Kitabı oku: «Le Suicide: Etude de Sociologie», sayfa 9
III
Si cette influence existe, c'est surtout dans la répartition géographique des suicides qu'elle doit être sensible. On doit voir, dans certains cas, le taux caractéristique d'un pays ou d'une localité se communiquer pour ainsi dire aux localités voisines. C'est donc la carte qu'il faut consulter. Mais il faut l'interroger avec méthode.
Certains auteurs ont cru pouvoir faire intervenir l'imitation toutes les fois que deux ou plusieurs départements limitrophes manifestent pour le suicide un penchant de même intensité. Cependant, cette diffusion à l'intérieur d'une même région peut très bien tenir à ce que certaines causes, favorables au développement du suicide, y sont, elles aussi, également répandues, à ce que le milieu social y est partout le même. Pour pouvoir être assuré qu'une tendance ou une idée se répand par imitation, il faut qu'on la voie sortir des milieux où elle est née pour en envahir d'autres qui, par eux-mêmes, n'étaient pas de nature à la susciter. Car, ainsi que nous l'avons montré, il n'y a propagation imitative que dans la mesure où le fait imité et lui seul, sans le concours d'autres facteurs, détermine automatiquement les faits qui le reproduisent. Il faut donc, pour déterminer la part de l'imitation dans le phénomène qui nous occupe, un critère moins simple que celui dont on s'est si souvent contenté.
Avant tout, il ne saurait y avoir imitation s'il n'existe un modèle à imiter; il n'y a pas de contagion sans un foyer d'où elle émane et où elle a, par suite, son maximum d'intensité. De même, on ne sera fondé à admettre que le penchant au suicide se communique d'une partie à l'autre de la société que si l'observation révèle l'existence de certains centres de rayonnement. Mais à quels signes les reconnaîtra-t-on?
D'abord, ils doivent se distinguer de tous les points environnants par une plus grande aptitude au suicide; on doit les voir se détacher sur la carte par une teinte plus prononcée que les contrées ambiantes. En effet, comme, naturellement, l'imitation y agit aussi, en même temps que les causes vraiment productrices du suicide, les cas ne peuvent manquer d'y être plus nombreux. En second lieu, pour que ces centres puissent jouer le rôle qu'on leur prête et, par conséquent, pour qu'on soit en droit de rapporter à leur influence les faits qui se produisent autour d'eux, il faut que chacun d'eux soit en quelque sorte le point de mire des pays voisins. Il est clair qu'il ne peut être imité s'il n'est en vue. Si les regards sont ailleurs, les suicides auront beau y être nombreux, ils seront comme s'ils n'étaient pas parce qu'ils seront ignorés; par suite, ils ne se reproduiront pas. Or, les populations ne peuvent avoir les yeux ainsi fixés que sur un point qui occupe dans la vie régionale une place importante. Autrement dit, c'est autour des capitales et des grandes villes que les phénomènes de contagion doivent être le plus marqués. On peut même d'autant mieux s'attendre à les y observer que, dans ce cas, l'action propagatrice de l'imitation est aidée et renforcée par d'autres facteurs, à savoir par l'autorité morale des grands centres qui communique parfois à leurs manières de faire une si grande puissance d'expansion. C'est donc là que l'imitation doit avoir des effets sociaux; si elle en produit quelque part. Enfin, comme, de l'aveu de tout le monde, l'influence de l'exemple, toutes choses égales, s'affaiblit avec la distance, les régions limitrophes devront être d'autant plus épargnées qu'elles seront plus distantes du foyer principal, et inversement. Telles sont les trois conditions auxquelles doit au moins satisfaire la carte des suicides pour qu'on puisse attribuer, même partiellement, la forme qu'elle affecte, à l'imitation. Encore y aura-t-il toujours lieu de rechercher si cette disposition géographique n'est pas due à la disposition parallèle des conditions d'existence dont dépend le suicide.
Ces règles posées, faisons-en l'application.
