Kitabı oku: «Histoires extraordinaires», sayfa 23
EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES 49
I
Il existe des destinées fatales; il existe dans la littérature de chaque pays des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leurs fronts. Il y a quelque temps, on amenait devant les tribunaux un malheureux qui avait sur le front un tatouage singulier: pas de chance. Il portait ainsi partout avec lui l'étiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l'interrogatoire prouva que son existence s'était conformée à cet écriteau. Dans l'histoire littéraire, il y a des fortunes analogues. On dirait que l'Ange aveugle de l'expiation s'est emparé de certains hommes, et les fouette à tour de bras pour l'édification des autres. Cependant, vous parcourez attentivement leur vie, et vous leur trouvez des vertus, des talents, de la grâce. La société les frappe d'un anathème spécial, et argue contre eux des vices que sa persécution leur a donnés. Que ne fit pas Hoffmann pour désarmer la destinée? Que n'entreprit pas Balzac pour conjurer la fortune? Hoffmann fut obligé de se faire brûler l'épine dorsale au moment tant désiré où il commençait à être à l'abri du besoin, où les libraires se disputaient ses contes, où il possédait enfin cette chère bibliothèque tant rêvée. Balzac avait trois rêves: une grande édition bien ordonnée de ses œuvres, l'acquittement de ses dettes, et un mariage depuis longtemps choyé et caressé au fond de son esprit; grâce à des travaux dont la somme effraye l'imagination des plus ambitieux et des plus laborieux, l'édition se fait, les dettes se payent, le mariage s'accomplit. Balzac est heureux sans doute. Mais la destinée malicieuse, qui lui avait permis de mettre un pied dans sa terre promise, l'en arracha violemment tout d'abord. Balzac eut une agonie horrible et digne de ses forces.
Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau? Tel homme, dont le talent sombre et désolé nous fait peur, a été jeté avec préméditation dans un milieu qui lui était hostile. Une âme tendre et délicate, un Vauvenargues, pousse lentement ses feuilles maladives dans l'atmosphère grossière d'une garnison. Un esprit amoureux d'air et épris de la libre nature se débat longtemps derrière les parois étouffantes d'un séminaire. Ce talent bouffon, ironique et ultra-grotesque, dont le rire ressemble quelquefois à un hoquet ou à un sanglot, a été encagé dans de vastes bureaux à cartons verts, avec des hommes à lunettes d'or. Y a-t-il donc des âmes vouées à l'autel, sacrées pour ainsi dire, et qui doivent marcher à la mort et à la gloire à travers un sacrifice permanent d'elles-mêmes? Le cauchemar des Ténèbres enveloppera-t-il toujours ces âmes d'élite? En vain elles se défendent, elles prennent toutes leurs précautions, elles perfectionnent la prudence. Bouchons toutes les issues, fermons la porte à double tour, calfeutrons les fenêtres. Oh! nous avons oublié le trou de la serrure; le Diable est déjà entré.
Leur chien même les mord et leur donne la rage.
Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi.
Alfred de Vigny a écrit un livre pour démontrer que la place du poëte n'est ni dans une république, ni dans une monarchie absolue, ni dans une monarchie constitutionnelle; et personne ne lui a répondu.
C'est une lamentable tragédie que la vie d'Edgar Poe, et qui eut un dénoûment dont l'horrible est augmenté par le trivial. Les divers documents que je viens de lire ont créé en moi cette persuasion que les États-Unis furent pour Poe une vaste cage, un grand établissement de comptabilité, et qu'il fit toute sa vie de sinistres efforts pour échapper à l'influence de cette atmosphère antipathique. Dans l'une de ces biographies il est dit que, si M. Poe avait voulu régulariser son génie et appliquer ses facultés créatrices d'une manière plus appropriée au sol américain, il aurait pu être un auteur à argent, a making-money author; qu'après tout, les temps ne sont pas si durs pour l'homme de talent, pourvu qu'il ait de l'ordre et de l'économie, et qu'il use avec modération des biens matériels. Ailleurs, un critique affirme sans vergogne que, quelque beau que soit le génie de M. Poe, il eût mieux valu pour lui n'avoir que du talent, parce que le talent s'escompte plus facilement que le génie. Dans une note que nous verrons tout à l'heure, et qui fut écrite par un de ses amis, il est avoué qu'il était difficile d'employer M. Poe dans une revue, et qu'on était obligé de le payer moins que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au-dessus du vulgaire. Tout cela me rappelle l'odieux proverbe paternel: make money, my son, honestly, if you can, BUT MAKE MONEY. —Quelle odeur de magasin! comme disait J. de Maistre, à propos de Locke.
Si vous causez avec un Américain, et si vous lui parlez de M. Poe, il vous avouera son génie; volontiers même, peut-être en sera-t-il fier, mais il finira par vous dire avec un ton supérieur: «Mais moi, je suis un homme positif»; puis, avec un petit air sardonique, il vous parlera de ces grands esprits qui ne savent rien conserver; il vous parlera de la vie débraillée de M. Poe, de son haleine alcoolisée, qui aurait pris feu à la flamme d'une chandelle, de ses habitudes errantes; il vous dira que c'était un être erratique, une planète désorbitée, qu'il roulait sans cesse de New-York à Philadelphie, de Boston à Baltimore, de Baltimore à Richmond. Et si, le cœur déjà ému à cette annonce d'une existence calamiteuse, vous lui faites observer que la démocratie a bien des inconvénients, que, malgré son masque bienveillant de liberté, elle ne permet peut-être pas toujours l'expansion des individualités, qu'il est souvent bien difficile de penser et d'écrire dans un pays où il y a vingt, trente millions de souverains, que d'ailleurs vous avez entendu dire qu'aux États-Unis il existait une tyrannie bien plus cruelle et plus inexorable que celle d'un monarque, celle de l'opinion, – alors, oh! alors, vous verrez ses yeux s'écarquiller et jeter des éclairs, la bave du patriotisme blessé lui monter aux lèvres, et l'Amérique, par sa bouche, lancera des injures à la métaphysique et à l'Europe, sa vieille mère. L'Américain est un être positif, vain de sa force industrielle, et un peu jaloux de l'ancien continent. Quant à avoir pitié d'un poëte que la douleur et l'isolement pouvaient rendre fou, il n'en a pas le temps. Il est si fier de sa jeune grandeur, il a une foi si naïve dans la toute-puissance de l'industrie, il est tellement convaincu qu'elle finira par manger le Diable, qu'il a une certaine pitié pour toutes ces rêvasseries. «En avant, dit-il, en avant et négligeons nos morts.» Il passerait volontiers sur les âmes solitaires et libres, et les foulerait aux pieds avec autant d'insouciance que ses immenses lignes de chemin de fer les forêts abattues, et ses bateaux-monstres les débris d'un bateau incendié la veille. Il est si pressé d'arriver. Le temps et l'argent, tout est là.
Quelque temps avant que Balzac descendît dans le gouffre final en poussant les nobles plaintes d'un héros qui a encore de grandes choses à faire, Edgar Poe, qui a plus d'un rapport avec lui, tombait frappé d'une mort affreuse. La France a perdu un de ses plus grands génies, et l'Amérique un romancier, un critique, un philosophe qui n'était guère fait pour elle. Beaucoup de personnes ignorent ici la mort d'Edgar Poe, beaucoup d'autres ont cru que c'était un jeune gentleman riche, écrivant peu, produisant ses bizarres et terribles créations dans les loisirs les plus riants, et ne connaissant la vie littéraire que par de rares et éclatants succès. La réalité fut le contraire.
La famille de M. Poe était une des plus respectables de Baltimore. Son grand-père était quartermaster-general50 dans la révolution, et Lafayette l'avait en haute estime et amitié. La dernière fois qu'il vint visiter ce pays, il pria sa veuve d'agréer les témoignages de sa reconnaissance pour les services que lui avait rendus son mari. Son arrière-grand-père avait épousé une fille de l'amiral anglais Mac Bride, et par lui la famille de Poe était alliée aux plus illustres maisons d'Angleterre. Le père d'Edgar reçut une éducation honorable. S'étant violemment épris d'une jeune et belle actrice, il s'enfuit avec elle et l'épousa. Pour mêler plus intimement sa destinée à la sienne, il voulut aussi monter sur le théâtre. Mais ils n'avaient ni l'un ni l'autre le génie du métier, et ils vivaient d'une manière fort triste et fort précaire. Encore la jeune dame s'en tirait par sa beauté, et le public charmé supportait son jeu médiocre. Dans une de leurs tournées, ils vinrent à Richmond, et c'est là que tous deux moururent, à quelques semaines de distance l'un de l'autre, tous deux pour la même cause: la faim, le dénûment, la misère.
