pendant la maturité que la folie éclate avec le plus de fréquence. C'est vers la trentaine que le danger est le plus grand; au delà il diminue, et c'est pendant la vieillesse qu'il est, et de beaucoup, le plus faible[35]. Un tel antagonisme serait inexplicable si les causes qui font varier le suicide et celles qui déterminent les troubles mentaux n'étaient pas de nature différente.
Si l'on compare létaux des suicides à chaque âge, non plus avec la fréquence relative des cas nouveaux de folie qui se produisent à la même période, mais avec l'effectif proportionnel de la population aliénée, l'absence de tout parallélisme n'est pas moins évidente. C'est vers 35 ans que les fous sont le plus nombreux relativement à l'ensemble de la population. La proportion reste à peu près la même jusque vers 60 ans; au delà elle diminue rapidement. Elle est donc minima quand le taux des suicides est maximum et, auparavant, il est impossible d'apercevoir aucune relation régulière entre les variations qui se produisent de part et d'autre[36].
4° Si l'on compare les différentes sociétés au double point de vue du suicide et de la folie, on ne trouve pas davantage de rapport entre les variations de ces deux phénomènes. Il est vrai que la statistique de l'aliénation mentale n'est pas faite avec assez de précision pour que ces comparaisons internationales puissent être d'une exactitude très rigoureuse. Il est cependant remarquable que les deux tableaux suivants, que nous empruntons à deux auteurs différents, donnent des résultats sensiblement concordants.
Tableau VI
Rapports du suicide et de la folie dans les différents pays d'Europe.
Ainsi les pays où il y a le moins de fous sont ceux où il y a le plus de suicides; le cas de la Saxe est particulièrement frappant. Déjà, dans sa très bonne étude sur le suicide en Seine-et-Marne, le docteur Leroy avait fait une observation analogue. «Le plus souvent, dit-il, les localités où l'on rencontre une proportion notable de maladies mentales en ont également une de suicides. Cependant les deux maxima peuvent être complètement séparés. Je serais même disposé à croire qu'à côté de pays assez heureux… pour n'avoir ni maladies mentales ni suicides… il en est où les maladies mentales ont seules fait leur apparition». Dans d'autres localités c'est l'inverse qui se produit[38].
Morselli, il est vrai, est arrivé à des résultats un peu différents[39]. Mais c'est d'abord qu'il a confondu sous le titre commun d'aliénés les fous proprement dits et les idiots[40]. Or, ces deux affections sont très différentes, surtout au point de vue de l'action qu'elles peuvent être soupçonnées d'avoir sur le suicide. Loin d'y prédisposer, l'idiotie paraît plutôt en être un préservatif; car les idiots sont, dans les campagnes, beaucoup plus nombreux que dans les villes, tandis que les suicides y sont beaucoup plus rares. Il importe donc de distinguer deux états aussi contraires quand on cherche à déterminer la part des différents troubles névropathiques dans le taux des morts volontaires. Mais, même en les confondant, on n'arrive pas à établir un parallélisme régulier entre le développement de l'aliénation mentale et celui du suicide. Si, en effet, prenant comme incontestés les chiffres de Morselli, on classe les principaux pays d'Europe en cinq groupes d'après l'importance de leur population aliénée (idiots et fous étant réunis sous la même rubrique), et si l'on cherche ensuite quelle est dans chacun de ces groupes la moyenne des suicides, on obtient le tableau suivant: