Kitabı oku: «Histoires grotesques et sérieuses», sayfa 10
– Inoffensive! – s'écria-t-il avec une surprise non feinte; – comment? que voulez-vous dire?
– Elle n'est que légèrement atteinte? – dis-je en me touchant le front. – Je suppose qu'elle n'est pas particulièrement, – dangereusement affectée, hein?
– Mon Dieu! qu'imaginez-vous là? Cette dame, ma vieille et particulière amie, madame Joyeuse a l'esprit aussi sain que moi-même. Elle a ses petites excentricités, sans doute; mais, vous savez, toutes les vieilles femmes, toutes les très-vieilles femmes sont plus ou moins excentriques!
– Sans doute, – dis-je, – sans doute! – Et le reste de ces dames et de ces messieurs…?
– Tous sont mes amis et mes gardiens, – interrompit M. Maillard en se redressant avec hauteur, – mes excellents amis et mes aides.
– Quoi! eux tous? – demandai-je, – et les femmes aussi, sans exception?
– Assurément, – dit-il. – Nous ne pourrions rien faire sans les femmes; ce sont les meilleurs infirmiers du monde pour les fous; elles ont une manière à elles, vous savez? leurs yeux produisent des effets merveilleux; quelque chose comme la fascination du serpent, vous savez?
– Certainement, – dis-je, – certainement! – Elles se conduisent d'une façon un peu bizarre, n'est-ce pas? Elles ont quelque chose d'original, hein? ne trouvez-vous pas?
– Bizarre! original!.. Quoi! vraiment! vous pensez ainsi? A vrai dire, nous ne sommes pas bégeules dans le Midi; nous faisons assez volontiers tout ce qui nous plaît; nous jouissons de la vie; – et toutes ces habitudes-là, vous comprenez …
– Parfaitement, – dis-je, – parfaitement.
– Et puis, ce clos-vougeot est peut-être un peu capiteux, vous comprenez? – un peu chaud, n'est-ce pas?
– Certainement, – dis-je, – certainement. Par parenthèse, monsieur, ne vous ai-je pas entendu dire que le système adopté par vous, à la place du fameux système de douceur, était d'une rigoureuse sévérité?
– Nullement. La réclusion est nécessairement rigoureuse; mais le traitement, – le traitement médical, veux-je dire, – est plutôt agréable pour les malades.
– Et le nouveau système est de votre invention?
– Pas absolument. Quelques parties du système doivent être attribuées au professeur Goudron, dont vous avez nécessairement entendu parler; et il y a dans mon plan des modifications que je suis heureux de reconnaître comme appartenant de droit au célèbre Plume, que vous avez eu l'honneur, si je ne me trompe, de connaître intimement.
– Je suis bien honteux d'avouer. – répliquai-je, que jusqu'ici je n'avais jamais entendu prononcer les noms de ces messieurs.
– Bonté divine! – s'écria mon hôte, retirant brusquement sa chaise et levant les mains au ciel. Il est probable que je vous ai mal compris! vous n'avez pas voulu dire, n'est-ce pas? que vous n'avez jamais ouï parler de l'érudit docteur Goudron, ni du fameux professeur Plume?
– Je suis forcé de reconnaître mon ignorance, – répondis-je; – mais la vérité doit être respectée avant toute chose. Toutefois, je me sens on ne peut plus humilié de ne pas connaître les ouvrages de ces deux hommes, sans aucun doute extraordinaires. Je vais m'occuper de chercher leurs écrits, et je les lirai avec un soin studieux. Monsieur Maillard, vous m'avez réellement, – je dois le confesser, – vous m'avez réellement fait rougir de moi-même!»
Et c'était la pure vérité.
«N'en parlons plus, mon jeune et excellent ami, – dit-il avec bonté, en me serrant la main; – prenons cordialement ensemble un verre de ce sauterne.»
Nous bûmes. La société suivit notre exemple sans discontinuer. Ils bavardaient, ils plaisantaient, ils riaient, ils commettaient mille absurdités. Les violons grinçaient, le tambour multipliait ses rantamplans, les trombones beuglaient comme autant de taureaux de Phalaris, – et toute la scène, s'exaspérant de plus en plus à mesure que les vins augmentaient leur empire, devint, à la longue, une sorte de Pandémonium in petto. Cependant M. Maillard et moi, avec quelques bouteilles de sauterne et de clos-vougeot entre nous deux, nous continuions notre dialogue à tue-tête. Une parole prononcée sur le diapason ordinaire n'avait pas plus de chance d'être entendue que la voix d'un poisson au fond du Niagara.
«Monsieur – lui criai-je dans l'oreille, – vous me parliez avant le dîner du danger impliqué dans l'ancien système de douceur. Quel est-il?
– Oui, – répondit-il, – il y avait quelquefois un très-grand danger. Il n'est pas possible de se rendre compte des caprices des fous; et dans mon opinion, aussi bien que dans celle du docteur Goudron et celle du professeur Plume, il n'est jamais prudent de les laisser se promener librement et sans surveillants. Un fou peut être adouci, comme on dit, pour un temps, mais à la fin il est toujours capable de turbulence. De plus, sa ruse est proverbiale et vraiment très-grande. S'il a un projet en vue, il sait le cacher avec une merveilleuse hypocrisie; et l'adresse avec laquelle il contrefait la sanité offre à l'étude du philosophe un des plus singuliers problèmes psychiques. Quand un fou paraît tout à fait raisonnable, il est grandement temps, croyez-moi, de lui mettre la camisole.
– Mais le danger, mon cher monsieur, le danger dont vous parliez? D'après votre propre expérience, depuis que cette maison est sous votre contrôle, avez-vous eu une raison, matérielle, positive, de considérer la liberté comme périlleuse, dans un cas de folie?
– Ici? – D'après ma propre expérience? – Certes, je peux répondre: oui! Par exemple, il n'y a pas très-longtemps de cela, une singulière circonstance s'est présentée dans cette maison même. Le système de douceur, vous le savez, était alors en usage, et les malades étaient en liberté. Ils se comportaient remarquablement bien, à ce point que toute personne de sens aurait pu tirer d'une si belle sagesse la preuve qu'il se brassait parmi ces gaillards quelque plan démoniaque. Et, en effet, un beau matin, les gardiens se trouvèrent pieds et poings liés, et jetés dans les cabanons, où ils furent surveillés comme fous par les fous eux-mêmes, qui avaient usurpé les fonctions de gardiens.
– Oh! que me dites-vous là? Je n'ai jamais, de ma vie, entendu parler d'une telle absurdité!
– C'est un fait. Tout cela arriva, grâce à un sot animal, un fou, qui s'était, je ne sais comment, fourré dans la tête qu'il était inventeur du meilleur système de gouvernement dont on eût jamais ouï parler, – gouvernement de fous, bien entendu. Il désirait, je suppose, faire une épreuve de son invention, – et ainsi il persuada aux autres malades de se joindre à lui dans une conspiration pour renverser le pouvoir régnant.
– Et il a réellement réussi?
– Parfaitement. Les gardiens et les gardés eurent à troquer leurs places respectives, avec cette différence importante toutefois, que les fous avaient été libres, mais que les gardiens furent immédiatement séquestrés dans des cabanons et traités, je suis fâché de l'avouer, d'une manière très-cavalière.
– Mais je présume qu'une contre-révolution a dû s'effectuer promptement. Cette situation ne pouvait pas durer longtemps. Les campagnards du voisinage, les visiteurs venant voir l'établissement auront donné sans doute l'alarme.
– Ici, vous êtes dans l'erreur. Le chef des rebelles était trop rusé pour que cela pût arriver. Il n'admit désormais aucun visiteur, – à l'exception, une seule fois, d'un jeune gentleman, d'une physionomie très-niaise et qui ne pouvait lui inspirer aucune défiance. Il lui permit de visiter la maison, comme pour y introduire un peu de variété et pour s'amuser de lui. Aussitôt qu'il l'eut suffisamment fait poser, il le laissa sortir, et le renvoya à ses affaires.
– Et combien de temps a duré le règne des fous?
– Oh! fort longtemps, en vérité; – un mois certainement; – combien en plus, je ne saurais le préciser. Cependant les fous se donnaient du bon temps; – vous en pourriez jurer. Ils jetèrent là leurs vieux habits râpés et en usèrent à leur aise avec la garde-robe de famille et les bijoux. Les caves du château étaient bien fournies de vin, et ces diables de fous sont des connaisseurs qui savent bien boire. Ils ont largement vécu, je puis vous l'affirmer!
– Et le traitement? Quelle était l'espèce particulière de traitement que le chef des rebelles avait mis en application?
– Ah! quant à cela, un fou n'est pas nécessairement un sot, comme je vous l'ai déjà fait observer, et c'est mon humble opinion que son traitement était un bien meilleur traitement que celui auquel il était substitué. C'était un traitement vraiment capital, – simple, – propre, – sans aucun embarras, – réellement délicieux, – c'était…»
Ici, les observations de mon hôte furent brusquement coupées par une nouvelle suite de cris, de même nature que ceux qui nous avaient déjà déconcertés. Cette fois, cependant, ils semblaient provenir de gens qui se rapprochaient rapidement.
«Bonté divine! – m'écriai-je; – les fous se sont échappés, sans aucun doute.
– Je crains bien que vous n'ayez raison,» répondit M. Maillard, devenant alors excessivement pâle.
A peine finissait-il sa phrase, que de grandes clameurs et des imprécations se firent entendre sous les fenêtres; et immédiatement après, il devint évident que quelques individus du dehors s'ingéniaient à entrer de force dans la salle. On battait la porte avec quelque chose qui devait être une espèce de bélier ou un énorme marteau, et les volets étaient secoués et poussés avec une prodigieuse violence.
Une scène de la plus horrible confusion s'ensuivit. M. Maillard, à mon grand étonnement, se jeta sous le buffet. J'aurais attendu de sa part plus de résolution. Les membres de l'orchestre, qui, depuis un quart d'heure, semblaient trop ivres pour accomplir leurs fonctions, sautèrent sur leurs pieds et sur leurs instruments, et, escaladant leur table, attaquèrent d'un commun accord un Yankee Doodle37, qu'ils exécutèrent, sinon avec justesse, du moins avec une énergie surhumaine, pendant tout le temps que dura le désordre.
Cependant le monsieur qu'on avait empêché, à grand'peine, de sauter sur la table, y sauta cette fois au milieu des bouteilles et des verres. Aussitôt qu'il y fut commodément installé, il commença un discours qui, sans aucun doute, eût paru de premier ordre, si seulement on avait pu l'entendre. Au même instant, l'homme dont toutes les prédilections étaient pour le toton se mit à pirouetter tout autour de la chambre, avec une immense énergie, les bras ouverts et faisant angle droit avec son corps, si bien qu'il avait l'air d'un toton véritable, renversant, culbutant tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Et puis, entendant d'incroyables pétarades et des sifflements inouïs de champagne, je découvris que cela provenait de l'individu qui pendant le dîner avait si bien joué le rôle de bouteille. En même temps, l'homme-grenouille coassait de toutes ses forces, comme si le salut de son âme dépendait de chaque note qu'il proférait. Au milieu de tout de cela s'élevait, dominant tous les bruits, le braiement non interrompu d'un âne. Quant à ma vieille amie, madame Joyeuse, elle semblait dans une si horrible perplexité, que j'aurais pu pleurer sur la pauvre dame. Elle se tenait debout dans un coin, près de la cheminée, et elle se contentait de chanter, à toutes volées, son «coquericooooo!..»
Enfin arriva la crise suprême, la catastrophe du drame. Comme les cris, les hurlements et les coquericos étaient les seules formes de résistance, les seuls obstacles opposés aux efforts des assiégeants, les deux fenêtres furent très-rapidement et presque simultanément enfoncées. Mais je n'oublierai jamais mes sensations d'ébahissement et d'horreur, quand je vis sautant par les fenêtres et se ruant pêle-mêle parmi nous, et jouant des pieds, des mains, des griffes, une véritable armée hurlante de monstres, que je pris d'abord pour des chimpanzés, des orangs-outangs ou de gros babouins noirs du cap de Bonne-Espérance.
Je reçus une terrible rossée, après laquelle je me pelotonnai sous un canapé, où je me tins coi. Après être resté là quinze minutes environ, pendant lesquelles j'écoutai de toutes mes oreilles ce qui se passait dans la salle, j'obtins enfin, avec le dénoûment, une explication satisfaisante de cette tragédie. M. Maillard, à ce qu'il me parut, en me contant l'histoire du fou qui avait excité ses camarades à la rébellion, n'avait fait que relater ses propres exploits. Ce monsieur avait été, en effet, deux ou trois ans auparavant, directeur de l'établissement; puis sa tête s'était dérangée, et il était passé au nombre des malades. Ce fait n'était pas connu du compagnon de voyage qui m'avait présenté à lui. Les gardiens, au nombre de dix, avaient été soudainement terrassés, puis bien goudronnés, puis soigneusement emplumés, puis enfin séquestrés dans les caves. Ils étaient restés emprisonnés ainsi plus d'un mois, et, pendant toute cette période, M. Maillard leur avait accordé généreusement non-seulement le goudron et les plumes (ce qui constituait son système), mais aussi un peu de pain et de l'eau en abondance. Journellement une pompe leur envoyait leur ration de douches. A la fin, l'un d'eux, s'étant échappé par un égout, rendit la liberté à tous les autres.
Le système de douceur, avec d'importantes modifications, a été repris au château; mais je ne puis m'empêcher de reconnaître, avec M. Maillard, que son traitement, à lui, était, dans son espèce, un traitement capital. Comme il le faisait justement observer, c'était un traitement simple, – propre et ne causant aucun embarras, – pas le moindre.
Je n'ai que quelques mots à ajouter. Bien que j'aie cherché dans toutes les bibliothèques de l'Europe les œuvres du docteur Goudron et du professeur Plume, je n'ai pas encore pu, jusqu'à ce jour, malgré tous mes efforts, m'en procurer un exemplaire.
LE DOMAINE D'ARNHEIM
Le jardin était taillé comme une belle dame,
Étendue et sommeillant voluptueusement,
Et fermant ses paupières aux cieux ouverts.
Les champs d'azur du ciel étaient rassemblés correctement
Dans un vaste cercle orné des fleurs de la lumière.
Les iris et les rondes étincelles de rosée,
Qui pendaient à leurs feuilles azurées, apparaissaient
Comme des étoiles clignotantes qui pétillent dans le bleu
du soir.
GILES FLETCHER.
Depuis son berceau jusqu'à son tombeau, mon ami Ellison fut toujours poussé par une brise de prospérité. Et je ne me sers pas ici du mot prospérité dans son sens purement mondain. Je l'emploie comme synonyme de bonheur. La personne dont je parle semblait avoir été créée pour symboliser les doctrines de Turgot, de Price, de Priestley et de Condorcet, – pour fournir un exemple individuel de ce que l'on a appellé la chimère des perfectionnistes. Dans la brève existence d'Ellison, il me semble que je vois une réfutation du dogme qui prétend que dans la nature même de l'homme gît un principe mystérieux, ennemi du bonheur. Un examen minutieux de sa carrière m'a fait comprendre que la misère de l'espèce humaine naît, en général, de la violation de quelques simples lois d'humanité; – que nous avons en notre possession, en tant qu'espèce, des éléments de contentement non encore mis en œuvre, – et que même maintenant, dans les présentes ténèbres et l'état délirant de la pensée humaine sur la grande question des conditions sociales, il ne serait pas impossible que l'homme, en tant qu'individu, pût être heureux dans de certaines circonstances insolites et remarquablement fortuites.
Mon jeune ami était, lui aussi, fortement pénétré des mêmes opinions; et il n'est pas inutile d'observer que le bonheur non interrompu, qui a caractérisé toute sa vie, a été, en grande partie, le résultat d'un système préconçu. Il est positivement évident que, avec moins de cette philosophie instinctive qui, en maint cas, tient si bien lieu d'expérience, M. Ellison se serait vu précipité, par le très-extraordinaire succès de sa vie, dans le tourbillon commun de malheur qui s'ouvre devant tous les hommes merveilleusement dotés par le sort. Mais mon but n'est pas du tout d'écrire un essai sur le bonheur. Les idées de mon ami peuvent être résumées en quelques mots. Il n'admettait que quatre principes, ou, plus strictement, quatre conditions élémentaires de félicité. Celle qu'il considérait comme la principale était (chose étrange à dire!) la simple condition, purement physique, du libre exercice en plein air. «La santé, – disait-il, – qu'on peut obtenir par d'autres moyens est à peine digne de ce nom.» Il citait les voluptés du chasseur de renards, et désignait les cultivateurs de la terre comme les seules gens qui, en tant qu'espèce, pussent être sérieusement considérés comme plus heureux que les autres. La seconde condition était l'amour de la femme. La troisième, la plus difficile à réaliser, était le mépris de toute ambition. La quatrième était l'objet d'une poursuite incessante; et il affirmait que, les autres choses étant égales, l'étendue du bonheur auquel on peut atteindre était en proportion de la spiritualité de ce quatrième objet.
Ellison fut un homme remarquable par la profusion continue avec laquelle la fortune l'accabla de ses dons. En grâce et en beauté personnelles, il surpassait tous les hommes. Son intelligence était de celles pour qui l'acquisition des connaissances est moins un travail qu'une intuition et une nécessité. Sa famille était une des plus illustres de l'État. Sa femme était la plus délicieuse et la plus dévouée des femmes. Ses biens avaient toujours été considérables; mais, à l'échéance de sa majorité, il se trouva que la destinée avait, en sa faveur, fait un de ces tours bizarres qui stupéfient le milieu social dans lequel ils éclatent, et qui ne manquent guère d'altérer radicalement la constitution morale de ceux qui en sont les objets privilégiés.
Il paraît que cent ans, à peu près, avant la majorité de M. Ellison, était mort, dans une province éloignée, un certain M. Seabright Ellison. Ce gentleman avait amassé une fortune princière, et, n'ayant pas de parents immédiats, il avait conçu la fantaisie de laisser sa fortune s'accumuler durant un siècle après sa mort. Ayant indiqué lui-même, minutieusement et avec la plus grande sagacité, les différents modes de placement, il légua la masse totale à la personne la plus rapprochée par le sang, portant le nom d'Ellison, qui serait vivante à l'expiration de la centième année. Plusieurs tentatives avaient été faites pour obtenir l'annulation de ce singulier legs; mais, entachées d'un caractère rétroactif, elles avaient avorté; cependant l'attention d'un gouvernement soupçonneux avait été éveillée, et finalement un décret avait été rendu, qui défendait à l'avenir toutes accumulations semblables de capitaux. Toutefois ce décret ne put pas empêcher le jeune Ellison d'entrer en possession au vingt et unième anniversaire de sa naissance, et comme héritier de son ancêtre Seabright, d'une fortune de quatre cent cinquante millions de dollars38. Quand le chiffre prodigieux de l'héritage fut connu, on fit naturellement une foule de réflexions sur la manière d'en disposer. L'énormité de la somme et son applicabilité immédiate éblouissaient tous ceux qui rêvaient a la question. S'il se fût agi du possesseur d'une somme quelconque appréciable, on aurait pu se le figurer accomplissant l'un ou l'autre entre mille projets. Doué d'une fortune surpassant celles de tous les autres citoyens, on aurait pu aisément le supposer se jetant à l'excès dans l'extravagance de la fashion du moment, – ou bien se livrant aux intrigues politiques, – ou aspirant à la puissance ministérielle, – ou achetant un rang plus élevé dans la noblesse, – ou ramassant de vastes collections artistiques, – ou jouant le rôle magnifique de Mécène des lettres, des sciences et des arts, – ou dotant de grandes institutions de charité et y attachant son nom. Mais, relativement à l'inconcevable richesse dont l'héritier se trouvait maintenant investi, ces objets et tous les objets ordinaires de dépense semblaient n'offrir qu'un champ trop limité. On vérifia que, même à trois pour cent, le revenu annuel de l'héritage ne montait pas à moins de treize millions cinq cent mille dollars; ce qui faisait un million cent vingt-cinq mille dollars par mois; ou trente-six mille neuf cent quatre-vingt-six dollars par jour; ou mille cinq cent quarante et un dollars par heure; ou vingt-six dollars par chaque minute. Ainsi le sentier battu des suppositions se trouvait absolument coupé. Les hommes ne savaient plus qu'imaginer. Quelques-uns allaient jusqu'à supposer que M. Ellison se dépouillerait lui-même au moins d'une moitié de sa fortune, comme représentant une opulence absolument superflue, et qu'il enrichirait toute la multitude de ses parents par le partage de cette surabondance. En effet, Ellison abandonna à ses plus proches la fortune plus qu'ordinaire dont il jouissait déjà avant ce monstrueux héritage.
Cependant je ne fus pas surpris de voir qu'il avait depuis longtemps des idées arrêtées sur le sujet qui causait parmi ses amis une si grande discussion, et la nature de sa décision ne m'inspira pas non plus un grand étonnement. Relativement aux charités individuelles, il avait satisfait sa conscience. Quant à la possibilité d'un perfectionnement quelconque, proprement dit, effectué par l'homme lui-même dans la condition générale de l'humanité, il n'y accordait qu'une foi médiocre, je le confesse avec chagrin. En somme, pour son bonheur ou pour son malheur, il se repliait généralement sur lui-même.
C'était un poëte dans le sens le plus noble et le plus large. Il comprenait, d'ailleurs, le vrai caractère, le but auguste, la nécessité suprême et la dignité du sentiment poétique. Son instinct lui disait que la plus parfaite sinon la seule satisfaction, propre à ce sentiment, consistait dans la création de formes nouvelles de beauté. Quelques particularités, soit dans son éducation première, soit dans la nature de son intelligence, avaient donné à ses spéculations éthiques une nuance de ce qu'on appelle matérialisme; et ce fut peut-être ce tour d'esprit qui le conduisit à croire que le champ le plus avantageux, sinon le seul légitime, pour l'exercice de la faculté poétique consiste dans la création de nouveaux modes de beauté purement physique. C'est ce qui fut cause qu'il ne devint ni musicien ni poëte, – si nous employons ce dernier mot dans son acception journalière. Peut-être aussi avait-il négligé de devenir l'un ou l'autre, simplement en conséquence de son idée favorite, à savoir que c'est dans le mépris de l'ambition que doit se trouver l'un des principes essentiels du bonheur sur la terre. Est-il vraiment impossible de concevoir que, si un génie d'un ordre élevé doit être nécessairement ambitieux, il y a une espèce de génie plus élevé encore qui est au-dessus de ce qu'on appelle ambition? Et ainsi ne pouvons-nous pas supposer qu'il a existé bien des génies beaucoup plus grands que Milton, qui sont restés volontairement «muets et inglorieux?» Je crois que le monde n'a jamais vu et que, sauf le cas où une série d'accidents aiguillonnerait le génie du rang le plus noble et le contraindrait aux efforts répugnants de l'application pratique, le monde ne verra jamais la perfection triomphante d'exécution dont la nature humaine est positivement capable dans les domaines les plus riches de l'art.
Ellison ne devint donc ni musicien ni poète; quoique jamais aucun autre homme n'ait existé, plus profondément énamouré de musique et de poésie. Dans d'autres circonstances que celles qui l'enveloppaient, il n'eût pas été impossible qu'il fût devenu peintre. La sculpture, quoique rigoureusement poétique par sa nature, est un art dont le domaine et les effets sont trop limités pour avoir jamais occupé longtemps son attention. Je viens d'énumérer tous les départements dans lesquels, selon l'assentiment des connaisseurs, l'esprit poétique peut se donner carrière. Mais Ellison affirmait que le domaine le plus riche, le plus vrai et le plus naturel de l'art, sinon absolument le plus vaste, avait été inexplicablement négligé. Aucune définition n'avait été faite du jardinier-paysagiste, comme du poëte; et cependant il semblait à mon ami que la création du jardin-paysage offrait à une Muse particulière la plus magnifique des opportunités. Là, en vérité, s'ouvrait le plus beau champ pour le déploiement d'une imagination appliquée à l'infinie combinaison des formes nouvelles de beauté; les éléments à combiner étant d'un rang supérieur et les plus admirables que la terre puisse offrir. Dans la multiplicité de formes et de couleurs des fleurs et des arbres, il reconnaissait les efforts les plus directs et les plus énergiques de la Nature vers la beauté physique. Et c'est dans la direction ou concentration de cet effort, ou plutôt dans son accommodation aux yeux destinés à en contempler le résultat sur cette terre, qu'il se sentait appelé à employer les meilleurs moyens, à travailler le plus fructueusement, – pour l'accomplissement, non-seulement de sa propre destinée comme poëte, mais aussi des augustes desseins en vue desquels la Divinité a implanté dans l'homme le sentiment poétique.