Ils abandonnaient ainsi au hasard, sans pain, sans abri, sans ami, un pauvre petit malheureux que, d'ailleurs, la nature avait doué d'une manière charmante. Un riche négociant de cette place, M. Allan, fut ému de pitié. Il s'enthousiasma de ce joli garçon, et, comme il n'avait pas d'enfants, il l'adopta. Edgar Poe fut ainsi élevé dans une belle aisance, et reçut une éducation complète. En 1816 il accompagna ses parents adoptifs dans un voyage qu'ils firent en Angleterre, en Écosse et en Irlande. Avant de retourner dans leur pays, ils le laissèrent chez le docteur Bransby, qui tenait une importante maison d'éducation à Stoke-Newington, près de Londres, où il passa cinq ans.
Tous ceux qui ont réfléchi sur leur propre vie, qui ont souvent porté leurs regards en arrière pour comparer leur passé avec leur présent, tous ceux qui ont pris l'habitude de psychologiser facilement sur eux-mêmes, savent quelle part immense l'adolescence tient dans le génie définitif d'un homme. C'est alors que les objets enfoncent profondément leurs empreintes dans l'esprit tendre et facile; c'est alors que les couleurs sont voyantes, et que les sons parlent une langue mystérieuse. Le caractère, le génie, le style d'un homme est formé par les circonstances en apparence vulgaires de sa première jeunesse. Si tous les hommes qui ont occupé la scène du monde avaient noté leurs impressions d'enfance, quel excellent dictionnaire psychologique nous posséderions! Les couleurs, la tournure d'esprit d'Edgar Poe tranchent violemment sur le fond de la littérature américaine. Ses compatriotes le trouvent à peine Américain, et cependant il n'est pas Anglais. C'est donc une bonne fortune que de ramasser dans un de ses contes, un conte peu connu, William Wilson, un singulier récit de sa vie à cette école de Stoke-Newington. Tous les contes d'Edgar Poe sont pour ainsi dire biographiques. On trouve l'homme dans l'œuvre. Les personnages et les incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs.
Mes plus matineuses impressions de la vie de collège sont liées à une vaste et extravagante maison du style d'Elisabeth, dans un village brumeux d'Angleterre, où était un grand nombre d'arbres gigantesques et noueux, et où toutes les maisons étaient excessivement anciennes. En vérité, cette vénérable vieille ville avait un aspect fantasmagorique qui enveloppait et caressait l'écrit comme un rêve. En ce moment même, je sens en imagination le frisson rafraîchissant de ses avenues profondément ombrées; je respire l'émanation de ses mille taillis, et je tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note profonde et sourde de la cloche, déchirant à chaque heure, de son rugissement soudain et solennel, la quiétude de l'atmosphère brunissante dans laquelle s'allongeait le clocher gothique, enseveli et endormi.
Je trouve peut-être autant de plaisir qu'il m'est donné d'en éprouver maintenant à m'appesantir sur ces minutieux souvenirs de collège. Plongé dans la misère comme je le suis, misère, hélas! trop réelle, on me pardonnera de chercher un soulagement bien léger et bien court, dans ces mimes et fugitifs détails. D'ailleurs, quelque trivials et mesquins qu'ils soient en eux-mêmes, ils prennent, dans mon imagination, une importance toute particulière, à cause de leur intime connexion avec les lieux et l'époque où je retrouve maintenant les premiers avertissements ambigus de la Destinée, qui depuis lors m'a si profondément enveloppé de son ombre. Laissez-moi donc me souvenir.
La maison, je l'ai dit, était vieille et irrégulière. Les terrains étaient vastes, et un haut et solide mur de briques, revêtu d'une couche de mortier et de verre pilé, en faisait le circuit. Ce rempart de prison formait la limite de notre domaine. Nos regards ne pouvaient aller au delà que trois fois par semaine; une fois chaque samedi, dans l'après-midi, quand, sous la conduite de deux surveillants, il nous était accordé de faire de courtes promenades en commun à travers les campagnes voisines; et deux fois le dimanche, quand, avec le cérémonial formel des troupes à la parade, nous allions assister aux offices du soir et du matin à l'unique église du village. Le principal de notre école était pasteur de cette église. Avec quel profond sentiment d'admiration et de perplexité je le contemplais du banc où nous étions assis, dans le fond de la nef, quand il montait en chaire d'un pas solennel et lent! Ce personnage vénérable, avec sa contenance douce et composée, avec sa robe si bien lustrée et si cléricalement ondoyante, avec sa perruque si minutieusement poudrée, si rigide et si vaste, pouvait-il être le même homme qui, tout à l'heure, avec un visage aigre et dans des vêtements graisseux, exécutait, férule en main, les lois draconiennes de l'école? O gigantesque paradoxe dont la monstruosité exclut toute solution!
Dans un angle du mur massif rechignait une porte massive; elle était marquetée de clous, garnie de verrous, et surmontée d'un buisson de ferrailles. Quels sentiments profonds de crainte elle inspirait! Elle n'était jamais ouverte que pour les trois sorties et rentrées périodiques déjà mentionnées; chaque craquement de ses gonds puissants exhalait le mystère, et un monde de méditations solennelles et mélancoliques.
Le vaste enclos était d'une forme irrégulière et divisé en plusieurs parties, dont trois ou quatre des plus larges constituaient le jardin de récréation; il était aplani et recouvert d'un cailloutis propre et dur. Je me rappelle bien qu'il ne contenait ni arbres, ni bancs, ni quoi que ce soit d'analogue; il était situé derrière la maison. Devant la façade, s'étendait un petit parterre semé de buis et d'autres arbustes; mais nous ne traversions cette oasis sacrée que dans de bien rares occasions, telles que la première arrivée à l'école ou le départ définitif; ou peut-être quand un ami, un parent nous ayant fait appeler, nous prenions joyeusement notre route vers le logis, à la Noël ou aux vacances de la Saint-Jean.
Mais la maison! quelle jolie vieille bâtisse cela faisait! Pour moi, c'était comme un vrai palais d'illusions. Il n'y avait réellement pas de fin à ses détours et à ses incompréhensibles subdivisions. Il était difficile, à un moment donné, de dire avec certitude lequel de ses deux étages s'appuyait sur l'autre. D'une chambre à la chambre voisine, on était toujours sûr de trouver trois ou quatre marches à monter ou à descendre. Puis les corridors latéraux étaient innombrables, inconcevables, tournaient et retournaient si souvent sur eux-mêmes que nos idées les plus exactes, relativement à l'ensemble du bâtiment, n'étaient pas très-différentes de celles à l'aide desquelles nous essayons d'opérer sur l'infini. Durant les cinq ans de ma résidence, je n'ai jamais été capable de déterminer avec précision dans quelle localité lointaine était situé le petit dortoir qui m'était assigné en commun avec dix-huit ou vingt autres écoliers 51.
La salle d'études était la plus vaste de toute la maison, et, je ne pouvais m'empêcher de le penser, du monde entier. Elle était très-longue, très-étroite, et sinistrement basse, avec des fenêtres en ogive et un plafond en chêne. Dans son angle éloigné et inspirant la terreur était une cellule carrée de huit ou dix pieds représentant le sanctuaire où se tenait plusieurs heures durant notre principal, le révérend docteur Brandsby. C'était une solide construction, avec une porte massive que nous n'aurions jamais osé ouvrir en l'absence du maître; nous aurions tous préféré mourir de la peine forte et dure. À d'autres angles étaient deux autres loges analogues, objets d'une vénération beaucoup moins grande, il est vrai, mais toutefois d'une frayeur assez considérable. L'une était la chaire du maître des études classiques; l'autre, du maître d'anglais et de mathématiques. Répandus à travers la salle et se croisant dans une irrégularité sans fin, étaient d'innombrables bancs et des pupitres, noirs, anciens et usés par le temps, désespérément écrasés sous des livres, bien étrillés et si bien agrémentés de lettres initiales, de noms entiers, de figures grotesques, et d'autres chefs-d'œuvre du couteau, qu'ils avaient entièrement perdu la forme qui constituait leur pauvre individualité dans les anciens jours. À une extrémité de la salle, un énorme baquet avec de l'eau, et, à l'autre, une horloge d'une dimension stupéfiante.
Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable académie, je passai, sans trop d'ennui et de dégoût, les années du troisième lustre de ma vie. Le cerveau fécond de l'enfance n'exige pas d'incidents du monde extérieur pour s'occuper ou s'amuser, et la monotonie sinistre en apparence de l'école était remplie d'excitations plus intenses que ma jeunesse hâtive n'en tira jamais de la luxure, ou que celles que ma pleine maturité a demandées au crime. Encore faut-il croire que mon premier développement mental eut quelque chose de peu commun, et même quelque chose de tout à fait extra-commun. En général les événements de la première existence laissent rarement sur l'humanité arrivée à l'âge mûr une impression bien définie. Tout est ombre grise, tremblotant et irrégulier souvenir, fouillis confus de plaisirs et de peines fantasmagoriques. Chez moi, il n'en fut point ainsi. Il faut que j'aie senti dans mon enfance avec l'énergie d'un homme ce que je trouve maintenant estampillé sur ma mémoire en lignes aussi vivantes, aussi profondes et aussi durables que les exergues des médailles carthaginoises.
Encore, comme faits (j'entends le mot faits dans le sens restreint des gens du monde), quelle pauvre moisson pour le souvenir! Le réveil du matin, le soir, l'ordre du coucher; les leçons à apprendre, les récitations, les demi-congés périodiques et les promenades, la cour de récréation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intrigues, tout cela, par une magie psychique depuis longtemps oubliée, était destiné à envelopper un débordement de sensations, un monde riche d'incidents, un univers d'émotions variées et d'excitations les plus passionnées et les plus fiévreuses. Oh! le beau temps que ce siècle de fer!
Que dites-vous de ce morceau? Le caractère de ce singulier homme ne se révèle-t-il pas déjà un peu? Pour moi, je sens s'exhaler de ce tableau de collège comme un parfum noir. J'y sens circuler le frisson des premières années de la claustration. Les heures de cachot, le malaise de l'enfance chétive et abandonnée, la terreur du maître, notre ennemi, la haine des camarades tyranniques, la solitude du cœur, toutes ces tortures du jeune âge, Edgar Poe ne les a pas éprouvées. Tant de sujets de mélancolie ne l'ont pas vaincu. Jeune, il aime la solitude, ou plutôt il ne se sent pas seul; il aime ses passions. Le cerveau fécond de l'enfance rend tout agréable, illumine tout. On voit déjà que l'exercice de la volonté et l'orgueil solitaire joueront un grand rôle dans sa vie. Eh quoi! ne dirait-on pas qu'il aime un peu la douleur, qu'il pressent la future compagne inséparable de sa vie, et qu'il l'appelle avec une âpreté lubrique, comme un jeune gladiateur? Le pauvre enfant n'a ni père ni mère, mais il est heureux: il se glorifie d'être marqué profondément comme une médaille carthaginoise.
Edgar Poe revint de la maison du docteur Brandsby à Richmond en 1822, et continua ses études sous la direction des meilleurs maîtres. Il était alors un jeune homme très-remarquable par son agilité physique, ses tours de souplesse, et aux séductions d'une beauté singulière il joignait une puissance de mémoire poétique merveilleuse avec la faculté précoce d'improviser des contes. En 1825, il entra à l'université de Virginie, qui était alors un des établissements où régnait la plus grande dissipation. M. Edgar Poe se distingua parmi tous ses condisciples par une ardeur encore plus vive pour le plaisir. Il était déjà un élève très-recommandable et faisait d'incroyables progrès dans les mathématiques; il avait une aptitude singulière pour la physique et les sciences naturelles ce qui est bon à noter en passant, car, dans plusieurs de ses ouvrages, on retrouve une grande préoccupation scientifique; mais en même temps déjà, il buvait, jouait et faisait tant de fredaines que finalement, il fut expulsé. Sur le refus de M. Allan de payer quelques dettes de jeu, il fit un coup de tête, rompit avec lui et reprit son vol vers la Grèce. C'était le temps de Botzaris et de la révolution des Hellènes. Arrivé à Saint-Pétersbourg, sa bourse et son enthousiasme étaient un peu épuisés; il se fit une méchante querelle avec les autorités russes, dont on ignore le motif. La chose alla si loin, qu'on affirme qu'Edgar Poe fut au moment d'ajouter l'expérience des brutalités sibériennes à la connaissance précoce qu'il avait des hommes et des choses52. Enfin, il se trouva fort heureux d'accepter l'intervention et le secours du consul américain Henry Middleton, pour retourner chez lui. En 1829, il entra à l'école militaire de West-Point. Dans l'intervalle, M. Allan, dont la première femme était morte, avait épousé une dame plus jeune que lui d'un grand nombre d'années. Il avait alors soixante-cinq ans. On dit que M. Poe se conduisit malhonnêtement avec la dame et qu'il ridiculisa le mariage. Le vieux gentleman lui écrivit une lettre fort dure, à laquelle celui-ci répondit par une lettre encore plus amère. La blessure était inguérissable et peu de temps après, M. Allan mourait sans laisser un sou à son fils adoptif.