Les cartes usuelles où, pour ce qui concerne la France, le taux des suicides n'est exprimé que par départements, ne sauraient suffire pour cette recherche. En effet, elles ne permettent pas d'observer les effets possibles de l'imitation là où ils doivent être le plus sensibles, à savoir entre les différentes parties d'un même département. De plus, la présence d'un arrondissement très ou très peu productif de suicides peut élever ou abaisser artificiellement la moyenne départementale et créer ainsi une discontinuité apparente entre les autres arrondissements et ceux des départements voisins, ou bien, au contraire, masquer une discontinuité réelle. Enfin, l'action des grandes villes est ainsi trop noyée pour pouvoir être facilement aperçue. Nous avons donc construit, spécialement pour l'étude de cette question, une carte par arrondissements; elle se rapporte à la période quinquennale 1887-1891. La lecture nous en a donné les résultats les plus inattendus[117].
Ce qui y frappe tout d'abord, c'est, vers le Nord, l'existence d'une grande tache dont la partie principale occupe l'emplacement de l'ancienne Ile-de-France, mais qui entame assez profondément la Champagne et s'étend jusqu'en Lorraine. Si elle était due à l'imitation, le foyer en devrait être à Paris qui est le seul centre en vue de toute cette contrée. En fait, c'est à l'influence de Paris qu'on l'impute d'ordinaire; Guerry disait même que, si l'on part d'un point quelconque de la périphérie du pays (Marseille excepté) en se dirigeant vers la capitale, on voit les suicides se multiplier de plus en plus à mesure qu'on s'en rapproche. Mais si la carte par départements pouvait donner une apparence de raison à cette interprétation, la carte par arrondissements lui ôte tout fondement. Il se trouve, en effet, que la Seine a un taux de suicides moindre que tous les arrondissements circonvoisins. Elle en compte seulement 471 par million d'habitants, tandis que Coulommiers en a 500, Versailles 514, Melun 518, Meaux 525, Corbeil, 559, Pontoise 561, Provins 562. Même les arrondissements champenois dépassent de beaucoup ceux qui touchent le plus à la Seine: Reims a 501 suicides, Epernay 537, Arcis-sur-Aube 548, Château-Thierry 623. Déjà dans son étude sur Le suicide en Seine-et-Marne, le docteur Leroy signalait avec étonnement ce fait que l'arrondissement de Meaux comptait relativement plus de suicides que la Seine[118]. Voici les chiffres qu'il nous donne:
[Illustration:
Planche II
SUICIDES EN FRANCE, PAR ARRONDISSEMENTS (1887-91). ]
Et l'arrondissement de Meaux n'était pas seul dans ce cas. Le même auteur nous fait connaître les noms de 166 communes du même département où l'on se tuait à cette époque plus qu'à Paris. Singulier foyer qui serait à ce point inférieur aux foyers secondaires qu'il est censé alimenter! Pourtant, la Seine mise de côté, il est impossible d'apercevoir un autre centre de rayonnement. Car il est encore plus difficile de faire graviter Paris autour de Corbeil ou de Pontoise.
Un peu plus au Nord, on aperçoit une autre tache, moins égale, mais d'une nuance encore très foncée; elle correspond à la Normandie. Si donc elle était due à un mouvement d'expansion contagieuse, c'est de Rouen, capitale de la province et ville particulièrement importante, qu'elle devrait partir. Or les deux points de cette région où le suicide sévit le plus sont l'arrondissement de Neufchâtel (509 suicides) et celui de Pont-Audemer (537 par million d'habitants); et ils ne sont même pas contigus. Pourtant, ce n'est certainement pas à leur influence que peut être due la constitution morale de la province.
Tout à fait au Sud-Est, le long des côtes de la Méditerranée, nous trouvons une bande de territoire qui va des limites extrêmes des Bouches-du-Rhône jusqu'à la frontière italienne et où les suicides sont également très nombreux. Il s'y trouve une véritable métropole, Marseille et, à l'autre extrémité, un grand centre de vie mondaine, Nice. Or les arrondissements les plus éprouvés sont ceux de Toulon et de Forcalquier. Personne ne dira pourtant que Marseille soit à leur remorque. De même, sur la côte ouest, Rochefort est seul à se détacher par une couleur assez sombre de la masse continue que forment les deux Charentes et où se trouve cependant une ville beaucoup plus considérable, Angoulême. Plus généralement, il y a un très grand nombre de départements où ce n'est pas l'arrondissement chef-lieu qui tient la tête. Dans les Vosges, c'est Remiremont et non Épinal; dans la Haute-Saône c'est Gray, ville morte ou en train de mourir, et non Vesoul; dans Je Doubs, c'est Dôle et Poligny, non Besançon; dans la Gironde, ce n'est pas Bordeaux, mais La Réole et Bazas; dans le Maine-et-Loire, c'est Saumur au lieu d'Angers; dans la Sarthe, Saint-Calais au lieu de Le Mans; dans le Nord, Avesnes, au lieu de Lille, etc. Pourtant, dans aucun de ces cas, l'arrondissement qui prend ainsi le pas sur le chef-lieu, ne renferme la ville la plus importante du département.