«Son accommodation aux yeux destinés à en contempler le résultat sur cette terre.» Par l'explication qu'il donnait de cette phrase, M. Ellison résolvait presque ce qui avait toujours été pour moi une énigme; – je veux parler de ce fait, incontestable pour tous, excepté pour l'ignorant, qu'il n'existe dans la nature aucune combinaison décorative, telle que le peintre de génie la pourrait produire. On ne trouve pas dans la réalité des paradis semblables à ceux qui éclatent sur les toiles de Claude Lorrain. Dans le plus enchanteur des paysages naturels, on découvre toujours un défaut ou un excès, mille excès et mille défauts. Quand même les parties constitutives pourraient défier, chacune individuellement, l'habileté d'un artiste consommé, l'arrangement de ces parties sera toujours susceptible de perfectionnement. Bref, il n'existe pas un lieu sur la vaste surface de la terre naturelle, où l'œil d'un contemplateur attentif ne se sente choqué par quelque défaut dans ce qu'on appelle la composition du paysage. Et cependant, combien ceci est inintelligible! En toute autre matière, on nous a justement appris à vénérer la nature comme parfaite. Quant aux détails, nous frémirions d'oser rivaliser avec elle. Qui aura la présomption d'imiter les couleurs de la tulipe, ou de perfectionner les proportions du lis de la vallée? La critique qui dit, à propos de sculpture ou de peinture, que la nature doit être ennoblie ou idéalisée, est dans l'erreur. Aucune combinaison d'éléments de beauté humaine, en peinture ou en sculpture, ne peut faire plus que d'approcher de la beauté vivante et respirante. Dans le paysage seul, le principe de la critique devient vrai; elle l'a senti vrai en ce point, et c'est l'esprit enragé de généralisation qui l'a poussée à conclure qu'il était vrai dans tous les domaines de l'art. Elle l'a senti vrai en ce point, dis-je; car le sentiment n'est ni affectation ni chimère. Les mathématiques ne fournissent pas de démonstrations plus absolues que celles que l'artiste tire du sentiment de son art. Non-seulement il croit, mais il sait positivement que tels et tels arrangements de matière, arbitraires en apparence, constituent seuls la vraie beauté. Ses raisons toutefois n'ont pas encore été mûries jusqu'à la formule. Reste un travail, réservé à l'analyse, – une analyse d'une profondeur jusqu'à présent inconnue au monde; – ce sera de rechercher ces raisons et de les formuler complètement. Néanmoins l'artiste est confirmé dans ses opinions instinctives par la voix de tous ses frères. Supposons une composition défectueuse; supposons qu'une correction soit opérée simplement dans la combinaison de la forme, et que cette correction soit soumise au jugement de tous les artistes du monde. La nécessité de la correction sera admise par chacun. Mieux encore! pour remédier au défaut de ladite composition, chaque membre de la confrérie aurait suggéré une correction identique.
Je répète que, seulement dans la composition du paysage, la nature physique est susceptible d'ennoblissement, et que cette susceptibilité de perfectionnement dans cette partie unique était un mystère que je n'avais jamais pu résoudre. Toutes mes réflexions sur ce sujet reposaient sur cette idée, que l'intention primitive de la nature devait avoir disposé la surface de la terre de manière à satisfaire en tout point le sentiment humain de la perfection dans le beau, le sublime ou le pittoresque; mais que cette intention primitive avait été déjouée par les perturbations géologiques connues, – perturbations qui avaient été ressenties par les formes et les couleurs, dans la correction et le mélange desquelles gît l'âme de l'art. Mais la force de cette idée se trouvait très-affaiblie par la nécessité conséquente de considérer ces perturbations comme anormales et destituées de toute espèce de but. Ce fut Ellison qui me suggéra qu'elles étaient des pronostics de mort. Il expliquait la chose ainsi: «Admettons que l'immortalité terrestre de l'homme ait été l'intention première. Nous concevons dès lors un arrangement primitif de la surface de la terre approprié à cet état bienheureux de l'homme, état qui n'a pas été réalisé, mais qui a été préconçu. Les perturbations n'ont été que des préparatifs pour sa condition mortelle, conçue postérieurement.
«Or, – ajoutait mon ami, – ce que nous regardons comme un ennoblissement du paysage peut bien être un ennoblissement réel, mais seulement au point de vue moral ou humain. Toute altération du décor naturel produirait peut-être un défaut dans le tableau, si nous supposons le tableau vu en grand, en masse, de quelque point éloigné de la surface de la terre, quoique non au delà des limites de son atmosphère. On comprend aisément que le perfectionnement d'un détail, examiné de très-près, pourrait en même temps gâter un effet général, un effet saisissable à une grande distance. Il se peut qu'il existe une classe d'êtres, appartenant autrefois à l'humanité, invisibles maintenant pour elle, aux yeux desquels, dans leur région lointaine, notre désordre apparaisse comme un ordre, notre non pittoresque comme pittoresque; en un mot, les anges terrestres, doués d'un sentiment du beau raffiné par la mort, et pour les regards desquels, plus spécialement que pour les nôtres, Dieu a peut-être voulu déployer les immenses jardins-paysages des hémisphères.»