Ici je trouve, dans des notes biographiques, des paroles très-mystérieuses, des allusions très-obscures et très-bizarres sur la conduite de notre futur écrivain. Très-hypocritement et tout en jurant qu'il ne veut absolument rien dire, qu'il y a des choses qu'il faut toujours cacher (pourquoi?), que dans de certains cas énormes le silence doit primer l'histoire, le biographe jette sur M. Poe une défaveur très-grave. Le coup est d'autant plus dangereux qu'il reste suspendu dans les ténèbres. Que diable veut-il dire? Veut-il insinuer que Poe chercha à séduire la femme de son père adoptif? Il est réellement impossible de le deviner. Mais je crois avoir déjà suffisamment mis le lecteur en défiance contre les biographes américains. Il sont trop bons démocrates pour ne pas haïr leurs grands hommes, et la malveillance qui poursuit Poe après la conclusion lamentable de sa triste existence, rappelle la haine britannique qui persécuta Byron.
M. Poe quitta West-Point sans prendre ses grades, et commença sa désastreuse bataille de la vie. En 1831, il publia un petit volume de poésies qui fut favorablement accueilli par les revues, mais qu'on n'acheta pas. C'est l'éternelle histoire du premier livre. M. Lowell, un critique américain, dit qu'il y a dans une de ces pièces, adressées à Hélène, «un parfum d'ambroisie», et qu'elle ne déparerait pas l'Anthologie grecque. Il est question dans cette pièce des barques de Nicée, de naïades, de la gloire et de la beauté grecques, et de la lampe de Psyché. Remarquons en passant le faible américain, littérature trop jeune, pour le pastiche. Il est vrai que, par son rhythme harmonieux, et ses rimes sonores, cinq vers, deux masculines et trois féminines, elle rappelle les heureuses tentatives du romantisme français. Mais on voit qu'Edgar Poe était encore bien loin de son excentrique et fulgurante destinée littéraire.
Cependant le malheureux écrivait pour les journaux, compilait et traduisait pour les libraires, faisait de brillants articles et des contes pour les revues. Les éditeurs les inséraient volontiers, mais ils payaient si mal le pauvre jeune homme qu'il tomba dans une misère affreuse. Il descendit même si bas, qu'il put entendre crier les gonds des portes de la mort. Un jour, un journal de Baltimore proposa deux prix pour le meilleur poëme et le meilleur conte en prose. Un comité de littérateurs, dont faisait partie M. John Kennedy, fut chargé de juger les productions. Toutefois, ils ne s'occupaient guère de les lire; la sanction de leurs noms était tout ce que leur demandait l'éditeur. Tout en causant de choses et d'autres, l'un d'eux fut attiré par un manuscrit qui se distinguait par la beauté, la propreté et la netteté de ses caractères. À la fin de sa vie, Edgar Poe possédait encore une écriture incomparablement belle. (Je trouve cette remarque bien américaine.) M. Kennedy lut une page seul, et ayant été frappé par le style, il lut la composition à haute voix. Le comité vota le prix par acclamation au premier des génies qui sût écrire lisiblement. L'enveloppe secrète fut brisée, et livra le nom alors inconnu de Poe.
L'éditeur parla du jeune auteur à M. Kennedy dans des termes qui lui donnèrent l'envie de le connaître. La fortune cruelle avait donné à M. Poe la physionomie classique du poëte à jeun. Elle l'avait aussi bien grimé que possible pour l'emploi. M. Kennedy raconta qu'il trouva un jeune homme que les privations avaient aminci comme un squelette, vêtu d'une redingote dont on voyait la grosse trame, et qui était, suivant une tactique bien connue, boutonnée jusqu'au menton, de culottes en guenilles, de bottes déchirées sous lesquelles il n'y avait évidemment pas de bas, et avec tout cela un air fier, de grandes manières, et des yeux éclatants d'intelligence. Kennedy lui parla comme un ami, et le mit à son aise. Poe lui ouvrit son cœur, lui raconta toute son histoire, son ambition et ses grands projets. Kennedy alla au plus pressé, le conduisit dans un magasin d'habits, chez un fripier, aurait dit Lesage, et lui donna des vêtements convenables; puis il lui fit faire des connaissances.