On voudrait pouvoir poursuivre cette comparaison, non seulement d'arrondissement à arrondissement, mais de commune à commune. Malheureusement, une carte communale des suicides est impossible à construire pour toute l'étendue du pays. Mais, dans son intéressante monographie, le Dr Leroy a fait ce travail pour le département de Seine-et-Marne. Or, après avoir classé toutes les communes de ce département d'après leur taux de suicides, en commençant par celles où il est le plus élevé, il a trouvé les résultats suivants: «La Ferté-sous-Jouarre (4.482 h.), la première ville importante de la liste, est au n° 124; Meaux (10.762 h.), vient au n° 130; Provins (7.547 h.), au n° 135; Coulommiers (4.628 h.), au n° 438. Le rapprochement des numéros d'ordre de ces villes est même curieux en ce qu'il laisse supposer une influence régnant la même sur toutes[119]. Lagny (3.468 h.) et si près de Paris ne vient qu'au n° 219; Montereau-Faut-Yonne (6.247 h.), au n° 245; Fontainebleau (11.939 h.), au n° 247… Enfin Melun (11.170 h.), chef-lieu du département ne vient qu'au 279e rang. Par contre, si l'on examine les 25 communes qui occupent la tête de la liste, on verra qu'à l'exception de 2, ce sont des communes ayant une population peu considérable[120]».
Si nous sortons de France, nous pourrons faire des constatations identiques. La partie de l'Europe où l'on se tue le plus est celle qui comprend le Danemark et l'Allemagne centrale. Or, dans cette vaste zone, le pays qui, de beaucoup, l'emporte sur tous les autres, c'est la Saxe-Royale; elle a 311 suicides par million d'habitants. Le duché de Saxe-Altenbourg vient immédiatement après (303 suicides) tandis que le Brandebourg n'en a que 204. Il s'en faut pourtant que l'Allemagne ait les yeux fixés sur ces deux petits États. Ce n'est ni Dresde ni Altenbourg qui donnent le ton à Hambourg et à Berlin. De même, de toutes les provinces italiennes, c'est Bologne et Livourne qui ont proportionnellement le plus de suicides (88 et 84); Milan, Gênes, Turin et Rome, d'après les moyennes établies par Morselli pour les années 1864-1876, ne viennent que beaucoup plus loin.
En définitive, ce que nous montrent toutes les cartes, c'est que le suicide, loin de se disposer plus ou moins concentriquement autour de certains foyers à partir desquels il irait en se dégradant progressivement, se présente, au contraire, par grandes masses à peu près homogènes (mais à peu près seulement) et dépourvues de tout noyau central. Une telle configuration n'a donc rien qui décèle l'influence de l'imitation. Elle indique seulement que le suicide ne tient pas à des circonstances locales, variables d'une ville à l'autre, mais que les conditions qui le déterminent sont toujours d'une certaine généralité. Il n'y a ici ni imitateurs ni imités, mais identité relative dans les effets due à une identité relative dans les causes. Et on s'explique aisément qu'il en soit ainsi si, comme tout ce qui précède le fait déjà prévoir, le suicide dépend essentiellement de certains états du milieu social. Car ce dernier garde généralement la même constitution sur d'assez larges étendues de territoire. Il est donc naturel que, partout où il est le même, il ait les mêmes conséquences sans que la contagion y soit pour rien. C'est pourquoi il arrive le plus souvent que, dans une même région, le taux des suicides se soutient à peu près au même niveau. Mais d'un autre côté, comme jamais les causes qui le produisent n'y peuvent être réparties avec une parfaite homogénéité, il est inévitable que, d'un point à l'autre, d'un arrondissement à l'arrondissement voisin, il présente parfois des variations plus ou moins importantes, comme celles que nous avons constatées.
Ce qui prouve que cette explication est fondée, c'est qu'on le voit se modifier brusquement et du tout au tout chaque fois que le milieu social change brusquement. Jamais celui-ci n'étend son action au delà de ses limites naturelles. Jamais un pays que des conditions particulières prédisposent spécialement au suicide n'impose, par le seul prestige de l'exemple, son penchant aux pays voisins, si ces mêmes conditions ou d'autres semblables ne s'y trouvent pas au même degré. Ainsi, le suicide est à l'état endémique en Allemagne et l'on a pu voir déjà avec quelle violence il y sévit; nous montrerons plus loin que le protestantisme est la cause principale de cette aptitude exceptionnelle. Cependant, trois régions font exception à la règle générale; ce sont les provinces rhénanes avec la Westphalie, la Bavière et surtout la Souabe bavaroise, enfin la Posnanie. Ce sont les seules de toute l'Allemagne qui comptent moins de 100 suicides par million d'habitants. Sur la carte[121], elles apparaissent comme trois îlots perdus et les taches claires qui les représentent contrastent avec les teintes foncées qui les environnent. C'est qu'elles sont toutes trois catholiques. Ainsi, le courant suicidogène si intense qui circule autour d'elles ne parvient pas à les entamer; il s'arrête à leurs frontières par cela seul qu'il ne trouve pas au delà les conditions favorables à son développement. De même, en Suisse, le Sud est tout entier catholique; tous les éléments protestants sont au Nord. Or, à voir comme ces deux pays s'opposent l'un à l'autre sur la carte des suicides[122], on pourrait croire qu'ils assortissent à des sociétés différentes. Quoiqu'ils se touchent de tous les côtés, qu'ils soient en relations constantes, chacun conserve au point de vue du suicide son individualité. La moyenne est aussi basse d'un côté qu'élevée de l'autre. De même, à l'intérieur de la Suisse septentrionale, Lucerne, Uri, Unterwald, Schwyz et Zug, cantons catholiques, comptent au plus 100 suicides par million, quoiqu'ils soient entourés de cantons protestants qui en ont bien davantage.
[Illustration:
Planche III.
SUICIDES DANS L'EUROPE CENTRALE
(d'après Morselli). ]
Une autre expérience pourrait être tentée qui confirmerait, pensons-nous, les preuves qui précèdent. Un phénomène de contagion morale ne peut guère se produire que de deux manières: ou le fait qui sert de modèle se répand de bouche en bouche par l'intermédiaire de ce qu'on appelle la voix publique, ou ce sont les journaux qui le propagent. Généralement, on s'en prend surtout à ces derniers; il n'est pas douteux, en effet, qu'ils ne constituent un puissant instrument de diffusion. Si donc l'imitation est pour quelque chose dans le développement des suicides, on doit les voir varier suivant la place que les journaux occupent dans l'attention publique.
Malheureusement, cette place est assez difficile à déterminer. Ce n'est pas le nombre des périodiques, mais celui de leurs lecteurs, qui seul peut permettre de mesurer l'étendue de leur action. Or, dans un pays peu centralisé, comme la Suisse, les journaux peuvent être nombreux parce que chaque localité a le sien, et pourtant, comme chacun d'eux est peu lu, leur puissance de propagation est médiocre. Au contraire, un seul journal comme le Times, le New-York Herald, le Petit Journal, etc., agit sur un immense public. Même, il semble que la presse ne puisse guère avoir l'influence dont on l'accuse sans une certaine centralisation. Car, là où chaque région a sa vie propre, on s'intéresse moins à ce qui se passe au delà du petit horizon où l'on borne sa vue; les faits lointains passent davantage inaperçus et, pour cette raison même, sont recueillis avec moins de soin. Il y a ainsi moins d'exemples qui sollicitent l'imitation. Il en est tout autrement là où le nivellement des milieux locaux ouvre à la sympathie et à la curiosité un champ d'action plus étendu, et où, répondant à ces besoins, de grands organes concentrent chaque jour tous les événements importants du pays ou des pays voisins pour en renvoyer ensuite la nouvelle dans toutes les directions. Alors les exemples, s'accumulant, se renforcent mutuellement. Mais on comprend qu'il est à peu près impossible de comparer la clientèle des différents journaux d'Europe et surtout d'apprécier le caractère plus ou moins local de leurs informations. Cependant, sans que nous puissions donner de notre affirmation une preuve régulière, il nous paraît difficile que, sur ces deux points, la France et l'Angleterre soient inférieures au Danemark, à la Saxe et même aux différents pays d'Allemagne. Pourtant, on s'y tue beaucoup moins. De même, sans sortir de France, rien n'autorise à supposer qu'on lise sensiblement moins de journaux au sud de la Loire qu'au nord; or on sait quel contraste il y a entre ces deux régions sous le rapport du suicide. Sans vouloir attacher plus d'importance qu'il ne convient à un argument que nous ne pouvons établir sur des faits bien définis, nous croyons cependant qu'il repose sur d'assez fortes vraisemblances pour mériter quelque attention.
IV
En résumé, s'il est certain que le suicide est contagieux d'individu à individu, jamais on ne voit l'imitation le propager de manière à affecter le taux social des suicides. Elle peut bien donner naissance à des cas individuels plus ou moins nombreux, mais elle ne contribue pas à déterminer le penchant inégal qui entraîne les différentes sociétés, et à l'intérieur de chaque société les groupes sociaux plus particuliers, au meurtre de soi-même. Le rayonnement qui en résulte est toujours très limité; il est, de plus, intermittent. Quand il atteint un certain degré d'intensité, ce n'est jamais que pour un temps très court.
Mais il y a une raison plus générale qui explique comment les effets de l'imitation ne sont pas appréciables à travers les chiffres de la statistique. C'est que, réduite à ses seules forces, l'imitation ne peut rien sur le suicide. Chez l'adulte, sauf dans les cas très rares de monoïdéisme plus ou moins absolu, l'idée d'un acte ne suffit pas à engendrer un acte similaire, à moins qu'elle ne tombe sur un sujet qui, de lui-même, y est particulièrement enclin. «J'ai toujours remarqué, écrit Morel, que l'imitation, si puissante que soit son influence, et que l'impression causée par le récit ou la lecture d'un crime exceptionnel ne suffisaient pas pour provoquer des actes similaires chez des individus qui auraient été parfaitement sains d'esprit[123]». De même, le Dr Paul Moreau de Tours a cru pouvoir établir, d'après ses observations personnelles, que le suicide contagieux ne se rencontre jamais que chez des individus fortement prédisposés[124].
Il est vrai que, comme cette prédisposition lui paraissait dépendre essentiellement de causes organiques, il lui était assez difficile d'expliquer certains cas qu'on ne peut rapporter à cette origine, à moins d'admettre des combinaisons de causes tout à fait improbables et vraiment miraculeuses. Comment croire que les 15 invalides dont nous avons parlé se soient justement trouvés tous atteints de dégénérescence nerveuse? Et l'on en peut dire autant des faits de contagion si fréquemment observés dans l'armée ou dans les prisons. Mais ces faits sont facilement explicables une fois qu'on a reconnu que le penchant au suicide pouvait être créé par le milieu social. Car, alors, on est en droit de les attribuer, non à un hasard inintelligible qui, des points les plus divers de l'horizon, aurait assemblé dans une même caserne ou dans un même établissement pénitentiaire un nombre relativement considérable d'individus atteints tous d'une même tare mentale, mais à l'action du milieu commun au sein duquel ils vivent. Nous verrons, en effet, que, dans les prisons et dans les régiments, il existe un état collectif qui incline au suicide les soldats et les détenus aussi directement que peut le faire la plus violente des névroses. L'exemple est la cause occasionnelle qui fait éclater l'impulsion; mais ce n'est pas lui qui la crée et, si elle n'existait pas, il serait inoffensif.
On peut donc dire que, sauf dans de très rares exceptions, l'imitation n'est pas un facteur original du suicide. Elle ne fait que rendre apparent un état qui est la vraie cause génératrice de l'acte et qui, vraisemblablement, eût toujours trouvé moyen de produire son effet naturel, alors même qu'elle ne serait pas intervenue; car il faut que la prédisposition soit particulièrement forte pour qu'il suffise de si peu de chose pour la faire passer à l'acte. Il n'est donc pas étonnant que les faits ne portent pas la marque de l'imitation, puisqu'elle n'a pas d'action en propre et que celle même qu'elle exerce est très restreinte.
Une remarque d'un intérêt pratique peut servir de corollaire à cette conclusion.
Certains auteurs, attribuant à l'imitation un pouvoir qu'elle n'a pas, ont demandé que la reproduction des suicides et des crimes fût interdite aux journaux[125]. Il est possible que cette prohibition réussisse à alléger de quelques unités le montant annuel de ces différents actes. Mais il est très douteux qu'elle puisse en modifier le taux social. L'intensité du penchant collectif resterait la même, car l'état moral des groupes ne serait pas changé pour cela. Si donc on met en regard des problématiques et très faibles avantages que pourrait avoir cette mesure, les graves inconvénients qu'entraînerait la suppression de toute publicité judiciaire, on conçoit que le législateur mette quelque hésitation à suivre le conseil des spécialistes. En réalité, ce qui peut contribuer au développement du suicide ou du meurtre, ce n'est pas le fait d'en parler, c'est la manière dont on en parle. Là où ces pratiques sont abhorrées, les sentiments qu'elles soulèvent se traduisent à travers les récits qui en sont faits et, par suite, neutralisent plus qu'elles n'excitent les prédispositions individuelles. Mais inversement, quand la société est moralement désemparée, l'état d'incertitude où elle est lui inspire pour les actes immoraux une sorte d'indulgence qui s'exprime involontairement toutes les fois qu'on en parle et qui en rend moins sensible l'immoralité. Alors l'exemple devient vraiment redoutable, non parce qu'il est l'exemple, mais parce que la tolérance ou l'indifférence sociale diminuent l'éloignement qu'il devrait inspirer.
Mais ce que montre surtout ce chapitre, c'est combien est peu fondée la théorie qui fait de l'imitation la source éminente de toute vie collective. Il n'est pas de fait aussi facilement transmissible par voie de contagion que le suicide, et pourtant nous venons de voir que cette contagiosité ne produit pas d'effets sociaux. Si, dans ce cas, l'imitation est à ce point dépourvue d'influence sociale, elle n'en saurait avoir davantage dans les autres; les vertus qu'on lui attribue sont donc imaginaires. Elle peut bien, dans un cercle restreint, déterminer quelques rééditions d'une même pensée ou d'une même action, mais jamais elle n'a de répercussions assez étendues ni assez profondes pour atteindre et modifier l'âme de la société. Les états collectifs, grâce à l'adhésion à peu près unanime et généralement séculaire dont ils sont l'objet, sont beaucoup trop résistants pour qu'une innovation privée puisse en venir à bout. Comment un individu, qui n'est rien de plus qu'un individu[126], pourrait-il avoir la force suffisante pour façonner la société à son image? Si nous n'en étions encore à nous représenter le monde social presque aussi grossièrement que le primitif fait pour le monde physique, si, contrairement à toutes les inductions de la science, nous n'en étions encore à admettre, au moins tacitement et sans nous en rendre compte, que les phénomènes sociaux ne sont pas proportionnels à leurs causes, nous ne nous arrêterions même pas à une conception qui, si elle est d'une simplicité biblique, est en même temps en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux de la pensée. On ne croit plus aujourd'hui que les espèces zoologiques ne soient que des variations individuelles propagées par l'hérédité[127]; il n'est pas plus admissible que le fait social ne soit qu'un fait individuel qui s'est généralisé. Mais ce qui est surtout insoutenable, c'est que cette généralisation puisse être due à je ne sais quelle aveugle contagion. On est même en droit de s'étonner qu'il soit encore nécessaire de discuter une hypothèse qui, outre les graves objections qu'elle soulève, n'a jamais reçu même un commencement de démonstration expérimentale. Car on n'a jamais montré à propos d'un ordre défini de faits sociaux que l'imitation pouvait en rendre compte, et moins encore, qu'elle seule pouvait en rendre compte. On s'est contenté d'énoncer la proposition sous forme d'aphorisme, en l'appuyant sur des considérations vaguement métaphysiques. Pourtant, la sociologie ne pourra prétendre à être considérée comme une science que quand il ne sera plus permis à ceux qui la cultivent de dogmatiser ainsi, en se dérobant aussi manifestement aux obligations régulières de la preuve.