C'est à cette époque qu'un M. Thomas White, qui achetait la propriété du Messager littéraire du Sud, choisit M. Poe pour le diriger et lui donna 2 500 francs par an. Immédiatement celui-ci épousa une jeune fille qui n'avait pas un sol. (Cette phrase n'est pas de moi; je prie le lecteur de remarquer le petit ton de dédain qu'il y a dans cet immédiatement, le malheureux se croyait donc riche, et, dans ce laconisme, cette sécheresse avec laquelle est annoncé un événement important; mais aussi, une jeune fille sans le sol! a girl without a cent!). On dit qu'alors l'intempérance prenait déjà une certaine part dans sa vie, mais le fait est qu'il trouva le temps d'écrire un très-grand nombre d'articles et de beaux morceaux de critique pour le Messager. Après l'avoir dirigé un an et demi, il se retira à Philadelphie, et dirigea le Gentleman's Magazine. Ce recueil périodique se fondit un jour dans le Graham's Magazine, et Poe continua à écrire pour celui-ci. En 1840, il publia The Tales of the grotesque and arabesque. En 1844, nous le trouvons à New-York dirigeant le Broadway-journal. En 1845, parut la petite édition, bien connue, de Wiley et Putnam, qui renferme une partie poétique et une série de contes. C'est de cette édition que les traducteurs français ont tiré presque tous les échantillons du talent d'Edgar Poe qui ont paru dans les journaux de Paris. Jusqu'en 1847, il publia successivement différents ouvrages dont nous parlerons tout à l'heure. Ici nous apprenons que sa femme meurt dans un état de dénûment profond dans une ville appelée Fordham, près New-York. Il se fait une souscription parmi les littérateurs de New-York, pour soulager Edgar Poe. Peu de temps après, les journaux parlent de nouveau de lui comme un homme aux portes de la mort. Mais cette fois, c'est chose plus grave, il a le delirium tremens. Une note cruelle, insérée dans un journal de cette époque, accuse son mépris envers tous ceux qui se disaient ses amis, et son dégoût général du monde. Cependant il gagnait de l'argent, et ses travaux littéraires pouvaient à peu près sustenter sa vie; mais j'ai trouvé, dans quelques aveux des biographes, la preuve qu'il eut de dégoûtantes difficultés à surmonter. Il paraît que durant les deux dernières années où on le vit de temps à autre à Richmond, il scandalisa fort les gens par ses habitudes d'ivrognerie. À entendre les récriminations sempiternelles à ce sujet, on dirait que tous les écrivains des États-Unis sont des modèles de sobriété. Mais, à sa dernière visite, qui dura près de deux mois, on le vit tout d'un coup propre, élégant, correct, avec des manières charmantes, et beau comme le génie. Il est évident que je manque de renseignements, et que les notes que j'ai sous les yeux ne sont pas suffisamment intelligentes pour rendre compte de ces singulières transformations. Peut-être en trouverons-nous l'explication dans une admirable protection maternelle qui enveloppait le sombre écrivain, et combattait avec des armes angéliques le mauvais démon né de son sang et de ses douleurs antécédentes.
À cette dernière visite à Richmond, il fit deux lectures publiques. Il faut dire un mot de ces lectures qui jouent un grand rôle dans la vie littéraire aux États-Unis. Aucune loi ne s'oppose à ce qu'un écrivain, un philosophe, un poëte, quiconque sait parler, annonce une lecture, une dissertation publique sur un objet littéraire ou philosophique. Il faut la location d'une salle. Chacun paye une rétribution pour le plaisir d'entendre émettre des idées et phraser des phrases telles quelles. Le public vient ou ne vient pas. Dans ce dernier cas, c'est une spéculation manquée comme toute autre spéculation commerciale aventureuse. Seulement, quand la lecture doit être faite par un écrivain célèbre, il y a affluence, et c'est une espèce de solennité littéraire. On voit que ce sont les chaires du Collège de France mises à la disposition de tout le monde. Cela fait penser à Andrieux, à La Harpe, à Baour-Lormian, et rappelle cette espèce de restauration littéraire qui se fit après l'apaisement de la Révolution française dans les lycées, les athénées et les casinos.